1Les adolescents des territoires du Pacifique ont fait l’objet de recherches socio-anthropologiques récentes menées par des équipes américaines (Herdt, Leavitt, 1998), mais les études concernant les jeunes en Polynésie française restent relativement rares. Or ces différents territoires présentent des caractéristiques très particulières, y compris au sein même de la Polynésie française qui compte des archipels très isolés et parfois peu peuplés. Les recherches françaises menées sur ce territoire ont pu porter sur les notions d’identité culturelle (Saura, 1988 ; Brami Celentano, 2002 ; Trémon, 2007) ou sur les formes typiquement polynésiennes du passage à l’âge adulte (Grépin-Louison, 2007). Quelques autres travaux de nature plus épidémiologique ont été conduits sur la santé mentale des adolescents (Bourcier, 2001 ; Pérouse de Montclos, 2005).
2La consommation de substances psychoactives par les jeunes, qui reste l’une des principales préoccupations de santé publique en Polynésie française, a été pour sa part très peu étudiée. Parmi les formes les plus visibles, l’alcoolisation est la première cause d’accidents de la circulation (Bourcier, 2001). Afin de disposer d’éléments objectifs d’observation et d’analyse, le ministère et la direction de la Santé polynésiens et l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) ont élaboré l’Enquête sur les conduites addictives des adolescents polynésiens (ECAAP). Il s’agit d’une enquête en milieu scolaire menée en 2009 qui permet d’explorer la situation d’un point de vue épidémiologique et sociologique.
3Les principaux objectifs de cet article, qui repose sur une exploitation de l’enquête ECAAP, sont de connaître la consommation et les âges de début de consommation des différentes substances psychoactives (licites et illicites), de mesurer l’évolution de ces indicateurs depuis les années 1990 et de les comparer avec la situation en France métropolitaine. Il s’agit également, au regard du contexte socio-économique et culturel spécifique de la Polynésie française et des changements qui se sont opérés au cours des dernières décennies, d’identifier certaines caractéristiques liées à ces pratiques, afin de tirer des résultats observés des conclusions et des propositions en matière d’actions de prévention.
Méthodologie
L’enquête ECAAP a été réalisée sur l’ensemble de la Polynésie française et concernait les élèves scolarisés de la sixième à la terminale, y compris dans les centres de jeunes adolescents (CJA), les centres d’éducation aux technologies appropriées au développement (CETAD), les centres d’éducation au développement (CED) et les maisons familiales et rurales (MFR). En termes de population de référence, cela représente un peu plus de 34 000 élèves inscrits à la rentrée scolaire 2008-2009. L’enquête a été coordonnée et menée par la Direction de la santé, avec l’aide des infirmiers scolaires. Elle s’est déroulée au cours des mois d’avril à juin 2009 et a été réalisée à partir d’un échantillon représentatif de l’ensemble de la population scolarisée du secondaire en Polynésie française, composé de près de 4 100 élèves de la sixième à la terminale, répartis dans 229 classes et 61 établissements des 5 archipels du pays (Beck et al., 2011). Cette enquête est la suite logique des deux enquêtes menées en milieu scolaire en 1988 et en 1999 (Brugiroux, 2000).
Le questionnaire autoadministré a été retenu comme la solution la plus efficace pour plusieurs raisons : le respect de l’anonymat et de la confidentialité ; le coût très faible par rapport aux autres modes de collecte (du type entretien), ce qui permet d’augmenter la taille de l’échantillon à coût constant ; la bonne comparabilité avec les enquêtes polynésiennes antérieures, ainsi qu’avec les enquêtes françaises en milieu scolaire ; la bonne adaptation à l’interrogation d’une population jeune sur un sujet sensible (Beck, Peretti-Watel, 2001).
Les comparaisons avec la métropole ont été effectuées en regard du volet français de l’enquête European School Survey Project on Alcohol and other Drugs (ESPAD) menée en 2007 (Legleye et al., 2009), celles avec la Nouvelle-Calédonie à partir d’une revue de littérature récente (Beck et al., 2008), et celles avec les territoires américains du Pacifique grâce à l’enquête Youth Risk Behavior Surveillance Survey (YRBSS) menée en 2007 (Lippe et al., 2008).
