1Toutes les recherches menées sur les jeunes soulignent combien les relations amoureuses et sexuelles occupent une place importante dans leur vie. Pourtant, cette question n’avait jamais donné lieu à un dossier thématique d’Agora débats/jeunesses, sans pour autant être complètement évincée de la revue puisque des articles hors dossier ont déjà abordé ce thème. Seul le numéro 23 sur le couple, publié en 2001, a consacré un dossier à la sexualité, sous l’angle de la conjugalité. Il avait pour objectif de souligner que si les formes du couple changent, la norme conjugale demeure particulièrement forte. Les auteurs s’interrogeaient alors sur la socialisation conjugale et « sur le passage d’un sentiment privé à la mise en place sociale des prolongements que l’on désire lui donner » (Bidart, 2001, p. 12). Forts du constat de l’importance de cet idéal de la conjugalité pour les jeunes et de la récurrence des questionnements des adultes sur la sexualité des jeunes (qui serait différente de celle qu’ils ont vécue), nous avons choisi d’aborder dans ce dossier la question de la sexualité des jeunes dans sa globalité. On le verra, la question de la conjugalité est toujours présente mais elle est loin d’être l’unique clé d’entrée pour comprendre les jeunes et leur sexualité. C’est d’ailleurs ce que montrent plus largement les recherches en sciences sociales sur la sexualité qui connaissent un essor important depuis les années 1990. Du fait même des transformations contemporaines de la vie privée et de la famille, ces recherches se sont largement affranchies des questions de nuptialité et de procréation, et se sont diversifiées. L’explosion du sida n’y est pas pour rien. Elle a permis de prendre conscience du retard de ces recherches en France et de l’urgence qu’il y avait à les encourager. De nombreux travaux touchant directement au VIH mais aussi à la sexualité de manière plus large ont été entrepris dans ce contexte, souvent avec le soutien de l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS). La sexualité de la jeunesse n’a pas été en reste dans ce mouvement, en particulier grâce à des enquêtes spécialisées (Lagrange, Lhomond, 1997) et à la multiplication de recherches doctorales mettant l’accent sur le sida.
2Les recherches nées de ce contexte permettent aujourd’hui de retracer les grandes transformations de la sexualité juvénile. L’entrée dans la vie sexuelle des jeunes en France n’entraîne plus nécessairement les mêmes tensions qu’autrefois avec leurs parents, même si, nous le verrons, celles-ci demeurent. Si auparavant seules les grandes institutions (État, famille, Église) étaient porteuses de normes sur la sexualité, aujourd’hui, les prescripteurs de normes sur les conduites et les pratiques sexuelles sont loin d’avoir disparu à la faveur d’une prétendue « révolution sexuelle » qui en réalité n’a jamais existé. Les agents de socialisation à la sexualité se sont multipliés : école, médias, pairs, mais aussi médecine, sciences sociales, psychologie produisent des discours sur la sexualité. On ne peut pas parler de dilution encore moins d’une disparition des normes qui encadrent la sexualité. Celles-ci se sont diversifiées et recomposées comme le montrent les articles de ce dossier.
3Au-delà des normes, toutes les enquêtes statistiques mettent en évidence que les comportements évoluent lentement. Le premier partenaire sexuel n’est plus considéré d’emblée comme le futur mari ou la future épouse. La virginité et la chasteté ne sont plus des préceptes qui dictent la conduite des jeunes, surtout des femmes. Mais aussi, la sexualité est à présent dissociée de la procréation grâce à la diffusion des méthodes contraceptives et à l’évolution des normes sociales. Il n’y a pas une seule et unique manière d’entrer dans la sexualité ; celle-ci est plurielle et reflète la pluralité de la jeunesse. Les premiers temps de la sexualité ne se résument pas au premier rapport, mais s’inscrivent dans un processus où se multiplient les premières fois, au sens de moments symboliques d’accumulation, d’expériences ponctuelles. L’âge médian au premier rapport sexuel évolue peu depuis trente ans, les résultats de toutes les enquêtes sur la sexualité en conviennent. Les données du Baromètre santé 2005 montrent que 39 % des hommes interrogés avaient déjà eu des rapports sexuels à l’âge de 16 ans, 90 % à 20 ans et 92 % à 25 ans. Cet âge médian est resté particulièrement stable pour les générations nées après 1960 et se situe autour de 17,5 ans (voir graphique 1). Les mêmes tendances sont observées chez les femmes avec un léger décalage dans le temps, celles-ci déclarant démarrer leur activité sexuelle un peu plus tard que les hommes. À 16 ans, elles sont 35 % à avoir déjà eu des rapports sexuels, 79 % à 20 ans et 94% à 25 ans. L’âge médian des femmes au premier rapport sexuel est également assez stable dans les générations nées après 1960.
