Des études comparatives ?
1Cet article se veut une réflexion sur le statut de l’étude comparative dans une perspective de sociologie compréhensive [2]. Pour cela, je m’appuierai sur deux études, l’une menée en France et l’autre au Brésil, qui ont en commun la même question de recherche : comment les étudiants qui cohabitent avec leurs parents se construisent-ils de manière autonome dans un contexte de dépendance, c’est-à-dire en étant « nourris, logés, blanchis » ? N’ayant franchi aucun des seuils de passage à l’âge adulte (Galland, 1997), dont le premier serait la fin des études, ils sont dans une situation de dépendance résidentielle et financière.
2Cette comparaison est l’occasion d’apprendre moins sur la construction de l’autonomie que sur la construction de l’adulte dans des contextes différents. Car si le processus d’autonomisation participe bien du devenir adulte, il contient un présupposé de taille : celui du statut de l’individu qui tend progressivement à se définir dans la relation comme une « personne » au sens d’un « individu individualisé » (de Singly, 1996). Or, dans le cas brésilien de cohabitation, « être adulte » se définit certes comme une égalité relationnelle des membres de la famille, mais moins dans une relation d’« individus individualisés » que dans celle d’« individus spécialisés », c’est-à-dire d’individus définis en fonction de leurs propres ressources et compétences et des besoins du groupe familial. De ce fait, si nous avions à reformuler la question de départ de cette deuxième recherche au vu de ses résultats, elle se poserait de la façon suivante : dans le cadre des solidarités familiales qui caractérisent la cohabitation des générations, comment se repositionnent les relations et la place des parents et des enfants dans une relation d’adultes ? C’est en effet sur ce point que nous apprenons quelque chose dans cette recherche. L’objectif de cet article est donc de montrer que si la comparaison est productrice de connaissances, parler d’étude comparative est abusif : nous n’apprenons pas sur la même question !
3Ainsi, nous allons voir comment, dans le contexte français, les processus d’autonomisation et du devenir adulte se confondent dans une logique de subjectivation : la réalité de l’enfant se distingue progressivement de la réalité parentale qui pendant des années a existé pour le jeune enfant comme une « réalité chorale », une représentation du monde qui a été, pour un temps, commune aux parents et aux enfants (Berger, Luckmann, 1986). Dans le contexte brésilien, nous distinguerons le processus d’autonomisation de celui du devenir adulte. Nous parlerons d’une logique de participation. Il s’agit d’un processus de redéfinition des rôles d’enfant et de parent qui se construit par la participation de chacun au sein de la vie de famille. La réalité parentale et celle du jeune adulte sont en partie communes : de parentale, la réalité devient familiale.
Le contexte français : « individu individualisé » et logique de subjectivation
4Dans le contexte français, le « chez-soi chez les parents » se définit à partir de trois dimensions : les territoires personnels, les règles parentales et la convivialité familiale. Ces trois dimensions constituent les modalités objectives de construction d’un chez-soi chez ses parents.
5Les territoires personnels renvoient aux espaces personnels et privés dans lesquels le jeune adulte se retire. Ils font partie de « "ces lieux d’autonomie" où s’exprime un vœu de réparation de soi, d’auto-appartenance, de libre désir » (Schwartz, 1990, p. 31). Pour rendre des espaces personnels, le jeune adulte développe des stratégies : des stratégies de séparation et aussi d’appropriation. Il se sépare en fermant la porte de sa chambre. Il omet de raconter certaines choses. Il s’approprie aussi l’espace : il décore sa chambre, il y apporte des changements, il fait du tri dans ses affaires… Il se voit et se donne à voir dans un espace qui est en partie celui d’une mise en scène de son identité et qui, dans un même mouvement, en constitue un ancrage identitaire (Ramos, 2006b). Il investit aussi les espaces familiaux : il laisse « traîner » des affaires personnelles dans les espaces communs en estimant qu’il a aussi un droit sur cet espace… Ainsi, dans cette première dimension, le jeune adulte distingue le « je individuel » du « je familial ».
