Introduction
1Quinze ans après l’apparition en France des premiers sites de rencontres généralistes sur Internet, l’usage de ces espaces en ligne représente aujourd’hui une pratique largement répandue. En tant que médias spécialisés dans les rencontres amoureuses et sexuelles, fondés principalement sur la communication écrite, ils s’inscrivent dans la lignée des petites annonces et du « minitel rose ». Toutefois, alors que les annonces matrimoniales constituent, selon les termes de François de Singly, un « marché parallèle » où cherchent à se rencontrer des individus « exclus du marché matrimonial normal » (1984, pp. 523 et 525), la spécificité de ce nouveau mode de rencontre médiatisé réside dans le fait qu’il concerne une large partie de la population et plus particulièrement les jeunes. Selon l’Enquête sur la sexualité en France, menée en 2006 et dirigée par Nathalie Bajos et Michel Bozon, près d’un tiers des hommes et des femmes de 18 à 24 ans se sont déjà connectés à un tel site (Bajos, Bozon, 2008). Cinq ans après l’enquête, et comme le suggèrent également les auteurs, il est très probable que ces chiffres soient aujourd’hui plus importants.
2Face à la popularité des sites de rencontres, la volonté de savoir scientifique a rapidement conduit à un nouveau champ de recherche en sciences sociales. Motivées principalement par la question de savoir si « ça marche », les études relatives aux rencontres hétérosexuelles sont principalement limitées à une analyse des usages à finalité amoureuse (Illouz, 2006 ; Lardellier, 2004) et des couples stables nés grâce à Internet (Dutton et al., 2008). Les dimensions sexuelles de l’usage des sites sont par conséquent peu explorées, notamment en ce qui concerne les jeunes. Toutefois, les sites de rencontres émergent aujourd’hui comme un espace important de sociabilité, d’expérimentation et de rencontres sexuelles pour cette partie de la population. De plus, avec une organisation sociale qui tranche avec celle des lieux de rencontres hors ligne, les sites chan-gent les manières habituelles de faire et sont générateurs de pratiques nouvelles. Une étude menée auprès de jeunes utilisateurs hétérosexuels montre en effet comment l’usage de ces sites s’accompagne d’un élargissement du répertoire des pratiques sexuelles et d’un nouveau scénario de rencontres qui favorisent les relations sexuelles de courte durée. Dans les pages qui suivent nous proposerons d’explorer ce nouveau « territoire sexuel » (Deschamps, Gaissad, 2008 ; Léobon, Frigault, 2005) que constituent aujourd’hui les sites de rencontres pour les jeunes adultes.
Méthodologie et données
Viennent compléter cette analyse les premiers résultats issus d’un questionnaire en ligne à destination des utilisateurs de 25 sites de rencontres francophones, dont les plus grands sites dits « généralistes ». L’enquête a été annoncée à travers des bannières publicitaires sur les sites en question et 7 105 réponses complètes ont été enregistrées à la date de la rédaction de l’article (avril 2011). Sera présentée ici une analyse faite des 270 questionnaires remplis par des jeunes adultes âgés de 18 à 30 ans, dont 133 femmes et 137 hommes, s’identifiant comme hétérosexuels et étant inscrits sur des sites généralistes (ont été exclus les répondants issus de sites « trans », homo et bisexuels ainsi que de sites libertins). Le faible nombre de jeunes répondants conduit à interpréter les résultats avec précaution. Les résultats relatifs à l’ensemble des répondants hétérosexuels (N=2294) seront ainsi présentés en point de comparaison.
Flirt et sexualité en ligne
3Plutôt qu’un simple médium, et contrairement aux annonces papier, les sites de rencontres constituent de véritables espaces de sociabilité en ligne et cela en particulier pour les plus jeunes utilisateurs. En effet, les interactions en ligne ne débouchent pas toutes sur une rencontre de visu qu’elles n’ont pas nécessairement pour objectif. Avant d’être des lieux de rencontres de futurs partenaires, les sites sont des espaces de « flirt », appréciés et fréquentés en tant que tels (voir également Kaufmann, 2006). Parmi les répondants au questionnaire, 54 % des hommes et 50 % des femmes disent avoir flirté avec des interlocuteurs en ligne sans nécessairement les avoir rencontrés par la suite « en vrai ». Les entretiens révèlent plus précisément comment l’anonymat et l’absence de face-à-face sont vécus comme des facteurs qui diminuent le risque de perdre la face et créent ainsi un espace propice à la séduction dans la mesure où les enjeux sont considérés comme moindres.
