CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet article a pour objet d’interroger la mise en œuvre de la mixité au sein des pratiques sportives en établissement pénitentiaire pour mineurs (EPM [1]. Loin d’œuvrer à l’éducation du mineur incarcéré, la mixité en sport favoriserait plutôt le renforcement d’une ségrégation des sexes.

Présentation de l’établissement pénitentiaire pour mineurs

C’est face à une évolution présumée de la jeunesse délinquante – portée par les chiffres du ministère de la Justice ainsi que les innombrables reportages médiatiques, et qualifiée de « problématique » par les politiques publiques – qu’est proposé tout un panel de traitements présentés comme nouveaux et au sein desquels l’EPM tient une place prépondérante. Prison apparue récemment dans le champ carcéral français [*], l’EPM accueille les détenus âgés de 13 à 18 ans et rompt avec le système d’enfermement des quartiers pour mineurs (pour une présentation générale des EPM, voir Solini, 2010). L’innovation présumée consiste à valoriser les temps collectifs mixtes en détention. Selon les termes du projet fondant les EPM [**], la mise en œuvre d’un tel dispositif permettrait de faciliter la rééducation des adolescents incarcérés. Subissant une hyperactivité forcée, le mineur est tenu de pratiquer soixante heures d’activités sebdomadaires équitablement réparties entre les domaines scolaire (placé sous le contrôle de l’Éducation nationale), socioculturel (dévolu à la Protection judiciaire de la jeunesse) et sportif (réservé principalement à l’administration pénitentiaire).

2Longtemps, la prison a été considérée comme le lieu ordonnant la séparation des sexes que l’instauration de la mixité en EPM ne manque pas d’interroger. En effet, le principe de non-mixité dans les établissements pénitentiaires français date de la première moitié du xixe siècle. « Il fallait que l’éducation pénitentiaire restaure le sens de l’égalité mais aussi “la pudeur” des femmes. La femme en tant qu’épouse et mère est le pivot de la famille et le garant de la moralité de l’homme et de l’enfant » (Rostaing, 1997, p. 41). Représentante de la morale, la femme doit par conséquent être éloignée de l’homme incarcéré, considéré par les pouvoirs publics comme une figure de l’anormalité (Foucault, 1999). En ce sens, contaminé par la maladie du vice, il serait en mesure d’infecter la femme par des contacts trop réguliers. D’autres causes du principe de non-mixité existent assurément. L’une des plus évidentes reste les risques liés à la sexualité en détention. Il paraît inconcevable de favoriser de telles pratiques, sources de plaisir tout autant que de dérives potentielles, dans un lieu, la prison, qui a pour vocation d’exercer une peine au sens strict du terme, c’est-à-dire « l’imposition d’une discipline spécifique qui permet le redressement et l’amendement de personnes considérées comme déviantes et qui ont commis des infractions pénales » (Chantraine, 2010, p. 118), et dont la fonction correctrice autant que répulsive ne doit pas être corrompue par l’adoucissement que représenterait le plaisir pris dans une pratique sexuelle. En effet, la peine de prison est tenue de rester, dans l’imaginaire collectif, un moment de pénitence d’intensité suffisante pour que l’amendé n’éprouve pas le désir de récidiver. Aussi, concevoir un temps carcéral agrémenté des plaisirs que pourrait offrir la mixité semble contraire aux fondements idéologiques sur lesquels repose la peine d’emprisonnement. Mais cela n’épuise pas les raisons qui expliquent la non-mixité, qui vont des conséquences non souhaitées de la pratique sexuelle (grossesse, IST, viols...) ou du contact entre les sexes (exacerbation du désir, risque de violences...) aux multiples positions morales mises en jeu...