Un niveau de tabagisme particulièrement élevé chez les filles
4L’expérimentation du tabac concerne 47 % des adolescents polynésiens scolarisés dans le secondaire en 2009 : 53 % des filles versus 41 % des garçons. Cet écart entre les sexes se retrouve pour l’usage quotidien (18 % des filles vs 10 % des garçons) et pour l’usage occasionnel (11 % vs 6 %). La consommation de tabac évolue nettement avec l’âge, puisqu’au-delà de 17 ans environ les deux tiers des garçons et les trois quarts des filles ont déjà essayé de fumer. L’usage quotidien de tabac concerne dans ces tranches d’âge environ deux garçons sur dix et le tiers des filles.
5Le niveau de tabagisme apparaît en hausse par rapport à 1999 où le niveau d’expérimentation était seulement de 32 %. Il en va de même de l’usage quotidien qui est passé de 5 % à 14 % en dix ans. Par ailleurs, l’expérimentation de tabac commence de plus en plus tôt. Ainsi, si en 1999, près d’un tiers des jeunes fumeurs déclaraient avoir fumé leur première cigarette avant 13 ans, ils sont la moitié aujourd’hui.
Comparaison des indicateurs de consommation de tabac en Polynésie française et en France métropolitaine à 15-16 ans

Comparaison des indicateurs de consommation de tabac en Polynésie française et en France métropolitaine à 15-16 ans
Note de lecture : à 15-16 ans, 44 % des garçons en Polynésie et 58 % en France métropolitaine déclarent avoir expérimenté le tabac, l’écart est significatif (p<0,001).6À 15-16 ans, le niveau d’expérimentation de tabac apparaît inférieur à celui observé en France métropolitaine en 2007 (53 % vs 60 %). Toutefois, cet écart ne s’observe que chez les garçons puisque les jeunes Polynésiennes ne se distinguent pas significativement des filles de France métropolitaine (65 % en Polynésie vs 61 % en France métropolitaine, un écart non significatif), les jeunes Polynésiennes constituant de ce fait une cible à privilégier en matière de prévention primaire du tabagisme.
7Le niveau de tabagisme quotidien apparaît pour sa part similaire en Polynésie française (15 %) et en France métropolitaine (17 %), mais, là encore, il est plus élevé chez les filles (20 %) que chez les garçons (10 %) en Polynésie.
8Comme cela a pu être observé en France métropolitaine, une mauvaise moyenne scolaire ainsi que l’intensité dépressive [1] apparaissent également très liées à l’expérimentation du tabac, ce qui rejoint des résultats de la littérature internationale épidémiologique soulignant que le tabac est souvent utilisé pour gérer l’anxiété ou une humeur dépressive (Le Houezec, 1998). L’usage quotidien apparaît par ailleurs toujours fortement lié à l’absentéisme scolaire et s’avère beaucoup moins fréquent dans la filière générale.
9La majorité des jeunes Polynésiens (73 %) considèrent que le tabac est une drogue. Ils sont également très nombreux (92 %) à penser que le tabac est dangereux pour la santé, et 35 % estiment son usage comme dangereux « même si ce n’est qu’une fois de temps en temps ». La connaissance des risques et notamment celle du risque addictif du tabac est donc bien présente, preuve que les messages de prévention véhiculés par les campagnes médiatiques et lors des débats animés dans le milieu scolaire sont mémorisés, mais ils ne suffisent visiblement pas à dissuader les jeunes de commencer à fumer.
