CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’anorexie mentale est sans doute le trouble du comportement alimentaire le plus connu du grand public, en raison du traitement médiatique important dont il est l’objet depuis une dizaine d’années (Casilli et al., 2012) et du caractère impressionnant des victimes faméliques qu’il met en scène. Les comportements alimentaires perturbés représentent cependant un ensemble plus large de situations variées, allant de la préoccupation injustifiée à l’égard de son propre poids jusqu’à des affections psychiatriques majeures identifiées à l’aide de critères diagnostiques précis, parmi lesquelles figurent justement l’anorexie mentale, mais aussi la boulimie nerveuse ou, plus récemment, l’alimentation compulsive (binge eating disorder) (Swanson et al., 2011).

2Les troubles du comportement alimentaire font donc référence à un rapport à la nourriture devenu pathologique, soit dans ses représentations, soit dans les faits par surconsommation et/ou sous-alimentation. Ils représentent un enjeu de santé publique important dans la mesure où les complications somatiques qui leur sont associées sont nombreuses et peuvent s’avérer graves, voire mortelles, comme dans le cas de l’anorexie mentale (Keel et al., 2003 ; Nielsen et al., 1998 ; Sullivan, 1995), les principales causes de décès étant le suicide et les complications somatiques (Hoek, 2006). Leurs conséquences peuvent en effet être aiguës ou chroniques, immédiates ou tardives, liées à la dénutrition et/ou aux vomissements (troubles cardiaques, digestifs, métaboliques, dentaires, rénaux, ostéoporotiques et infectieux). En outre, les troubles alimentaires sont fréquemment associés à des pathologies psychologiques ou psychiatriques : dépression, anxiété, troubles de la personnalité, conduites suicidaires…

3Or, depuis quelques années, l’idéal du corps mince, voire maigre (au point que l’on parle parfois de « dictature de la minceur »), est devenu très prégnant dans les représentations, notamment des jeunes. En même temps, le nombre de personnes en surpoids, voire obèses, a augmenté en France au cours des dernières décennies, y compris chez les enfants et les adolescents. Cette situation paradoxale, puisque jamais l’idéal du corps élancé n’a été aussi fort et que jamais le nombre de personnes échappant à ce modèle n’a été aussi important (de Saint Pol, 2010), montre bien le décalage qui peut s’instaurer, au niveau du comportement alimentaire individuel, entre les aspirations et les pratiques, les désirs et les contraintes. Tous ces signes laissent penser que les prévalences des différents troubles du comportement alimentaire pourraient être élevées, information souvent relayée par la presse sans qu’elle soit véritablement étayée par des données fiables.

4En effet, à ce jour, il n’existe pas d’enquête nationale représentative qui propose une quantification de tels troubles en France. Il apparaît pourtant important de mesurer le niveau et l’évolution des comportements alimentaires perturbés pour déjouer les effets d’annonce et tenter d’évaluer la réelle ampleur du phénomène sanitaire. La difficulté n’est pas seulement d’ordre statistique, elle est aussi d’ordre méthodologique, car bien qu’elles soient identifiées par des critères diagnostiques précis issus du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), qui sert de base à la nosographie psychiatrique américaine, les pathologies de la conduite alimentaire se caractérisent par un enchevêtrement de symptômes dont la traduction en un jeu de questions à poser dans le cadre d’une enquête en population générale peut s’avérer délicate. Loin d’offrir une description exhaustive de ces troubles, les enquêtes Baromètre santé, réalisées en 2005 puis en 2010, permettent néanmoins d’étudier l’évolution récente de certains symptômes entrant dans le diagnostic des situations d’anorexie ou de boulimie.