3Malgré tout, l’absence de mixité dans l’univers carcéral ne signifie pas l’absence de pratiques sexuelles (légitimes ou non) en détention. En effet, les récentes avancées en matière de restructuration des liens familiaux en détention permettent la création d’espaces dédiés à la préservation d’une intimité conjugale, ainsi que des unités de visites familiales (UVF) où l’intimité, notamment d’ordre sexuel, est désormais considérée comme un principe de droit. « De par ces caractéristiques spatio-temporelles et la prévalence de l’intimité dans l’organisation et le fonctionnement des UVF, le dispositif est susceptible de donner accès à des gestes, des activités, des échanges que l’incarcération a mis à mal ou empêchés, et de placer les individus dans une symbolique sociale, affective et identitaire perdue depuis des années » (Rambourg, 2009, p. 54). Par ailleurs, les travaux de Carole Cardon montrent par exemple que l’intimité conjugale en détention n’est pas juridiquement interdite et qu’elle peut être de surcroît instrumentalisée par les agents de l’administration pénitentiaire dans un objectif de maintien durable de l’ordre (Cardon, 2002). De surcroît, l’existence d’une sexualité intramuros est avérée, que ce soit la pratique de la masturbation ou une homosexualité pouvant parfois atteindre les limites du consentement mutuel et aboutir à la banalisation du service sexuel (Welzer-Lang et al, 1996).

4Cela dit, les difficultés suscitées par la présence d’hommes et de femmes au sein de ce milieu relativement clos font de la prison un lieu de séparation des sexes, d’autant plus que l’on sait qu’une partie non négligeable des détenus présente des difficultés relationnelles avec l’autre sexe et a du mal à mettre en œuvre un exercice serein de sa sexualité. Ainsi, la croyance collective, relayée par les pouvoirs publics, en l’anormalité des attitudes de la population carcérale à l’égard du sexe opposé est aussi, d’une certaine façon, l’une des raisons qui peut expliquer l’établissement de la mixité dans certains EPM. En effet, dans ces lieux privatifs de liberté, la population carcérale est uniquement mineure. L’assimilation de ces détenus à la figure de l’adolescent permet de poser les premiers jalons du principe de mixité à l’intérieur du lieu de la détention. Cet âge de la vie est particulièrement référé à la nécessité d’investissement de valeurs morales garantes d’une bonne autonomisation, alors qu’en parallèle tout un ensemble de discours plus ou moins légitimes ont renouvelé le positionnement à l’égard de l’adolescence. Les jeunes garçons détenus ne sont plus considérés comme des hommes déjà formés, dont la détention inscrite dans une perspective d’expiation s’accompagne d’une coprésence entre détenus productrice de vices et qui risquerait de contaminer les filles. Celles-ci sont elles-mêmes éloignées de l’image passée d’une mère garante de la morale au sein du foyer familial et qu’il s’agirait de préserver. La coprésence des sexes peut alors être imaginée comme un moyen de moraliser chacun d’entre eux, dans la mesure où elle permettrait de mettre en œuvre de façon contrôlée une réélaboration des codes de conduite régissant les rapports entre les sexes. Elle favoriserait l’apprentissage d’un autocontrôle pulsionnel et une meilleure régulation des relations entre les sexes, si ce n’est entre garçons, tant la régulation pulsionnelle déborde le simple cadre des relations sexuelles possibles.

5Par ailleurs, s’il s’agit bien dans ces structures nouvelles d’avoir une action éducative en vue de la réinsertion, il convient de travailler le plus possible dans les conditions les plus proches de la réinsertion imaginée. Or, aujourd’hui, les conditions de vie de l’adolescent sont intimement liées au principe de mixité. Les grandes instances de socialisation qui traversent la vie des adolescents, telles que l’école ou les associations sportives et culturelles, prônent la mixité en tant que dispositif éducatif et d’insertion sociale. Dans cette perspective, il devient souhaitable de promouvoir un « arrangement des sexes » (Goffman, 2002) dans l’optique de normaliser une population adolescente précarisée, dont les principes de régulation des relations intra et intersexes s’avèrent singulièrement machistes, en contradiction manifeste avec le nouveau contrat de genre prôné par les institutions et porté par les couches moyennes cultivées. L’objectif global de la structure réside sans doute dans la volonté que les adolescents incorporent les rôles sociaux normalisés des hommes et des femmes en accord avec leur propre sexe biologique. En d’autres termes, il s’agit de faire en sorte qu’ils investissent l’objectif de participer à l’organisation sociale humaine où « les hommes et les femmes se côtoient dans un espace social mixte : espace public, réunion privée, lieu de travail ou de plaisir, vie familiale… [et où] chacun sait ou semble savoir comment il ou elle doit se comporter dans cette situation spécifique en fonction du fait qu’il ou elle est homme ou femme » (Zaidman, 2002, p. 9).

