1Cancer et scolarité paraissent de prime abord incompatibles. Les représentations très négatives à la simple évocation du mot « cancer », associé à la mort ou à la souffrance, laissent peu de place pour penser la possibilité d’un retour à une vie quotidienne, pendant et après la maladie. On l’imagine d’autant moins quand il s’agit d’adolescent·e·s. Pourtant, chaque année, en moyenne, 700 élèves du secondaire (de 15 à 19 ans) sont diagnostiqués d’un cancer (Desandes et al., 2013). Très peu d’études sociologiques portent sur l’après-cancer des personnes suivies pour un cancer diagnostiqué dans l’enfance ou l’adolescence. De rares travaux montrent que les individus ayant été soignés pour cette maladie étant enfant voient leurs parcours scolaires interrompus ou perturbés (Bonnet, 2010 ; Hardy, Lecompte, 2009 ; Dumas et al., 2016), mais sans interroger précisément l’expérience scolaire des adolescent·e·s dans ce contexte spécifique. Certes, les travaux qui s’intéressent au vécu scolaire dans un contexte de handicap sont nombreux, mais il n’est pas pertinent d’étendre l’ensemble de ces résultats à la population suivie pour un cancer. Et même si la loi n˚ 2005-102 du 11 février 2005 (dite « loi handicap [1] ») reconnaît que les troubles de la santé invalidants, dans la sous-catégorie des troubles viscéraux, peuvent constituer des situations de handicap, les représentations du handicap excluent bien souvent le cancer, encore perçu comme une maladie n’engendrant pas de difficultés à long terme, alors même que les travaux en population générale démontrent le contraire (Le Coroller-Soriano et al., 2008).
2Cet article a pour objectif d’analyser les trajectoires et les expériences scolaires des élèves du secondaire (15-19 ans) suivi·e·s pour un cancer, scolarisé·e·s en fin de collège ou au lycée. La trajectoire scolaire correspond au déroulement du cursus scolaire, avec ses continuités et ses ruptures, au niveau spatial et temporel. L’expérience scolaire est relative au vécu subjectif du système scolaire ; elle est « la manière dont les acteurs individuels et collectifs combinent les diverses logiques de l’action qui structurent le monde scolaire » (Dubet, Martuccelli, 1996). Cette expérience comporte trois aspects : « […] l’appropriation d’une culture scolaire, la mise en projet de l’élève en vue de la construction de sa vie d’adulte ; et la formation subjective de soi à partir des savoirs accumulés à l’école » (Wallenhorst, 2008, p. 42). Pour cette analyse, je retiens la focale des temporalités (Bessin, 2009) qui consiste à mettre en tension le temps dans sa définition classique et le temps en tant qu’espace social vécu. Cette approche me permet d’étudier la dimension scolaire de la « gestion sociale de la maladie » en me situant au croisement des travaux interactionnistes dans le champ de la sociologie de la santé (Baszanger, 1986 ; Becker, 1985 ; Bury, 1982 ; Darmon, 2007 ; Ménoret, 1999 ; Strauss, 1992) et de l’expérience scolaire (Dubet, 1996 ; Wallenhorst, 2008). En s’appuyant sur un corpus mixte de données de terrain (voir l’encadré 1), cet article vise à démontrer en quoi les événements de santé majeurs viennent bouleverser l’expérience scolaire de grand·e·s adolescent·e·s. Je montrerai d’abord comment l’administration des traitements aigus [2] ouvre une parenthèse sur le plan scolaire et comment le retour en classe peut être caractérisé d’« événement » (Bury, 1982) au sens sociologique du terme. Puis, je mettrai en lumière, comment, à long terme, les trajectoires scolaires sont façonnées par la gestion sociale de cet événement de santé.
L’entrée dans les traitements aigus : une scolarité entre parenthèses
3L’entrée dans les traitements aigus ouvre une période où l’urgence médicale prend largement le pas sur toutes les autres dimensions de la vie, projetant les adolescent·e·s. dans une période atypique, qui modifie de manière temporaire l’expérience scolaire.