« C’est un terrain de jeu quoi. C’est vraiment drôle, tu peux faire tout ce que tu veux et… et puis il y a pas de risque d’être démasquée quoi. […] Franchement c’est ça, c’est que c’est drôle en fait. Et vraiment, quand tu te fais chier toute la journée, c’est vraiment possible de passer toute une journée juste à te marrer avec ça quoi. C’est très distrayant ! »
« De temps en temps je joue le jeu, parce que ça m’amuse. C’est amusant je trouve. Et ouais, c’est un jeu de séduction et c’est assez amusant. […] À chaque fois que je suis dans cet esprit-là, je me connecte sur ce site. »
6Loin d’être nécessairement orienté vers une relation physique, le jeu de la séduction est une pratique sociale à part entière dont les sites de rencontres sont aujourd’hui un espace privilégié. L’usage des sites comme un divertissement en soi est particulièrement fréquent chez nos interviewées qui déclarent prendre du plaisir à « se faire draguer » et qui envisagent aussi ces plateformes comme une arène propice à tester leur attractivité. Par rapport aux contextes hors ligne les sites permettent aux femmes de se prêter au jeu du flirt tout en gardant une meilleure maîtrise du déroulement et surtout de la durée de l’interaction.
7En raison d’un scénario d’interaction largement genré, le flirt en ligne n’a pas la même signification pour les utilisateurs. Ayant l’obligation de l’initiative, et étant en situation de concurrence avec des hommes plus âgés, les jeunes utilisateurs sont premièrement moins sollicités que leurs consœurs. Si la séduction est généralement moins recherchée en tant que telle, les sites sont néanmoins envisagés par certains comme un terrain de découverte, voire d’entraînement.
« C’est ça que j’essayais de faire [“aller vers les filles” sur des sites de rencontres]. Mais comme je l’avais jamais fait, je pouvais pas savoir. Et justement, j’essayais d’apprendre si tu veux, tout ce que normalement tu apprends avant, au collège par exemple. Tout ça, toutes ces phases-là, je les avais ratées finalement. »
9En tant qu’espaces de flirt et d’expérimentations, les sites ne sont donc pas seulement une nouvelle arène pour des pratiques qui ont lieu par ailleurs dans la « vraie » vie mais ils sont générateurs d’expériences nouvelles. Cela est également vrai dans le domaine de la sexualité et plus précisément de la sexualité en ligne. Parmi les répondants au questionnaire, 23 % des femmes et 26 % des hommes déclarent avoir eu une conversation à connotation sexuelle sur le site de rencontres où ils sont inscrits. De même, 13 % des hommes et 8 % des femmes disent y avoir regardé quelqu’un s’exhiber devant une Webcam et 5 % des utilisatrices et 8 % des utilisateurs déclarent s’être eux-mêmes exhibés [1]. Ces pratiques sont également relatées en entretien où elles sont décrites comme des expériences nouvelles.
« Cette personne commence à me parler, tu vois, de ses envies sexuelles, direct. Très rapidement. Et moi, je suis très réticente au début et après ça me fait rire. Il met sa Webcam et commence à parler de sexe et tout. Et moi je fais rien. Je regarde. Enfin je regarde [rire]… Et les gens, ils ont beau ne pas te connaître, ils vont très loin ! »
11Des recherches relatives aux rencontres en ligne entre hommes bi et homosexuels montrent comment Internet constitue un espace à la fois d’initiation et de diversification des pratiques sexuelles (Bolding et al., 2007 ; Léobon, Frigault, 2005). Alain Léobon qualifie ainsi le réseau comme un environnement « propice à l’expression de la diversité des sexualités entre hommes comme à la découverte de nouvelles pratiques ou corporalités » (Léobon, 2009, pp. 198). De la même manière, notre étude tend à montrer que l’usage des sites de rencontres hétérosexuels vient avec la découverte de nouvelles expériences dites de « cybersexualité » qui s’ajoutent au répertoire des pratiques des jeunes.