Boissons alcoolisées : des usages à risque fréquents
10Les trois quarts des jeunes Polynésiens scolarisés déclarent avoir déjà bu une boisson alcoolisée au cours de leur vie. L’usage régulier d’alcool [2] ne concerne néanmoins que 7 % des adolescents. Quasi inexistant avant 13 ans, il touche 4 % des 13-14 ans, 7 % des 15-16 ans, et plus d’un jeune sur dix parmi les 17-18 ans. L’expérimentation de l’ivresse augmente également avec l’âge : elle concerne 8 % des 10-12 ans pour atteindre plus des trois quarts des jeunes au-delà de 19 ans.
11Par rapport à 1999, le taux d’expérimentation de l’alcool et de l’ivresse s’avère plus élevé, quelle que soit la classe d’âge considérée. On observe en particulier une hausse assez nette de l’expérimentation de boissons alcoolisées parmi les plus jeunes (surtout les 10-11 ans). L’âge au premier verre d’alcool semble avoir baissé sur la dernière décennie, puisque si 13 % des buveurs d’alcool avaient déclaré en 1999 avoir bu leur premier verre avant 10 ans, ils sont près d’un tiers en 2009. Globalement, 44 % des adolescents déclarent avoir déjà été ivres en 2009 contre 32 % en 1999. Sur l’ensemble des indicateurs de consommation d’alcool, les différences entre garçons et filles apparaissent particulièrement faibles.
12En Polynésie, les jeunes semblent finalement consommer moins fréquemment de boissons alcoolisées qu’en métropole, mais de manière plus excessive et avec peu de distinction entre les sexes. L’expérimentation de l’ivresse apparaît plus fréquente en Polynésie, essentiellement parmi les filles (57 % vs 45 % en métropole à 15-16 ans). Il en va de même pour les épisodes ponctuels d’alcoolisation importante : 47 % en Polynésie vs 34 % en métropole pour les filles.
13Les niveaux d’alcoolisation régulière seraient par ailleurs légèrement supérieurs à ceux observés en Nouvelle-Calédonie, chez les garçons (14 % vs 10 %) aussi bien que chez les filles (9 % vs 5 %).
14Globalement, l’usage régulier d’alcool apparaît lié à l’intensité dépressive ainsi qu’à l’absentéisme et à une scolarité marquée par des difficultés. Par ailleurs, les alcools les plus consommés par les jeunes Polynésiens sont les alcools forts, la bière et les cocktails (y compris les punchs), chacune de ces boissons ayant été consommée par presque quatre adolescents sur dix au cours du dernier mois.
15Les précédentes études menées sur le territoire avaient permis de montrer que l’alcoolisation n’est pas un sujet tabou en Polynésie française (Brugiroux et al., 2009). L’analyse sémantique de la perception de la consommation d’alcool par la population polynésienne est éloquente : en population adulte par exemple, une consommation inférieure à trois litres de bière est couramment assimilée à une absence de consommation (« ne pas boire ») et une consommation de vingt à trente verres standard à une consommation « normale », exprimée par l’expression pour le moins euphémisée « boire un coup », tandis que l’abus est souvent situé au-delà d’un seuil correspondant grossièrement à une caisse de bières (vingt bouteilles de cinquante centilitres ou vingt-quatre canettes de trente-trois centilitres). Il convient de noter que face à de telles représentations, les interventions centrées sur l’environnement social des jeunes ont déjà fait la preuve de leur efficacité (Bauman, Phongsavan, 1999).
Comparaison des indicateurs d’alcoolisation avec la France métropolitaine à 15-16 ans, par sexe

Comparaison des indicateurs d’alcoolisation avec la France métropolitaine à 15-16 ans, par sexe
16Le mode de consommation d’alcool des jeunes Polynésiens fait écho à celui de leurs parents pour lesquels la consommation d’alcool se fait sur le mode toxicomaniaque d’une recherche de l’ivresse, qui est synonyme à leurs yeux de fête (« bringue ») et d’évasion. Le produit consommé a évolué avec le temps : les alcools forts sont des boissons qui sont de plus en plus présentes dans le choix des jeunes consommateurs, facilitant l’ivresse. Les publicités diffusées en Polynésie par les fabricants ou importateurs de boissons alcoolisées, qui s’appuient sur la tradition de la fête dans la société et la place de l’alcool pour faciliter le dialogue, jouent probablement un rôle important.
