Introduction
1La question du rapport au travail des jeunes sans formation [1] est, encore aujourd’hui, souvent abordée par défaut. L’absence de formation entraîne tout un ensemble de réflexes de pensée du « sans » qui met en regard la situation de ces jeunes avec celle des jeunes qui s’engagent dans les parcours dessinés par les institutions de formation et les mondes professionnels. Cette forme de raisonnement passe souvent à côté d’une autre partie importante de l’équation. Les « sans [2] » développent aussi des pratiques et des stratégies qui ont pour particularité de tester les frontières tracées dans le monde économique entre production et consommation, entre précarité et carrière professionnelle ou encore entre travail et « hors-travail ». Imaginé, rêvé ou ignoré, leur rapport au travail évolue selon que le travail concret prend de la place dans leur quotidien ou qu’il en reste éloigné. Toutefois, il est de plus en plus lié, au-delà de l’épreuve de l’insertion professionnelle, à celle de l’insertion financière. Le temps passé hors du marché de l’emploi et l’autonomie plus précoce des jeunes par rapport à leur famille favorisent un investissement dans d’autres sphères que celle de la production. Or, l’accès aux ressources financières et les usages de la sphère de la consommation sont indissociables de la question du travail. Les rapports subjectifs au travail des jeunes sans diplôme se tissent ainsi intimement et au fur et à mesure de leur parcours avec un horizon d’attente marqué également par la sphère financière.
2Dans cet article, nous cherchons à montrer l’interdépendance croissante entre travail, hors-travail et insertion financière dans les manières dont les jeunes construisent leur rapport au travail. L’assèchement des segments du marché de l’emploi qui leur étaient auparavant destinés change profondément les conditions de leur accès au monde économique. Nous commencerons ainsi par brosser un portrait des changements en Suisse qui ont redistribué les cartes de l’insertion professionnelle des jeunes. Ensuite, nous présenterons le cadre théorique précisant les deux épreuves [3] auxquelles font face les jeunes dans le monde économique et l’extension des rapports possibles au travail qu’elles induisent. Cela débouchera sur une typologie des frontières symboliques constituées par les jeunes au-delà des sphères d’action habituellement pensées comme séparées.
Les changements des années 1990 aux années 2010
3La Suisse est régulièrement citée en exemple comme un pays connaissant le plein emploi. On évoque ainsi son système d’apprentissage dual [4] qui permet d’intégrer largement la jeunesse dans le monde du travail. Ce portrait flatteur, souvent dressé par les organismes officiels produisant des comparaisons internationales (Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], Bureau international de travail [BIT], etc.) ou proposé comme solution possible par l’Union européenne [5] est toutefois bien loin de la réalité des évolutions des vingt dernières années. La formation professionnelle duale concerne bien près de 70 % des jeunes sortant de l’école obligatoire. Pourtant, elle est fortement ségrégative tant du point de vue du genre que de l’origine sociale et/ou migratoire. Par ailleurs, la forte augmentation des parcours de l’apprentissage vers les hautes écoles (degré tertiaire) produit une nette dévaluation des diplômes et des tensions fortes vers le bas de la hiérarchie des emplois pour les jeunes sans formation.
Une société de diplômes ?
4Comme tous les autres pays européens, la Suisse est devenue une « société de diplômes ». La part de la population sans diplôme n’a cessé de diminuer passant ainsi de 17 % en 1996 à 12 % vingt ans plus tard. Inversement, le nombre de personnes entre 25 et 64 ans bénéficiant d’une formation de niveau tertiaire [6] a connu une forte croissance durant la même période passant de 21,9 % à 40,2 % [7]. Ces changements ont notamment eu comme corollaire de diminuer l’importance du diplôme qui a longtemps symbolisé le régime d’entrée sur le marché du travail, à savoir le certificat fédéral de capacité (CFC). Ce dernier, considéré depuis les années 1960 comme le diplôme d’insertion par excellence, est de plus en plus utilisé comme un diplôme propédeutique pour accéder à des formations supérieures [8]. Son taux de rétribution sur le marché de l’emploi tend à diminuer. Il fait office de passerelle vers la mobilité professionnelle ou de niveau minimal pour accéder aux différents mondes professionnels qu’il qualifie [9]. Par effet d’escalade et du fait de la dévaluation des diplômes, l’accès aux emplois peu qualifiés est l’objet, dans certains secteurs d’activité, d’une concurrence accrue entre les jeunes diplômés et ceux qui se retrouvent sans formation, prenant ainsi en étau ces derniers entre le monde de l’insertion et l’accès difficile aux diplômes minimaux pour déboucher ne serait-ce que sur des emplois de moindre qualification.