Un nouveau scénario de rencontres
12Si les sites de rencontres sont des espaces de sociabilité à part entière, ils donnent également lieu à des rencontres en face-à-face, qui pour certaines débouchent sur des relations amoureuses et/ou sexuelles. Ils s’ajoutent ainsi aux contextes de rencontre habituels entre jeunes – l’école, l’université, le cercle d’amis, les bars, etc. – et introduisent en même temps un processus de mise en relation qui tranche avec les manières habituelles de faire. Si l’écran interposé modifie les conditions d’interaction, les changements observés ne tiennent pas seulement au caractère numérique de ces espaces. L’absence des pairs ainsi que le fait qu’il s’agit de sites spécialisés dans les rencontres sont deux éléments qui changent également les modalités d’entrée dans la relation et qui distinguent ces sites d’autres espaces en ligne. Plus précisément, ces facteurs tendent à faciliter l’entrée dans des relations sexuelles de courte durée et conduisent les utilisateurs à envisager les sites comme des espaces pour des rencontres « pas sérieuses ».
Explicitation et accélération
13Alors que l’ambiguïté occupe généralement un rôle important dans les jeux de séduction, les sites de rencontres ont la particularité d’être des espaces principalement et explicitement organisés en vue de rencontres amoureuses et sexuelles. Ainsi, l’inscription sur de tels sites revient a priori à se déclarer célibataire et à la recherche d’un partenaire. Cette explicitation des intentions a notamment pour conséquence une accélération de l’entrée dans la relation. En effet, si la séduction hors ligne est habituellement un processus de tâtonnements et d’un rapprochement progressif, la séduction sur les sites de rencontres est une interaction « en connaissance de cause » qui pousse les interlocuteurs à trancher rapidement sur l’avenir de la relation
« - Mais c’est quoi qui est différent sur les sites [au niveau du processus de formation du couple] ?
- Je pense que… sur Internet… ou plutôt dans la vraie vie, il y a une espèce de jeu, on ne sait pas trop comment ça va se terminer. Alors que, peut-être sur Internet, quand tu rencontres, les dés sont déjà un petit peu préjetés. Quand j’ai rencontré mon copain [lors du premier rendezvous hors ligne], sachant les conversations qu’on a eues précédemment, sachant tout ce qu’on avait abordé, je m’en doutais que si je lui plaisais et si lui il me plaisait, enfin on sortirait ensemble. Alors que, quand tu rencontres quelqu’un dans une soirée, tu es plus finalement à la recherche, tu essaies de savoir “est-ce que tu plais à l’autre, est-ce que l’autre te plaît ?”, etc. Vous vous voyez, vous vous voyez pas, vous vous appelez, etc. Donc, ça se construit plus petit à petit, alors que sur Internet tu perds toute cette dimension un peu de progression. »
15Indépendamment des temps de communication sur Internet, le passage à la rencontre hors ligne est très rapidement suivi par l’entrée dans la relation éventuelle. Le premier rendez-vous constitue un moment charnière où les interlocuteurs décident de la fin ou de la poursuite des contacts. Si le « courant passe », le manque d’ambiguïté relatif aux intentions des deux parties donne rapidement à la relation un caractère physique et sexuel. Sans considérer la durée totale de la relation, nous observons en effet un nouveau schème temporel qui conduit les utilisateurs à s’engager plus rapidement que dans la « vraie » vie dans des relations de nature sexuelle.