6A contrario des attentes, le principe de mixité incarné dans les pratiques sportives est loin de provoquer cette émulation positive attendue par le législateur. D’abord pensé comme un instrument de contrôle d’adolescents dits « à la dérive », le principe de mixité participe d’un autre type de normalisation des conduites. La volonté que le processus d’arrangement des sexes puisse trouver à s’étayer de façon positive jusque dans les pratiques sportives manque inévitablement son but. De fait, et à l’inverse, le sport finit par devenir le lieu privilégié d’une ségrégation des sexes.

Mixité et « normation »

7Les EPM s’inscrivent pleinement dans la finalité de normalisation de la population adolescente. Ils sont présentés par le législateur en tant que nouvelle instance de socialisation spécialisée dans l’éducation des « parias urbains » (Wacquant, 2007). La mixité joue alors un rôle essentiel à l’intérieur de ce dispositif. Dans le « Document méthodologique pour la mise en œuvre des EPM », commun à l’administration pénitentiaire et à la Protection judiciaire de la jeunesse, « la mixité est un enjeu éducatif important. Elle constitue un support privilégié pour travailler avec les adolescents sur les représentations qu’ils ont de l’autre sexe, les relations sociales hommes/femmes, les questions de sexualité et donc d’identité. Il est donc important que dans le cadre de la prise en charge en EPM ces problématiques soient investies, notamment à l’occasion des activités. Un travail de restauration, si ce n’est de construction, de la relation homme/femme peut jouer un rôle essentiel dans l’insertion de ces jeunes ». L’instauration de la mixité dans l’établissement s’effectue par l’intermédiaire des activités collectives. L’école, les activités socioéducatives et le sport constituent le socle privilégié de la rééducation du jeune détenu. Sport et mixité sont par conséquent associés afin d’amener filles et garçons à vivre ensemble à l’intérieur d’activités orientées, pour l’essentiel, vers la pratique du football et de la musculation. L’EPM affiche ainsi une volonté d’instrumentaliser le sport et sa pratique mixte en dispositif d’intervention sociale à destination des jeunes détenus, remettant en cause une forme d’héritage carcéral qui consiste à faire du sport en prison le dérivatif privilégié des pulsions.

Méthodologie et terrain de recherche

À l’appui de cette analyse, nous nous référons à la recherche doctorale de Laurent Solini, financée par le ministère de la Justice via la Direction interrégionale de la protection judiciaire de la jeunesse Sud. Ce travail de recherche a pour ambition d’analyser les expériences de détention des adolescents incarcérés en EPM, par l’intermédiaire d’un « regard d’en bas » (Chantraine, 2005, p. 43). L’utilisation de la méthode ethnographique permet de centrer la focale sur les pratiques et les rapports au corps mobilisés par les détenus au cœur de la situation d’enfermement. Vivre au sein de la communauté observée, au plus près des détenus et des professionnels de la prison depuis le 31 janvier 2008, nous a permis de convoquer un matériau empirique relativement fouillé garantissant une certaine validité des données. À raison de deux ou trois jours d’investigation hebdomadaire, le recueil des données s’est effectué en priorité par participation observante à plusieurs activités collectives avec les détenus, ainsi que par l’encadrement du sport durant les week-ends, et par un suivi hebdomadaire de certains détenus. Sont ainsi disponibles de nombreuses retranscriptions d’interactions et de pratiques ayant cours dans l’ensemble des espaces carcéraux et 84 entretiens menés avec les acteurs de l’EPM, tous statuts confondus, dont 41 avec les détenus, garçons et filles. S’ajoute à ce corpus de données la consultation des dossiers de suivi judiciaire des détenus (dont les prénoms ont été changés ici), des notes de service et des outils informatiques de suivi comportemental en détention (cahier électronique de liaison [CEL]).