Âge médian des hommes et des femmes au premier rapport sexuel selon la génération

Âge médian des hommes et des femmes au premier rapport sexuel selon la génération
4Le premier rapport des jeunes apparaît bien protégé des éventuelles infections sexuellement transmissibles comme de la grossesse. Alors que 70 % des jeunes ayant leur premier rapport au début des années 1990 ont utilisé un préservatif à cette occasion, ils étaient nettement plus de 80 % depuis le début des années 2000 (Beck et al., 2007). Les jeunes femmes sont les plus grandes utilisatrices de la contraception orale (79 % des femmes de 15 à 19 ans et 83 % des femmes de 20 à 24 ans qui ont recours à un contraceptif utilisent la pilule) [voir tableau 1].
Principales méthodes contraceptives* utilisées par les femmes âgées de 15 à 49 ans en 2010 (en %) déclarant utiliser une méthode contraceptive

Principales méthodes contraceptives* utilisées par les femmes âgées de 15 à 49 ans en 2010 (en %) déclarant utiliser une méthode contraceptive
5Ce n’est donc qu’au fil des années, à travers plusieurs générations, que l’on peut saisir ce qui se joue, ce qui se modifie dans les comportements sexuels.
Expériences, espaces, représentations : trois dimensions d’analyse
6Sans ambition d’exhaustivité, l’originalité de ce dossier se trouve dans le fait que les recherches présentées analysent la sexualité à partir de ces trois dimensions que sont les expériences, les espaces et les représentations.
7Expériences tout d’abord, parce que le temps de la jeunesse est marqué par le début des biographies sexuelle et affective. Les expériences des individus, si singulières soient-elles, présentent entre elles des points communs qui se prêtent à une analyse sociologique. Ainsi on constate une diversification et une individualisation des trajectoires conjugales et affectives. Comme le montre notamment l’article de Marie Bergström, l’analyse des usages des jeunes de sites de rencontres contribue à renforcer la distinction franche entre sexualité et conjugalité et souligne la variété des scénarios sexuels. Le choix de mettre l’accent sur les expériences féminines et masculines d’entrée dans la sexualité permet de souligner combien sexualité et genre sont liés, ce que montrent également Isabelle Clair et Christelle Hamel. Une autre manière d’aborder les expériences consiste à l’inverse à se focaliser sur l’entrée dans des sexualités moins fréquentes. Si la place de l’homosexualité dans la société française a changé ces trente dernières années, si elle est devenue plus visible et mieux acceptée, cela ne doit pas faire oublier la spécificité des parcours des jeunes gays et lesbiennes.
8Prendre en compte la question des espaces est aussi un souci de ce numéro. Une telle approche s’avère en effet particulièrement féconde pour appréhender la sexualité : Colin Giraud met en évidence l’importance du quartier comme lieu de structuration d’une sexualité minoritaire et ses variations suivant l’âge et la génération, à partir d’une recherche sur les quartiers gays du Marais à Paris et du Village à Montréal. Cette question du rapport à l’espace ouvre de nouvelles pistes de réflexions. Elle contribue par exemple à déconstruire les idées reçues selon lesquelles la sexualité des jeunes vivant dans des cités d’habitat social leur serait spécifique. Ainsi, l’article d’Isabelle Clair, en prenant le parti d’analyser conjointement des entretiens réalisés auprès de jeunes dans des villages du centre de la France et de jeunes issus de classes populaires urbaines, met au jour les logiques communes des pratiques conjugales et sexuelles de ces jeunes.
9Enfin, la prise en compte des représentations est indispensable, car l’analyse de la sexualité et des comportements ne fait sens qu’articulée aux représentations de la sexualité. Les résultats de l’enquête Contexte sur la sexualité en France (CSF) [Bajos, Bozon, 2008] soulignent d’ailleurs la lenteur de la transformation des représentations sociales concernant le rôle respectif des femmes et des hommes dans les relations sexuelles. À cela s’ajoutent les représentations des adultes sur la sexualité des jeunes qui serait toujours plus précoce, voire plus violente (voir l’article de Michel Bozon, pp. 121-134).