5Dans cet article, quatre questions seront plus particulièrement analysées. Elles portent sur les épisodes de frénésie alimentaire, sur le fait de se faire vomir volontairement, de manger en cachette ou encore de redouter de commencer à manger par crainte de ne pouvoir s’arrêter. Ces notions sont plus larges que celle de trouble des comportements alimentaires tel que défini dans le DSM. Ces propositions ne suffisent pas à élaborer un diagnostic différentiel, mais elles font partie des comportements qu’il est possible d’interroger dans le cadre d’une enquête sur la santé effectuée en population générale [1]. Elles permettent en outre d’apprécier à la fois des pratiques et des représentations de comportements face à la nourriture (redouter de manger), mais aussi de saisir les excès dans leur deux dimensions extrêmes : les pratiques expansives (manger trop) et restrictives (vomir), qui ne sont pas exclusives. L’objectif est plutôt de quantifier des troubles « précliniques », en tant que signes annonciateurs de pathologies alimentaires avérées ou encore d’une détresse psychologique, voire d’une conduite suicidaire. Cette démarche est assez proche de celle qui s’appuie sur la notion d’épisodes subsyndromiques (c’est-à-dire des situations correspondant à un seuil juste inférieur aux critères diagnostics) et qui a été développée dans des travaux américains récents (Swanson et al., 2011).

6L’intérêt d’une meilleure connaissance de ces conduites serait d’aider à mettre en place des stratégies de repérages et d’interventions de prévention précoces. Pour ce faire, il semble intéressant de combiner deux types d’analyses complémentaires, mais rarement associées car ressortissant d’horizons disciplinaires différents. La première, d’orientation épidémiologique, consiste à replacer la question des troubles alimentaires dans une perspective sanitaire plus large afin de mieux en saisir les contours. Il s’agit alors de resituer les troubles de comportements alimentaires par rapport à un ensemble de problèmes physiques ou psychiques auxquels ils pourraient être associés, comme causes ou comme symptômes. La seconde, d’orientation sociologique, vise à déceler des populations qui seraient plus vulnérables à ces problèmes en raison de leur origine sociale et de leurs conditions et modes de vie, entérinant le fait que les questions de santé ne touchent pas seulement un corps biologique, mais aussi un corps social. Il importe donc de comprendre comment certains contextes sociaux favorisent ou non certaines pathologies.

Des comportements qui surviennent surtout à l’adolescence

7Pour la majorité des jeunes de 15 à 30 ans, les comportements alimentaires abordés dans cette étude ne semblent pas poser de problèmes spécifiques : 89,4 % n’ont jamais redouté de commencer à manger, 84,4 % n’ont jamais mangé en cachette, 96,3% ne se sont jamais fait vomir volontairement, et 57 % n’ont jamais mangé énormément avec de la peine à s’arrêter. Au total, 78,1 % des jeunes déclarent ne pas avoir rencontré de situations où ils auraient perdu, ou eu peur de perdre, le contrôle de leur alimentation ou bien encore éprouvé de la culpabilité vis-à-vis d’un excès de nourriture, réel ou fantasmé, qui les aurait conduits à dissimuler leurs pratiques ou à adopter des mesures restrictives volontaires comme le vomissement. Seuls 0,3 % des jeunes de 15-30 ans reconnaissent au contraire avoir souvent vécu l’ensemble des quatre pratiques évoquées (dissimulation, crainte, excès et vomissement) et 1,7 % en déclarent trois.

8Malgré l’attention médiatique qu’ils suscitent, ces troubles ne concernent donc manifestement qu’une faible proportion de jeunes. Leur évolution n’est d’ailleurs pas à la mesure de la publicité qui en a été faite au cours des dix dernières années. Tels qu’ils peuvent être mesurés, très imparfaitement, à l’aune de ces quatre dimensions, les troubles alimentaires n’ont pas augmenté à la fin des années 2000. La proportion de jeunes ne déclarant aucune de ces pratiques est la même dans le Baromètre santé 2005 et dans le Baromètre santé 2010. La proportion des jeunes souvent embarrassés ou gênés par l’un ou l’autre de ces aspects a même légèrement diminué, peut-être sous l’influence de l’attention sanitaire qui s’est développée dans la même période et notamment lors du déploiement du deuxième Programme national nutrition santé (PNNS) entre 2006 et 2010. Néanmoins, la période de l’adolescence nécessite une attention particulière parce que c’est entre 15 et 19 ans que les comportements alimentaires perturbés se révèlent les plus fréquents chez les jeunes. C’est surtout le fait de manger en cachette qui distingue les adolescents des autres âges (7,1 % des moins de 19 ans l’ont fait souvent contre 3,3 % des 20-30 ans), même si ce sont surtout ceux qui disent le faire rarement qui contribuent à creuser l’écart (18,5 % pour les moins de 15 ans contre 7,8 % pour les 20-30 ans). On peut d’ailleurs s’interroger sur le sens que revêt un tel comportement à un âge où la plupart des jeunes n’ont souvent pas la maîtrise de ce qui est dans leur assiette. Parmi les 15-19 ans, 48 % ont déjà eu l’impression de manger plus que de raison tout en éprouvant de la peine à s’arrêter, contre 40,7 % des 20-30 ans, et 17,1 % ont déjà redouté de ne pouvoir s’arrêter de manger contre 7,5 % des 20-30 ans. La dimension compulsive du rapport à l’alimentation est donc plus souvent évoquée par les adolescents, comme si elle tendait à être mieux maîtrisée avec le temps (les 20-25 ans interrogés en 2010 déclarent plutôt moins de troubles que les jeunes 15-19 ans interrogés en 2005).