8L’ambition de ce projet apparaît d’autant plus irréaliste que la configuration particulière des rapports sociaux dans lesquels se trouvent pris les jeunes précarisés s’accompagne d’une conception éminemment phallocratique de la place de chaque sexe, où s’affirme pour le garçon la nécessité d’exhiber une virilité exacerbée, constitutive du « capital guerrier » (Sauvadet, 2006), nécessaire à la définition de sa place au sein du groupe de ses pairs. On se trouve donc bien ici face à une représentation sociale en émergence qui porte sur la fonction sociale de la mixité, étayée sur la diffusion de connaissances aussi bien psychologiques (notions de représentations, d’identité, de restauration de la relation) que sociologiques (notions d’enjeu éducatif, de relations sociales, d’insertion), et prenant pour objet la construction de la relation homme/femme, mais qui semble quelque peu utopique, voire naïve, face à l’immense travail de reconstruction des représentations des genres nécessaire à un véritable changement des attitudes des adolescents concernés.

9En réunissant garçons et filles détenus au sein des mêmes espaces pendant près de quarante-cinq heures par semaine [2], l’EPM inscrit les temps collectifs mixtes en tant qu’élément central de son système d’enfermement éducatif. Le programme imposé s’avère toutefois aussi lourd qu’illusoire. Dans la journée de détention, le temps d’encellulement devient portion congrue et la mixité dans les activités collectives reste relative car la proportion de filles incarcérées s’avère très faible (autour de 5 %). Tout se passe comme si la détention en EPM avait été construite dans le but de ressembler à une microsociété standardisée. Le dispositif d’enfermement constitue ainsi un monde diminué, écarté de la société, devant toutefois rétablir ce qui semble être au principe de la vie adolescente : les temps scolaires, les activités socio-éducatives et les pratiques sportives. Dans cette perspective, les temps collectifs mixtes sont chargés de participer à la réélaboration des styles de vie des adolescents détenus et d’aboutir à leur normalisation : les faire rentrer dans un cadre de vie standardisé. « La mixité permettrait de rendre la vie carcérale [moins artificielle et] un peu plus proche de la réalité sociale » (Rostaing, 1998, p. 123). Membre de l’équipe chargée de l’élaboration du programme des EPM, Agnès souligne l’effort fourni pour recréer les singularités de la vie adolescente à l’intérieur d’une détention :

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« Ben l’école ça allait de soi, hein, tout est parti de là. Après, naturellement, on est parti de la vie normale d’un adolescent normalement structuré. Bon, qu’est-ce qu’il faut pour se construire ? Il faut avoir des temps d’apprentissage, il faut avoir des temps de détente, de défoulement aussi, physique, etc. Il faut avoir des temps culturels. Il faut pouvoir partager ces temps avec des personnes de l’autre sexe. Comme à l’école. La mixité fait partie de la vie de l’adolescent. Ce doit être le cas aussi ici, même en prison. »

11La mixité, posée comme principe dans l’ensemble des activités collectives, joue alors un rôle central dans la normalisation des habitudes de ces jeunes détenus. Mais de quelle mixité peut-il s’agir quand il y a une fille pour quinze garçons ou plus ? En usant des temps collectifs comme d’un média, il s’agira d’apprendre aux mineurs incarcérés, identifiés comme ayant des difficultés à interagir avec l’autre sexe, à se côtoyer dans le respect des normes de conduite. Plus précisément, l’ambition est de sensibiliser les détenus au principe de communication et de dialogue entre les sexes (Neyrand, 2009) dans le but de favoriser leur réinsertion prochaine dans une société où la mixité est fondatrice de l’être-ensemble. Le sport trouve ainsi une place importante dans le dispositif de resocialisation puisqu’il interroge de façon particulière les relations sociales entre les filles et les garçons. Par nature, le sport suscite une mise en jeu des corps liée à la volonté de produire un effort physique. Les situations d’engagement occasionnées par la mise en œuvre d’une forme sportive compétitive constituent des espaces d’interaction au sein desquels l’identité sexuée de l’adolescent est mise à l’épreuve.

