CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Consacré par la filmographie [2], intégré dans certains répertoires musicaux, et le plus souvent attribué aux adolescents vivant dans des espaces urbains périphériques, le « parler jeune » est un thème qui ne laisse pas indifférent. Suscitant le débat dans l’espace public, il est souvent associé aux comportements supposés déviants de la jeunesse actuelle tels que la violence, les attitudes apathiques, les pratiques vestimentaires et musicales excentriques ou l’usage de psychotropes. Les discours des différents acteurs qui s’expriment à son propos (scientifiques [3], employeurs [4], adultes en général...) tendent à être relayés par les médias sur un mode problématique, contribuant ainsi à renforcer les images stéréotypées de cette variété linguistique. Pour ce qui est des représentations en milieu scolaire, la tendance serait plutôt à appréhender le parler jeune comme un délitement de la compétence linguistique et à juger ses usagers comme peu à même de souscrire aux codes du « bon français » (autrement dit du français légitime).

2Dépassant ces questions d’évaluation sociale plus que scientifique, nous nous sommes intéressés à comprendre comment les jeunes eux-mêmes perçoivent cette variété linguistique et comment elle intervient dans leur construction identitaire. Les propositions avancées dans cet article s’appuient sur les résultats d’une enquête empirique menée entre 2006 et 2008 qui visait à saisir les représentations et les pratiques déclarées de la variété dite du parler jeune. L’échantillon était composé de soixante jeunes (autant de filles que de garçons) âgés de 16 à 20 ans, vivant dans des zones urbaines et rurales de Suisse romande (cantons de Genève, Neuchâtel et Vaud), avec qui ont été conduits des entretiens semi-directifs et collectifs. L’âge, le lieu de résidence, la formation et l’origine nationale ont constitué les critères de sélection de cet échantillon qualitativement représentatif ; ils ne se sont toutefois pas révélés être des éléments explicatifs pertinents lors de l’analyse des données (Singy et al., à paraître).

3Nous montrerons ici que les jeunes font souvent appel au phénomène du code-switching (ou alternance des codes) et recourent à un usage contextualisé du parler jeune. Cela signifie qu’ils adaptent leur manière de parler selon le cadre d’interaction et respectent les conventions linguistiques sous peine d’exclusion, de moqueries ou pour éviter tout problème de communication. Ce faisant, ces pratiques participent à la construction de leur identité, que ce soit dans une prise de distance à l’égard du monde des adultes ou dans le jeu des appartenances propres aux groupes de pairs. En effet, les jeunes rencontrés modulent le langage adopté selon les contextes, estimant l’usage de cette variété linguistique comme inadéquat en présence des parents, des enseignants, des employeurs ou des collègues de travail (Singy et al., à paraître). Contrant l’idée qu’en « parlant jeune » ils en perdent leur français, notre enquête montre qu’ils ne restent pas enfermés dans cet usage de la langue, puisqu’elle est mobilisée de manière raisonnée et différenciée. La conscience aiguë de la contextualité du langage est également présente lors de relations avec les pairs et donc au sein des sociabilités juvéniles, lieu par excellence de la mobilisation du parler jeune. Cette forme de bricolage langagier montre que les différentes ressources culturelles sont manipulées dans l’échange et détournées de leur fonction première, permettant ainsi un usage conscient des pratiques linguistiques, tout en produisant des marqueurs identitaires. Ces stratégies linguistiques font usage de signes discursifs spécifiques [5]. Elles autorisent ainsi ceux et celles qui les pratiquent à exercer un jeu relationnel complexe impliquant des processus d’identification, d’exclusion, d’affiliation ou de désaffiliation qui sont au centre de l’acquisition de l’autonomie des adolescents et des jeunes adultes.