Jeunes sans diplôme et marché du travail
5Le taux de chômage des jeunes au sens du BIT reste à un niveau très inférieur à la moyenne européenne [10]. Entre 8 et 11 % de jeunes sortent de l’école obligatoire sans solution de formation. Depuis 2010, une part « incompressible » de jeunes entre 15 et 29 ans, soit 7,5 % en moyenne, correspondent à la définition des NEET propre à l’OCDE. Cette bonne santé apparente de l’intégration professionnelle des jeunes cache en réalité une forte reproduction intergénérationnelle, l’origine sociale étant un bon indicateur de la réussite en termes de formation professionnelle (Falcon, 2016). De même, si la Suisse a connu une égalisation de l’accès des femmes au système de formation, « les stéréotypes de genre ont une emprise importante sur le choix d’orientation des élèves, ce qui se répercute sur le marché du travail où le taux de ségrégation sexuelle est l’un des plus élevés des pays occidentaux » (Falcon, 2016, p. 37-38). Les facteurs attribués à la naissance tels que le sexe, l’origine sociale ou migratoire déterminent fortement les parcours éducatifs et professionnels (Gomensoro et al., 2017). Les trajectoires discontinues et précaires d’accès au système d’éducation et d’emploi sont plus probables parmi les jeunes qui proviennent à la fois d’une immigration récente et d’une origine sociale modeste [11].
6En vingt ans, les emplois non qualifiés sont passés du secteur secondaire (bâtiment, industrie en particulier) au secteur des services. Ce transfert a eu pour conséquence de transformer cet espace du marché du travail en un laboratoire de la précarité. D’une part, les exigences à l’entrée dans les emplois de moindre qualification dans le secteur secondaire se sont accrues avec une préférence claire pour les diplômés ; d’autre part, le secteur tertiaire (près de 75 % des emplois en Suisse en 2014 contre 69 % en 2000 et 39 % en 1960 [12]) n’a pas comblé les pertes du secteur secondaire en matière d’emplois stables de manutention. L’essentiel de l’augmentation des emplois précaires est en effet à mettre à l’actif de ce secteur [13]. Pour les jeunes sans formation, cette évolution a des conséquences importantes : ils construisent de moins en moins leur identité professionnelle dans l’expérimentation du marché du travail, mais hors des secteurs les plus stabilisés de celui-ci, dans des emplois de courte durée, irréguliers, à temps partiel ou encore dans des stages et des expériences sous contrôle du secteur de l’insertion.
Les épreuves de la jeunesse dans le monde économique
7Sphère de production et sphère de consommation sont deux lieux privilégiés à partir desquels les jeunes sont socialisés aux stratégies à adopter dans le monde économique. Auparavant liées par le travail salarié, ces deux sphères tendent aujourd’hui à s’autonomiser à la fois temporellement dans les trajectoires des jeunes (accès plus précoce au monde de la consommation), mais aussi synchroniquement, le travail salarié n’étant plus le seul moyen de produire des ressources avec l’extension du secteur financier à la vie quotidienne. Évoquons tour à tour ces deux sphères au travers des épreuves qu’y traversent les jeunes.
L’épreuve de faire entrer le travail dans sa vie
8L’épreuve centrale qui caractérise la période qui suit la fin de la scolarité est celle de « faire entrer le travail dans sa vie » (Plomb, 2005). D’un âge où le temps est rythmé par la scolarité, la sociabilité entre pairs et la constitution d’espaces propres comme ceux de la chambre, des loisirs, de la culture (Glevarec, 2010), les jeunes sont conduits par les institutions à se positionner dans l’ordre de l’intégration professionnelle. Se projeter dans une relation future au travail passe par des médiations très différentes selon l’origine scolaire des jeunes : le temps du moratoire et de l’entrée progressive typiquement « étudiante » (Schultheis, 2001) pour ceux qui passent par la formation générale menant aux études, le temps de la confrontation encadrée au monde du travail pour ceux qui entament un apprentissage dual, le temps de l’expérimentation enfin pour ceux qui sortent des chemins dessinés par les institutions. Ces médiations vers le travail concret sont ainsi plus ou moins courtes selon les parcours des jeunes. Elles le sont d’autant plus pour ceux qui n’ont pas accompli de formation et qui rencontrent très rapidement soit les formes les plus précaires du travail, soit le monde de l’insertion et le travail non salarié sous forme de stage (Mauger, 2001). Se sentir porteur d’une position dans la division du travail (Becker et al., 1956, p. 289) pour les jeunes qui se caractérisent par un parcours fait de manques au regard de l’emploi relève ainsi de la gageure. Comment définir alors leur rapport à un objet, le travail, qui n’est jamais stabilisé dans des contours clairs ? C’est donc l’incertitude et une forte individualisation qui président à cette identification professionnelle chez les jeunes sans formation.
