CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En sociologie, la sexualité est souvent appréhendée comme un effet du genre, c’est-à-dire un ensemble de pratiques et de représentations qui reflètent les manifestations de la domination masculine et des normes auxquelles les individu·e·s doivent se conformer pour se voir reconnaître une place dans un groupe de sexe (homme/garçon, femme/fille). La sexualité est ainsi perçue comme le produit de rapports sociaux (notamment de sexe, mais aussi d’âge, de classe, de race) auxquels elle serait « subordonnée » (Godelier, 1982) et dont elle se contenterait de réfléchir les variations. À rebours de cette conception, on partira de l’idée que la sexualité contribue à fabriquer le genre : parce qu’elle est à l’origine de l’identification des individu·e·s à un sexe, et un seul, dans un rapport antagonique et complémentaire avec un autre sexe, et un seul autre. Le primat normatif de l’hétérosexualité, appelé aussi « hétéronormativité [1] » (Butler, 2005), conduit chaque personne à devenir, de façon le moins ambiguë possible selon les critères de l’époque et du lieu, fille ou garçon, femme ou homme. Ainsi que l’écrit Gayle Rubin : « Le genre est une division des sexes socialement imposée. Il est le produit des rapports sociaux de sexualité. Les systèmes de parenté reposent sur le mariage. Ils transforment donc des mâles et des femelles en “hommes” et en “femmes”, chaque catégorie étant une moitié incomplète qui ne peut trouver la plénitude que dans l’union avec l’autre. [...] Loin d’être l’expression de différences naturelles, l’identité de genre exclusive est la suppression de similitudes naturelles. Et ceci exige la répression : chez les hommes, de ce qui est la version locale (quelle qu’elle soit) des traits “féminins” ; chez les femmes, de ce qui est la définition locale des traits “masculins”. » (Rubin, 2011, p. 48.) La sexualité se conjugue à d’autres instances fabriquant le genre, notamment le travail (Delphy, 2001), pour faire advenir hommes et femmes, filles et garçons, selon des logiques séparées et asymétriques.Le concept d’hétéronormativité est plus souvent mobilisé dans le cadre de travaux consacrés aux personnes homosexuelles, bisexuelles, transsexuelles ou transgenres. Il est pourtant tout à fait valide pour l’étude des hétérosexuel·le·s puisque la réalité qu’il décrit agit sur tout le monde, tous sexes et toutes sexualités confondus. Non seulement l’hétéronormativité façonne le rapport différencié de toutes les filles et de tous les garçons à la sexualité, mais elle constitue aussi un ensemble de normes en fonction desquelles se construisent leurs identités sexuées et sexuelles pour l’ensemble de leur vie. C’est pourquoi je m’y réfère pour analyser l’entrée dans la sexualité et la conjugalité, hétérosexuelle dans l’écrasante majorité des cas, de jeunes que j’ai rencontrés au gré de deux enquêtes de terrain successives : la première, entre 2002 et 2005, dans des cités d’habitat social de la banlieue parisienne ; la seconde, entre 2008 et 2011, dans des villages à cheval sur les régions Centre et Pays de la Loire. À chaque fois, j’ai mené des entretiens, le plus souvent individuels, avec des filles et des garçons ayant entre 15 et 20 ans, et appartenant aux classes populaires [2] ; je me suis rendue sur les lieux pendant deux ans et demi pour la première enquête, pendant trois ans pour la deuxième, afin d’inscrire les discours dans une observation ethnographique longue [3]. J’envisage l’entrée dans la sexualité et/ou la conjugalité de ces jeunes comme un espace d’observation des effets de l’hétéronormativité sur leurs représentations/pratiques des sexes et de la sexualité, et plus largement sur leurs façons d’être au monde – puisqu’on ne peut pas occuper une place dans la société qui ne soit définie par le genre.