16Cette accélération du processus de mise en relation est vécue par les acteurs comme le fait de « sauter des étapes » et a des conséquences sur la manière d’appréhender à la fois les sites en tant que lieux de rencontres et les relations qui en découlent. Comme le montre Sharman Levinson (2001), la temporalité constitue en effet un critère fondamental pour la catégorisation des relations intimes. Plutôt qu’à partir des sentiments éprouvés, les adolescents qu’elle étudie qualifient et classent leurs relations en fonction notamment du temps écoulé entre la rencontre et les premiers rapports sexuels ainsi que la durée totale du couple. Plus précisément, comme le souligne Michel Bozon, « laisser durer la période de séduction laisse ainsi entendre qu’on est prêt à s’engager dans une relation relativement longue » (Bozon, 2009, pp. 107). À l’inverse, précipiter les rapports sexuels est généralement perçu comme un indicateur de la nature passagère de la relation. Il s’agit là de grilles d’interprétation – qualifiées d’« histoires de référence » par Sharman Levinson – à l’aide desquelles les individus donnent un sens à leurs expériences et adaptent leurs attentes. La temporalité accélérée des rencontres sur Internet conduit les utilisateurs à considérer les sites de rencontres comme des lieux peu propices à des relations « sérieuses » de longue durée.
« Tu vas devoir faire une distinction fondamentale entre la personne que tu vas pêcher sur Meetic, tu parles trois mots avec elle, tu vas au café, tu couches avec elle au bout de trois [jours] et puis ça se finit au bout de quinze. Ça c’est un type d’histoire. Et l’autre histoire, c’est la personne que tu rencontres sur Facebook avec qui tu parles, que t’invites à des soirées, que tu réinvites encore à des soirées, qui t’invite à des soirées et tu finis par sortir avec elle. Et ça, ça peut mettre un an. Et donc tu l’auras donc vu beaucoup et sur un temps très long avant de sortir et coucher avec elle. Tout simplement parce que c’est pas un site de rencontres ! »
18Dans les discours des interviewés transparaît très clairement une histoire de référence spécifique aux sites – intitulée « l’expérience Meetic » par une des interviewées – qui renvoie les relations internet à des relations sexuelles qui ne durent pas dans le temps. Plus que d’une catégorisation individuelle et a posteriori, il s’agit d’un script collectif d’interprétation et d’anticipation qui oriente l’usage et qui produit notamment des prophéties autoréalisatrices.
« – Et le deuxième garçon que tu as rencontré sur le site… ?
– Ouais, ça n’a pas marché parce que j’ai… à cause de ce problème de religion. On s’entend très bien, etc., et on s’appelle toujours, mais voilà. Au fond, le fait aussi qu’on s’est rencontrés, comme je disais tout à l’heure, par ce site, ça me donne pas envie de continuer. C’est bizarre à dire parce qu’on va sur ce site pour rencontrer quelqu’un et en fait on dit “ah ben non, pour moi ça peut pas être sérieux”. »
20L’association faite entre l’espace de rencontre et le déroulement ultérieur de la relation fait qu’anticipations et expériences effectives tendent à concorder. Parce que nées sur Internet, les relations qui débutent en ligne seront plus difficilement considérées comme des histoires potentiellement « sérieuses ». Ainsi les interviewés sont aussi nombreux à avoir vécu une relation sexuelle passagère avec un partenaire rencontré sur ces sites. C’est le cas de près d’un tiers des jeunes hommes et femmes ayant répondu à notre questionnaire [2]. Or, si les sites apparaissent comme des espaces privilégiés pour la rencontre de partenaires occasionnels, cela tient également à l’absence des pairs.
Absence des pairs
21Contrairement à d’autres contextes de rencontre en ligne (notamment Facebook) ou hors ligne, les sites de rencontres sont une arène où se nouent des contacts à l’extérieur du cercle de sociabilité et souvent à l’insu de ce dernier. Ce facteur a pour première conséquence une moindre régulation sociale des entrées et des sorties des relations intimes.
22L’attribution du statut « en couple » dépend non seulement de l’affirmation des partenaires concernés mais également de la confirmation de l’entourage qui prend acte de cette relation. Si le premier baiser marque le fait de « sortir ensemble » pour nos interviewés, c’est lorsque le couple se présente aux amis en tant que tel que la relation sera considérée comme une « vraie » relation ou une relation « sérieuse ». Les pairs jouent ainsi un rôle fondamental dans le fait d’instituer le couple. En tant qu’observateur de la relation, le cercle d’amis effectue également un contrôle sur son déroulement et sa durée. La séparation est un évènement socialement délicat, non seulement pour des raisons sentimentales, mais aussi parce qu’il s’agit d’un changement statutaire qu’il importe souvent d’annoncer et dont il faut rendre compte.