17De fait, en population adulte, la consommation d’alcool reste avant tout une pratique sociale valorisée et virile : la bière de fabrication locale, boisson la plus largement consommée, est une véritable « boisson sociale », faisant partie intégrante de la tradition ma’ohi et synonyme de convivialité et de fête (Brugiroux et al., 2009). Les femmes en boivent également mais, le plus souvent, hommes et femmes ne boivent pas ensemble. Le prestige et l’autorité se mesurent à l’aune de la capacité à consommer de la bière, et plus encore à acheter, à donner et à distribuer le breuvage. Ce contexte pèse bien évidemment sur les pratiques des adolescents (Jaspard et al., 2004).
Un produit très présent dans le quotidien des jeunes polynésiens : le paka
18L’expérimentation de paka (abréviation de « pakalolo », appellation locale du cannabis) concerne 29 % des jeunes Polynésiens, soit un tiers des garçons (33 %) et un peu plus d’un quart des filles (26 %). Il existe un écart entre les garçons et les filles pour l’ensemble des indicateurs de consommation observés : usage actuel [3], 23 % des garçons et 18 % des filles ; usage récent [4], respectivement 16 % et 10 % ; usage régulier [5], 6 % et 2 %. Par ailleurs, selon le Cannabis Abuse Screening Test (CAST), échelle de repérage de l’usage problématique de cannabis (Beck, Legleye, 2005 ; Legleye et al., 2011), 13 % des garçons et 9 % des filles présenteraient un usage à risque du paka, tandis que respectivement 4 % et 3 % connaîtraient déjà un usage problématique de ce produit.
19Sur l’ensemble des adolescents polynésiens, l’expérimentation du paka est passée de 24 % à 29 % entre 1999 et 2009. En moyenne, l’âge de première consommation de paka apparaît assez stable par rapport à 1999, plus des deux tiers des jeunes en ayant pris la première fois entre 13 et 16 ans.
20À 15-16 ans, les niveaux d’usage du paka apparaissent supérieurs à ceux observés en France métropolitaine chez les filles, alors que chez les garçons les prévalences sont similaires. Ainsi, dans l’ensemble, un tiers des adolescents polynésiens de 15-16 ans (34 %) ont déjà fumé du paka et un quart (26 %) en ont fumé au cours de l’année, contre respectivement 31 % et 24 % en France métropolitaine. Il en va de même de l’usage problématique (3,6 % contre 3 % en France).
21Comparée aux territoires américains du Pacifique, la Polynésie française se situe à un niveau d’usage de cannabis proche de celui de l’île de Guam, inférieur à celui des îles de Palau et des Mariannes du Nord, où ce produit s’avère très répandu, mais nettement au-dessus de ceux de la république des îles Marshall et des Samoa occidentales. À 17 ans, tant l’expérimentation (48 %) que l’usage régulier de cannabis (8 %) sont comparables aux résultats observés en Nouvelle-Calédonie (respectivement 48 % et 7 %).
22L’usage occasionnel du paka se révèle particulièrement lié aux opportunités de contact avec ce produit. En revanche, le basculement dans l’usage problématique semble plutôt être associé à la condition sociale comme cela est également observé en France métropolitaine.
23Le paka se révèle pour finir très présent dans la vie des adolescents quel que soit leur âge, plus chez les garçons que chez les filles que ce soit par la fréquence ou par le niveau d’usage à risque ou à problème. Cette prédominance masculine était déjà marquée en 1999 où le niveau d’expérimentation du paka était presque deux fois plus élevé chez les garçons que chez les filles. La différence entre les sexes s’estompe vers l’âge de 15 ans. Les filles seraient devenues depuis quelques années de plus en plus consommatrices à ce stade de leur adolescence qui correspond aux dernières années de collège et au début des années de lycée. C’est aussi à cet âge que les filles déclarent présenter des signes dépressifs et de stress. Une corrélation entre consommation et dépression semble pouvoir être faite, d’autant plus que les principales raisons évoquées par les filles pour expliquer leur consommation sont, après la curiosité et le fait d’apprécier les sensations, l’oubli des problèmes (23 % vs 16 % pour les garçons), la tristesse (11 % vs 7 % pour les garçons), puis le stress (7,5 % vs 5 % pour les garçons).