2Il y a deux façons d’analyser le matériau ainsi recueilli : soit mettre au jour les variations des pratiques conjugales et sexuelles des enquêté·e·s en fonction de leurs caractéristiques sociales respectives, soit dégager les logiques communes à tou·te·s [4]. Ces deux préoccupations sont au centre de mes recherches, mais je privilégierai dans ce texte la deuxième – je me concentrerai sur une lame de fond qui, d’hier à aujourd’hui, des banlieues parisiennes aux villages étudiés, persiste à organiser les relations sociales en dépit de leurs évolutions et différences : l’ordre hétérosexuel. L’hétéronormativité est sa règle ; l’existence de groupes de sexe (hommes/garçons et femmes/filles), séparés et hiérarchisés, sa principale manifestation. Sur mes terrains d’enquête, cet ordre s’actualise de nombreuses façons, et notamment au travers de deux figures régulièrement convoquées dans les propos que les jeunes échangent entre eux ou avec moi : la « pute » et le « pédé ». Ces deux figures servent à nommer les stigmates (Goffman, 1975) susceptibles de s’abattre sur les filles et les garçons dont la mise en scène du sexe et de la sexualité ne correspond pas à ce qui est attendu d’elles ou d’eux. Je m’attacherai dès lors à montrer, au travers de ces figures repoussoirs, comment se construisent au quotidien les contours des groupes de sexe auxquels les jeunes sont sommés d’afficher leur appartenance.

Un garçon doit être à la hauteur de son sexe

3Sur mes deux terrains d’enquête, ne pas être conforme aux normes de genre ne fait pas courir le même risque aux filles et aux garçons. Ainsi, la première cause d’exclusion pour les filles, c’est qu’on puisse les imaginer sans entrave sexuelle, se laissant aller à une sexualité visible, active et en dehors de cadres contraignants ; la première cause d’exclusion pour les garçons, c’est qu’on puisse douter de leur virilité.

4Les insultes qui ont cours dans les cités d’habitat social, et que l’on retrouve pour partie à la campagne (à l’identique ou avec des variantes lexicales) sont très révélatrices de ces deux risques. Les garçons peuvent être traités de « racailles », de « bouffons », de « crevards », de « canards », de « lovers », de « pédés », etc., autant de catégories qui ne renvoient qu’à un seul axe de lecture, celui de la binarité du genre : les garçons ainsi désignés sont plus ou moins virils, plus ou moins aptes à entrer dans la catégorie des « vrais » hommes. Les filles, elles, n’ont la possibilité d’être identifiées qu’à deux catégories déterminées par la moralisation de leur sexualité : être des « putes » ou des « filles bien ». Leur valeur dépend de leur vertu.

Le « pédé » : la figure repoussoir des garçons

5Dans les propos des garçons, le « pédé » apparaît comme le pôle répulsif. Le terme désigne tout garçon ayant des rapports sexuels avec des garçons mais aussi, par extension, une figure déviante susceptible de décrire tout garçon non conforme aux normes de virilité. Dans la mesure où, pour être reconnu comme appartenant au groupe des garçons, il est attendu de chacun qu’il soit fait d’un seul bloc, dans lequel genre, sexe et désir coïncident (Butler, 2005), le fait d’avoir des rapports sexuels avec une personne du même sexe et le fait de ne pas se montrer suffisamment viril dans la vie quotidienne sont perçus comme relevant du même type de déviance : un garçon homosexuel souffre nécessairement d’un défaut de virilité et, inversement, toute distance aux démonstrations de virilité selon les codes sociaux en vigueur est rapportée à la figure du « pédé ». L’homosexuel est le spectre du « pédé », parce qu’il incarne, du côté des garçons/hommes, la transgression la plus forte de l’ordre hétérosexuel : désirant des garçons/hommes, il remet en cause la croyance selon laquelle les sexes seraient naturellement complémentaires (confondant sexualité humaine et reproduction). Or ce qui est au fondement de l’identité masculine [5], c’est d’être non seulement différente mais opposée à l’identité féminine. Qu’est-ce qu’un garçon ? Tout sauf une fille – répondent les garçons, dans les cités d’habitat social comme à la campagne. Le « pédé » représente un garçon qui usurpe son identité de genre et donc le droit d’être considéré comme un garçon à part entière.