23Avant qu’elles ne soient volontairement rendues publiques, les relations issues des sites de rencontres débutent et se déroulent dans l’intimité des deux partenaires. Ainsi extraites du contexte de sociabilité, et souvent clandestines dans un premier temps, elles engagent moins les partenaires face à leurs réseaux amicaux. Par conséquent, et par rapport aux relations initiées avec des partenaires rencontrés hors ligne, les interviewés tendent à s’engager ainsi qu’à se désengager avec plus de facilité vis-à-vis des partenaires rencontrés en ligne. Sans l’audience des pairs, les seuils d’entrée et de sortie de la relation se trouvent moins marqués et donc plus facilement perméables. Dans le discours des interviewés transparaît ainsi le récit de relations sexuelles qui, sans être des « rencontres sans lendemain », ne sont pas considérées comme des histoires de couple. Non officialisées et de courte durée, mais dont la nature passagère n’est pas nécessairement anticipée, ces relations sont difficilement catégorisées par les acteurs. Ne rentrant pas dans les grilles de lecture habituelles, elles se trouvent qualifiées d’« expériences », de « trucs » ou de « pseudo-histoires ».
24Le manque d’ambiguïté relatif aux intentions des acteurs ainsi que le moindre contrôle social de la part des pairs participent donc à doter les sites de rencontres d’un nouveau scénario de rencontres. Celui-ci tend à faciliter à la fois la formation et la dissolution de couples et donne lieu à des relations sexuelles de courte durée qui brouillent les frontières entre conjugalité et rencontres occasionnelles. La clandestinité dans laquelle peut se dérouler ces relations paraît particulièrement significative pour les femmes pour qui la sexualité fait l’objet d’un contrôle de soi plus important.
Changements des pratiques et résistance des normes
25Pour les femmes, l’accès à la sexualité est encore soumis à une « exigence d’amour » (Ambjörnsson, 2007 ; Bozon, 2009) : alors que les rapports sexuels hors couple peuvent apporter du respect et être considérés comme un gain de maturité pour un garçon, ils traduisent pour les filles le risque de se voir imputer le stigmate de la « fille facile » (Bäckman, 2003 ; Clair, 2008).
« [En réponse à une question concernant les rencontres occasionnelles.] À l’origine, je dis toujours non. Mais après, ouais, j’en ai eu. Ben, genre la deuxième personne que j’ai rencontrée sur le site [Meetic]. Mais c’était pas genre un coup d’un soir. On s’est vus plusieurs fois quoi. Ouais… Si en fait, ça m’est arrivé de rencontrer une personne juste… Globalement, je suis pas du tout dans l’optique d’un coup d’un soir ! Je suis pas du tout comme ça ! Après… après, ça m’est arrivé de pas donner de suite parce que la personne me plaisait pas. Mais à l’origine, je suis pas dans cette optique là. […] Souvent les hommes… Ben, c’est même pas souvent, c’est tout le monde. En gros il y a deux sortes de filles. Il y a les filles “c’est juste pour s’amuser un peu un soir”. Il y a cette catégorie de filles-là et les autres. Et j’ai pas du tout envie de faire partie de cette catégorie de filles-là. […] Quand je discute avec les gens que je rencontre sur les sites ou ailleurs, les mecs finalement ils aiment pas ces filles-là. Mais, pour un soir, voilà. Donc, ils les respectent pas. Et je fais vraiment attention à ça parce que quand on dit qu’une fille fait ça, on dit que c’est une salope. »
27Plus tard dans l’entretien, Corinne affirme que « finalement [des coups d’un soir], il y en a eu plein » bien qu’elle soit très réticente à les désigner ainsi. Très consciente que les pratiques sexuelles catégorisent socialement les femmes, la qualification de ce qu’elle fait constitue un enjeu pour ce qu’elle « est ». Par conséquent, elle fait « vraiment attention » aux circonstances dans lesquelles elle s’engage dans des relations sexuelles. Comme pour d’autres interviewées, Internet constitue un environnement qui permet plus facilement de vivre des rencontres occasionnelles ou des relations de courte durée dans la mesure où l’absence des pairs diminue le risque de stigmatisation qui y est associé et anticipé. Recruter des partenaires en dehors et à l’insu du cercle de sociabilité traduit en effet la possibilité de vivre des histoires peu légitimes tout en gardant une image sexuellement modérée face à son entourage.