6Une deuxième dimension définit le chez-soi du jeune adulte qui cohabite avec ses parents : il est régi en partie par les règles parentales. Elles s’appliquent sur les horaires de la vie domestique, notamment pour les repas. Les règles parentales portent également sur l’ordre ménager, plutôt à dominante maternelle, ou sur le choix du film du soir, à dominante paternelle. Il peut aussi y avoir des rappels à l’ordre quand les résultats universitaires apparaissent insuffisants. Au fur et à mesure que l’enfant grandit, se met en place autour de ces règles un rapport de force entre parents et enfants. Pour l’enfant, l’enjeu est de « mordre » chaque fois un peu plus sur les règles parentales afin de gagner en marge d’indépendance et d’autonomie. Pour les parents, l’enjeu est de rappeler que ce sont eux qui restent les capitaines du navire. Dans cette dimension, le jeune adulte se définit dans la relation de filiation sur un mode asymétrique.
7Une troisième dimension de la cohabitation est définie par la « convivialité familiale » qui édifie un « chez-nous ». Les repas, les discussions, le partage de moments communs contribuent à la création d’une ambiance. Cependant, être ensemble ne suffit pas. Il faut ajouter des ingrédients pour passer de « l’être ensemble » à « l’ambiance particulière de la famille » pour reprendre les termes de Patrice (27 ans, deuxième année de doctorat, père technicien électricien, mère au foyer). La définition de la convivialité utilisée par les jeunes gens est en lien avec le degré de permissivité des parents et avec leur capacité de tolérance d’un certain mode de vie de leur enfant dans l’espace familial. La convivialité familiale apparaît comme une condition qui permet la circulation de l’affection et la construction d’un « nous familial » dans lequel les relations peuvent évoluer d’une relation hiérarchisée parents/enfants vers une relation de personne à personne et d’égal à égal. La convivialité transforme ainsi un espace imposé en un espace confirmé. Dans cette confirmation, le jeune adulte se reconnaît comme unique et signe son appartenance au groupe dans lequel il est aussi reconnu comme unique et comme membre du groupe. Cette double reconnaissance est la condition pour se construire soi-même au sein de la famille. Quand cette convivialité fait défaut, il n’existe pas d’espace d’assurance identitaire dans lequel un autrui significatif (de Singly, 1996) valide ego non seulement comme membre du groupe, mais aussi comme personne. Ainsi, dans cette dernière dimension, le jeune adulte se définit dans la relation de filiation mais sur un mode égalitaire. Voilà pour ce qui est des modalités objectives de construction d’un chez-soi chez ses parents.
8Par ailleurs, nous avons identifié deux modalités de construction des différentes séparations : l’expérimentation et les négociations. Il nous faut souligner là cette hypothèse centrale : nous avons postulé que, dans la compréhension du processus d’autonomie, la séparation au sens strict et au sens d’une distinction du monde personnel et du monde parental était fondamentale. L’expérimentation peut se définir comme une relation de réflexivité dans l’action. Les jeunes adultes testent leurs idéaux en les confrontant aux contraintes d’une réalité existante. Simultanément, ils construisent leur vision du monde à travers l’expérimentation, dans le sens où une nouvelle souplesse du réel laisse une ouverture au changement par l’innovation. Ainsi, les jeunes adultes procèdent par ajustements successifs : entre références familiales et innovations, ils composent en mettant en œuvre une certaine vision de l’organisation domestique, qui est aussi liée à une vision plus large de leur rapport au monde. La confrontation de l’idéal de l’autonomie aux obligations de la vie chez les parents entraîne également des ajustements incessants qui passent par la négociation afin de concilier les désirs personnels sans abîmer les relations avec les parents. Les jeunes gens testent par exemple différentes stratégies de séparation : demander aux parents de frapper à la porte de leur chambre avant d’entrer, fermer la porte pour leur signifier que l’espace est privé… Ces stratégies tendent à distinguer un monde personnel d’un monde parental, c’est ce que nous avons appelé « processus de subjectivation ». En effet, le jeune adulte « sort » du monde socialement construit par ses parents et opère désormais une distinction entre la réalité commune et la réalité subjective pour affirmer et affiner sa propre vision du monde. Ce qui était initialement vécu comme une réalité commune, imposée de l’extérieur, devient peu à peu une réalité à caractère subjectif : elle est désormais perçue comme relevant de la vision et de la réalité d’un individu et elle perd son caractère de réalité objective sur laquelle on n’a pas de prise. En percevant la différence entre réalité commune et réalité subjective, le jeune adulte entrevoit progressivement son pouvoir de construction de la réalité, d’une réalité différente de la réalité commune. À travers les négociations avec ses parents dans les divers domaines de la vie quotidienne, sa réalité subjective s’édifie et prend corps. Ces négociations actualisent sa réalité qui devient de plus en plus consistante, et produisent un changement de relations entre les membres du groupe familial : l’autre est défini en tant que personne et non plus seulement à travers le prisme des rôles de parents et d’enfants (Ramos, 2002).