6Sur mes terrains d’enquête, l’injonction hétéronormative prend principalement deux formes. Elle se fait sanction à l’égard des garçons étiquetés comme « pédés », ponctuellement ou durablement : parce qu’ils ne sont pas assez virils au regard des critères de leurs comparses, c’est-à-dire qu’ils n’aiment pas le football ou les voitures et autres mobylettes, ne fument pas de shit ou ne boivent pas d’alcool, ne savent pas vanner, sont hostiles à toute forme de violence physique, ne semblent jamais avoir de petite amie ou sont « puceaux » à un âge considéré comme trop avancé, ont des amies filles plus que des amis garçons, ou pire, parce qu’ils ont été pris en flagrant délit (réel ou fantasmé) d’échange sexuel avec une personne du même sexe [6]. La sanction va de l’ostracisme à l’insulte, du harcèlement à la violence physique.

7Mais l’injonction hétéronormative ne s’exprime pas que dans l’extrême et la stigmatisation directe d’un individu : elle s’immisce dans les interactions les plus ordinaires de la vie quotidienne au cours desquelles les copains s’inquiètent et se rassurent mutuellement de leur respectabilité sexuelle. Humour, forfanterie et sarcasmes se multiplient au gré des journées ou des soirées passées ensemble.

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« [Journal de terrain, Sarthe, septembre 2010 ; je suis avec Anthony, 15 ans, et Christophe, 17 ans, dans un square ; un garçon salue de loin Anthony d’un mouvement de la main.]
Anthony : Ah le pédé !
Christophe [au garçon qui s’approche] : T’as pas des manières de pédé, toi ??? [Il rit.]
Le troisième garçon : Pauvre con ! [Il ne rit pas.]
Christophe : Non mais tu fais “coucou” comme un pédé, c’est pour ça que je te demande !! [Il rit.]
Le troisième garçon : Je viens dire bonjour à Anthony.
Anthony : Non, je suis pas pédé, hein ! [Le garçon poursuit sa route.] »

9Le moindre geste est interprétable comme un geste dévirilisant, et le contact physique comme un contact potentiellement sexuel. Cette scène est si commune qu’elle peut s’observer plusieurs fois dans une même journée, en gardant les mêmes acteurs ou en en changeant. Ce qu’il faut, c’est au moins deux garçons en présence. Les mots doivent être prononcés avec la plus grande désinvolture, ils sont l’occasion pour les pairs de rappeler leur surveillance et pour chacun de faire la démonstration de sa respectabilité. La répétition et l’accumulation de ces saynètes dans la vie quotidienne des garçons constituent un espace de socialisation fort, fait de souvenirs humiliants ou victorieux, façonnant leur façon de dire et de montrer leur identité de genre, délimitant enfin leur place au sein de leur groupe de sexe dont l’exclusion symbolique est un risque (presque) toujours possible.

La vertu sexuelle des filles : un enjeu de virilité pour les garçons

10En entrant dans la vie amoureuse, les jeunes entrent dans un nouvel espace de contrôle au sein de leur quartier ou de leur village. Les filles notamment font l’objet d’un regard réprobateur a priori constant, leur sexualité constituant une clé de voûte de l’ordre social. Et les garçons sont obligés par l’ensemble des garçons et par l’ensemble des filles d’exercer ce regard réprobateur, la sexualité des filles étant pour eux un enjeu d’affirmation de leur virilité.

11Dans les cités, cette expérience s’incarne notamment dans la relation grand frère/petite sœur : la figure du « grand frère », que tous les grands frères biologiques sont loin d’endosser, de même qu’elle peut être assumée par un jeune oncle ou un cousin, est une figure centrale dans la socialisation amoureuse des filles. « Grand frère » et « petite sœur » sont deux entités interdépendantes (Clair, 2005a). La démonstration de virilité de l’un (et donc une part importante de sa force sociale) reposant sur la vertu de l’autre et réciproquement. Cette relation est notamment centrale dans la sphère publique du quartier par le biais de ce que les jeunes appellent « la réputation » qui constitue un étiquetage péjoratif des filles en fonction de leur degré de vertu supposé. Cet étiquetage, plus que la condamnation d’actes transgressifs de la part des filles au vu des normes régissant leur sexualité dans la cité, est en fait la condamnation de propriétés sociales relatives à l’appartenance de sexe, au fait d’avoir ou non un grand frère et à l’appartenance communautaire. Imputer une « réputation » à une fille, c’est la rappeler à l’ordre des normes de genre et donner l’impression d’instituer une catégorisation fondamentale entre « filles bien » et « putes » (Clair, 2005b).