Les traitements aigus ou l’anormalité de l’expérience lycéenne
4La période de diagnostic se concrétise par de nombreux examens médicaux réalisés de manière à poser un diagnostic et à amorcer un protocole de soins. Dans l’étude quantitative, en moyenne, les traitements ont duré huit mois. Pendant cette période, les absences des adolescent·e·s ont été fréquentes. Le lien à l’établissement s’est relâché, mais rarement rompu, puisque 41 % des répondant·e·s à l’étude ont signifié avoir conservé un contact avec quelques professeurs, plus rarement avec tous (5 %). 54 % des adolescent·e·s ont déclaré avoir connu des difficultés, sur le plan scolaire, directement liées à la période de diagnostic, le plus souvent en lien avec une fatigue importante.
Encadré 1. Méthodologie
1/ Une recherche qualitative menée dans deux régions françaises (Aquitaine et Île-de-France) à l’occasion d’une thèse de doctorat en sociologie, financée par l’Institut national du cancer. Cette étude de type socio-ethnographique a été réalisée auprès de cinq centres hospitaliers, à des postes d’observation différents (observation participante et non participante), entre 2012 et 2015. Une partie de cette étude a été menée dans le cadre d’une recherche-action (Rollin, 2015a) visant à faciliter le retour en classe des élèves du secondaire suivi·e·s pour un cancer. À partir de ce matériau de terrain, 31 études de cas complètes, qui restituent le parcours de scolarité, ont été constituées (21 lycéen·ne·s et 10 collégien·ne·s au moment du diagnostic de cancer), un entretien de longue durée (avec chacun·e des adolescent·e·s et un de ses parents), une observation de longue durée en milieu hospitalier ou scolaire ordinaire.
2/ Une recherche quantitative par questionnaire financée par l’Institut national du cancer (étude ESPOIR-AJA [*], AAP SHS 2014). Un autoquestionnaire a été soumis aux 1 229 jeunes chez lesquels un cancer a été diagnostiqué en 2007 et 2008 (France entière), au sein de deux populations : les centres de soins (réunis dans l’association GO-AJA) et la population des registres nationaux (FRANCIM). Le questionnaire brossait les thématiques suivantes : parcours scolaire avant, pendant et après la maladie et insertion professionnelle. Le taux de réponses a été de 17 % avec le retour de 192 questionnaires, dont 12 ne correspondant pas aux critères d’inclusion. L’analyse a donc porté sur 180 jeunes, dont 151 ayant précisément renseigné la partie relative à la scolarité.
L’ensemble de ces matériaux apporte des éclairages précieux sur les parcours scolaires des d’adolescent·e·s. suivi·e·s pour un cancer et sur l’expérience scolaire à travers le prisme de la maladie grave chronicisée.
5La période des traitements aigus se manifeste par la perception d’une accélération du temps relative à l’urgence médicale omniprésente, qui absorbe toutes les sphères de la vie comme on peut le voir dans le parcours de Gladys. Cette jeune fille a 21 ans au moment de l’enquête et revient sur sa scolarité au collège et au lycée, pendant laquelle elle a vécu un cancer et une rechute. Elle a grandi dans un petit village, en province, dans un milieu social assez modeste. Gladys se définit comme une assez bonne élève et correspond bien à la “bonne élève” dans les représentations des enseignants. Le cancer de Gladys est survenu à deux reprises pendant des classes à examen : la troisième et l’année de première L. En classe de première, Gladys est en rechute d’un rhabdomyosarcome particulièrement agressif. Le fait de voir les examens et les différentes prises en charge médicales se succéder rapidement lui font comprendre la gravité de la maladie :
« La deuxième fois, j’étais en réa, quand j’ai ouvert les yeux, avec les tuyaux et tout, j’ai dit ok, puis ma mère m’a dit que l’opération ça avait été, mais qu’ils avaient quand même un peu galéré, j’ai enchaîné tout de suite après cinq jours de réa, la chimio, et après j’ai eu un scanner, tu vois le calendrier. Et surtout, ils m’ont dit au début : “Tu vas pouvoir encore aller au lycée”, et ensuite quand j’ai vu que j’allais avoir en alternance chimio, plus les rayons, plus la greffe, là j’ai compris, la greffe, si les traitements suffisent pas en plus donc voilà […]. »