9Les comportements alimentaires perturbés se rencontrent donc surtout à l’adolescence, période associée aux transformations pubertaires du corps, mais aussi à une étape importante du processus de construction identitaire. Dans ce contexte de changements, les jeunes doivent faire face aux modifications non seulement de leur corps, mais aussi des représentations qu’ils en ont. Durant cette période, le regard qu’ils posent sur eux-mêmes peut être remis en cause, voire être totalement bouleversé, le poids constituant une composante centrale de l’image de soi. Depuis quelques années, l’idéal de minceur véhiculé par la société est devenu très prégnant dans les représentations des jeunes, et singulièrement des filles. Au collège, par exemple, si 58 % des adolescents estiment avoir à peu près un bon poids, près de 30 % d’entre eux se trouvent trop gros. En particulier, 23 % des jeunes de poids normal s’estiment trop gros (Jouret et al., 2012). On comprend mieux, dès lors, pourquoi les adolescents évoquent aussi fréquemment la peur de la perte du contrôle de leur alimentation (effective ou anticipée) face à l’ensemble des contraintes contradictoires auxquelles ils sont soumis : des besoins physiologiques qui peuvent accroître soudainement leur appétit, et des normes sociales de continence alimentaire qui les rappellent à l’ordre d’un corps adulte idéal dont ils n’ont encore qu’une connaissance et une maîtrise très imparfaites.

10La pratique de se faire vomir semble moins spécifiquement liée à l’âge. Une proportion similaire de jeunes a recours fréquemment à cette technique restrictive avant 19 ans (0,6 % d’entre eux) ou après (0,4 % des moins de 30 ans). Si ce désir du contrôle aigu de l’ingestion apparaît au cours de l’adolescence, il semble cependant s’exercer de façon relativement constante tout au long de la vie, rappelant (même s’il n’en est qu’un signe parmi d’autres) la difficulté à sortir du processus de l’anorexie.

Des troubles différenciés selon le genre

11Au niveau international, il a été établi, à partir d’enquêtes américaines reposant sur les critères du DSM, que l’anorexie mentale toucherait 1 % des femmes et 0,3 % des hommes, tandis que la boulimie nerveuse concernerait 1,5 % des femmes et 0,5 % des hommes (Hudson et al., 2007). À l’adolescence, l’anorexie mentale toucherait 0,3 % des jeunes sans distinction selon le sexe, mais les formes subsyndromiques concerneraient 1,5 % des filles contre seulement 0,1 % des garçons, tandis que la boulimie nerveuse concernerait 1,3 % des femmes et 0,5 % des hommes. La frénésie alimentaire (binge eating disorder) concernerait pour sa part 1,6 % des adolescents américains (4,1 % si l’on tient compte des comportements subsyndromiques) [Swanson et al., 2011]. Comme on l’a vu, notre travail ne permet pas d’opérer une telle quantification, notamment parce que lors de la conception du questionnaire de tels outils n’étaient pas disponibles pour les enquêtes en population générale. Il montre néanmoins combien la différenciation sexuelle des comportements alimentaires s’opère dès l’adolescence (Darmon, 2003). Les conduites alimentaires perturbées sont plus fréquentes chez les femmes. Ces dernières sont plus nombreuses que les hommes à déclarer avoir mangé énormément ou redouté de le faire, avoir mangé en cachette ou s’être fait vomir. C’est parmi les adolescents que les clivages sont les plus importants. Alors que les garçons de 15 à 19 ans sont encore peu nombreux à reconnaître des comportements alimentaires pouvant être problématiques, une proportion plus importante de jeunes filles évoquent un rapport complexe avec la nourriture. Parmi les jeunes adultes, entre 26 et 30 ans, les comportements sont moins différenciés entre les hommes et les femmes.