Le parler jeune : un espace d’autonomie

4Les enquêtes articulant le thème de la jeunesse et la dimension linguistique ne sont pas nouvelles, mais restent relativement peu nombreuses, notamment dans l’espace francophone (Singy et al., à paraître). Tout en montrant que les identités sociales se construisent dans et par les interactions verbales (Houdebine, 1995), les auteurs étudiant cette variété linguistique lui reconnaissent une fonction cryptique et ludique, outre qu’identitaire (Lepoutre, 1997 ; Trimaille, 2004). Les sociologues ou sociolinguistes ont effectivement souligné le rôle des joutes oratoires et le caractère ritualisé des échanges verbaux entre jeunes. Constituant une ressource ou un capital à faire valoir (Sauvadet, 2006), ces modes de communication sont par ailleurs soumis à des pressions prescriptives au sein des communautés de pratiques ou des groupes à intense sociabilité. Hétérogènes et historiquement variables, les « bandes de jeunes » se sont généralement constituées en opposition aux adultes et comme contrepoids à la culture scolaire. Les codes vestimentaires, les dispositions comportementales mais aussi le langage adopté apparaissent dès lors comme une prise de distance à l’égard des institutions, notamment scolaires, comme le montre plus particulièrement Jean-Pierre Goudaillier (2009) pour le français contemporain des cités. Toutefois – et nos résultats le confirment – le constat qui prévaut ne semble plus seulement s’adosser à une dialectique conflictuelle entre générations opposant les adultes à des sous-cultures jeunes, mais se traduit par des modalités d’allégeance diversifiées, actualisées dans des structures relationnelles variées et associées à des normes sociales plus ou moins contraignantes.

5On le sait, la transition entre l’enfance et l’âge adulte est aujourd’hui de moins en moins marquée par les jalons traditionnels (habitation indépendante, premier emploi, mise en couple). Les spécialistes tendent à parler d’adonaissants (de Singly, 2006) ou d’adulescents (Anatrella, 2003) pour indiquer qu’il existe un allongement de la jeunesse (Galland, 2011). Ces étapes étant également moins encadrées par des rites de passage, on constate un échelonnement des statuts (Roulleau-Berger, 1999) qui rend les contours de la jeunesse encore plus flous. Nous faisons l’hypothèse que, dans cette période transitoire, le parler jeune s’inscrit dans un processus de recherche d’autonomie des jeunes (de Singly, 2004 [6]) et contribue à leur construction identitaire. En effet, si la plupart des personnes interrogées nous disent adopter une pratique qui leur est propre à partir de 13-14 ans (plus rarement dès 10 ans), toutes affirment en même temps vouloir y renoncer au sortir de ce qu’elles estiment être la jeunesse. Ces résultats semblent faire écho aux travaux qui mettent en exergue la volonté des jeunes de s’autodéfinir comme catégorie spécifique (Guillaume, 1999), tout en reconnaissant la « condition passagère » de leur statut.

L’usage du parler jeune comme pratique consciente et située

6Le parler jeune permet de détourner les conventions linguistiques comme c’est le cas pour le langage écrit transmis par sms, blogs ou par le biais des réseaux sociaux virtuels (Metton-Gayon, 2009). Ce n’est donc pas un hasard s’il est désigné par nos interviewés comme « plus libre », « plus direct », « moins compliqué », « moins poli » que le « français standard », et sans cesse comparé à ce dernier dont le code est perçu comme légitime [7]. Savoir identifier les attentes sociales liées au langage n’est pas l’apanage des adultes puisque les jeunes sont conscients des risques qu’ils encourent à utiliser un langage inapproprié sur le lieu de travail, dans une salle de classe ou en famille, preuve qu’ils connaissent les règles instituées du langage. En effet, soumis à des socialisations multiples, hétérogènes et souvent contradictoires, les personnes interrogées puisent dans les différents registres qu’elles maîtrisent afin de gérer au mieux les interactions quotidiennes. Alors que la langue des adultes reste la référence du « bien-parler » et semble jouer un rôle prescriptif dans certains contextes, les formes langagières propres à la jeunesse sont légitimes, sinon attendues au sein des groupes de pairs :

7

« Il faut adapter son discours à son public, c’est-à-dire que si je suis en face d’un prof je vais pas lui parler jeune, si je suis en face d’un ami de longue date je vais pas hésiter. »
(Yann [8], 20 ans.)