Le contexte brésilien : « individu spécialisé » et logique participative
9Dans le contexte brésilien, les limites entre les trois dimensions – les territoires personnels, les règles parentales et la convivialité familiale – sont difficilement identifiables. Elles apparaissent brouillées et les trois mondes définis s’interpénètrent : dans la première dimension, le jeune adulte ne distingue pas aussi fortement le « je individuel » du « je familial » ; dans la deuxième, il ne se définit pas fondamentalement dans une relation asymétrique de filiation ; et dans la troisième, il se définit dans une relation égalitaire, mais moins en tant qu’individu que comme membre participant à la gestion quotidienne des difficultés du groupe familial.
10Les territoires personnels renvoient certes au marquage quotidien de l’espace domestique et aux stratégies que le jeune adulte utilise pour signaler sa place au sein de la maison familiale. Cependant, à la différence de la situation française, les jeunes adultes brésiliens ne revendiquent pas nécessairement le besoin d’un espace à soi qui se définisse comme un espace séparé du reste de la maison par la fermeture d’une porte, comme cela peut être le cas pour la chambre. Le « je individuel » ne paraît pas être menacé par la proximité des membres du groupe familial, et la revendication de cet espace comme étant personnel n’est pas saillante dans les entretiens. Nous avons pu vérifier que « comparer présuppose que le sens de l’indicateur soit identique dans les différents pays étudiés, ou aux différents moments de l’observation. Or rien ne garantit jamais la stabilité de la signification d’une donnée » (Commaille, de Singly, 1997, p. 14). En effet, dans le contexte français, notre indicateur le plus important était l’espace de la chambre. Nous voulions saisir les modalités de construction de la chambre comme espace privé et individuel. Pour les jeunes brésiliens interrogés, la chambre n’a pas ce sens fort d’« espace à soi » et l’entrée des parents dans celle-ci ne revêt pas le caractère d’une intrusion. La première raison peut être que la plupart des enquêtés partagent leur chambre avec un frère, une tante, une grandmère. La deuxième raison, et celle-ci nous intéresse davantage, est la résistance même de l’enquêté à la considérer comme telle. À la question de savoir si les différents membres de la famille frappent quand la porte est un peu fermée, Natalia (21 ans, première année en sciences sociales, père ouvrier, mère au foyer) répond : « J’ai jamais pensé à ça. Mais ça n’a pas d’importance. » Le fait que la chambre ne soit pas fortement définie comme un espace privé va entraîner une autre perception de l’entrée des parents dans celle-ci. Plus qu’une dimension individuelle, elle revêt une dimension familiale au sens où les autres y ont un droit d’accès, non pas en vue de la contrôler mais parce qu’elle n’est pas définie comme un espace de séparation et de mise à distance de la famille. Ici, nous nous sommes rendu compte a posteriori de l’importance d’un présupposé : comme nous l’avons vu précédemment, nous posions la séparation comme l’une des données principales de la construction des relations à un âge adulte dans le contexte français.
11En ce qui concerne la deuxième dimension du chez-soi chez ses parents, nous pouvons relever que les règles parentales existent ; néanmoins certains domaines, que nous pourrions coder comme personnels, que ce soit celui de l’enfant ou celui des parents, se rejoignent dans la zone familiale : les amis des enfants sont « presque de la famille », les comptes parentaux peuvent être gérés ensemble… La réalité parentale apparaît davantage comme une réalité familiale. Dans cette dimension, la distinction entre la place des parents et celle des enfants est rendue moins nette que dans le cas français en raison de cette caractéristique « familiale ».
12La dernière dimension est celle de la convivialité qui intervient dans la construction d’un « chez-nous ». Il est cependant difficile de la distinguer de la dimension précédente. L’enfant a ici le sentiment d’être reconnu comme partenaire de ses parents et se vit comme leur égal dans la mesure où les relations prennent la forme d’un échange entre membres de la famille et non pas d’une hiérarchie dans une relation de filiation. D’une certaine manière, les membres de la famille mettent en commun leurs compétences et chacun participe à la gestion du quotidien de la maison dans ses différentes dimensions.