7La recherche de la guérison devient une activité à plein temps, nécessitant toute son énergie : « J’en ai parlé avec mes parents, les profs, ils ont dit “essaye quand même”, et j’ai dit “j’le sens pas”, et j’pense que j’avais vraiment autre chose en tête de prioritaire. »
8À contrecœur, Gladys décide de stopper son année de première L. : « J’mets ma fierté de côté, et tant pis, tu repiqueras. […] Parce qu’après, ils m’ont fait comprendre que si on mettait pas tout en place, ce serait pas très bon, quoi. » Sa mère, surtout, lui dit : « C’est bien si tu suis les cours, les profs sont géniaux, mais n’oublie pas la priorité […]. » Ainsi, elle préfère redoubler son année de première plutôt que de réussir médiocrement :
« Ça va pas être possible que j’aille au lycée, en plus, c’est l’année d’une épreuve du bac, si j’ai des 8, faut qu’je rattrape après, surtout qu’en L, c’est important. Non, c’est pas possible, j’y arriverai pas. »
10Comme on le voit bien dans le parcours de Gladys, au-delà de l’urgence médicale, la découverte progressive de la lourdeur des traitements et l’ampleur des absences obligent les lycéen·ne·s à opérer des ajustements entre leurs priorités médicale et scolaire : « Je voulais me concentrer à être malade », dit Gladys. Si atypique et déconcertante que soit pour les adolescent·e·s cette phase de la maladie, elles/ils mettent en place des stratégies pour anticiper ses conséquences et celles des temps jugés perdus sur le déroulement de la scolarité. Le choix délibéré de recommencer une année peut être fait justement parce que « l’année compte » et qu’elle ne peut être sacrifiée. Au lycée, contrairement à d’autres niveaux scolaires, les élèves sont particulièrement investi·e·s dans leurs études (Dubet, Martucelli, 1996 ; Wallenhorst, 2008), ce qui peut s’expliquer par une forte préoccupation concernant leur avenir professionnel. C’est également au lycée que l’instrumentalisation scolaire s’affirme.
11L’absence scolaire est considérée comme un des éléments constitutifs de cette période « hors du temps » ou « bizarre » pour reprendre les propos des adolescent·e·s. Celle-ci se manifeste à travers deux volets spécifiques. D’abord, l’éloignement de l’établissement entraîne une situation atypique puisque les lycéen·ne·s passent, pendant les traitements aigus, d’un temps structuré par l’école à un temps structuré par les traitements, ce qui marque de manière concrète la rupture biographique propre à cette phase de la trajectoire. Par ailleurs, les cours suivis en hospitalisation ou à domicile [3] renforcent le sentiment de vivre une situation atypique. Dans l’enquête par questionnaire, il ressort que les adolescent·e·s qui ont reçu une fréquence élevée de cours à l’hôpital sont peu nombreux : généralement, 53 % des adolescent·e·s de l’enquête ne se sont pas vu proposer des cours à domicile. Un tiers des enquêtés a accepté ces propositions de cours. Ces enseignements contribuent à donner l’apparence d’une période vécue comme « étrange » et hors du temps, ce qui est bien résumé dans la formulation d’un enquêté (Louis) : « C’est pas des vrais cours en fait. Enfin, pas comme à l’école, enfin au collège, avec… Là, c’est des exercices, comme ci comme ça. » Ceux-ci sont donnés le plus souvent « à la carte » dans la chambre d’hôpital, sous la forme de cours particuliers. Ils ne renvoient donc pas à ce qui est perçu par les lycéen·ne·s comme la « vraie école », structurée autour d’emplois du temps cadencés et obligatoires. Les cours en hospitalisation peuvent atténuer la coupure des temporalités scolaires ordinaires, qui, couplée aux temps du soin, entraîne chez les adolescent·e·s une véritable perte de repères temporels, a fortiori dans le cadre d’une longue période d’hospitalisation en milieu stérile, qui entraîne une franche rupture avec le monde extérieur. Le maintien de la scolarité est le moyen de redonner du sens à une période qui en paraît dénuée :