12Si le « grand frère » dans les villages où j’ai enquêté n’existe pas, en revanche, les mères et les petits copains prennent en charge les fonctions assurées publiquement par le « grand frère » et clandestinement par le petit copain dans les cités. Les premières s’affairent à la surveillance familiale de la vertu des filles, au moyen notamment de la surveillance de leur contraception (Clair, 2010) ; les seconds qui, au contraire des garçons de cité, entretiennent des relations sentimentales et sexuelles ouvertement, travaillent de leur côté à rappeler leurs copines à l’ordre du couple et de la bonne tenue sexuelle, faisant valoir leur « droit de propriété » sur elles (Guillaumin, 1992), et préservant du même coup leur propre image conjugale, et donc de genre.

13La dépendance fonctionne dans les deux sens : la vertu des filles confirme la virilité des garçons ; en miroir, la virilité des garçons offre une garantie de bonne image sexuelle aux filles, qu’elles soient instituées « filles bien » par des grands frères respectés pour leur virilité, ou par des partenaires formant avec elles des couples connus qui rendent possible leur sexualité en même temps qu’ils la délimitent. Ce qui fait dire à Floriane, sur le point d’aller en boîte de nuit avec son copain, alors que nous sommes toutes les deux devant sa penderie ouverte : « La minijupe, pas en boîte, ça fait pute ; ailleurs, ok, mais pas en boîte. » Floriane, en pantalon moulant blanc, ne manquera pas d’éloigner les garçons une fois sur la piste en prononçant la phrase magique que toutes ses copines dégainent à longueur de samedis soir, non pas « laisse-moi tranquille, je ne veux pas », mais « laisse-moi tranquille, y’a mon mec derrière ».

Une fille doit échapper à son sexe

14Cela dit, en régime hétérosexuel, s’il existe une interdépendance entre vertu et virilité, comme il existe une complémentarité entre les sexes, interdépendance et complémentarité ne signifient pas réciprocité. Alors que les garçons doivent faire la preuve de leur masculinité, les filles n’ont pas à être à 100 % des filles dans l’ensemble de leurs interactions : les « garçons manqués » sont nombreux, et ils n’ont aucun équivalent du côté des garçons, les « vrais ». De même, alors que les filles doivent faire la preuve de leur vertu, les garçons n’ont pas toujours à être vertueux, ce n’est pas là que se situe leur impératif de sexe. Pour une raison connue : en même temps que l’ordre hétérosexuel enjoint à la différenciation entre les sexes, il ordonne leur hiérarchisation. Les figures repoussoirs des deux sexes ne sont pas symétriques parce que le rapport entre eux est asymétrique. Ainsi que le dit Kamel [7], durant l’été 2002, à propos des filles qui sont quittées après avoir eu des rapports sexuels :

« Si [la meuf [8]], elle l’a fait avec un keum [9] et puis voilà, le keum, il s’est foutu de sa gueule et elle, elle est pas taspé [10], ben, c’est pas de sa faute [à elle]. Mais si c’est elle qui veut pareillement et qu’après, elle se fait jeter : c’est une teupu [11]. »
Il s’agit pour les filles de ne pas « vouloir pareillement » : dans cette expression, se lisent à la fois l’obligation de la différenciation (« pareillement »), de la hiérarchisation (« vouloir pareillement ») et la légitimité de la sanction sociale en cas de non-respect de l’ordre hétérosexuel.