12Avant 30 ans, c’est en particulier le fait de redouter de commencer à manger de peur de perdre le contrôle qui distingue le plus les femmes et les hommes (14,8 % des femmes de moins de 30 ans déclarent avoir déjà eu de telles pensées, contre seulement 6,5 % des hommes du même âge). Cet indicateur montre combien la nourriture est une préoccupation importante chez les jeunes filles. Elle constitue une charge mentale permanente, dès leur adolescence, qui dépasse de loin le contrôle physique des pratiques. Les normes corporelles pèsent sur les garçons comme sur les filles, mais elles ne mobilisent pas les mêmes registres, jouant davantage sur celui de la culpabilité pour les femmes [2] comme l’indique cette peur de la perte de contrôle qui s’ajoute à l’hypercontrôle (le fait de se faire vomir est plus important chez les filles que chez les garçons) ou au contraire à la perte de contrôle (manger trop).

Le poids de l’insatisfaction corporelle et de la corpulence

13La norme esthétique de contrôle du poids pèse plus particulièrement sur les femmes : en population adulte, il a déjà été observé que parmi les femmes n’étant ni en surpoids, ni obèses, environ la moitié déclare se trouver trop ronde (Hubert, 2004). À l’adolescence, on a pu observer que 45 % des filles se trouvent trop grosses, alors que seules 6 % d’entre elles se trouvent trop maigres, ce qui est le cas de 22 % des garçons. Ces écarts importants se retrouvent radicalement inversés dans la corpulence déclarée par les jeunes, avec 22 % de filles identifiées comme maigres à 18 ans, contre seulement 8 % de garçons (Beck et al., 2002), illustrant bien le décalage entre la réalité et les attentes concernant le poids qui s’instaure dès l’adolescence, mais de façon inversée pour les adolescents et les adolescentes. Celles-ci apparaissent toujours plus minces en moyenne que ceux-là. En 2010, la proportion de jeunes femmes ayant un poids en dessous de la moyenne de l’indice de masse corporelle (IMC) apparaît [3], à tout âge, plus importante que celle des jeunes hommes, traduisant à proprement parler l’incorporation de l’idéal de minceur particulièrement prégnant chez les femmes. Cette pression semble maximale chez les plus jeunes, la tendance s’amenuisant avec l’âge. Les corps des jeunes adultes sont relativement moins longilignes que ceux des adolescents. La proportion des personnes en dessous de l’IMC est moins importante pour les jeunes de plus 25 ans (tout sexe confondu) que pour les adolescents et adolescentes.

14Le lien entre la corpulence des individus et leur comportement alimentaire est complexe puisqu’ils sont largement interdépendants. Le régime alimentaire conditionne la masse corporelle qui peut, à son tour, influencer les comportements face à la nourriture.

15En effet, à 11-15 ans, parmi les filles qui indiquent une corpulence normale ou insuffisante (selon leurs propres indications sur leur poids et leur taille), 31 % se trouvent un peu ou beaucoup trop grosses (contre seulement 16 % pour les garçons). Pour autant, parmi les 30 % de jeunes qui déclarent faire un régime ou avoir besoin de perdre du poids, 23 % ont un poids normal ou insuffisant, les filles étant nettement plus concernées (31 %) que les garçons (16 %) [Jouret et al., 2012].

16Or, une telle insatisfaction vis-à-vis de sa propre image est susceptible de générer une détresse psychologique pouvant entraîner une anxiété et des épisodes dépressifs, ou encore des troubles des comportements alimentaires (Laure et al., 2005). Dans les données du Baromètre santé 2010, il ne paraît pas y avoir de lien notable entre la corpulence déclarée par les jeunes et certaines des pratiques alimentaires perturbées. Certes, les personnes souffrant d’obésité déclarent un peu plus souvent manger énormément que les autres, et les personnes en sous-poids se faire vomir, mais ces différences ne demeurent pas statistiquement significatives lorsqu’elles sont contrôlées par d’autres variables.