Les autres drogues illicites très peu répandues
24Les niveaux d’expérimentation des drogues illicites autres que le paka apparaissent bien inférieurs à ceux observés pour ce dernier. Mis à part le kava [6], dont l’expérimentation concerne 3 % des jeunes Polynésiens, aucun autre produit n’a été essayé par plus de 2 % d’entre eux. Les plus expérimentés sont ensuite les produits à inhaler type colles ou solvants (1,9 %), les amphétamines (1,7 %) et la cocaïne (1,6 %), tous les autres produits n’ayant été expérimentés que par moins de 1 % des adolescents. Excepté le kava, produit absent du paysage métropolitain, les drogues illicites autres que le paka apparaissent ainsi nettement moins expérimentées qu’en France métropolitaine. Elles le sont également nettement moins que dans les territoires américains du Pacifique.
25À la différence de ce qui est observé en France métropolitaine, les écarts entre les garçons et les filles apparaissent souvent inexistants. La seule exception concerne le kava, substance dont l’expérimentation semble être une pratique particulièrement masculine. Lorsqu’elle a lieu, la découverte de ces drogues se fait majoritairement après 16 ans.
26Comme pour l’ensemble des substances psychoactives, la consommation d’une drogue illicite autre que le paka chez les jeunes est associée à l’absentéisme scolaire et au niveau de dépression. Cependant, la consommation de kava semble très peu liée aux facteurs sociodémographiques ou scolaires, à la différence des autres produits. La présence de ce produit a constitué une relative surprise pour les acteurs locaux, alors que son usage est très répandu en Nouvelle-Calédonie (Barguil et al., 2006).
27Quel que soit le produit illicite (autre que le paka), la grande majorité des élèves déclarent soit qu’il leur serait impossible de s’en procurer, soit ne pas le connaître. L’accessibilité aux drogues illicites autres que le paka apparaît de fait beaucoup plus faible qu’en France métropolitaine. Il est à noter que la consommation d’ice (amphétamines) est à un niveau assez bas (même s’il s’agit d’une des substances les plus expérimentées après le paka), probablement parce que cette expérimentation relatée par les acteurs de terrain intervient un peu plus tard dans l’adolescence, voire à l’âge adulte.
Conclusions et perspectives
28Les résultats de cette enquête apparaissent en adéquation avec les constats des professionnels de terrain côtoyant la population adolescente de Polynésie. Ils montrent que la consommation de produits psychotropes a augmenté en dix ans, marquée par une hausse plus forte chez les filles, en particulier pour la consommation de boissons alcoolisées.
29Le contexte socioculturel et économique de ce territoire peut être évoqué pour mieux comprendre les usages de substances psychoactives à l’adolescence. La situation actuelle de la Polynésie française, bien que privilégiée par rapport à de nombreuses autres îles du Pacifique, est marquée par des inégalités sociales assez nettes, en particulier depuis le ralentissement de la croissance économique observé au début des années 2000. Une enquête en population générale menée en 2009 a notamment montré que la grande majorité des Polynésiens estimait que la situation du pays s’était dégradée ces dernières années (Herrera, Merceron, 2010).