« C’est sûrement ça aussi qui m’a permis de tenir tout le long, parce que ça me motivait à suivre les cours, je me disais, si j’ai mon bac, tout le temps, pendant la chimio et tout […]. »
13Dans la même optique, les cours à domicile sont davantage perçus comme assurant une forme de continuum avec la scolarité habituelle, même si le fait qu’ils soient délivrés dans le cadre du domicile familial est qualifié de « perturbant ». En effet, le plus souvent, ils sont donnés par les enseignant·e·s habituel·le·s de l’élève en cours particulier, en reprenant le même contenu que l’enseignement donné en classe. Précisons dès lors que tous les élèves n’acceptent pas ces dispositifs et, en général, ceux qui les investissent le plus facilement sont ceux qui avaient une relation à l’institution scolaire positive ou relativement positive. Les élèves déjà engagé·e·s dans des filières de relégation peuvent mettre en place de véritables stratégies d’évitement pour ne pas être rattrapé·e·s par les enjeux scolaires à ce moment-là de leur trajectoire. Par ailleurs, les lycéennes rencontrées sur notre terrain d’enquête ont été généralement moins enclines à refuser ces dispositifs que les garçons, ce qui rejoint l’ensemble des travaux qui mettent en évidence la plus grande adaptabilité des jeunes filles aux contraintes scolaires, résultat d’une socialisation à l’ordre du genre (Barrère, 1997 ; Le Prévost, 2009 ; Depoilly, 2012). D’une manière générale, ces enseignements sont perçus comme faisant partie d’une phase spécifique de la trajectoire scolaire à travers le prisme de la maladie grave, où l’anormalité est totale.
14Toutefois, cette scolarité « hors du temps » ne vient pas fondamentalement renverser le rapport à l’école des adolescent·e·s. En effet, l’école, la « vraie », semble pouvoir être retrouvée, intacte, à l’issue de la période donnée. À ce stade-là, la/le jeune se sent toujours un·e élève ordinaire, temporairement « malade ».
Retourner en classe après les traitements aigus du cancer : un « événement »
15L’entrée en rémission vient ouvrir une nouvelle séquence dans la trajectoire des lycéen·ne·s soigné·e·s pour un cancer. Même si le concept de rémission reste « flou » (Ménoret, 1999), son annonce constitue un « événement » (Bury, 1982) pour les adolescent·e·s concerné·e·s. L’annonce de la rémission est généralement réalisée à la fin des traitements aigus. Elle coïncide avec l’entrée dans une période de contrôle médical et une injonction forte à retourner en classe, le plus rapidement possible. Mais c’est aussi à ce moment-là que des difficultés spécifiques vont émerger. Fatigue résiduelle, séquelles des traitements et bouleversement biographique font du retour en classe une étape délicate. Aussi, ce dernier est vécu comme un moment sensible et charnière : craint et appréhendé (Pini et al., 2012 ; Vignes et al., 2007), il est néanmoins fortement désiré. Retourner en classe, c’est en effet s’apprêter à redevenir un·e élève comme un·e autre. Un tiers des répondant·e·s au questionnaire a fait face à au moins un comportement jugé négativement lors du retour en classe, le plus souvent sous la forme de questions indiscrètes. Ce qui s’apparente pour les lycéen·ne·s à une première tentative de réintégration du « monde normal » s’accomplit après une parenthèse de plusieurs mois, voire parfois d’une année scolaire entière, et s’accompagne d’appréhensions importantes, comme on le voit dans le récit de la mère de Martin, scolarisé en classe de première :
« Autant pendant les traitements, il a jamais voulu aller à l’école, on lui disait qu’il fallait qu’il y aille, et machin, etc. […] Il voulait pas y retourner tout seul. Après, c’est pas de la comparaison, hein, mais il était demandeur […], il y avait ce blocage-là, à ce moment-là, là, c’est charnière, quoi, c’est vraiment parce qu’on nous parle de sociabilisation et de pas perdre le lien social pendant tout le traitement, parce que quand on les écoute, en termes de traitement, c’est aussi axé là-dessus, mais tout se fait pas comme ça, enfin, je veux dire, c’est pas si facile que ça, c’est pas si évident que ça de dire à un môme qui vient d’apprendre qu’il a un cancer : “Pff, tu vas aller à l’école, c’est pas très grave.” Non, c’est pas comme ça, c’est pas comme ça que ça se passe, ça se passe pas comme ça dans leur tête, dans la nôtre, non plus. »