8Toutefois, même au sein des sociabilités juvéniles, l’usage est nuancé et raisonné en fonction des interlocuteurs et de l’image que l’on veut donner de soi, cette dernière étant fortement dépendante des représentations et évaluations qui sont associées au parler jeune. Les propos de Laurent expriment clairement la stratégie de différenciation qu’il met en place lors de ses interactions quotidiennes :

9

« J’vais parler différemment à un ami qu’à un gars que j’connais, j’le salue, j’lui dis salut, enfin on s’connaît, mais pas plus que ça, on a jamais fait vraiment de soirée ensemble, c’est vrai que j’vais lui parler autrement. »
(Laurent, 18 ans.)

10Notons tout d’abord que l’usage du parler jeune permet de réaffirmer les liens forts entre pairs, ce qui semble fondamental pour accéder à un statut reconnu dans l’espace juvénile (Balleys, à paraître). Les jeunes interrogés affirment adapter leur langage selon la proximité affective, relationnelle ou culturelle qu’ils entretiennent avec leurs interlocuteurs. Une situation où se pratique couramment le parler jeune est, dès lors, celle qui met en scène des personnes du même âge (Bidart, 1997) et avec qui on entretient des relations fréquentes, intenses et s’inscrivant dans la durée : les amis versus les copains (Pasquier, 2005).

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« C’est surtout avec les amis de naissance, tous ceux que je tenais depuis tout petit jusqu’à maintenant, on est toujours ensemble en fait, on habitait tous le même quartier depuis tout petit. »
(Grégoire, 18 ans.)

12Plus concrètement, la mobilisation d’une pratique commune indique que l’on se trouve en terrain connu, que l’on maîtrise les codes avec la certitude d’être compris et apprécié par ses pairs (ce qui est loin d’être toujours le cas) :

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« C’est pour se différencier des autres, dire que voilà, ben là, j’suis avec mes amis, j’suis moi, j’suis libre, j’suis tranquille […]. C’est plutôt pour dire qu’on est ensemble, que un peu différents des autres, quoi ! On est ensemble, c’est nous, on a notre langage. »
(Ali, 19 ans.)

14C’est ainsi qu’un langage commun, considéré (à tort ou à raison) comme singulier, renforce d’autant la proximité symbolique au sein du cercle restreint tout en marquant ses frontières :

15

« Les petites expressions entre nous, en soirée, qu’on s’est dites, ouais, on a déconné là-dessus, et pis après ça reste, ça devient la phrase un peu mythique du groupe, c’est notre langage. »
(Adrien, 18 ans.)

16Les « petites expressions » – tout comme les salutations ritualisées (Sauvadet, 2006 ; Lepoutre, 1997) – participent aux mythes fondateurs du groupe, mettant en mots les expériences partagées. Ces moments de créativité linguistique collective renforcent la « groupalité [9] » et tendent à justifier la mise à distance des absents, qui ne peuvent dès lors prétendre à une appartenance pleine et entière.

17Une autre pratique située, propre à l’usage du parler jeune, traduit la volonté de s’inscrire dans la culture dite « jeune », de ne pas rester en marge de cette dernière, en d’autres mots de ne pas être pris pour un « bouffon ». Cette stratégie vise à répondre aux attentes des pairs (ou à ce que les individus interprètent comme telles) en utilisant consciemment certains idiomes, et en adoptant un rythme de parole ou une intonation particuliers. Au même titre que les modes vestimentaires, l’affichage de marques commerciales ou certains codes comportementaux, le langage est un marqueur identitaire fort au sein de l’espace juvénile et semble faire l’objet d’une pression collective (Pasquier, 2005) au point que l’individu se sente, pour ainsi dire, contraint de s’y conformer s’il veut en être :

18

« C’est vrai que des fois, ouais, c’est mieux de parler comme ça pour mieux s’intégrer dans un groupe, comme ça. Y en a des qui arriveraient sans faire ça, mais ouais c’est mieux des fois de faire ça, de parler un peu […], pis souvent, ben pour rentrer dans les groupes, ben faut s’habiller, faut parler, c’est un peu comme ça. »
(Federico, 16 ans.)

La gestion de l’image de soi et des interactions verbales

19À l’instar des processus de stylisation décrits par les sociologues (dont Pasquier, 2005), les jeunes rencontrés procèdent à une catégorisation de leurs contemporains à partir d’indices visibles tels que les vêtements, la musique de prédilection ou le langage adopté. Par exemple, Katia affirme que chaque style de jeunes correspond à des attributs et des manières de parler spécifiques :

20

« Les yos auront un langage plutôt agressif, les reggae men seront plutôt cool dans leur attitude et leur langage, et les hardcores produiront des phrases courtes et tranchantes. »
(Katia, 19 ans.)