12Or, le temps de l’adolescence constitue un moment privilégié d’affirmation d’une identité personnelle où la question du genre se révèle centrale (Neyrand, 1999). C’est, de façon privilégiée, durant cette période que s’affirme l’appartenance identitaire à l’un ou l’autre des sexes, prélude à la confrontation des deux sexes dans une activité sexuelle qui se retrouve référée à une normalité hétérosexuelle très contraignante, qui positionne de façon divergente garçons et filles. Ainsi, un garçon doit revendiquer un comportement masculin et une fille un comportement féminin afin de répondre aux normes sociétales communément admises. Ce processus passe notamment par l’affirmation, la revendication d’un genre par l’« hexis corporelle » (Bourdieu, 1980) de l’adolescent, cette affirmation prenant d’autant plus la forme d’une revendication que l’on fera référence à une différenciation sexuelle exacerbée, comme il est de mise dans les milieux les plus populaires. La manière de se tenir, de marcher, de parler, de porter le corps, de se comporter, d’interagir avec autrui, de se vêtir… sont autant d’indicateurs corporels que l’adolescent utilise pour revendiquer son appartenance à un genre masculin ou féminin, et donc pour affirmer son identité sexuée. Faire en sorte d’affirmer une identité sexuée hyperstandardisée, en correspondance avec son sexe biologique et encore plus son sexe social, devient un enjeu primordial pour l’adolescent incarcéré. Réussir à être identifié, perçu par autrui en tant que garçon viril ou fille féminine revêt une importance d’autant plus grande que le genre constitue le noyau de leur identité d’adolescents de milieux populaires (Schwartz, 1990), notamment dans une pratique sportive où le corps en tant que siège de l’identité sexuée est constamment sollicité et où tous les faits et gestes sont des révélateurs de l’appartenance au genre masculin ou féminin.

13Ainsi, au sein des EPM, la volonté n’est pas seulement de limiter les débordements par l’utilisation d’un sport exutoire, mais bien de créer les conditions nécessaires pour qu’émergent des interactions normées entre les filles et les garçons. Aussi, le don de soi dans une pratique sportive doit déboucher sur l’incorporation de la morale par un respect accru des règles collectives. Le principe de mixité, en voulant produire chez l’adolescent un comportement normé face à l’autre sexe, ambitionne ainsi de reconstruire chez le détenu tout un ensemble de schèmes d’action constitutifs de la morale. Une des difficultés réside dans le fait que la morale des normes intergenres dans l’espace social, portée par les couches moyennes cultivées, n’est pas celle des quartiers de relégation sociale (Lagrange, 1999), ni même celle d’un certain nombre d’intervenants en EPM.

14Sous couvert d’éducation, nous assistons à une véritable instrumentalisation du sport en tant que « technologie positive [contemporaine] du pouvoir » ayant pour finalité la « normation » (Foucault, 1999) des mineurs incarcérés, inscrite ici dans la volonté de normaliser les rapports sociaux de sexe entre détenus. Ce que l’EPM nomme « rééducation » ou « resocialisation » peut être, en réalité, considéré comme une injonction à une conduite hautement uniformisante d’après une norme unique et générale, et l’exclusion du non-normalisable. Cependant, en observant les pratiques sportives des détenus, filles et garçons, dans leur quotidien, nous sommes en mesure d’affirmer que le sport, ce lieu où le principe de mixité démocratique devrait prévaloir en tant que modèle de « normation », devient l’un des terrains privilégiés à l’intérieur duquel se déploie une mise en scène des identités sexuées par corps propice à une ségrégation des sexes déjà profondément incorporée, et qui trouve dans l’activité sportive un support privilégié pour se manifester.