17Retourner en classe s’accompagne de questionnements importants concernant le fait de dire ou non la maladie. Comme dans d’autres situations de handicap (Goffman, 1975), certains stigmates du cancer sont directement visibles et rendent l’annonce de la maladie incontournable. Cette annonce est à double tranchant. Dire la maladie implique à la fois de voir ses besoins reconnus au moins partiellement, mais entraîne un risque de stigmatisation du fait des représentations très négatives de la maladie. Ne pas dire la maladie expose à des questions indésirables, à des incompréhensions et à des attentes démesurées de la part de l’ensemble de la communauté éducative. Quoi qu’il en soit, la rumeur a le plus souvent fait son travail. En effet, les répondant·e·s au questionnaire déclarent que les situations où aucun adulte ou élève ne connaît la raison de l’absence sont extrêmement rares (respectivement 9 % et 6 %) et, a contrario, dans l’immense majorité des situations, il existe une diffusion large de l’information. Les adolescent·e·s en sont conscient·e·s et craignent les questions et les moqueries, en particulier au collège où la pression normalisatrice est très forte (Pasquier, 2005). Plus les élèves sont jeunes (en troisième ou en seconde), plus elles/ils expriment combien elles/ils ont craint et subi des processus de mise à l’écart, notamment des moqueries. Si la visibilisation de la maladie embarrasse les élèves, les professionnel·le·s de l’éducation ne sont pas en reste, projeté·e·s dans un univers inconnu et assigné·e·s à des compétences professionnelles auxquelles elles/ils n’ont pas été formé·e·s. Dans seulement 27 % des situations, les répondant·e·s à l’enquête par questionnaire déclarent avoir eu connaissance de la prise de parole d’un adulte pour préparer le retour en classe. Faciliter ce retour impose donc aux parents de réaliser un travail d’accompagnement particulièrement investi, qui est vecteur d’aggravation des inégalités sociales à l’école (Rollin, 2015a). Pour toutes ces raisons, le retour en classe des adolescent·e·s suivi·e·s pour un cancer peut en effet être considéré comme un événement. Pour autant, il ne modifie pas radicalement ni de manière irréversible la trajectoire individuelle. Cet « événement » est davantage à rapprocher d’une forme de rite de passage dans le cadre d’un retour à la normale : si douloureux soit-il, il permet de raccrocher ce qui est perçu comme étant la normalité lycéenne, et à terme de réintégrer le statut de lycéen·ne.
18C’est bien uniquement sur le long terme que l’on va voir se dessiner des situations que l’on peut qualifier d’irréversibles, où le rapport à la scolarité change durablement.
À long terme : trajectoires normalisées ou invalidantes
19Les événements de santé graves, comme un cancer, induisent des trajectoires scolaires heurtées sur le long terme. Les données de l’enquête par questionnaire mettent cela en évidence. En effet, même si la plupart des adolescent·e·s ont pu continuer à étudier dans leur établissement habituel, 29 % des interrogé·e·s indiquent avoir dû modifier leur rythme de scolarisation (temps partiel). Par ailleurs, la moitié des interrogé·e·s (52 %) a connu des heurts dans sa trajectoire scolaire à la suite des traitements aigus d’un cancer, et une proportion similaire (54 %) indique qu’elle aurait eu besoin d’aide pour faciliter sa continuité scolaire, ce qui démontre un besoin fort d’accompagnement. Enfin, un tiers (33 %) des interrogé·e·s a bénéficié d’aménagements scolaires pendant ses épreuves d’examen, ce qui montre également un besoin spécifique d’accompagnement dans ce contexte. À partir de ces éléments factuels, et en mobilisant les données qualitatives qui éclairent grandement les situations, deux trajectoires [4] peuvent être identifiées à la suite des traitements aigus, qui entraînent des conséquences contrastées à la fois sur les cursus et sur les vécus scolaires.