17En revanche, la peur de manger trop semble fortement conditionnée par la corpulence des jeunes. Alors qu’elle est peu évoquée par les personnes en sous-poids (8,6 % d’entre elles), elle l’est plus par les jeunes en surpoids (11,9 %) et nettement plus encore par les obèses (25,3 % d’entre eux). L’obésité ne peut être associée à l’« abandon de soi », qui serait la situation opposée du « contrôle de soi » décrite de façon omniprésente dans le processus d’entrée dans l’anorexie (Darmon, 2003), puisqu’elle se paie au prix d’une angoisse importante à l’égard de ses propres pratiques. Si, comme le soulignent les conclusions du récent rapport d’expertise publié par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), les régimes amaigrissants chez les jeunes ne sont pas sans risques tant au niveau physique que psychologique (ANSES, 2010), les situations de surpoids importants qui peuvent les provoquer non plus.

Contextes sociaux et psychologiques des troubles alimentaires

18De fait, toutes les conduites alimentaires perturbées évoquées dans le Baromètre santé 2010 (qu’elles soient expansives ou restrictives) sont liées à des indicateurs de détresse psychologique [4] importante pour les filles comme pour les garçons. Rappelons que les principaux facteurs de risque associés aux troubles du comportement alimentaire relevés dans la littérature internationale sont le perfectionnisme, en particulier s’il est associé à une faible estime de soi, ainsi que l’insatisfaction corporelle, les affects négatifs, l’impulsivité, le sentiment d’une pression sociale à être mince, l’intégration d’un idéal de minceur, ou encore des règles précoces (Stice, 2002).

19Dans le Baromètre santé 2010, les facteurs sociaux se révèlent importants dans la survenue des quatre troubles alimentaires étudiés, mais ils apparaissent d’une intensité moindre que la situation de détresse psycho logique (représentant un risque relatif de 2,8) qui s’avère également liée au cumul de plusieurs de ces troubles que nous avons observés dans un modèle ad hoc. La prégnance de cette association rappelle combien la question de l’alimentation, et de ses éventuelles perturbations, est d’ordre psychologique autant que physiologique (l’IMC par exemple, joue finalement relativement peu sur certains de ces comportements [5]). La question est manifestement sociale aussi. Même s’il est délicat de décrire précisément le milieu social d’origine des jeunes gens interrogés, il apparaît clairement qu’un indicateur aussi fruste que le revenu des parents permet néanmoins de mettre en évidence des inégalités patentes face aux comportements alimentaires et à leurs éventuels troubles. Toutes choses égales par ailleurs, les jeunes issus des milieux défavorisés (dont les foyers se situent parmi les 20 % les plus pauvres) déclarent plus souvent que les autres jeunes manger énormément sans pouvoir s’arrêter, redouter de le faire ou encore manger en cachette. En revanche, le fait de se faire vomir volontairement est un peu plus fréquent chez les jeunes issus d’un ménage dont la personne de référence est cadre, tandis que la catégorie sociale de la personne de référence du ménage ne semble pas jouer dans les autres cas. Globalement, un faible revenu apparaît lié au cumul des troubles, tandis qu’un bas niveau de diplôme et une situation de chômage semblent propices à l’apparition de ces troubles, sans que ces facteurs ressortent de façon significative lorsqu’ils sont contrôlés par d’autres variables. Le fait de résider dans l’agglomération parisienne est associé au fait de redouter de manger et à une plus grande survenue du cumul de plusieurs de ces troubles, peut-être en raison des sollicitations supplémentaires à la consommation auxquelles les grandes villes exposent les individus par rapport aux environnements plus ruraux.