Sport et ségrégation des sexes

15Les activités sportives ayant cours au sein de l’établissement carcéral constituent un terrain privilégié de mise en scène des pratiques genrées, pouvant aller jusqu’à leur exacerbation (Solini et al., 2011). La raison principale tient à la proximité de l’idéal viril avec le modèle compétitif et à la logique de confrontation qui les anime. La mise en œuvre du sport en détention étant l’apanage de l’administration pénitentiaire, les trois « moniteurs de sport » qui, au sein de chaque EPM, organisent ces activités sont tous d’anciens surveillants ayant suivi une formation complémentaire de base et développant, par ailleurs, une forte inclination personnelle pour l’engagement et l’opposition physiques. Ils partagent ainsi un penchant commun avec les jeunes détenus masculins pour certaines pratiques sportives spécifiques : leurs dispositions sociales les portent prioritairement (et, dans certains cas, exclusivement) vers la musculation et le football. En d’autres termes, les surveillants chargés du sport en EPM privilégient quelques disciplines valorisant le défoulement viril et les oppositions frontales entre adversaires. Ainsi l’offre sportive en EPM se prête-t-elle particulièrement bien à l’expression d’attitudes sexuées stéréotypées. Pouvant occuper jusqu’à quinze heures de l’emploi du temps hebdomadaire des mineurs incarcérés et organisées autour de matchs et de défis, les activités sportives sont perçues comme de formidables exutoires que les détenus investissent à leur avantage.

16Si cette décharge physique générale présente le grand mérite de participer à l’épuisement des énergies contenues en détention, le dérivatif sportif est à double tranchant. Tirant parti de la logique de confrontation proposée, les adolescents donnent libre cours à leurs revendications identitaires et, via le sport, se sentent autorisés à faire prévaloir un mode virilisé de régulation sociale susceptible de nuire au principe de mixité plus égalitariste auquel aspire l’institution. Un certain nombre de pratiques y sont ainsi valorisées par les garçons telles que parler fort, marcher en roulant les épaules, ne pas baisser le regard, s’éprouver en s’insultant, en intimidant ou en faisant valoir sa force physique dans les bagarres. Pour reprendre le langage des détenus, il leur faut alors montrer qu’ils ont le « style délinquant » et qu’ils sont des « papas », des « bonshommes » ou bien encore des « grosses bites », car ce mode d’expression est éminemment viriliste. Les temps sportifs deviennent, à certains moments, des espaces où peuvent se structurer de véritables bandes de jeunes dont les pratiques survirilisées obéissent à une logique guerrière. La sociabilité des bandes étant « purement masculine, c’est l’idéal de virilité (fondé sur la force physique), tel que le conçoivent la plupart des jeunes mais aussi la plupart des hommes des classes populaires, qui sous-tend le système de relations sociales des jeunes des bandes » (Mauger, 2006, p. 78). Du coup, « préserver la face » (Goffman, 1974) au regard de ses pairs, c’est aussi le faire à leur détriment. Sauvegarder son rang et son statut ou, mieux, monter dans la hiérarchie carcérale pour accéder au rôle deleader du collectif puis de la détention toute entière, tel est l’objet des joutes verbales et des affrontements physiques qui mettent régulièrement aux prises le capital guerrier des adolescents retenus en EPM.

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« Quand j’suis rentré en fait, j’étais directement sur la défensive en fait. J’étais direct sur le qui-vive. Et je savais très bien que le premier qui allait faire un truc, que j’allais pas le lâcher. Et c’est tombé sur lui [en parlant de Malik, un codétenu avec qui Fadh s’est battu à son arrivée en détention]. Et voilà, c’est tombé sur lui. Donc, voilà, j’savais vraiment qu’il fallait que je prouve qui j’étais et pour pas… pour pas qu’on m’casse les couilles après. Fallait qu’je montre que j’étais une grosse bite en fait. »
(Fadh, 17 ans, seconde incération pour vols en réunion et avec violence.)

18La violence comme l’un des moyens utilisés dans les pratiques sportives se trouve ainsi justifiée par la sacralisation de la victoire présentée comme l’attribut premier de la masculinité, alors que le soupçon d’inversion sexuelle devient l’injure suprême. Qualifiés de « tapettes », les perdants se voient annexés à l’univers féminin quand, dans le même temps, le triomphe de la compétition « pose son homme ». Indexer ainsi les résultats sportifs sur une dichotomie sexuée outrée revient, de plus, à exclure les filles des activités physiques elles-mêmes et à les maintenir à la marge de ces dernières dans le rôle caricatural de groupies écervelées ou de pom-pom girls aguicheuses et vulgaires pratiquant une forme d’autodérision forcée. C’est ainsi, alors que le football permet déjà une forme de valorisation de la virilité, que le « petit pont massacreur [3] », au sein de l’EPM, en constitue une exaspération. Il pousse la logique d’affrontement à son paroxysme et dans le même temps anéantit la volonté institutionnelle de faire de la mixité dans les pratiques sportives, ce principe consistant en une harmonisation standardisée des relations sociales entre les filles et les garçons.