Quand l’expérience scolaire redevient proche du vécu scolaire avant les traitements : les trajectoires normalisées
20Dans ces situations, l’entrée en rémission est suivie d’un retour à la normale progressif sur le plan scolaire, le plus souvent concomitant avec une amélioration de l’état physique des adolescent·e·s. Certes, la période de rémission n’est pas forcément aisée, car elle est émaillée de contrôles médicaux vécus par les jeunes et leur famille comme « une épée de Damoclès au-dessus de la tête », dont la littérature fait état (Marioni, 2010 ; Oppenheim, 2006). Passé cette période d’entrée en rémission, une fatigue importante est ressentie. Ce moment est celui de l’acceptation d’aménagements pédagogiques temporaires pour certain·e·s et de leur refus total pour d’autres. Quoi qu’il en soit, ces aménagements sont avant tout perçus comme temporaires. Les adolescent·e·s vont chercher à ce que l’école reste imperméable aux problématiques médicales, pour pouvoir rester des élèves. Bien des années après le diagnostic, des séquelles importantes peuvent persister sans que les effets trouvent un écho dans la sphère scolaire.
« Je sais que j’aurais pu l’avoir [le tiers-temps], mais je trouve, j’ai toujours trouvé ça injuste. Bon, c’est vrai, j’ai été malade, mais c’était un problème moteur, c’était les jambes, ça m’a pas, j’ai pas eu un cancer au cerveau, quelque chose comme ça, donc du coup, y avait pas de raisons que je demande un tiers-temps, alors que quelqu’un qui en avait vraiment besoin, enfin… […] ça ne me semblait pas éthique dans la mesure où y a vraiment des gens qui en ont besoin d’un tiers-temps, parce que ils ont des difficultés mentales et tout ça, mais moi c’est pas le cas, donc y avait pas de raison. Bah, évidemment, je suis un peu handicapé, mais ce n’est pas parce que j’ai du mal à marcher que j’ai besoin d’une heure en plus pour faire mon contrôle de maths. »
22C’est aussi le cas de Gladys dont le récit souligne le clivage qui s’opère entre les différentes dimensions de la vie des individus.
Gladys : Après [les traitements], moi, franchement, j’me suis sentie tellement… […] Quand j’suis sortie, j’avais envie de remercier, merci et tout, mais ça été une super sensation quand j’ai pu sortir. Je m’suis dit : « Ouh là, de nouveau dans le monde. » Enfin, c’était vraiment bizarre. […] Ouais les cours, c’était vraiment le kif.
Enquêtrice : Mais à quel niveau ? C’était c’que t’apprenais, les gens qu’tu voyais ?
Gladys : Tout, en fait, parce que c’était à nouveau vivre […]. Au début, j’étais au taquet en première et en terminale, et puis, après, la vie a repris son cours. J’étais toujours sérieuse, mais justement là, j’ai fouillé dans mes pensées, et y’a eu l’engagement. Je me suis engagée dans la vie, j’avais plein de projets en tête, alors du coup, je n’avais pas envie de bosser un truc, j’préférais vivre à côté aussi et puis, après, j’me donnais pas à fond mais j’faisais, je savais ce que je faisais.
24Dans le récit de Gladys, il est visible que l’expérience de la maladie a été le vecteur d’une véritable rupture dans son existence. Le sentiment d’avoir connu une forme de passivité associée à son statut de patiente est analysé par elle-même comme le catalyseur d’une démultiplication de projets et d’envies. Mais sur le plan purement scolaire, son comportement ne change pas radicalement. Elle ne s’investit ni plus ni moins qu’avant, tout en faisant ce qui est nécessaire pour obtenir son baccalauréat et poursuivre ses études. Compte tenu de son expérience d’une grave maladie, les enjeux scolaires doivent « rester à leur place » et ne pas être source d’empêchement dans la réalisation des autres projets de la jeune fille.