21Ainsi associé à des représentations dont l’évaluation varie selon les jeunes et le contexte d’utilisation, le français contemporain participe à leurs stratégies de positionnement social. Les codes langagiers adoptés contribuent à la maîtrise de l’image de soi comme le montre Jérôme qui désire échapper à celle du bad boy :

22

« Avec les autres [ceux qui ne sont pas proches], si on commence à parler comme ça, y vont nous dire “ouais toi euh t’es de la racaille et pis tout” [imitation]. »
(Jérôme, 19 ans.)

23Par conséquent, la fonction des pratiques linguistiques (Trimaille, 2004) dépasse la simple inscription dans des groupes sociaux ; elle dépend également des univers sémantiques qui leur donnent sens. Utiliser certains idiomes associés au parler jeune peut ainsi jouer comme un faire-valoir :

24

« J’ai pas envie de me faire passer pour une, j’sais pas, intello, une fille toute sage à sa maman comme ça, j’aime bien dire “ouais la meuf elle est cool”, tout ça, j’aime bien, je parle comme ça et puis j’suis fière quelque part. »
(Jane, 16 ans.)

25En fonction de la situation de communication, on démontrera tantôt son aptitude à maîtriser le français plus légitime, tantôt son aisance à maîtriser les codes du parler jeune, les cadres de l’action donnant ainsi le ton pour se mettre en scène afin de ne pas perdre la face (Goffman, 1973, vol. II) :

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« Si j’croise quelqu’un dans la rue, je parle normalement, j’vais pas commencer à leur dire “alors ouaich cousine, euh, comment ça fahrt ?”. J’vais pas commencer à lui dire des choses comme ça, j’parle normalement, pis si j’vois par exemple qu’elle utilise des mots aussi en verlan ben là j’me dis, ah ben, j’peux aussi les employer, donc euh, là y a pas d’souci. »
(Martha, 19 ans.)

27Pour reprendre les termes d’Erving Goffman, Martha procède ici à une « séparation des publics » (Goffman, 1973, vol. I) et adopte des comportements langagiers variables en fonction de son interlocuteur et de ses attentes supposées. Au travers de cette alternance codique, elle atteste sa capacité à changer de registre langagier, à l’instar des personnes bilingues. Tout comme il semble que la pression exercée par les pairs sur les goûts musicaux, cinématographiques ou liés à la consommation de biens technologiques soit plus forte au sein des réseaux de liens faibles (Pasquier, 2005, p. 60), il semblerait que l’attente sociale quant à un usage conforme du parler jeune soit plus importante lorsque l’on se trouve face à des interlocuteurs que l’on connaît moins bien. C’est ainsi que la diversité du parler jeune est accompagnée par une pluralité de stratégies identitaires discursives que l’on peut lire en filigrane des comportements langagiers.

Le parler authentique des jeunes banlieusards : entre admiration et mise à distance

28Les jeunes interrogés semblent s’accorder sur le fait que le parler jeune tel qu’on l’entend en Suisse romande – et qui serait, selon eux, principalement diffusé par le rap – trouverait sa source dans les banlieues françaises :

29

« Ben nous, les premiers [locuteurs du parler jeune] qu’on a entendus, c’était en France, à Paris, à Marseille. »
(Grégoire, 18 ans.)

30Ils rejoignent sur ce point nombre de sociolinguistes qui se sont penchés sur la singularité sociospatiale de cette variété linguistique (Trimaille, 2004 ; Lamizet, 2004 ; Singy et al., à paraître) et qui montrent que ces représentations ne peuvent être dissociées des territoires urbains de périphérie, quitte à glisser vers une vision stéréotypée. En dépit de sa relative hétérogénéité, le parler jeune est le plus souvent associé par les Suisses romands à une catégorie de locuteurs idéaux-typiques, par rapport auxquels il s’agit de se positionner. Même si nos répondants sont d’accord pour dire que le rap constitue un vecteur identitaire pour de nombreux jeunes puisqu’il opère un retournement de stigmate, à l’avantage des jeunes de périphérie, ils se distancient de cette pratique langagière lorsque l’enjeu touche leur propre personne. C’est le cas lorsque ce langage est jugé trop vulgaire ou lorsqu’il est attaché à la catégorie quelque peu fantasmée des « banlieusards » dont les attitudes apparaissent comme trop familières ou irresponsables.