Méthodologie
Voir les jeunes agir ou penser à partir de points de départ distincts permet de mieux préciser ce qui importe pour eux au quotidien et ce qu’ils cherchent à faire valoir selon les contextes d’expression. Ces « dynamiques identitaires » (Demazière, Dubar, 1997) saisies à des moments ou sous des angles différents se réfèrent à des « autruis significatifs » propres à chaque étape de leur trajectoire. C’est dans ce sens que nous nous référons à une approche en termes d’interdépendance (Elias, 1981) des sphères d’action.
L’épreuve de l’insertion financière
9Parallèlement à ce processus d’intégration professionnelle, les jeunes rencontrent le monde économique sous d’autres formes. Devenir « grand », sous l’angle du marché, c’est aussi être capable de formuler ses besoins par soi-même, de négocier et de trouver les formes d’échange les plus adéquates pour y répondre. C’est progressivement développer une préférence pour l’argent par rapport aux divers transferts matériels fournis par la famille (cadeaux, dons, etc.). Le développement de sphères autonomes de loisirs et de sociabilité (amitiés, sexualité, goûts, consommation, etc.) va de pair avec une certaine dématérialisation des ressources, l’argent permettant de s’abstraire des relations de dépendance. Avec l’allongement de la jeunesse, cette épreuve de l’insertion financière se déploie dans la tension entre aspirations à l’autonomie et dépendance financière à l’égard de la famille (Singly, 2000). Alors que l’on assiste à un report dans le temps de la décohabitation et de la conjugalité installée (Van de Velde, 2008), les tendances à la « refamilialisation économique » des parcours de vie sont tenaces (Van de Velde, 2012). Dans ce cadre, les jeunes précaires sont ceux pour lesquels la tension entre autonomie et indépendance s’avère la plus forte et ce, d’autant plus si la famille elle-même connaît une instabilité de ses ressources (Plomb, 2005 ; Goyette et al., 2011).
10Par conséquent, produire des ressources financières devient pour les jeunes un enjeu précoce et continu qui va au-delà du travail salarié. Leur insertion financière prend une place grandissante. La « financiarisation de la vie quotidienne » (Martin, 2002 ; Haiven, 2014) accroît le spectre des investissements possibles pour les jeunes et ce, de deux manières : celle de la production de dispositifs économiques qui « capturent l’agency » (Haiven, 2014, p. 9) des individus vers des chemins qui favorisent le développement des compétences financières (généralisation de la bancarisation [Lazarus, 2012], diffusion des cartes de crédit, du crédit à la consommation, des achats intermédiés sur Internet), tous dispositifs permettant de créer des ressources sans qu’il y ait pour autant production permanente de revenus ; celle ensuite de la production de récits et de propositions symboliques fabriquant des alternatives à la vie au travail ou encourageant le développement de compétences financières. On pense immédiatement à l’attrait du « boursicotage » en ligne, aux paris sur Internet, au poker, à l’achat-vente sur les plateformes de seconde main, aux petits commerces improvisés entre continents jouant sur les différences de prix, aux plateformes pour lever des fonds, etc. Ce « capitalisme créatif », qui joue sur les frontières du gratuit et du payant (Dagnaud, 2013), s’immisce en quelque sorte dans le quotidien de jeunes qui voient là l’occasion d’endosser la posture de l’indépendant [14].
11L’évolution de l’accès des jeunes au monde économique crée de nouvelles conditions et des espaces d’action différents et concourent à redessiner la place du travail et le rapport qu’ils développent à son égard. Il convient donc dans la suite de cet article d’évaluer, au regard de la littérature, les extensions possibles du rapport au travail des jeunes sans formation dans ce nouveau contexte.