De la cité au village, l’identité féminine au croisement du sexe et de la sexualité

15Pour montrer plus en détail cette deuxième dimension, je partirai de deux scènes de terrain, frappantes par leur similitude. J’ai déjà reproduit la première ailleurs : elle est extraite d’un entretien mené en 2002 auprès d’Aïcha, une jeune fille de 15 ans (Clair, 2005a). Je la mobilise à nouveau ici parce qu’elle est particulièrement révélatrice de l’opposition des deux figures citées précédemment et parce que lorsque j’ai vécu la seconde scène, présentée ici à la suite de la première, dans un village d’Indre-et-Loire, quelques années plus tard, j’ai immédiatement pensé à cet entretien avec Aïcha. La raison en est évidente à la lecture :

16

« [Entretien avec Aïcha, 15 ans, le 13 novembre 2002, cité du Theil en banlieue parisienne.] Je sais que y’a des gens qui m’aiment pas. Peutêtre des meufs… y’a des meufs qui m’aiment pas… parce que je suis le genre de meuf qui dit : “Écoute-moi bien ! ”, je vais lui dire ce que j’ai à lui dire, en face. Et y’a des gens, ils aiment pas, et des gens, ils aiment bien. Maintenant, c’est mon caractère, je reste comme ça… Mais j’ai pas une réputation de salope… Je suis plutôt le bonhomme… La bonne copine des gars, quoi. Les gars, ils m’aiment bien : ils trouvent que je suis un peu un bonhomme, quoi. Je suis leur bonne copine, mais… je suis un peu efféminée-garçon : je sais faire efféminée quand je vais avoir un copain et je sais rester garçon quand je dois me faire respecter. »
« [Journal de terrain, le 11 novembre 2008, dans un village d’Indre-et-Loire.] Cet après-midi, Léa (17 ans) et Floriane (16 ans) se remémorent leurs années collège (cette dernière les regrette), rigolent beaucoup et regardent les photos de classe. Du coup, Floriane me les montre : je dois la trouver sur chaque photo. Je remarque que sur la photo de sa première 5e, elle est en pantalon noir, avec une chemise bleue, les jambes écartées et les mains sur les genoux (une position qu’elle a souvent sur les photos antérieures, les mains surtout sont presque toujours dans la même position) ; sur la photo de sa deuxième 5e, ce n’est plus la même Floriane : raie sur le côté, boucles d’oreille, jeans moulants, mêmes chaussures, jambes croisées et mains croisées sur les genoux. Comme je suis en train d’expliquer en quoi consiste mon travail, et notamment un entretien, je dis que pour moi ce changement est significatif, que si j’étais en entretien avec Floriane, je la ferais parler de ça… et d’ailleurs je lui demande : “Mais qu’est-ce qui s’est passé entre ces deux années ?” Elle s’étonne du changement, qu’elle n’avait pas remarqué, et me donne un début d’explication : “Tu vois, sur la première photo, je n’ai pas de copain ; mais sur la deuxième, mon copain, il est là [elle le pointe du doigt].” C’est alors que Jérôme (17 ans, avec qui Floriane est en couple depuis un an et demi), assis à côté de moi, ajoute l’air de rien et en rigolant : “Sur la première photo, c’est un bonhomme ; sur la deuxième, une pute.” »

17La première chose qui retient l’attention dans cette seconde scène, c’est la centralité de la sexualité dans l’échange, alors même qu’il n’en était pas question jusque-là dans la conversation : d’abord lorsque Floriane explique que c’est parce qu’elle est entrée dans un couple hétérosexuel qu’elle s’est féminisée d’un coup ; ensuite lorsque son copain, Jérôme, oppose de façon aussi naturelle le « bonhomme » et la « pute ». Ce type de scène suggère qu’on ne peut pas étudier la sexualité seulement comme un lieu où s’exprimerait le genre, seulement comme une pratique qui en révélerait des manifestations plus ou moins changeantes au cours des époques et des milieux sociaux. Le fait que Floriane rattache spontanément son changement d’apparence à l’existence dans sa vie d’un copain, et que son copain au moment de l’enquête associe le jeu de la féminité adolescente à un jeu de « pute » révèle que la sexualité est un foyer du genre et pas seulement un lieu de son expression. On retrouve dans les propos d’Aïcha la même association entre identité sexuée (être une fille virile) et identité sexuelle (être une salope), ainsi que les effets sur les deux d’être ou non en couple.