31Sont également objets de vives critiques les jeunes Suisses qui tendent à forcer un accent emprunté, qui « surjouent » et adoptent une attitude jugée artificielle [10], ce qui peut être interprété comme une infraction aux normes d’identité (Goffman, 1973). Comme d’autres interviewés, Fabien porte un regard cynique sur eux :

32

« Le gars qui veut vraiment se donner l’air gros caïd alors qu’on sait tous que c’est, que c’est un gars super sage, qui vit encore avec les parents, enfin voilà, j’trouve ça va pas ensemble. »
(Fabien, 20 ans.)

33Ce qui est porté au jugement ici, c’est l’impossibilité de se revendiquer comme des locuteurs légitimes et de faire la preuve d’une expérience authentique, élément, par ailleurs, considéré comme fondamental pour fonder des relations amicales et intimes (Balleys, à paraître). Alors que la majorité des jeunes Suisses rencontrés utilisent des codes langagiers qu’ils estiment relever du parler jeune, ils se distancient de la fraction de la jeunesse qui en est à l’origine. Ce phénomène est, de plus, analogue – mais dans une forme inversée – à ce qui a été observé chez les jeunes issus de la classe populaire à l’égard d’une certaine jeunesse dorée.

34Qu’ils soient mis à distance ou qu’ils suscitent un certain attrait par leur mode de vie contestataire ou par l’expression de leur virilité (surtout pour les interviewés masculins), les jeunes vivant dans les milieux urbains précités sont considérés comme les locuteurs authentiques du parler jeune. Copier des locuteurs jugés compétents inspire un sentiment d’insécurité linguistique chez certains jeunes interrogés. Ce concept, emprunté aux sociolinguistes, rend compte du rapport ambivalent que certains individus entretiennent avec la diversité de leurs codes linguistiques, manifestant tantôt une valorisation de leur régiolecte, tantôt une dépréciation de ce dernier (Singy, 1996). En l’occurrence, cela se traduit par le fait que les jeunes Suisses se perçoivent comme moins performants, manquant d’originalité et de maîtrise dans leur manière de parler :

35

« Si j’amène mon hypothèse que le français jeune vient des banlieues françaises et de la France, c’est vrai que, à ce niveau-là, on a rien inventé. Et c’est vrai que ça peut être intimidant de parler avec des Français qui ont l’habitude et qui ont peut-être plus la pratique de ce langage. »
(Assan, 18 ans.)

36Métaphoriquement, les Romands ne seraient donc pas autant « à la page » que les jeunes Français, tentant maladroitement de les imiter, certains estimant même que le parler jeune de Suisse consisterait en un français un peu « bidouillé ». Paradoxalement, les compétences linguistiques que l’on reconnaît à certaines catégories de la jeunesse française vont parfois de pair avec une vision misérabiliste de cette dernière et rendent compte du sentiment de certains jeunes Romands d’être, somme toute, des privilégiés :

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« J’ai l’impression justement que c’est des gens qui n’ont pas les moyens et tout ça, alors que les jeunes Romands, mais j’veux pas dire, mais ils ont les moyens et y se sentent peut-être un peu, j’sais pas, on se sent toujours un peu bizarre quand nous on a les moyens et les autres ils en ont pas. »
(Virginie, 19 ans.)

38Sans être en mesure de donner des interprétations plus fines et approfondies de ce rapport ambivalent, nous pouvons dire que les frontières entre les groupes sociaux, les sous-cultures ou les jeunesses nationales – même s’ils ne sont pas toujours clairement définis et identifiés – n’en demeurent pas moins relativement peu perméables.