Rapport moral au travail : extension des dimensions instrumentales et expressives
12Il est d’usage en sociologie [15] de rendre compte des rapports au travail des individus au travers de deux dimensions : instrumentale (ou économique) et expressive (ou sociale ou encore symbolique). Examinons-les l’une après l’autre pour les questionner à nouveau.
Du travail instrumental à la production de ressources
13La première dimension rend compte de finalités du travail se situant à l’extérieur de celui-ci, dans l’investissement hors-travail et dans la sphère de la consommation. Dans l’orientation instrumentale envers le travail (Goldthorpe, 1969), celui-ci se fait moyen ou médiateur de l’accès à des ressources économiques, mais également à d’autres usages du temps. Cette dimension trouve aujourd’hui ses formes extrêmes dans les situations de forte précarité reproduite de génération en génération : le travail devient un moyen parmi d’autres de produire des ressources. Comme l’a montré Gabriel Kessler en Argentine, le racket, le vol et le travail peuvent tout à fait coexister à un moment donné des parcours des jeunes comme moyens de produire des ressources et cela sans hiérarchie aucune entre ces activités. Dans ces cas de figure, on a plutôt à faire à une logique du « fournisseur » qu’à un ethos du travailleur (Kessler, 2002). Dans cette situation témoin, le travail disparaît comme pratique centrale. Le centre de gravité se déplace vers l’usage des ressources économiques. De tels exemples nous obligent à considérer la variété des actualisations de la dimension instrumentale du travail au-delà de la simple équation moyen/fin. Ils élargissent de ce fait les possibles de cette dimension du rapport au travail.
L’expressivité tous azimuts
14La dimension expressive du travail, qui concerne globalement le rapport intrinsèque que les individus entretiennent avec l’expérience du travail, autrement dit le sens qu’ils lui donnent, recèle elle aussi une très grande variété de déclinaisons. Elle ne se cantonne pas à la valeur des tâches effectuées, à ce « réel du travail » investi au quotidien (Dejours, 2013). Isabelle Ferreras montre parmi d’autres auteurs [16] que les individus développent par eux-mêmes et de manière autonome toute une série de significations liées au travail : « […] être inclus dans un tissu social, être utile à la société, être autonome dans sa capacité à mener sa vie. » (Ferreras, 2007, p. 71.) Cette expression autonome tend à s’étendre. Comme le laissait déjà entendre Paul Willis (1981), l’idéologie de la réalisation de soi s’est largement diffusée parmi les jeunes [17]. Trouver ce qui leur correspond, ce qui est fait pour eux, est ainsi devenu pour les jeunes une évidence dès leurs premiers pas dans le monde du travail. Cet idéal de réalisation de soi tend pourtant à se transformer, depuis une vingtaine d’années, en « injonction extérieure » comme l’affirme Axel Honneth (2006, p. 321). L’exigence parallèle de l’autonomie (Boltanski, Chiapello, 1999) a tendance à produire, lorsqu’on est sans expérience du travail, un « déclassement par immaturité proclamée » (Chamboredon, 2015, p. 188).
15Au terme de ce court examen des dimensions expressives et instrumentales du travail, on peut retenir plusieurs éléments. Le monde du travail donne plus de prise à des imaginaires quant au sens du travail, à ses dimensions expressives, expérientielles. Mais en même temps, il exclut ceux qui ne parviennent pas à réaliser ces attentes généralisées. En regard de cela, les dimensions instrumentales du travail apparaissent comme des échappatoires possibles à cette exclusion. Il convient donc, dans la suite de notre analyse, de tenir ensemble ces deux dimensions pour penser leur articulation (Méda, Vendramin, 2013) dans la temporalité des trajectoires des jeunes.
Travail, hors-travail et sphère financière : des jeunes sous tension ?
16Les jeunes sans formation se trouvent au seuil de plusieurs frontières sociales réelles et symboliques (Lamont, Molnár, 2002). Du côté des frontières sociales, le genre, l’origine ethnique, migratoire ou sociale des jeunes sont des facteurs prédicteurs de parcours ségrégés. La sélection à l’entrée sur le marché de la formation et de l’emploi se double, pour les jeunes qui en sont exclus, de jugements sociaux prononcés par les institutions sous couvert d’évaluations de type psychologique ou de santé psychique [18]. Coincés dans un espace des possibles restreint, les jeunes sans formation doivent donc redéfinir symboliquement, au fur et à mesure des étapes de leur trajectoire, les frontières entre le travail, les lieux de réalisation de leurs envies et de leurs aspirations et la production de ressources économiques.