10À partir de ces trois dimensions, peut-on faire un point pour saisir où en est la recherche sur la sexualité des jeunes en sociologie ? Quelles sont les différentes méthodologies mises en place par ces chercheurs ? Que nous apprennent-elles sur l’évolution des pratiques et des représentations en matière de sexualité et plus largement en sociologie générale ?
La sociologie pour comprendre la sexualité
11Il est aujourd’hui communément admis que l’on ne peut concevoir la sexualité exclusivement sous le prisme du biologique. En effet, les comportements sexuels résultent de l’interaction entre l’individu et la société. L’analyse et la compréhension de la sexualité ne sont pas non plus uniquement du ressort de l’épidémiologie ou de la démographie ; c’est ainsi que la sociologie trouve sa place en complément des autres disciplines (Bozon, 2002 ; Jaspard, 1997), en contribuant à comprendre la sexualité, ses enjeux pour les individus, les tensions avec lesquelles ils doivent composer. L’apport de la sociologie permet de souligner combien les conduites sexuelles sont régies par des codes sociaux et régulées par des institutions. Flexibles et évolutives, ces normes accompagnent le processus d’individualisation des comportements : « les individus se réfèrent à “ce qui se fait”, à ce que font ceux qu’ils connaissent, à des vulgarisations psychologiques, à ce qu’ils voient à la télévision ou au cinéma, éventuellement même aux enquêtes et aux statistiques sur les comportements sexuels » (Bozon, 2002, p. 44). Mais aussi, les jeunes interprètent leurs comportements sexuels en fonction des contextes relationnels et des situations, plutôt qu’en fonction de principes absolus. À travers les analyses de la sexualité juvénile proposées dans ce dossier thématique, on peut saisir combien la sexualité est une construction sociale qui doit être analysée et traitée comme telle, qu’il s’agisse d’hétéro ou d’homosexualité.
La sexualité pour comprendre d’autres sociologies
12Enfin, les textes sélectionnés pour ce dossier sont l’occasion de montrer que les recherches sur la sexualité, outre les savoirs « endogènes » qu’elles produisent sur les comportements et les représentations, sont aussi des contributions importantes à la sociologie en général.
13Une sociologie des méthodes en premier lieu car la palette des approches mises en œuvre rend compte du dynamisme des enquêtes sur la sexualité. Les grandes enquêtes quantitatives réalisées en population générale permettent d’avoir une vue rétrospective sur la jeunesse et de faire des comparaisons générationnelles (enquête CSF). Des enquêtes réalisées sur les jeunes, au moment même où se développent leurs expériences sexuelles, fournissent une vision plus contextualisée (Florence Maillochon). Les recherches ethnographiques, en suivant des jeunes sur des temps longs, permettent de restituer la dimension relationnelle de la sexualité, tant au travers des interactions sexuelles et amoureuses que par les interactions qui créent et transmettent des discours sur la sexualité, qu’il s’agisse des pairs ou des parentèles. On perçoit ainsi combien la sexualité participe de la construction du genre (Isabelle Clair). La focalisation sur des trajectoires biographiques met au jour la manière dont les jeunes jouent et déjouent les normes qui pèsent sur leur sexualité (Christelle Hamel, Colin Giraud). Grâce aux entretiens compréhensifs, on cerne le sens que les jeunes donnent à leurs pratiques et la manière dont ils intériorisent les normes sexuelles, qu’il s’agisse du recours à de nouvelles technologies (Marie Bergström) ou de leur rapport à l’espace (Colin Giraud, Isabelle Clair). L’ensemble des articles présentés dans ce numéro est un bon exemple du large spectre des méthodes sociologiques qui éclairent, de manière complémentaire, les enjeux de la sexualité des jeunes.
14Enfin, au-delà de cette richesse des approches et des méthodes, ce sont aussi des domaines de la sociologie qui se voient enrichis par les travaux qui croisent jeunesse et sexualité. Les articles de ce dossier sont non seulement des contributions à des sociologies thématiques « classiques » – le couple et la famille, les relations intergénérationnelles, la sociologie urbaine, les sociologies de la santé et des milieux populaires –, mais plus encore, ils viennent nourrir des sociologies transversales qui contribuent à renouveler le regard porté sur la jeunesse : le genre, la construction sociale de l’âge, les violences physiques et symboliques, les parcours de vie…