19Ces pratiques qui permettent de « poser son homme », dans la mesure où elles sont basées sur une discrimination féminine exercée par les garçons, sont symptomatiques de la déviance même que l’institution s’est donnée pour mission de traiter, entre autres par la mixité. Certains professionnels de la structure essaient de se mobiliser pour que ces activités, qui prennent appui sur une conception de la fille comme un être de soumission, la ravalant au statut de « pute » (qui partage avec la « tapette » la stigmatisation du dominé), soient catégorisées socialement comme déviantes. Le principe de mixité dans les activités collectives prendrait alors tout son sens, puisqu’il a pour ambition de normaliser ces conduites et de standardiser les relations sociales entre les filles et les garçons incarcérés dans le but d’une réinsertion effective. Mais nos observations donnent à réfléchir sur les bienfaits de la mixité en sport dans ces structures, ainsi que sur les limites d’une offre sportive compétitive privilégiant l’affrontement

20En définitive, la manifestation par corps de l’identité sexuée apparaît primordiale pour ces adolescents dans la mesure où elle est au fondement de leur inscription à l’intérieur de cette situation sociale particulière que constitue l’enfermement en EPM. La redondance de ces pratiques, le sens et la place que les détenus leur accordent témoignent de leur importance dans l’expérience du mineur au sein de son parcours de détention. Les détenus tentent alors de pallier le retrait de certains attributs identificatoires par l’intermédiaire d’un corps emblème. Le corps devient pour ainsi dire le dernier instrument de communication encore capable d’inscrire avec force l’adolescent à l’intérieur de cet univers hautement concurrentiel que représente la prison.

Notes

  • [1]
    Nous tairons la localisation géographique de l’EPM enquêté pour raisons déontologiques.
  • [2]
    Le nombre d’heures réalisé est en deçà des soixante heures hebdomadaires prônées par le projet éducatif de l’établissement
  • [3]
    Dans ce jeu pratiqué par un groupe d’environ cinq garçons, l’objectif est de récupérer le ballon de football, et d’effectuer un petit pont entre les jambes de l’un des autres joueurs, puis de le sanctionner par un « passage à tabac ». L’ensemble des joueurs se positionne de manière aléatoire les uns à proximité des autres. Le ballon est ensuite placé au centre du regroupement. Les participants jouent de la tête, des coudes, des mains, des genoux et des pieds, pour s’imposer face aux autres via leurs ressources physiques. La pratique s’interrompt lorsque l’un des joueurs parvient à faire passer le ballon entre les jambes d’un autre joueur. À cet instant, la masse se rompt et les joueurs tombent sur celui qui a subi le petit pont. Ce dernier, rapidement mis au sol, est roué de coups de pied et de poing.
Français

Résumé

Inscrire le principe de mixité en prison : l’enjeu paraît inconcevable. Plusieurs des six établissements pénitentiaires pour mineurs s’y sont toutefois résolus. Amener les garçons et les filles à vivre ensemble leur enfermement participe d’une volonté élargie de normalisation de la population adolescente incarcérée. Cependant, la volonté que le processus d’arrangement des sexes puisse trouver à s’étayer de façon positive ne peut atteindre son objectif tant elle est amenée à rencontrer des résistances fortes. De fait, et à l’inverse, certains espaces, tels ceux de la pratique sportive, deviennent les lieux privilégiés d’une ségrégation des sexes.

Español

Resumen

Inscribir el principio de carácter mixto en prisión: la apuesta parece inconcebible. Varios de los seis establecimientos penitenciarios para menores lo han sin embargo decidido. Llevar chicas y chicos a vivir conjuntamente su encarcelamiento participa en una voluntad ensanchada de normalización de la población adolescente encarcelada. Sin embargo, la voluntad de que el proceso de avenencia de los sexos pueda lograr consolidarse de manera positiva no puede alcanzar su objetivo por las muchas y fuertes resistencias a las cuales se enfrenta. De hecho, y a la inversa, ciertos espacios, como los de la práctica deportiva, se vuelven los lugares privilegiados de una segregación de los sexos.