17Nous retenons dans cet article trois formes d’engagement à travers lesquelles les jeunes sans formation articulent travail, hors-travail et sphère financière selon la temporalité dans laquelle ils s’inscrivent : refus de choisir, urgence de choisir et suspension du rapport au travail.
Le refus de choisir
18Les jeunes « refusant de choisir » placent la réflexivité et la mise à distance du travail au centre de leurs engagements discursifs. Arrêtons-nous un instant sur la situation de Benjamin, 25 ans, sans formation, mais avec une expérience de quelques années dans la peinture.
Cet exemple montre particulièrement bien l’interdépendance à l’œuvre entre la question financière, le hors-travail et la qualité des conditions de travail. Ce jeu à trois pôles est incertain. Le travail projeté et promis n’apparaît pas comme un stabilisateur. Il n’est qu’un des pôles. Benjamin cherche un équilibre sans donner a priori une valeur morale supérieure au fait d’avoir un travail, notamment en comparaison de son statut de bénéficiaire de l’aide sociale. Le « vrai » travail (Bidet, 2011) renvoie pour lui à sa qualité intrinsèque, mais également à l’absence de contraintes, à l’ambiance où les questions de rentabilité ne transparaissent pas. En effet, cela en vaut-il la peine si son salaire à 60 % équivaut à ce qu’il reçoit des services sociaux, ce qui lui donnerait tout le loisir de développer ses projets hors-travail ? Le passage par des missions intérimaires sans lendemain, le temps long passé hors du marché de l’emploi, l’inscription instable dans une profession, tout cela déhiérarchise en quelque sorte le modèle propre à l’éthos du travailleur [19]. Il arrêtera ce stage, promis à se transformer en travail au bout de cinq mois, du jour au lendemain me disant alors qu’il n’est pas nécessaire de nous revoir pour envisager une « suite professionnelle ».Journal de terrain, septembre 2017 :
« Benjamin a interrompu son apprentissage de peintre il y a quelques années à la suite de problèmes d’assiduité au travail liés notamment au fait qu’il fumait beaucoup et à son “hyperactivité”, dit-il. Il reprend contact avec le patron qui l’avait pris comme apprenti afin de faire un stage d’insertion en vue de “se tester” mais aussi de retrouver un travail à temps partiel, son genou posant problème pour des travaux physiques lourds. Nous nous retrouvons avec son patron alors que j’interviens pour formaliser ce stage. Benjamin y fait part pêle-mêle de son envie de reprendre une activité, d’avoir un rythme régulier, de faire ce stage avec ce patron-là qu’il considère, au regard d’autres expériences d’aide-peintre qu’il a eues, comme ayant de “beaux” mandats, qui font la part belle à la complexité du métier de peintre, à sa part créative. Quelques semaines plus tard, alors que l’on parle d’un futur engagement dans l’entreprise, Benjamin doute de ce projet, se rendant compte qu’il ne gagnerait pas plus qu’en bénéficiant des services sociaux. En même temps, il ne souhaite pas travailler plus d’heures pour des raisons de fatigue, mais également – et je l’apprendrai plus tard – parce qu’il a le projet de développer parallèlement une activité dans les produits phytosanitaires. Il fait part aussi à ce moment-là de critiques à l’égard de la pression que le patron exerce parfois sur lui et sur ses autres ouvriers dès le début de la journée. »
L’urgence de choisir
19Ce long va-et-vient réflexif est typique de jeunes hommes sans formation qui cherchent à se réaliser en expérimentant des solutions, parfois selon les opportunités, parfois sous la pression familiale ou institutionnelle, parfois encore à la suite de conseils glanés ici et là dans leur réseau de sociabilité. Il s’agit de jeunes hommes car rares sont les jeunes femmes dans la même situation à conduire des expériences faites d’essais et d’erreurs sur le long terme après la scolarité obligatoire : d’une part, les choix à explorer sont plus restreints que pour les hommes ; d’autre part, elles font plus rapidement de « nécessité vertu », abandonnant parfois précocement leurs idéaux liés au travail face à l’absence de succès de leurs démarches.