30D’un point de vue historique, plusieurs chocs culturels majeurs doivent également être rappelés. Tout d’abord, l’arrivée des navigateurs puis des missionnaires européens aux xviiie et xixe siècles, introduisant de nouvelles pratiques sociales, culturelles et religieuses, a contribué à une forme de « déculturation » de la société traditionnelle polynésienne. Cette période a été suivie par l’implantation d’une communauté chinoise contrôlant une part importante de l’activité commerciale, ce qui est toujours le cas à l’heure actuelle (Lextreyt, 2003). L’installation du Centre d’expérimentations nucléaires du Pacifique (CEP) au début des années 1960 a entraîné un exode rural massif vers Papeete (qui concentre désormais plus de la moitié de la population polynésienne), ainsi qu’une extension de l’enseignement secondaire à l’ensemble de la jeunesse polynésienne. D’autres changements culturels importants sont intervenus, pesant lourdement sur l’organisation de l’éducation des jeunes, comme par exemple l’abandon progressif de la prise en charge communautaire (ou par la famille élargie) des jeunes, ce rôle devant de plus en plus souvent être assumé par une famille nucléaire dépourvue de modèle pour élever ses enfants (Hezel, 1989).
31L’activité de l’archipel a également été impactée par l’ouverture du CEP, et ce de manière différenciée chez les hommes et chez les femmes. Alors que le développement du secteur tertiaire a accordé une place importante aux femmes, les métiers traditionnels réservés aux hommes (pêche, agriculture…) ont vu leur influence diminuer. La perte de leur statut social dominant a entraîné un repli identitaire des hommes sur les valeurs traditionnelles de la culture polynésienne. L’importance de la consommation d’alcool, bien qu’elle constitue une forme de lien social, tend à accentuer ces phénomènes (Jaspard et al., 2004).
32Les incertitudes identitaires résultant de ce contexte jouent certainement un rôle dans les conduites addictives des jeunes Polynésiens, mais celui-ci reste difficile à analyser en dehors d’un cadre d’enquête ethnologique. Cette situation se rapproche de celle connue par la jeunesse de Saint-Pierre-et-Miquelon marquée par la fin de la grande pêche à la morue, massivement au chômage, et dont l’inactivité, mise en regard des glorieux aînés pleins de bravoure, ne devient supportable qu’au prix de consommations excessives de substances qui ne sont pas sans rappeler les « bringues » polynésiennes (Castelain, 1994).
33La baisse de l’âge d’entrée dans les consommations mise en évidence dans l’enquête fait écho aux observations de terrain, laissant supposer une banalisation de ces pratiques malgré une bonne connaissance des risques encourus. Ce point est important car la précocité du premier usage d’un produit est un facteur favorisant la poursuite de la consommation et l’installation d’un usage à risque ou à problème (Windle, Windle, 2012). Il faut également noter que le niveau de consommation des Îles Sous-le-Vent est inférieur à celui des autres archipels, quel que soit le produit consommé, sans qu’aucune hypothèse ne puisse être avancée par les acteurs de terrain de ces îles. Cette constatation avait déjà été faite lors de l’enquête menée il y a dix ans en Polynésie française. Une meilleure compréhension de ce phénomène mettrait en évidence les facteurs protecteurs vis-à-vis de l’usage de substances psychoactives pour les adolescents des Îles Sous-le-Vent et permettrait sans doute d’ouvrir des axes de prévention pour les autres jeunes Polynésiens.
34Face à la constatation de l’augmentation en dix ans de la consommation de tabac, d’alcool et de paka par les adolescents polynésiens, il apparaît néanmoins que le niveau de connaissances sur les risques ne fait pas défaut, les messages de prévention véhiculés depuis plusieurs années ayant vraisemblablement été entendus. Mais ils se heurtent, dans cette société, aux pratiques bien ancrées de consommation associée à la fête, et ce, quel que soit l’âge, à la grande disponibilité des produits, mais aussi au fait que l’alcool et le cannabis apparaissent souvent comme les seuls moyens de supporter les difficultés de la vie. Les substances psychoactives font partie intégrante de la période adolescente et post-adolescente que les Polynésiens appellent parfois le taure’are’a, attitude également qualifiée d’« hédonisme subversif », au cours de laquelle se construit la masculinité, mais qui concernerait de plus en plus les filles (Grépin-Louison, 2007). Il est important, avant de se lancer dans des actions ciblant les filles, de mieux comprendre ce qui les pousse à vouloir consommer comme les garçons : place dans la société mal définie, moyen de s’imposer ou de se faire respecter, stress plus important, accès plus facile aux produits… Sur ces différents points, une analyse ethnologique approfondie serait d’une grande utilité.