25Ici, les trajectoires scolaires se normalisent, une situation qui s’éloigne largement des trajectoires invalidantes, où les effets à long terme de la gestion sociale de la maladie vont être d’une autre teneur.
Quand la maladie se mue en situation de handicap durable : les trajectoires invalidantes
26Sans revenir sur toute l’évolution des « significations » du handicap qui ont été abondamment décrites dans la littérature (Ville, 2008), le cancer n’appelle pas, dans les représentations, une association directe à la problématique du handicap. Les lycéen·ne·s en situation de handicap, à la suite d’un cancer, se trouvent dans une situation atypique où elles/ils connaissent des difficultés importantes dans leur quotidien scolaire, tout en étant considéré·e·s comme des « survivant·e·s » et assigné·e·s à la « normalité ». Pour autant, les trajectoires invalidantes correspondent à des situations où ces adolescent·e·s, un an après l’entrée en rémission, continuent à subir des effets de la maladie et des traitements impactant leur scolarité, qu’une reconnaissance administrative du handicap soit demandée et acquise ou non. Les situations, à l’intérieur même de la catégorie, sont d’une grande variabilité et ne peuvent s’expliquer par une vision mécaniste et biologisante, qui y associerait un diagnostic et des difficultés spécifiques. Ces difficultés, dans un contexte plus large, sont souvent en lien avec une imbrication des fragilités et ce, notamment sur le plan social, comme le montre le parcours de Joanie, une jeune fille de 16 ans, aînée d’une famille de deux enfants, dont les deux parents sont employés. Elle connaît pendant toute son année de sixième une longue période diagnostique, marquée par la survenue de symptômes d’abord inexpliqués, une fatigue importante, puis une tétraplégie et enfin un coma d’une durée de plusieurs mois. Un diagnostic de lymphome est posé pendant cette période. Au réveil, Joanie est aveugle et connaît une perte d’audition importante. Les traitements commencent après cette période. Le retour en classe a eu lieu pendant l’année scolaire suivante, qui est redoublée, en fauteuil roulant : « 130 kg, en fauteuil roulant, avec une perruque, y’a plus facile comme retour en classe. » Le prof a alors dit aux élèves : « Vous avez une nouvelle camarade qui a un cancer, elle est en fauteuil roulant et elle est costaude, mais je ne veux pas de moqueries. » Un projet personnalisé de scolarisation (PPS) se met en place dès le retour et durera jusqu’au moment de l’entretien, en fin de troisième. Joanie est accompagnée par une auxiliaire de vie scolaire, la moitié de la semaine. Elle garde des séquelles importantes de la maladie comme des troubles visuels, une fatigue importante et surtout des épisodes de douleurs chroniques parfois impossibles à soulager. Joanie et sa mère parlent toutes deux de « handicap » pour désigner les difficultés que connaît Joanie. La complexité de la situation est autant sociale que médicale : la survenue de la maladie a entraîné l’arrêt de travail de la mère de Joanie, qui s’est reconvertie après de longues années de soins auprès de sa fille en auxiliaire de vie scolaire. Les difficultés financières – « On n’a pas trop de pognon, donc on bouffe de la merde, c’est pâtes, pâtes, pâtes » – viennent se mêler aux difficultés médicales qui sont de l’ordre du handicap invisible et sont difficiles à évaluer : « J’me bataille depuis septembre avec la MDPH [maison départementale des personnes handicapées], ils ne tiennent pas compte des séquelles. » Mais la maladie vient aussi impacter l’orientation au lycée de Joanie, qui voit ses choix considérablement réduits.