13Dans le contexte brésilien, une caractéristique apparaît bien plus féconde que ces trois dimensions établies dans le contexte français pour comprendre le devenir adulte dans la cohabitation familiale : c’est la figure du « parent-ami » (Ramos, 2006a). Au Brésil, il est fréquent de parler de pai amigo ou de mãe amiga. Ces expressions donnent l’image d’une certaine égalité parents/enfants dans les relations familiales à partir de l’idée d’amitié. La figure du parent-ami vient définir le cercle familial comme un espace fortement privatisé contenant en son sein des relations qui, dans le contexte français, s’établiraient dans des zones extérieures à la famille et pourraient ainsi échapper au contrôle et au regard parental. Les relations amicales dans le contexte français participent de la construction d’un monde personnel. Dans le cas brésilien, le jeune adulte est avant tout un membre du groupe familial tout en étant considéré à égalité de place dans la relation au parent-ami. Cette égalité met en œuvre une vision des relations en termes de soutien et d’interdépendance affective et relationnelle : une écoute des parents quand leur fils ou leur fille est confronté(e) à des difficultés et aussi une écoute de la part des enfants de difficultés qui seraient davantage définies en France comme faisant partie du domaine parental : problèmes ou décisions à prendre dans le domaine financier, parfois même dans le domaine conjugal.
14Que ce soit dans la perspective brésilienne ou française, la réduction à la dimension parentale de la cohabitation ne laisse d’espace ni aux territoires personnels, ni à un chez-nous défini par la convivialité ou par le parent-ami. Or, c’est dans ces dimensions que se jouent la reconnaissance et la légitimation de soi comme autonome et/ou comme adulte. Que la reconnaissance du jeune passe par sa reconnaissance comme « individu individualisé » ou comme « individu spécialisé », celle-ci est le vecteur de légitimation de soi comme adulte comprise dans une certaine égalité de relation parents/enfants.
Aborder l’autonomie dans la cohabitation intergénérationele
15Selon la thèse de Louis Dumont (1993), la société brésilienne est duale, marquée par la coexistence du holisme (dans lequel l’individu se définit avant tout comme membre d’un groupe) et de l’individualisme. Ces deux caractéristiques se conjugueraient différemment selon les milieux sociaux. Les classes moyennes selon Gilberto Velho (1987) se distinguent des classes populaires et supérieures par des discours valorisant l’individualisme, l’ascension sociale et le changement. Certains travaux relèvent, quant à eux, comment les membres des classes moyennes, et notamment pour ce qui touche les relations de genre, aspirent à la reproduction et au maintien de certaines valeurs, le changement ne revêtant pas de valeur positive (Heilborn, 1992). Plus spécifiquement, sur les relations familiales, des travaux soulignent comment, dans la famille brésilienne contemporaine, une tension existe entre le développement de l’individualisme et la permanence de valeurs traditionnelles et hiérarchiques (DaMatta, 1979, 1987 [3]) et notamment dans les classes moyennes (Velho, 1987). La question qui se pose alors est de savoir comment aborder la question de l’autonomie dans ce contexte. Tout d’abord, Il apparaît moins pertinent dans le contexte brésilien que dans le contexte français de faire de la cohabitation l’angle d’entrée de la réflexion sur le devenir adulte dans la mesure où cette cohabitation n’est pas à mettre à l’actif des seuls jeunes adultes. On peut trouver sous le même toit non seulement des grands-parents, mais aussi des oncles ou des tantes. Le groupe familial révèle sa fonction forte de refuge face aux faibles perspectives d’emploi et aux difficultés financières. Par ailleurs, on observe des situations où ce sont les grands-parents qui subviennent aux besoins du groupe familial avec le montant de leur retraite ou leurs économies. Le désir de soutenir financièrement la famille, quand la situation professionnelle le permettra, est aussi formulé par les jeunes brésiliens. La volonté énoncée d’aide aux parents atteste d’un devoir de réciprocité qui peut être parfois « une dictature de l’altruisme » (Attias-Donfut et al., 2002, p. 120). D’une certaine manière, les jeunes adultes brésiliens privilégient l’intérêt du groupe familial avant l’aspiration individuelle à la décohabitation. Ainsi, quand