35Dans le cadre du programme de lutte contre l’alcool et la toxicomanie de la Direction de la santé de Polynésie française, plusieurs pistes ont été avancées afin d’endiguer cette augmentation de la consommation des jeunes. Face aux demandes des élèves en matière d’information sur l’amélioration de la confiance en soi ou sur la gestion du stress, nos résultats confirment la nécessité de mettre en place un programme basé sur le développement des compétences personnelles et sociales pour une prévention plus large des déviances, action inscrite dans le programme de lutte contre l’alcool et la toxicomanie 2009-2013. Par ailleurs, un groupe de travail s’est récemment penché sur l’interdiction de la publicité en faveur des boissons alcoolisées ainsi que sur l’animation dans tous les archipels de séances de sensibilisation aux risques de la consommation de produits psychoactifs dès l’école primaire, à l’aide de courts-métrages réalisés par la Direction de la santé (2009).
36Les acteurs de terrain militent pour la mise en place d’actions visant à apprendre aux élèves à gérer leurs émotions et leurs frustrations dès la petite enfance, afin de les aider à ne pas basculer d’un usage simple à un usage à risque, dans un pays où la honte de parler de soi et de ce que l’on ressent est parfois très forte. C’est en ce sens que le programme polynésien de lutte contre l’alcool et la toxicomanie recommande notamment la mise en place d’un programme basé sur le développement de la confiance en soi et de l’estime de soi (Direction de la santé, 2009).
Les auteures
francois.beck@inpes.sante.fr
Chercheur à l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES) et au Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale et société (CERMES3, équipe CESAMES, université Paris-Descartes, EHESS, CNRS UMR 8211, INSERM U988).
Thèmes de recherche : méthodologie des enquêtes sur sujets sensibles en population générale et adolescente ; sociologie des usages de substances psychoactives ; genre et usages de drogues ; épidémiologie du sommeil et de la santé mentale.
A notamment publié
Beck F., Cavalin C., Maillochon F. (dir.), Violences et santé en France. État des lieux, La Documentation française, Paris, 2010.
Beck F., Obradovic I., Jauffret-Roustide M., Legleye S., « Regards sur les addictions des jeunes en France », Sociologie, no 4, vol. I, 2010, pp. 517-536.
Beck F., « Le tabagisme des adolescents. Regards croisés de l’épidémiologie et de la sociologie », Médecine/science, no 3, vol. XXVII, mars 2011, pp. 308-310.
Marie-Françoise Brugiroux
marie-francoise.brugiroux@sante.gov.pf
Médecin-chef du Centre de consultations spécialisées en alcoologie et toxicomanie (CCSAT), Direction de la santé, Polynésie française.
Thèmes de recherche : alcoologie ; tabacologie ; addictions aux produits psychotropes ; cyberdépendance.
A notamment publié
Beck F., Brugiroux M.-F., Cerf N. (dir.), Les conduites addictives des adolescents polynésiens. Enquête ECAAP 2009, INPES, coll. « Études santé », Saint-Denis, 2011.
Brugiroux M.-F., Beck F., Cerf N., Guignard R., Renou L., Richard J.-B., « Les pratiques addictives des jeunes Polynésiens », Bulletin d’informations sanitaires, épidémiologiques et statistiques, no 4, 2011, pp. 1-4.
Beck F., Brugiroux M.-F., Cerf N., Guignard R., Richard J.-B., Renou L., Spilka S., « Les jeunes Polynésiens consomment plus de substances addictives qu’il y a dix ans », La santé de l’homme, no 413, 2011, pp. 4-6.
Romain Guignard
romain.guignard@inpes.sante.fr
Chargé d’études et de recherche, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES).