Cette situation de retournement sanctionne plusieurs années de tentatives non réussies d’entrée dans le monde du travail par la formation. L’indépendance récente de Myriam en termes de résidence et de « gestion du ménage » lui sert en quelque sorte de référence centrale guidant les choix à privilégier dans un avenir proche. Voyant son désir de lier sa « passion » des animaux et son travail déçu, elle remet ainsi en question l’équilibre dans lequel elle a vécu jusqu’ici. Le travail est à nouveau investi dans une perspective instrumentale permettant la réalisation de soi hors-travail tout en assurant sa situation financière. Cette préférence pour le travail se retrouve très fréquemment chez les jeunes femmes qui investissent plus rapidement des espaces de substitution que l’autre sexe. Toutefois cela s’observe aussi régulièrement chez les jeunes hommes qui, de manière souvent inattendue, « attendent » un enfant. Ils justifient leur recherche urgente de travail et l’abandon d’un projet de formation par souci de faire face à leurs responsabilités en termes de fournisseur de revenu mais également par celui de montrer à leurs futurs enfants qu’ils auront des raisons d’être fiers de leur père. Sous-jacents à ces stratégies d’engagement, on voit clairement poindre les calendriers différentiels qui structurent l’entrée dans la vie adulte des jeunes femmes et des jeunes hommes. Tout se passe comme si les mêmes parcours rencontraient des modèles de trajectoire subjective différents, ces derniers étant activés face à des situations type fortement sexuées.Journal de terrain, août 2017 :
« Alors que nous nous rencontrons avec la maîtresse d’apprentissage [20] de Myriam pour évoquer l’interruption de sa formation de gardienne d’animaux, cette dernière accuse le coup, exprimant d’un seul souffle son sentiment de ne pas être capable d’arriver au bout d’une formation (elle a déjà arrêté une année plus tôt une formation de cuisinière), la déception qu’elle va causer à ses parents et grands-parents qui ont de fortes attentes, sa situation financière alors qu’elle vient d’emménager avec son copain qui cherche du travail. Depuis le début de sa formation, elle ne parvient pas à suivre le rythme des cours, elle cumule de nombreuses absences du fait de problèmes de santé liés au caractère physique de sa formation de gardienne d’animaux. Au terme d’une longue discussion, sa maîtresse d’apprentissage, constatant des problèmes récurrents, propose que Myriam réfléchisse à l’idée d’arrêter cette formation pour envisager quelque chose qui sera plus à sa portée. Je l’appelle le lendemain pour prendre de ses nouvelles. Elle m’explique alors que le soir même après notre rencontre, elle est passée dans un petit fast-food de son village pour demander du travail. Le patron de ce dernier lui a dit qu’il avait besoin de quelqu’un d’expérience pour des aides en cuisine et des livraisons. Elle me fait le récit de la manière dont elle s’est vendue arguant de ses expériences précédentes en cuisine, et du fait qu’elle est en possession d’un permis et d’une voiture. Elle lui a enfin promis de lui amener son CV le lendemain. Myriam m’explique qu’elle n’a pas le choix, elle doit assurer sa situation financière maintenant qu’elle ne vit plus chez ses parents. Elle envisage déjà de trouver un emploi à temps partiel lui permettant de continuer à nourrir sa passion des animaux tout en lui assurant un revenu minimum. »
La suspension du choix ou faire de nécessité vertu
20Pour terminer, j’aimerais montrer, selon un point de vue différent, comment les jeunes sans formation et en situation d’emploi précaire peuvent se positionner à partir de questions financières en excluant, symboliquement, celle du travail et en « fusionnant » en quelque sorte hors-travail et sphère financière. Fabia a eu jusqu’ici des boulots de serveuse qui se sont révélés très ponctuels et sans lendemain. Son copain, soutenu par les services sociaux, est actuellement sans emploi. Alors que nous parlons de ses usages de l’argent, elle nous décrit de manière précise le financement qu’elle a prévu pour son futur mariage.