la question de la cohabitation est traitée, c’est davantage sous l’angle du soutien et de la solidarité que sous celui de l’autonomie. Cela ne signifie pas que la question de l’autonomie n’est pas pertinente, mais elle ne doit pas être posée comme un présupposé. Or, notre question de la construction de l’autonomie à un âge où d’autres sont déjà partis de la maison parentale comprend bien ce présupposé : la cohabitation est mise au centre des interrogations sur la définition de la jeunesse et de l’adulte puisqu’il s’agissait dans cette recherche de voir comment les jeunes gens se construisent comme adultes dans un contexte où aucun des seuils de passage à l’âge adulte n’était franchi. À ce propos, le travail de Cécile Van de Velde (2008) met en exergue une spécificité du contexte français. Le « devenir adulte » est caractérisé par une tension entre deux normes apparemment contradictoires : une injonction à la fois à l’indépendance individuelle et à la prise en charge parentale des études et de la phase de recherche d’emploi. Cela est lié à une politique française envers les jeunes adultes plutôt « familialisante » qui permet difficilement une indépendance résidentielle sans l’aide parentale. L’une des conséquences est donc le maintien au foyer parental et une décohabitation plutôt tardive. Dans ce cadre, l’autonomisation passe par des négociations de sa place au sein de la relation parents/enfants pour faire évoluer la relation hiérarchique, et l’autonomie est à construire dans un espace parental. C’est ainsi que l’auteur relève dans les discours des jeunes français une dissociation entre une aspiration à l’autonomie et une situation objective de dépendance. Dans le contexte brésilien, il nous semble que ce n’est pas la question de l’âge adulte qui s’impose derrière notre problématique, dans la mesure où la cohabitation au Brésil paraît contenir des présupposés d’un autre ordre. À partir du moment où cette situation est généralisée à tous les âges, cela n’en fait pas une situation spécifique qui contribue à définir d’une certaine façon les différents âges de la vie. Autrement dit, la question de la cohabitation intergénérationnelle au Brésil ne semble pas contenir de manière évidente celle du passage à l’âge adulte et celle du processus d’autonomisation.
16Notre propos n’est pas ici de mettre en doute systématiquement la possibilité d’approcher le processus d’autonomisation dans le contexte de cohabitation, mais de souligner que d’autres indicateurs que l’espace seraient plus adéquats.
17Un premier indicateur possible est le rapport au temps. Dans l’étude française, nous avions cherché à saisir les moments de séparation et les moments pendant lesquels les membres de la famille se retrouvent ensemble. Là aussi, le sens qui peut être donné à un moment dans un contexte ne revêt pas nécessairement le même sens dans l’autre. En effet, un indicateur a laissé les jeunes adultes brésiliens perplexes : le repas. En France, le repas est ritualisé (Herpin, 1998) il l’est surtout davantage qu’au Brésil. Les différents membres de la famille brésilienne n’ont pas pour coutume de se retrouver ensemble au même moment autour d’une table. Chacun mange selon ses disponibilités et ses activités, et il n’y a que le week-end qu’il peut y avoir, parfois, un repas commun. Les temps individuels prédominent là sur les temps communs. En revanche, le moment de la novela [4] peut apparaître comme important. Il peut être un de ces temps où parents et enfants se retrouvent. Le goût commun pour les séries télévisées favorise la création de moments autour de la télévision et génère des discussions sur l’histoire suivie, où chacun prend parti, où chacun formule sa vision de l’histoire en émettant ses jugements. En dehors de ces moments, il est difficile d’isoler des temps équivalents au repas, ces moments étant beaucoup plus aléatoires, en fonction des rythmes et des activités de chacun, sans qu’une règle particulière permette de les identifier. Ainsi, au Brésil, l’organisation temporelle apparaît moins rigide, moins ritualisée qu’en France, le rapport à des règles parentales qui se traduiraient par des horaires font moins sens. La recherche des rythmes de chacun, des temps individuels – pas nécessairement associés à un espace fermé –, au sein et en dehors de la famille, serait peut-être une piste à exploiter dans la quête de ce qui peut permettre de saisir le processus d’autonomisation.