20Manger en cachette est manifestement une pratique spécifiquement juvénile, mais qui n’est pas si anodine puisqu’elle est fréquemment associée à une détresse psychologique importante et le plus souvent évoquée en situation de surpoids. Plus qu’à la dissimulation dans un rapport de type conflictuel entre parents et enfants à l’adolescence, sans doute touche-t-elle à la honte qui peut étreindre ceux qui ne veulent pas dévoiler leur absence de continence alimentaire. Le fait de manger énormément, sans pouvoir s’arrêter, est surtout reconnu par les filles et plus encore lorsqu’elles sont issues de milieux défavorisés. Au contraire, les personnes qui déclarent se faire vomir parfois ou souvent ne semblent pas relever du même type de milieu : ce sont, plus que toutes autres, des enfants de cadre. Enfin, le fait de redouter de commencer à manger, même s’il ne désigne pas des pratiques mais une posture, apparaît comme un indicateur assez général qui permet de repérer la pression sociale et psychologique qui s’exerce sur le contrôle de la nourriture et qui touche davantage les adolescentes, de condition modeste, urbaines, en détresse et qui sont déjà en surpoids.

Conclusion

21À la lumière des ces résultats, il apparaît crucial de porter une attention particulière aux jeunes présentant des conduites alimentaires perturbées ou une insatisfaction de leur image corporelle, notamment parce que ces situations se révèlent très liées à des états de souffrance psychique. Comme dans le cas de l’anorexie mentale, les soins précoces et ambulatoires sont sans doute à privilégier pour la prise en charge, en favorisant la mise en œuvre d’une alliance thérapeutique incluant la famille, l’hospitalisation étant à réserver aux formes les plus sévères. Il apparaît également important d’encourager la mise en place d’actions éducatives sur la « désidéalisation » de la minceur. Dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS), une charte sur l’image du corps a par exemple été signée par divers professionnels de la mode, de la publicité et des médias en 2008, avec pour objectif de promouvoir la diversité corporelle, de protéger la santé des populations (en particulier dans le monde du mannequinat) et de sensibiliser le public à l’utilisation de l’image du corps dans le but d’éviter les phénomènes de stigmatisation et de valorisation outrancière de la maigreur (ministère de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative, 2008).

Notes

  • [1]
    Il existe désormais des questionnaires s’appuyant sur les critères de la version 4 du DSM ou sur les notions évoquées dans l’élaboration de la version 5 à venir du DSM, mais les validations opérées aux États-Unis ont révélé des qualités psychométriques et des concordances qui restent médiocres (Berg, 2012), alors même que ces instruments nécessitent un temps de questionnement long.
  • [2]
    Voir dans ce même dossier l’article d’Hélène Escalon et François Beck, « Les jeunes et l’alimentation. Des comportements sexués, évoluant avec l’âge et socialement marqués ».
  • [3]
    Dans la mesure où le Baromètre santé ne propose qu’une mesure de l’IMC établie sur la base de données déclaratives, dont on connaît bien les limites (Legleye et al., à paraître), nous devons souligner que la prise en compte de cette dimension dans l’analyse doit se faire avec précaution.
  • [4]
    Tels que mesurés par l’échelle mental health 5, issue d’une échelle de qualité de vie.
  • [5]
    L’IMC s’avère en revanche très liée au cumul de ces troubles.
Français

Les troubles du comportement alimentaire font référence à un rapport à la nourriture devenu pathologique par suralimentation et/ou sous-alimentation ou dans ses représentations. Les questions analysées portent sur les épisodes de frénésie alimentaire, sur le fait de se faire vomir volontairement, de manger en cachette et de redouter de commencer à manger par crainte de ne pouvoir s’arrêter. Ces troubles se rencontrent surtout à l’adolescence et chez les femmes. Malgré l’attention médiatique qu’ils suscitent, ils ne concernent donc qu’une faible proportion de jeunes et n’ont pas augmenté entre 2005 et 2010. Les facteurs sociaux se révèlent importants dans la survenue des quatre troubles étudiés, mais apparaissent d’une intensité moindre que la situation de détresse psychologique

Español

Conductas alimenticias perturbadas de los jóvenes

Entre factores sociales y desamparo psicológico

Los trastornos del comportamiento alimenticio hacen referencia a una relación con el alimento que se ha vuelto patológico por sobre-alimentación y/o infra-alimentación, o en sus representaciones. Las cuestiones analizadas se refieren a los episodios de frenesí alimenticio, al hecho de hacerse vomitar voluntariamente, de comer a escondidas y de temer empezar a comer por miedo a no poder parar. Estos trastornos se encuentran sobre todo en la adolescencia y entre las mujeres. A pesar de la atención mediática que suscitan, sólo afectan a una reducida proporción de jóvenes y no han aumentado entre el 2005 y el 2010. Los factores sociales se revelan importantes en el surgimiento de los cuatro trastornos estudiados, pero evidencian una intensidad menor que la situación de desamparo psicológico.