Deutsch

Zusammenfassung

Das Prinzip des Zusammenlebens beider Geschlechter im Gefängnis: die Herausforderung scheint unvorstellbar zu sein. Aber mehrere der sechs Vollzugsanstalten für Minderjährige haben diese Entscheidung jedoch getroffen. Jungs und Mädchen dazu bringen, ihre Einsperrung zusammenzuleben, bezeugt den breiten Wille einer Normalisierung der infaftierten Teenager Bevölkerung. Der Wille, dass dieses Verfahren eines Übereinkommens der Geschlechter eine positive Unterstützung findet, kann jedoch sein Ziel nicht erreichen, da er mit starkem Widerstand rechnen muss. So werden im Gegenteil bestimmte Bereiche, wie die sportlichen Aktivitäten, zu privilegierten Orte einer Trennung der Gechlechter.

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  • Solini L., « Quelle est la nature d’un établissement pénitentiaire pour mineurs ? Premiers regards sur les pratiques des détenus dans ce nouveau système de détention », Les cahiers de la sécurité, « En quête de prison républicaine, enquête sur la prison républicaine », n° 12, avril-juin 2010, pp. 162-170.
  • En ligneSolini L., Neyrand G., Basson J.-C., « Le surcodage sexué en établissement pénitentiaire pour mineurs. Une socialisation en train de se faire » Déviance et société, à paraître en 2011.
  • Schwartz O., Le monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », Paris, 1990.
  • Wacquant L., Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, La Découverte, coll. « La découverte poche. Sciences humaines et sociales », Paris, 2007.
  • Welzer-Lang D., Mathieu L., Faure M., Sexualités et violences en prison. Ces abus qu’on dit sexuels…, Aléas/Observatoire international des prisons, Lyon, 1996.
  • Zaidman C., « Ensembles et séparés », in Goffman E.,L’arrangement des sexes, La Dispute, coll. « Le genre du monde », Paris, 2002.
Laurent Solini
Doctorant à l’université Paul-Sabatier-Toulouse-III, laboratoire Sports, organisations, identités (SOI, EA 3690), Centre interdisciplinaire de recherche appliquée au champ pénitentiaire (CIRAP).
Thèmes de recherche : enfermement carcéral – expériences de détention et rapports au corps en établissement pénitentiaire pour mineurs ; justice des mineurs ; politiques pénales et pénitentiaires ; sociologie de la déviance ; sociologie du sport.
A notamment publié
Solini L., Neyrand G., « Le sport en établissements pénitentiaires pour mineurs. Un objectif institutionnel d’éducation en décalage avec la réalité du terrain », International Review on Sport and Violence, n? 2, 2009 (www.irsv.org).
Solini L., « Quelle est la nature d’un établissement pénitentiaire pour mineurs ? Premiers regards sur les pratiques des détenus dans ce nouveau système de détention »,Les cahiers de la sécurité, « En quête de prison républicaine, enquête sur la prison républicaine », n? 12, avril-juin 2010, pp. 162-170.
Solini L., Neyrand G., Basson J.-C., « Le surcodage sexué en établissement pénitentiaire pour mineurs. Une socialisation en train de se faire », Déviance et société, à paraître en 2011.
laurent.solini@gmail.com
Gérard Neyrand
Sociologue, professeur à l’université Paul-Sabatier-Toulouse-III.
Thèmes de recherche : petite enfance ; parentalité ; conjugalité ; interculturalité ; adolescence.

A notamment publié
Neyrand G., L’enfant, la mère et la question du père. Un bilan critique de l’évolution des savoirs sur la petite enfance, Presses universitaires de France, Paris, 2005(1re éd. 2000).
Neyrand G., Rossi P., Monoparentalité précaire et femme sujet, Érès, Toulouse, 2007 (1re éd. 2004).
Neyrand G., Le dialogue familial. Un idéal précaire, Erès, Toulouse, 2009.
neyrand@cict.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 10/01/2012
https://doi.org/10.3917/agora.059.0107
Pour citer cet article
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