18Si être un garçon, c’est tout sauf être féminin, alors qu’est-ce qu’être une fille ? Certainement pas tout sauf être virile…

Les filles sont toutes des « putes »

19Il y a une opposition évidente pour Aïcha entre le fait d’arborer des attributs virils (elle s’habille toujours en pantalon, elle crache par terre, elle se bat régulièrement avec des garçons) et le fait de ne pas avoir une sexualité « sale », de ne pas être une « salope », c’est-à-dire de mettre à distance les attributs de la féminité. Ces attributs sont certes obligatoires pour les filles (il faut se faire « vraie » fille dans le couple, c’estpourquoi la même Aïcha dit aussi : « Je sais être efféminée quand je sors avec un garçon, je sais être efféminée-garçon »),mais sont aussi toujours un risque : celui d’être une fille, et donc d’avoir une sexualité suspecte. C’est un risque presque impossible à ne pas prendre, c’est le lot de toute injonction contradictoire. C’est le lot de toutes les filles.

20En tout cas, c’est le lot des filles de cité et des filles rurales que j’ai rencontrées ; bien que ces dernières puissent coucher avant le mariage et même envisager de ne pas se marier sans que cela entraîne une grande désapprobation, bien qu’elles parlent de sexe de façon beaucoup plus explicite que les premières, bien qu’elles aient ouvertement des copains qu’elles emmènent chez leurs parents. Si elles ont des pratiques sexuelles plus libres, cette liberté est conditionnée par certaines contraintes (le fait notamment de devoir être amoureuses et en couple pour « coucher ») ; cette liberté est aussi conditionnée par un sentiment de culpabilité qui persiste aujourd’hui, dans les cités et ailleurs (Clair, 2010). C’est pourquoi la phrase de Jérôme n’est pas si surprenante que cela : joueur, il ne traite pas directement sa copine de « pute » (encore qu’il l’ait fait lors d’un entretien seul à seule avec moi, quelques semaines plus tard). Comme dans les propos d’Aïcha, il semble qu’il existe deux façons d’être fille : « pute » ou « bonhomme » [12]. La complémentarité des sexes se fait à l’intérieur d’un même sexe puisque l’ordre hétérosexuel établit un principe hiérarchique fondamental qui fait du groupe des garçons le référent absolu de celui des filles. Ce n’est pas pour rien qu’Aïcha se sent tellement valorisée parce qu’elle serait « la bonne copine des gars ». Ce qui rend toute transgression du pôle masculin vers le pôle féminin (les « pédés ») impensable, mais le contraire éventuellement positif. Cette perméabilité de l’identité féminine aux attributs masculins est ainsi un moyen pour les filles de se désexualiser en revêtant les attributs de la neutralité sexuelle masculine (le masculin étant le pôle référentiel [13]). Elle témoigne dès lors de la marge de manœuvre dont les filles disposent pour mettre en scène leur appartenance au groupe des filles/ femmes et, en creux, rend plus visible encore le manque de marge de manœuvre des garçons à l’égard de l’identité masculine. Le problème, c’est la féminité : pour les garçons, mais aussi pour les filles.