28De la même manière que pour d’autres populations avec des pratiques potentiellement stigmatisées (homosexuelles, échangistes, fétichistes, etc.), les sites de rencontres apparaissent comme des lieux qui facilitent l’accès des femmes à la sexualité en raison de la dissociation relative qu’ils permettent entre pratiques sexuelles et identité sociale. Cette caractéristique du réseau conduit Alain Léobon et Louis-Robert Frigault à le considérer comme un « environnement libre et non contraint » qui permet aux hommes bi et homosexuels qu’ils étudient d’échapper « à la pression normative qui [vise] à la régulation sociale de la sexualité » (Léobon, Frigault, 2007, p. 88). Toutefois, à la différence des rencontres en ligne entre hommes, la pression normative qui pèse sur les femmes hétérosexuelles continue largement à encadrer leurs actions également à l’intérieur des sites (Bergström, 2011). L’impératif de modération sexuelle se retrouve notamment dans les présentations de soi qui puisent très largement dans le discours romantique. Qu’elles souhaitent vivre une relation de courte ou de longue durée, les utilisatrices soignent en effet une image pudique et affirment leur intention de faire des rencontres « sérieuses » ou amicales. De la même manière, lorsqu’elles reçoivent des propositions sexuellement explicites, le refus est quasi systématique.
« Il y a des mecs qui viennent te voir, qui t’abordent en disant clairement voilà “je cherche un plan cul”, machin. Là il est con, je réponds que je suis pas intéressée. »
« Il y en a qui affichent “moi, je suis pour les relations libres”. Voilà. Oui, ben, pas moi ! Pas comme ça dans tous les cas. »
« C’est jamais dit, mais beaucoup de filles mettent genre “carpe diem” dans leur profil et on comprend que c’est juste une autre façon de dire qu’elles sont open à des trucs pas sérieux. »
33Loin du cruising area [3] que constituent aujourd’hui les sites gays où la recherche, l’organisation et les conditions des rencontres occasionnelles sont souvent explicitées, les rencontres hétérosexuelles se négocient sur les sites de rencontres dans l’implicite et à demi-mot. L’image romantique que mettent en avant les utilisatrices ne traduit pas nécessairement un refus de rencontres occasionnelles mais le refus d’être abordées et de débuter une éventuelle relation d’une manière explicitement sexuelle. Cela doit se comprendre à la lumière des conséquences concrètes que peut avoir le fait d’afficher une trop grande disponibilité sexuelle, comme le montre la citation suivante :
« J’ai l’impression en fait que sur ce site-là de rencontres [site libertin], comme le présupposé c’est que… tu es une fille facile, puisque tu es là, c’est pour baiser. Donc, en quelque sorte, c’est comme le truc des prostituées qui se font violer quoi. Tu vois ? Tu vas pas pouvoir refuser parce que tu es là pour ça quoi. Tu vois ? Donc, c’est ça je pense qui m’inquiétait quoi. C’est de se dire, tu rencontres la personne et si jamais elle te plaît pas ou si ça va pas, tu vas être coincée un peu. […] Tu vas être obligée d’aller jusqu’au bout parce que toi, tu es… tu étais d’accord et… et tu as tout fait pour montrer que tu étais d’accord, donc t’as plus le droit de dire que t’es pas d’accord quoi. »
35Manon se décrit comme une libertine et a fait l’expérience de nombreuses rencontres occasionnelles. Néanmoins, elle décrit le site sur lequel elle s’est inscrite comme « hyperdangereux » dans la mesure où elle perçoit que sa simple présence dans cet espace sexuellement explicite la fait basculer dans la catégorie des « filles faciles ». Plus précisément, elle anticipe que cette catégorisation revient à signaler une disponibilité sexuelle inconditionnelle qui annule son droit de refuser des rapports lors de la rencontre « en vrai ». Plus qu’une simple « question d’image », la stigmatisation provient du rapport de pouvoir inégal entre les sexes qu’elle accentue et qui prend également des formes physiques. Par conséquent, et contrairement aux hommes gays, le stigmate a des conséquences non seulement pour les relations sociales avec le « monde extérieur » mais aussi pour la relation avec le partenaire. Éviter les sites sexuellement explicites et se dire à la recherche d’une relation amoureuse ou amicale permet aux filles, comme le dit Sandra (23 ans), de poser des « barrières » afin de dire « qu’on verra bien. Qu’il se passera peut-être quelque chose ». Il s’agit de stratégies de présentation de soi qui visent en effet à créer des marges de manœuvre lors de la tractation des relations sexuelles. L’usage des sites de rencontres par les jeunes femmes hétérosexuelles est ainsi accompagné d’une importante gestion du discours qui entraîne une distinction entre ce que l’on envisage de faire et ce que l’on peut en dire. Si les sites de rencontres paraissent ainsi porteurs de changements au niveau des pratiques, cela est moins vrai en ce qui concerne leurs cadres normatifs.