Conclusion

39Le rapport que les jeunes Suisses romands entretiennent avec le français contemporain (appelé ici « parler jeune ») montre qu’ils mettent en œuvre des stratégies linguistiques différentes selon les contextes, les types d’interactions et les publics en présence. Les jeunes peuvent ainsi, au cours d’une même journée, être conduits à côtoyer une multitude d’acteurs (parents, enseignants, employeurs, pairs ou amis) et adapter, plus ou moins consciemment et finement, leurs comportements langagiers. L’originalité de ces résultats se situe dans le fait que les significations attribuées au langage et les images qui lui sont associées guident les pratiques qui répondent à des exigences relationnelles ou identitaires, telles que l’affiliation au groupe d’amis, la soumission au conformisme des pairs, l’adaptation à une situation d’interaction spécifique ou la gestion de la présentation de soi dans le cadre des sociabilités juvéniles. Par ailleurs, nombreux sont ceux qui oscillent entre deux pôles, alors que le parler jeune est associé aux « jeunes des cités françaises » : d’une part, ce langage séduit par l’imaginaire qu’il véhicule et, d’autre part, il se réfère à des catégories de locuteurs dont l’image dépeinte est plutôt dévalorisée. S’observe alors un mouvement dialectique de séduction et de distanciation à l’égard du « vrai » parler jeune qui met à l’épreuve l’authenticité (langagière) des Romands et qui se traduit parfois par un sentiment d’insécurité linguistique.

Notes

  • [1]
    Projet « Les jeunes de Suisse romande face à leurs langues » financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS) : professeur Pascal Singy (requérant principal, université de Lausanne), professeure Francesca Poglia Mileti (corequérante), Céline Bourquin, Patrick Ischer et Ema Zalla (collaborateur/trices scientifiques).
  • [2]
    Voir L’Esquive d’Abdellatif Kechiche (2004) ou La Haine de Mathieu Kassovitz (1995).
  • [3]
    Lorsque les résultats de notre enquête ont été rendus publics dans les médias, les articles insistaient sur le « parler racaille [sic] des jeunes Romands ».
  • [4]
    Une enquête conduite auprès du patronat suisse romand et publiée dans la revue suisse Bilan (Lugon Zugravu, 2005) révèle que les employeurs se plaignent des lacunes au plan de l’écrit et de l’oral des jeunes et de leur « manque de savoir-vivre, de discipline ».
  • [5]
    Le parler jeune est constitué, selon les linguistes, de procédés formels tels que la verlanisation, l’aphérèse et l’apocope (mots tronqués), la métaphore et l’emprunt aux langues de l’immigration.
  • [6]
    L’auteur définit l’autonomie comme « la capacité d’un individu à se donner lui-même sa propre loi, à se construire une vision du monde » (de Singly, 2004, p. 261).
  • [7]
    La désignation « parler jeune » n’est pas toujours spontanément employée par les jeunes, mais tous reconnaissent l’existence d’un langage qui leur est propre.
  • [8]
    Tous les prénoms des enquêtés sont fictifs.
  • [9]
    Cette expérience linguistique donne à voir l’articulation entre la « connexité » (attaches relationnelles) et la « communalité » (partage d’un attribut commun) qui, prises ensemble, rendent compte du sentiment d’appartenir à un groupe commun et solidaire, exprimé par le concept de « groupalité » (Brubaker, Junka, 2001, p. 79).
  • [10]
    Selon certains, « ils exagèrent », « se la jouent cool en parlant verlan », « en font trop », « jouent aux gros durs », « se donnent un genre » ou encore « se croient dans les banlieues ».
Français

Résumé

Fruit d’une enquête qualitative réalisée dans la région francophone de Suisse, cet article montre que la plupart des adolescents recourent au « parler jeune ». Considéré comme inadéquat avec les adultes, il est le propre des sociabilités juvéniles, mais adopté de manière différenciée et raisonnée. Les usages de cette variété linguistique – souvent associée à l’image stéréotypée des « jeunes de banlieues françaises » – donnent à voir comment les jeunes s’affilient aux différentes catégories de la jeunesse, se conforment à la pression collective ou gèrent leur image de soi.