27Joanie et sa famille considèrent le cancer comme l’événement qui a entraîné une bifurcation dans les trajectoires de vie et de scolarité de la jeune fille. Le terme « handicap » est clairement mobilisé et est un élément de définition de soi, que la reconnaissance administrative du handicap soit réalisée ou non [5]. Dans les trajectoires invalidantes, quel que soit le moment où survient le diagnostic, on voit que sur des temporalités longues de plusieurs années, la trajectoire scolaire est fortement modifiée par la survenue du cancer et ses effets à long terme. La maladie fonctionne ici comme un événement aux conséquences durables, qui entraîne une « bifurcation » (Grossetti, 2010). Par ailleurs, ces situations comportent une part importante d’irréversibilité, notamment au lycée où chaque année peut se terminer par une réorientation ou un arrêt de la scolarisation.
28Ce qui est observé dans ce cas renvoie à un autre constat. À long terme, la gestion des trajectoires invalidantes est différenciée selon les milieux sociaux. Alors que l’on pourrait croire à un brouillage des inégalités sociales dans ce contexte atypique, de grands écarts existent encore. Malgré des difficultés importantes et des parcours parfois chaotiques, et grâce à la mobilisation de diverses ressources, les familles de classe moyenne parviennent à maintenir leur enfant à l’école. Pour bien des enfants des classes populaires, un éloignement durable de l’école pendant les traitements et la difficulté à se sentir légitime dans l’espace scolaire pour négocier le délicat moment du retour en classe rendent certaines poursuites de scolarité particulièrement difficiles, voire impossibles.
29Pour conclure, mobiliser la focale des temporalités pour étudier l’expérience et les trajectoires scolaires à l’épreuve d’une maladie grave chronicisée est heuristique. Elle permet de distinguer les moments de rupture, les bifurcations (Bessin et al., 2010), qui ont pour corollaire une synergie entre l’événement de santé, sa perception et ses implications. Avoir été soigné·e pour un cancer est loin d’être forcément synonyme de difficultés scolaires. C’est à long terme, après cette parenthèse, que les écarts se creusent. Si la vie après la maladie n’est jamais vécue comme identique à celle d’avant, la sphère scolaire peut constituer un espace de retour à la normale. C’est en cela qu’il est important de distinguer l’entrée dans une « carrière cancéreuse » à l’échelle de la vie de l’individu (Lecompte, 2014) et l’entrée dans une « carrière déviante » (Becker, 1985) sur le seul plan scolaire. Il en est tout autrement dans le cas des trajectoires invalidantes, où le cancer et ses effets à long terme sont vécus comme étant le vecteur d’une véritable bifurcation sur le plan scolaire. Ces résultats impliquent de prendre au sérieux les besoins d’accompagnement d’une population souvent invisibilisée dans les approches relevant de l’école inclusive, et de travailler à la mise en place de dispositifs de médiation qui permettent de compenser les effets de la maladie et des traitements sur la scolarité.
Notes
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[1]
« Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », Journal officiel, n° 36, 12 février 2005.
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[2]
Dans la majorité des situations rencontrées, le diagnostic de cancer est suivi d’une phase de traitements aigus, c’est-à-dire par l’administration d’une chirurgie et/ou de cures de chimiothérapie. Après ces traitements aigus, le patient peut être déclaré en rémission, ce qui signifie qu’aucune trace de la maladie n’est décelable à ce jour. Dans ce article, je ne développe pas les situations où les adolescent·e·s sont hospitalisés en hôpital de jour uniquement et continuent à aller dans leur établissement scolaire. Pour plus d’éléments sur ces parcours, se référer aux références suivantes : Rollin, 2015a et 2015b.
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[3]
Pour plus d’éléments sur ces dispositifs, voir Rollin et al., 2015.
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[4]
Je n’évoquerai pas dans ce texte les situations spécifiques où les adolescent·e·s décèdent des suites de la maladie. En effet, l’expérience scolaire dans ce contexte est très particulière et mérite un développement spécifique.
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[5]
Demander des aménagements scolaires peut se faire sans reconnaissance du handicap de la part de la MDPH, dans le cadre du projet d’accueil individualisé (PAI). Celui-ci peut être ouvert sur demande des parents pour toute prise de traitements durant le temps scolaire, et diffère donc largement du PPS. La reconnaissance du handicap, via un PPS, est loin d’être systématiquement demandée par tous les lycéen·ne·s qui connaissent des difficultés durables (Rollin, 2015b).