On assiste dans la présentation de Fabia à un équilibrage au coup par coup des dépenses et des recettes. La logique qui préside à la production de ressources est donc le besoin. Les stratégies pour y répondre sont complexes et articulent des modèles d’échanges très différents. Le rapport au travail en tant que projection progressive dans l’avenir étant absent, le futur est susceptible de promettre moins que le présent. Nous avons affaire dans cette situation type à des formes de calcul basées sur les besoins identifiés au fur et à mesure de leur apparition. Ce sont ces besoins qui activent la manière dont on y fait face. La situation de Fabia symbolise en creux l’esprit de calcul, en creux car celui-ci est délesté de la capacité de prévision attachée à l’insertion stable dans le monde du travail. Si les jeunes précaires et sans formation rencontrés tels que Fabia participent eux aussi au « modèle du marché », ils ne bénéficient pas pour autant des ressources financières stables découlant d’un contrat salarial. Leurs comportements économiques s’orientent sans hiérarchie vers l’ensemble des sources de production de ressources : le troc, le prêt, l’échange de services hors rapport salarial, l’anticipation de dons, les transferts sociaux, etc. Les modèles d’échange changeant au fur et à mesure de l’apparition des besoins, on peut se demander ce que devient le rapport au travail des jeunes quand celui-ci n’est plus au centre de la circulation des ressources. Le jeu est en quelque sorte plus ouvert et le rapport moral à soi s’étend à l’ensemble des sphères économiques dans lesquelles les jeunes sont amenés à s’investir.« Comment vous avez prévu financièrement la cérémonie ?
– Ben là, il y a pas mal les parents qui nous aident. En comptant tout, on arrive à 4 500, 5 000 à peu près.
– Et tes parents, ils paient combien ?
– Mes parents, je sais qu’ils paient l’apéro, mais ça on ne sait pas parce que c’est une surprise qu’ils nous font, mais je sais aussi qu’ils nous paient aussi la salle, ils paient le souper. Nous en fait ce qu’il va nous rester à payer ce sont les boissons et le bouquet de fleurs.
– La robe ?
– Ça, elle est déjà payée.
– Comment tu l’as payée ?
– C’est en regardant sur Internet, on a trouvé un site où elle était faite sur mesure en Chine et la robe était 189. Donc on a dit : “On y va tant qu’on a l’argent.”
– Vous allez recevoir des cadeaux à ce mariage ? Vous avez fait une liste ?
– Non pas vraiment. Je pense que les gens, ils vont plutôt donner de l’argent, ils vont mettre sur un compte. Comme ça, ça pourrait nous… ben juste nous payer les boissons après le mariage. Ça fait vite cher ça. C’est vrai que l’argent ce ne serait pas plus mal comme ça on pourrait payer ce qu’il nous reste à payer et après on est bon quoi.
– Mais vous êtes arrivés à tout rembourser ?
– Il nous reste encore les décorations de la salle à acheter et payer le boucher donc là en gros il nous reste à peu près 1 500 à payer.
– Qui c’est qui paie ?
– On attend les allocations familiales. Puis, ça va partir là. »
Pour conclure
21En fin de compte, les trois formes d’engagement que nous venons de présenter permettent d’élargir la « surface sociale » à prendre en compte dans l’analyse des pratiques et des représentations des jeunes sans formation. Contraints à une fenêtre d’entrée dans le monde du travail très limitée et marquée par des frontières sociales nettes, ces derniers développent une variété d’engagements économiques. Cela se manifeste en particulier dans leurs positionnements successifs au cours desquels ils redessinent les frontières symboliques socialement acceptées. La séparation entre travail et hors-travail est redevable des supports matériels susceptibles de la soutenir. Le travail se fait instrumental lorsque la « passion » ne peut en faire partie comme pour Myriam ou est mis à distance comme pour Benjamin. Enfin, le travail est dénié, n’apparaissant plus comme un possible symbolique chez Fabia [22] : l’imagination financière prend alors le dessus pour réaliser les activités qui lui tiennent à cœur.
22Prendre en compte de manière conjointe la variété des épreuves économiques des jeunes donne à voir l’impact à venir de la financiarisation, phénomène trop souvent laissé aux approches de la globalisation. On voit ainsi poindre chez certains jeunes des schémas de circulation des ressources qui échappent à la temporalité linéaire de l’inscription dans le travail. Si la question de l’indépendance économique n’est pas nouvelle dans les parcours d’intégration professionnelle, on pourrait se demander si l’absence prolongée du travail n’ouvre pas vers une autre question que l’on pourrait formuler de la manière suivante : quelle place prend le travail dans l’insertion financière des jeunes ?