Español

La “jerga joven” en el seno de las sociabilidades juveniles

Prácticas ubicadas, representaciones y gestión de la imagen de sí mismo

Resumen

Fruto de una encuesta cualitativa realizada en la región francófona de Suiza, este artículo muestra que la mayoría de los adolescentes recurren a la “jerga joven”. Considerado como inadecuado con los adultos, es propio de las sociabilidades juveniles, pero adoptado de manera diferenciada y razonada. Los usos de esta variedad lingüística – a menudo asociada a la imagen estereotipada de los “jóvenes de suburbios franceses” – permiten ver cómo los jóvenes se afilian en las distintas categorías de la juventud, se conforman a la presión colectiva o gestionan su imagen de sí mismo.

Deutsch

Das « jugendlich Reden » innerhalb der jugendlichen Geselligkeiten

Ermittelte Praktiken, Vostellungen und Führung des Selbstgefühls

Zusammenfassung

Ergebnis einer in der französisch sprechenden Region der Schweiz durchgeführten qualitativen Untersuchung zeigt dieser Artikel, dass die meisten Teenager « jugendlich reden ». Als unangebracht mit den Erwachsenen betrachtet ist dieses Reden das Kennzeichen der jugendlichen Geselligkeiten aber differenziert und durchdacht angenommen. Die Benutzungen mit dem Stereotyp der « Jugendlichen der französischen Vorstädte » verbunden – zeigen, wie die Jugendlichen den verschiedenen Kategorien der Jugend beitreten, sich dem kollektiven Druck anpassen oder ihr Selbstgefühl führen.

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Francesca Poglia Mileti
Professeure associée de sociologie au département des sciences sociales de l’université de Fribourg (Suisse).
Thèmes de recherche : la migration et les relations interethniques ; la jeunesse ; le travail ; la politique.
A notamment publié
Plomb F., Poglia Mileti F., « Individual Expressions of Right-Wing Extremism : Understanding the Affinity to Radical Populism in Observing the Changes in the Work Field – the Case of Switzerland », in Flecker J. (dir.), Changing Working Life and the Appeal of the Extreme Right. A Variety of Approaches, Ashgate, Londres (Angleterre), 2008.
Plomb F., Poglia Mileti F., Streckeisen P., « Von der Chemie der Arbeit zum Siegeszug des Populismus », in Butterwegge C., Hentges G, Meyer M. (dir.), Arbeitswelt und Rechtspopulismus. Sozioökonomischer Wandel, individuelle Reaktionen und die Hinwendung zur extremen Rechten, Leske + Budrich, Köln (Allemagne), 2007.
Poglia Mileti F., « Les catégories de la migration. Enjeu social ou référent identitaire ? », Revue suisse de sociologie, no 1, vol. XXVI, 2000, pp. 3-35.
Patrick Ischer [1]
Collaborateur scientifique à l’Institut de sociologie de l’université de Neuchâtel et visiting scholar à The New School for Social Research (New York, États-Unis).
Thèmes de recherche : recherche sur le « travail au noir » et mémoire de master sur la reconversion d’usines en logements ; thèse de doctorat sur les socialisations esthétiques mobilières et immobilières et la manière dont les goûts en matière d’habiter sont négociés au moment de la mise en ménage des jeunes couples.
A notamment publié
Heim J., Ischer P., Curty G., Hainard F., « Informal Work and the Penalization of Individual Responsibility : The Swiss Case », in Suter C. (dir.), Inequality Beyond Globalization. Economic Changes, Social Transformations, and the Dynamics of Inequality, World Society Studies, vol. X, 2010, pp. 291-310.
Ischer P., « Le rôle des promoteurs immobiliers dans la reconversion d’usines en logements à La Chaux-de-Fonds », Géo-Regards. Revue neuchâteloise de géographie, no 1, pp. 81-93, 2008.
Ischer P., La reconversion d’usines en logements à La Chaux-de-Fonds. Durabilité d’un processus, motivations des acteurs, Éditions universitaires européennes, Sarrebruck (Allemagne), 2010.
  • [1]
    Projet « Les jeunes de Suisse romande face à leurs langues » financé par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNRS) : professeur Pascal Singy (requérant principal, université de Lausanne), professeure Francesca Poglia Mileti (corequérante), Céline Bourquin, Patrick Ischer et Ema Zalla (collaborateur/trices scientifiques).
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/02/2012
https://doi.org/10.3917/agora.060.0009
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