Conclusion

21« Pute » et « pédé » renvoient à deux dimensions de l’ordre hétérosexuel. D’une part, la différenciation des sexes : chaque sexe a sa propre figure repoussoir et le risque de s’y voir associé·e n’est pas le même. D’autre part, la hiérarchisation des sexes : alors que les garçons doivent faire la preuve continue qu’ils ne sont pas des « pédés », c’est-à-dire qu’ils ont leur place dans le groupe de sexe dominant, les filles sont a priori suspectes d’êtres toutes des « putes », du fait de leur position inévitablement inférieure dans la classification des groupes de sexe. Le stigmate dans le premier cas est individuel et sert de rappel à l’ordre pour l’ensemble du groupe des garçons : il dessine le périmètre « du masculin » par l’exclusion de quelques-uns. Dans le deuxième cas, le stigmate est collectif : il constitue un des ressorts « du féminin », et les filles doivent individuellement faire la preuve de leur capacité à lutter contre leur faiblesse, supposée constitutive de leur sexe. La « nature » (c’est-à-dire l’ordre social) fait les garçons garçons : les individus homosexuels ou étiquetés comme tels sont contre-nature, et pour cela peuvent être durement sanctionnés. La « nature » fait les filles « putes » : pour cela, elles sont méprisées collectivement, valorisées uniquement quand elles échappent à leur stigmate ; du fait que la maternité est encore inaccessible aux jeunes filles de mes enquêtes, elles ont d’autres moyens de se faire « respectables » : viriles ou éventuellement religieuses quand elles ne sont pas en couple, amoureuses, obéissantes et fidèles quand elles le sont.

Notes

  • [1]
    On reprendra la définition donnée par Cynthia Kraus expliquant sa traduction de normative heterosexuality par « hétéronormativité » dans Trouble dans le genre : « Ce terme désigne le système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, en tout cas désirable et convenable. » (Butler, 2005, p. 24.)
  • [2]
    C’est-à-dire que leurs parents sont ouvriers, employés, fonctionnaires de catégorie C, saisonniers ou petits agriculteurs, et/ou qu’eux-mêmes ont des métiers du même type (lorsqu’ils ou elles travaillent).
  • [3]
    La première enquête s’est déroulée dans quatre cités d’habitat social de la banlieue parisienne, mêlant observations ethnographiques et entretiens compréhensifs avec une soixantaine de filles et de garçons. Une quarantaine de jeunes des deux sexes font partie de la deuxième enquête ; la quasi-totalité a été rencontrée à de nombreuses reprises, informellement et dans le cadre d’entretiens enregistrés : le nombre d’entretiens par enquêté·e allant de deux à huit ; lorsqu’ils étaient en couple, les deux partenaires ont pu être intégrés au corpus (ce qui avait été très rarement possible dans la première enquête en cités HLM).
  • [4]
    Ce qui ne veut pas dire qu’elles leur soient spécifiques : si mes enquêtes se sont pour l’heure cantonnées aux jeunes des classes populaires, c’est par nécessité pratique et méthodologique d’étudier les groupes sociaux les uns après les autres à des fins de comparaison (les classes moyennes et supérieures suivront). Tout ce que je dis des jeunes que j’ai rencontrés n’a pas de raison de leur être totalement exclusif.
  • [5]
    Par « identité masculine », on entend l’identification de genre à laquelle les garçons doivent se conformer, faisant coïncider organes génitaux mâles, mise en scène de soi perçue comme « masculine » et désirs sexuels pour des filles/femmes.
  • [6]
    L’expression « échange sexuel », empruntée à la terminologie de l’échange de signification, est intentionnellement large puisque les jeunes voient dans un grand nombre d’interactions la possibilité d’un échange sexuel : le seul fait de voir deux personnes souvent ensemble, à la nuit tombée, etc., peut être perçu comme un échange sexuel s’il est inscrit dans un contexte de suspicion concernant la sexualité des personnes observées (qu’elles soient de sexe différent ou de même sexe).
  • [7]
    15 ans, cité du Theil (nom de cité de la banlieue parisienne inventé pour cause d’anonymisation des enquêté·e·s).
  • [8]
    Femme/fille, en verlan.
  • [9]
    Mec, en verlan.
  • [10]
    Pétasse, en verlan.
  • [11]
    Pute, en verlan.
  • [12]
    Dans les cités, un troisième répertoire est mobilisable, notamment pour les filles de confession musulmane : l’affichage d’une orthodoxie religieuse est un gage de vertu (port du voile, fréquentation d’un lieu de culte, réserve vestimentaire, refus de toute substance illicite, etc.).
  • [13]
    Voir Guillaumin C., 1992, pp. 64-65 : « Notre nature, c’est la différence. […] D’ailleurs, il n’y a pas vraiment de masculin […]. On dit “masculin” parce que les hommes ont gardé le général pour eux. En fait, il y a un général et un féminin, un humain et une femelle. »
Français