Thèmes de recherche : enquêtes en population générale ; tabagisme ; addictions.
A notamment publié
Guignard R., Truong T., Rougier Y., Baron-Dubourdieu D., Guénel P., « Alcohol Drinking, Tobacco Smoking and Anthropometric Characteristics for Thyroid Cancer : a Countrywide Case-control Study in New Caledonia », American Journal of Epidemiology, no 166(10), 15 novembre 2007, pp. 1140-9.
Hitchman S. C., Guignard R., Nagelhout G. E., Mons U., Beck F., Van den Putte B., Crone M., Vries H. de, Hyland A., Fong G. T., « Predictors of car smoking rules among smokers in France, Germany and the Netherlands », European Journal of Public Health, Supplément no 1, vol. XXII, 2012, pp. 17-22.
Nagelhout G. E., Mons U., Allwright S., Guignard R., Beck F., Fong G. T., de Vries H., Willemsem M. C., « Prevalence and Predictors of Smoking in “Smoke-Free” Bars. Findings from the International Tobacco Control (ITC) Europe Surveys », Social Science and Medicine, no 16, vol. LXXII, 2011, pp. 1643-51.
Jean-Baptiste Richard
jean-baptiste.richard@inpes.sante.fr
Chargé d’études et de recherche, Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES).
Thèmes de recherche : enquêtes en population générale ; alcool ; addictions ; accidents.
A notamment publié
Beck F., Guignard R., Richard J.-B., Tovar M. L., Spilka S., « Les niveaux d’usage des drogues en France en 2010 », Tendances, no 76, juin 2011.
Costes J.-M., Pousset M., Eroukmanoff V., Le Nezet O., Richard J.-B., Guignard R., Beck F., Arwidson P.,« Les niveaux et pratiques des jeux de hasard et d’argent en 2010 », Tendances, no 77, septembre 2011.
Notes
-
[1]
Une échelle de mesure de l’intensité dépressive, l’Adolescent Depression Rating Scale (ADRS), récemment validée en France (Revah-Lévy et al., 2007), a été introduite dans l’enquête ECAAP. Sur l’ensemble de la population scolarisée, 22 % des garçons et 33 % des filles présentent un score d’intensité dépressive positif. Cette dépression peut être patente (4 % des garçons et 7 % des filles), mais elle s’avère dans une forte majorité des cas modérée (17 % des garçons et 26 % des filles).
-
[2]
Au moins dix fois au cours des trente derniers jours.
-
[3]
Au moins une fois dans l’année.
-
[4]
Au moins une fois au cours des trente derniers jours.
-
[5]
Au moins dix fois au cours des trente derniers jours.
-
[6]
Le kava est la racine d’un poivrier sauvage (Piper methysticum), originaire de Papouasie Nouvelle-Guinée et du Vanuatu. La plante est également surnommée « Narcotic Pepper » (Shulgin, 1973). Le kava est consommé sous forme de boisson : la racine est broyée, puis malaxée dans de l’eau avant d’être filtrée. Cette boisson possède des propriétés à la fois anesthésiantes, myorelaxantes, stimulantes, euphorisantes et diurétiques. Elle devient hypnotique à fortes doses. Le toxicologue allemand Louis Lewin (1970, p. 230) en a décrit les effets en ces termes : « Jamais les buveurs ne deviennent coléreux, méchants, querelleurs ou bruyants, comme cela arrive avec l’alcool. [Le kava est] un moyen d’apaiser la douleur morale. On garde le contrôle de la conscience et de la raison. » Le kava est parfois utilisé pour renforcer les effets de l’alcool et du cannabis dans un but de recherche de sensations plus intenses. Il a été introduit au cours des années 1990. De nombreux bars à kava sont aujourd’hui ouverts, sous le nom de « nakamal », en Nouvelle-Calédonie. L’essor du kava est parfois présenté comme un retour à la tradition ou comme le développement d’une « néotradition » dans divers pays du Pacifique et en particulier en Nouvelle-Calédonie.