18Une autre proposition pour appréhender l’autonomie est celle du rapport à la sexualité et à la parentalité. Tout d’abord, la sexualité. Au Brésil, celle des filles est fortement contrôlée (Heilborn, 1999). De manière plus générale, les relations sexuelles sous le toit parental sont permises quand l’histoire amoureuse prend la forme d’un couple reconnu par les parents. Et pour quelques enquêtés, quand le ou la fiancé(e) dort à la maison, il n’est pas question pour les parents que la porte de la chambre se ferme. Par ailleurs, le climat d’insécurité de Rio de Janeiro est aussi un des arguments éducatifs pour contrôler les nuits passées à l’extérieur du foyer, ce qui limite quelque peu les marges de manœuvre des enfants concernant leurs relations amoureuses et leur sexualité. En ce qui concerne la parentalité et plus particulièrement la grossesse à l’adolescence, celle-ci apparaît certes comme un problème social et politique, mais elle pose des questions semblables à celles énoncées dans le cadre de la cohabitation, en tout cas, telle que nous nous la sommes formulée dans le contexte français (Brandão, 2003). En effet, selon Elaine Réis Brandão, les jeunes rencontrés « privilégient la voie du développement personnel, subjectif, sans porter atteinte aux places qu’ils occupent dans leur familles d’origine » (Brandão, 2003, p. 128). Pour l’auteure, il existe symboliquement dans ces milieux sociaux une certaine rupture après l’évènement de la grossesse à l’adolescence qui ouvre une période de la vie avec la prise en charge morale (plus que matérielle) de nouvelles responsabilités relatives à sa descendance. Par ailleurs, Claudia Barcellos Rezende (2001) souligne des différences de relations selon les âges : les 20-30 ans sont davantage impliqués dans la relation avec leurs parents et aussi avec leurs frères et sœurs que les 45-50 ans qui semblent se percevoir plus passifs dans la construction des relations. Cela pourrait venir renforcer l’hypothèse de la parentalité comme un évènement qui viendrait introduire de l’autonomie dans la relation parents/enfants telle que nous l’avons définie précédemment. Ce serait ainsi une autonomisation qui se jouerait davantage entre « parents » qu’entre « individus ».
En conclusion
19Ainsi, la question du processus d’autonomisation serait à traiter à partir d’autres indicateurs et il est donc abusif de parler d’étude comparative. Si la comparaison est un moyen de production de connaissances, elle ne débouche pas toujours sur des études « comparatives ». De fait, si cet exercice a permis d’obtenir des résultats grâce à l’objectif de comparaison, c’est moins par la question qui orientait l’étude – la construction de l’autonomie – que par le cadre dans lequel elle s’inscrivait – les relations familiales et la définition de la famille. Se poser la même question de départ, utiliser les mêmes indicateurs n’est pas garant d’un travail qui puisse être qualifié de comparatif. En revanche, un des résultats est de pointer les limites de l’équivalence entre « être autonome » et « être adulte », confondus dans le cas français. L’« être adulte » sous-tend les deux études, mais il se définit dans le contexte français comme individualisation, dans le contexte brésilien comme une participation à part entière à la gestion et à l’organisation de la vie familiale. Une question se pose : s’agit-il pour le coup du contexte français et du contexte brésilien ou de l’appréhension par le chercheur de la question ? Ces quelques remarques laissent entrevoir l’ambiguïté de la « comparaison ». Moins que de comparaison, partir d’un contexte donné et explorer ses limites dans un autre contexte apparaît comme l’établissement d’un modèle prédéfini par rapport auquel le chercheur est amené à positionner ses nouvelles données. Dans notre étude brésilienne, dans l’écart au modèle de départ se dessine une conception des relations familiales qui se distingue de celle observée dans le contexte français : la cohabitation intergénérationnelle dans les deux contextes d’études ne se définit pas de la même façon.
Notes
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[1]
Nous utiliserons les expressions d’étudiants brésiliens et d’étudiants français pour plus de commodité, mais soulignons qu’il serait plus exact de parler d’étudiants cariocas, c’est-à-dire résidant à Rio de Janeiro, et d’étudiants parisiens et franciliens.
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[2]
C’est-à-dire dans une perspective qui s’intéresse au sens que les acteurs donnent à ce qu’ils font et à la manière dont ils construisent la définition de ce qu’ils vivent. Cet article s’appuie sur deux études réalisées sur la cohabitation des jeunes adultes chez leurs parents, l’une à Paris et en banlieue parisienne, l’autre à Rio de Janeiro. Nous nous proposions ainsi de mettre en relation les définitions de l’autonomie pour des étudiants français et brésiliens.
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[3]
Ces travaux, malgré une publication qui remonte à quelques années, sont centraux pour comprendre et appréhender la société brésilienne.
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[4]
Feuilleton télévisé qui rythme le quotidien des familles brésiliennes.