Résumé

Les figures de la « pute » et du « pédé » renvoient à deux dimensions de l’ordre hétérosexuel. D’une part, la différenciation des sexes : chaque sexe a sa propre figure repoussoir et le risque de s’y voir associée n’est pas le même pour les filles et les garçons. D’autre part, leur hiérarchisation : alors que les garçons doivent faire la preuve continue qu’ils ne sont pas des « pédés », c’est-à-dire qu’ils ont leur place dans le groupe de sexe dominant, les filles sont a priori suspectes d’êtres toutes des « putes », du fait de leur position inévitablement inférieure dans la classification des groupes de sexe.

Español

El maricón, la puta y el orden heterosexual

Resumen

Las figuras de la “puta” y del “maricón” remiten a dos dimensiones del orden heterosexual. Por una parte, la diferenciación de los sexos: cada sexo tiene su propia figura rechazadora y el riesgo de verse asociada/o a ella no es el mismo para las chicas que para los chicos. Por otra parte, su jerarquización: mientras los chicos deben aportar la prueba continua de que no son unos “maricones”, es decir que tienen su sitio en el grupo de sexo dominante, las chicas son apriori sospechosas de ser todas unas “putas”, por el mero hecho de su posición inevitablemente inferior en la clasificación de los grupos de sexo.

Deutsch

Der Schwule, die Nutte und die heterosexuelle Ordnung

Zusammenfassung

Die Gestalten der « Nutte » und des « Schwulen » deuten auf zwei Dimensionen der heterosexuellen Ordnung hin. Einerseits die Differenzierung der Geschlechter: jedes Geschlecht hat seine eigene abstossende Gestalt und das Risiko damit verbunden zu werden, ist nicht identisch bei den Mädchen und bei den Jungs. Andererseits ihre hierarchische Abstufung : die Jungs müssen ständig beweisen, dass sie nicht « schwul » sind, das heisst, dass sie ihren Platz in der Gruppe des herrschenden Geschlechts haben, aber die Mädchen werden alle von vornherein verdächdigt « Nutten » zu sein aufgrund ihrer unvermeidlich niedrigeren Positionierung in der Einstufung der Geschlechtsgruppen.

Bibliographie

  • Butler J., Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, La Découverte, Paris, 2005 (1re éd. 1990).
  • En ligneClair I., « Des filles en liberté surveillée », in Blanchard V., Revenin R., Yvorel J.-J. (coord.), Jeunes, jeunesse et sexualité. Initiations, interdits, identités (xixe-xxie siècle), Autrement, coll. « Sexe en tous genres », Paris, 2010, pp. 321-329.
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  • Clair I., « La mauvaise réputation. Étiquetage sexué dans les cités », in Callu E., Jurmand J.-P., Vulbeau A. (dir.), La place des jeunes dans la cité. Espaces de rue, espaces de parole, t. II, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », Paris, 2005b, pp. 47-60.
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Isabelle Clair
Sociologue, chargée de recherche au CNRS, au sein de l’équipe « Genre, travail, mobilités » du CRESPPA (UMR 7217 CNRS/Paris-VIII).
Thèmes de recherche : l’entrée dans la sexualité et la conjugalité de jeunes appartenant aux classes populaires.
A notamment publié
Clair I., Les jeunes et l’amour dans les cités, Armand Colin, coll. « Individu et société », Paris, 2008.
Clair I., « Des filles en liberté surveillée », in Blanchard V., Revenin R., Yvorel J.-J. (coord.), Jeunes, jeunesse et sexualité. Initiations, interdits, identités (xixe-xxie siècle), Autrement, coll. « Sexe en tous genres », Paris, 2010, pp. 321-329.
Clair I., « La découverte de l’ennui conjugal. Les manifestations contrariées de l’idéal conjugal et de l’ethos égalitaire dans la vie quotidienne de jeunes de milieux populaires », Sociétés contemporaines, no 83, vol. III, septembre 2011, pp. 59-82.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/02/2012
https://doi.org/10.3917/agora.060.0067
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