Deutsch

Störung der Ernährungsverhaltensweisen der Jugendlichen

Zwischen sozialen Faktoren und psychologischem Elend

Die Störungen der Ernährungsverhaltensweisen deuten auf ein Verhältnis zur Nahrung hin, das durch Überernährung und/oder Unterernährung oder in seinen Darstellungen pathologisch geworden ist. Die analysierten Fragen betreffen die Phasen der Fresssucht, die Tatsache, dass man ein Erbrechen selbst provoziert, heimlich isst und sich davor fürchtet mit dem Essen zu beginnen und damit nicht aufhören zu können. Diese Störungen betreffen ganz besonders die Teenager und die Frauen. Trotz der Medienaufmerksamkeit, die sie verursachen, betreffen sie nur einen schwachen Anteil der Jugendlichen und sind zwischen 2005 und 2010 nicht gestiegen. Die sozialen Faktoren erweisen sich als wichtig beim Auftreten der vier studierten Störungen, sind aber weniger prägend als die Situationen des psychologischen Elends.

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François Beck
Responsable du département des enquêtes et analyses statistiques à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et chercheur au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale et société (CERMES3, équipe CESAMES, université Paris-Descartes, EHESS, CNRS UMR 8211, INSERM U988).
Thèmes de recherche : méthodologie des enquêtes sur sujets sensibles en population générale et adolescente ; sociologie des usages de substances psychoactives ; genre et usages de drogues ; épidémiologie du sommeil et de la santé mentale.
A notamment publié
Beck F., « Le tabagisme des adolescents. Regards croisés de l’épidémiologie et de la sociologie », Médecine/science (m/s), no 3, vol. XXVII, mars 2011, pp. 308-310.
Beck F., Cavalin C., Maillochon F. (dir.), Violences et santé en France. État des lieux, La Documentation française, Paris, 2010.
Beck F., Guignard R., Obradovic I., Gautier A., Karila L., « Le développement du repérage des pratiques addictives en médecine générale en France », Revue d’épidémiologie et de santé publique, no 5, vol. LIX, 2011, pp. 285-294.
Florence Maillochon
Sociologue, chargée de recherches au CNRS, Centre Maurice-Halbwachs (équipe de recherches sur les inégalités sociales).
Thèmes de recherche : jeunesse ; genre ; sexualité ; couple ; violences.
A notamment publié
Beck F, Cavalin C., Maillochon F. (dir.), Violences et santé en France. État des lieux, La Documentation Française, Paris, 2010.
Maillochon F., « Premières relations sexuelles et prises de risque. L’éclairage des enquêtes statistiques réalisées en France », Agora débats/jeunesses, no 60, 2012/1, pp. 59-66.
Maillochon F., Sentenac M., « Relations avec les pairs », in Godeau E., Navarro F., Arnaud C. (dir), La santé des collégiens en France/2010, INPES, Saint-Denis, 2012, pp. 57-66.
Jean-Baptiste Richard
Chargé d’études et de recherche, département des enquêtes et analyses statistiques, INPES.
Thèmes de travail : enquête en population générale, addictions (alcool, drogues illicites, jeux d’argent), accidents, sommeil.
A notamment publié
Beck F., Richard J.-B., « Épidémiologie de l’alcoolisation en France », EMC. Endocrinologie-Nutrition, 2012 (article 10-384-B-10).
Léger D., Beck F., Richard J.-B. et al., « Total sleep time severely drops during adolescence. Findings from the HBSC study on a nationally representative sample of 11 to 15 years old students », PLOS ONE, no 10, vol. VII, 17 octobre 2012.
Richard J.-B., Thélot B., Beck F., « Les accidents en France : évolution et facteurs associés », Revue d’épidémiologie et de santé publique, no 2, 2013 [à paraître].
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Mis en ligne sur Cairn.info le 20/03/2013
https://doi.org/10.3917/agora.063.0128
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