Notes
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[1]
Nous utiliserons ici indifféremment les termes de « jeunes sans diplôme » ou « sans formation » pour identifier toutes celles et ceux qui n’ont pas terminé de formation qualifiante et reconnue par le système de formation fédéral suisse après la scolarité obligatoire, soit un niveau inférieur minimum consistant à acquérir une attestation fédérale de formation professionnelle (AFP) correspondant au certificat d’aptitude professionnel (CAP) en France ou un certificat fédéral de capacité (CFC) correspondant peu ou prou au brevet d’études professionnelles [BEP] en France.
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[2]
Comme tend à les présenter le sigle NEET (Not in Employment, Education or Training).
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[3]
Sur cette notion d’épreuve appliquée aux parcours des jeunes, voir Henchoz et al., 2015.
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[4]
Un apprentissage en partie en entreprise et à l’école professionnelle chaque semaine, qui débouche en Suisse sur le CFC et qui correspond en France au niveau du BEP.
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[5]
Voir en particulier le processus de Copenhague touchant à la coopération européenne en matière de formation professionnelle.
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[6]
Le niveau tertiaire correspond aux formations acquises après l’obtention d’un baccalauréat général ou professionnel : le baccalauréat constitue le ticket d’entrée dans les hautes écoles ou les universités.
-
[7]
Office fédéral de la statistique, 2017 (www.bfs.admin.ch).
-
[8]
Via notamment la création dans les années 1990 de la « maturité professionnelle » (équivalent à un bac professionnel) qui donne accès aux hautes écoles professionnelles, parallèles aux universités très sélectives et qui ne concernent que 12 % d’une cohorte.
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[9]
CFC de menuisier, d’employé de commerce, etc.
-
[10]
En 2015, il s’élevait à 8,6 % contre 20,3 % en moyenne européenne.
-
[11]
Le fort recoupement entre classes populaires et étrangers est une constante historique en Suisse depuis la fin du xixe siècle (Arlettaz, Arlettaz, 2004).
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[12]
Voir le rapport social suisse, 2016 (http://socialreport.ch/).
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[13]
Sur cette évolution, voir le rapport d’Ecoplan, 2010.
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[14]
Max Haiven va plus loin et montre que cette colonisation imaginaire du monde financier est très précoce lorsqu’il analyse notamment le phénomène Pokémon chez les enfants qui serait une forme d’apprentissage de l’accumulation et de la spéculation (Haiven, 2014, p. 102-129).
-
[15]
Pour une synthèse récente, voir notamment Méda, Vendramin (2013).
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[16]
Voir Mercure, Vultur (2010) cité par Méda, Vendramin (2013, p. 39).
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[17]
« La transition de l’école au travail pour les enfants des classes populaires qui se sont réellement appropriés l’idée de réalisation de soi, de l’importance de trouver de la satisfaction et de l’intérêt au travail, risque de devenir une véritable bataille. Des armées de jeunes équipés de leur “self-concept” seront tenus de se battre pour intégrer les emplois qui ont du sens pendant que des masses d’employeurs tenteront de les faire intégrer des emplois qui n’en ont pas. » (Willis, 1981, p. 177.)
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[18]
Ainsi en est-il, sans entrer dans les détails, de l’augmentation des prises en charge par l’assurance-invalidité des jeunes issus des classes populaires qui, en Suisse, intervient suite à un diagnostic médical.
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[19]
L’ethos du travailleur étant à définir comme une conception selon laquelle travail et efforts sont récompensés dans la durée (Sennett, 1998).
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[20]
Ce nom est donné à la ou au responsable de formation dans les entreprises dans lesquelles les apprentis sont engagés quel que soit le secteur d’activité.
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[21]
Le travail sur appel en Suisse est un contrat qui demande aux employés de se mettre à disposition des employeurs sur une période étendue. L’employé reçoit une indemnité compensant cette disponibilité au moment où il est appelé. Il s’agit bien entendu de contrats très précaires car ne garantissant pas d’un mois à l’autre le revenu sur lequel on peut compter.
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Exemple qui n’est pas isolé dans notre étude de longue durée. Il se donne à voir sous des formes différentes, notamment dans l’engagement de certains jeunes dans le boursicotage sur Internet, la vente et revente de produits achetés en Chine, les paris sur le Web, toutes pratiques qui voisinent avec l’absence de travail ou avec l’idéal de l’indépendant « domestique », c’est-à-dire de celui qui travaille sans statut depuis son domicile.