Conclusion
36Meetic, AdopteUnMec, Pointscommuns, Proximeety, Attractive World…, ainsi s’intitulent les nouveaux espaces sociaux en ligne où flirtent et se rencontrent aujourd’hui de nombreux jeunes en France. Sans pour autant supplanter les lieux des études et de sorties ou le cercle d’amis, ces sites spécialisés dans les rencontres amoureuses et sexuelles forment désormais un territoire constitutif de la géographie sexuelle de la jeunesse. Démarche solitaire et sous pseudonyme, l’usage des sites modifie les modalités d’interactions et de rencontres et s’accompagne de nouvelles pratiques, notamment dans le domaine de la sexualité. Outre le flirt et la sexualité en ligne, il en ressort un nouveau scénario de rencontres qui tend à la fois à faciliter et à accélérer l’entrée et la sortie des relations sexuelles. Caractérisés notamment par un moindre contrôle social des pairs, les sites constituent un environnement qui facilite le recrutement de partenaires occasionnels, en particulier pour les femmes. L’anonymat d’Internet ne favorise ainsi pas seulement l’accès aux pratiques sexuelles minoritaires mais également l’hétérosexualité. Toutefois, contrairement aux sites gays qui, grâce à l’entre-soi, créent un environnement « libre et non contraint » (Léobon, Frigault, 2007, pp. 88), l’usage des sites de rencontres hétérosexuels est fortement marqué par l’inégalité sexuelle entre femmes et hommes. L’usage de ces sites par les jeunes femmes est en réalité particulièrement révélateur des contraintes qui conditionnent leur accès à la sexualité. Le risque omniprésent de stigmatisation sexuelle amène les utilisatrices plus que jamais à jongler entre faire, dire et être. L’avenir nous dira si les changements observés au niveau des pratiques seront suivis également par un changement des normes et si « les règles du jeu [vont] changer » comme le promet l’emblématique slogan de Meetic.
Notes
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[1]
Les taux pour l’ensemble des répondants hétérosexuels sont les suivants : conversation sexuelle, 19 % des femmes et 33 % des hommes ; regarder quelqu’un s’exhiber, 5 % des femmes et 17 % des hommes ; s’être exhibé, 3 % des femmes et 9 % des hommes.
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[2]
31 % des répondants des deux sexes déclarent avoir rencontré au moins une personne avec qui ils ont ensuite eu une relation sexuelle passagère. En comparaison, 32 % des femmes et 28 % des hommes disent avoir rencontré une personne avec qui ils ont ensuite eu une relation amoureuse. Sur l’ensemble des répondants hétérosexuels, 28 % des femmes et 45 % des hommes disent avoir fait l’expérience d’une relation sexuelle passagère avec un partenaire rencontré en ligne. Pour les relations amoureuses, ces chiffres sont respectivement de 34 % et 41 %.
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[3]
Expression informelle utilisée principalement par des hommes gays pour désigner un espace public où se nouent des relations sexuelles passagères et souvent anonymes.