CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour comprendre le rôle des parents dans le maintien des inégalités scolaires entre les groupes sociaux, il est important de se pencher sur les modes d’accompagnement familial de la scolarité. Dans les pays comme la France, où il existe des différences significatives entre les écoles, les collèges ou les lycées dans leur capacité à faire progresser les élèves, un des aspects clés de cet accompagnement concerne le choix des établissements. Une enquête auprès de 167 familles dans quatre communes de la région parisienne (Montreuil, Nanterre, Rueil et Vincennes) nous a permis de montrer que, afin d’offrir à leurs enfants les meilleurs cheminements possibles dans le système d’enseignement, les parents ont recours, dans ce domaine, à quatre grands types de stratégies : le choix d’un établissement privé, le choix d’un autre établissement public, le choix d’un lieu de résidence à proximité d’un « bon » établissement ou la « colonisation » de l’établissement de leur quartier (van Zanten, 2009a).

2Les ressources culturelles et économiques jouent un rôle important dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’accompagnement de ces stratégies, ce qui renforce les inégalités entre groupes sociaux dans les types de choix envisageables et possibles en matière d’établissements d’enseignement. Parce qu’il s’agit des catégories les plus enclines à choisir et les plus armées pour le faire, nous privilégions dans cet article la comparaison des pratiques des parents appartenant à deux fractions distinctes des classes moyennes supérieures. Il s’agit, d’une part, de ceux que nous avons appelés les « technocrates », groupe qui englobe des ménages dont le chef est majoritairement cadre d’entreprise ou ingénieur, et, d’autre part, des « intellectuels », groupe qui comprend des cadres de la fonction publique ainsi que des membres des professions intellectuelles et artistiques et des professions libérales. Ces deux groupes se distinguent du point de vue des ressources par le fait que le volume du capital économique est plus important en moyenne parmi les membres du premier groupe que parmi ceux du second, ainsi que par la nature du capital culturel qu’ils possèdent, plus tourné vers l’action et le pouvoir chez les « technocrates » et davantage vers la connaissance comme valeur en soi chez les « intellectuels ».

La rentabilisation du capital culturel

3L’importance du capital culturel dans la production d’inégalités d’éducation a fait couler beaucoup d’encre depuis les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Bourdieu, Passeron, 1964, 1970). Pourtant, contrairement à certains chercheurs anglais (Ball, 2003 ; Devine, 2004), les sociologues français ont jusqu’à présent accordé peu d’intérêt à la façon dont ce capital est mobilisé dans les choix scolaires. C’est ce type spécifique d’investissement éducatif que nous analysons ici, mais en nous focalisant moins sur les effets directs du capital culturel de type « informationnel » des parents que sur les effets indirects du capital culturel transmis aux enfants et sur la transformation de ce capital « incorporé » en capital « institutionnalisé » dans leur dossier scolaire (Bourdieu, 1979).

Le suivi familial de la scolarité à l’appui des choix scolaires

4Démentant le stéréotype d’une scolarité réussie qui irait de soi chez les enfants des catégories sociales favorisées, les enquêtes disponibles montrent le très grand investissement des parents dans le suivi de leur travail scolaire à la maison (Glasman, Besson, 2005). Le moteur principal de cet investissement est le désir de maximiser les performances scolaires des enfants et le souci de leur permettre de faire face à la sélectivité croissante des institutions et à la compétition de plus en plus rude avec d’autres enfants au fur et à mesure de leur progression dans le système d’enseignement, mais aussi la peur constante de la « chute » scolaire, puis sociale, qui caractérise ces groupes, notamment dans les périodes de stagnation économique (Ehrenreich, 1990 ; Chauvel, 2006).

5Le suivi que mettent en œuvre les parents des classes moyennes supérieures se distingue de celui des parents des classes moyennes intermédiaires et, surtout, de celui des parents des classes populaires sur deux plans. Le premier concerne la qualité du suivi que permet la possession par les mères, qui prennent majoritairement en charge cette activité, d’un important capital culturel « institutionnalisé ». Diplômées de l’enseignement secondaire et pour beaucoup du supérieur, ces mères ne se contentent pas de s’assurer que les devoirs sont faits. Elles étendent, enrichissent et approfondissent les connaissances et compétences exigées par l’école en même temps qu’elles s’efforcent de transmettre à leurs enfants des méthodes de travail, des habitudes et des dispositions (Chamboredon, Prévot, 1973 ; Lareau, 1989). Par ailleurs, au fur et à mesure que les enfants avancent dans la scolarité, les pères interviennent souvent aussi avec une division du travail entre conjoints fondée sur leur disponibilité, mais aussi sur leurs compétences dans les différentes matières scolaires.

6La deuxième différence majeure a trait au degré de « personnalisation » de ce suivi. En mobilisant leurs connaissances en sciences humaines et sociales, les informations dont ils disposent sur le système d’enseignement et des compétences intellectuelles et relationnelles acquises au travers de leurs études, de leur activité professionnelle et de leurs pratiques culturelles, ces parents adaptent subtilement leur action aux exigences des différents niveaux d’enseignement et types d’établissement ainsi qu’aux « profils » scolaires et psychologiques de leurs enfants (van Zanten, 2002). Ils mettent en œuvre un suivi plus rapproché dans le cas d’enfants qui ont des difficultés d’apprentissage ou qui rechignent au travail et un suivi laissant plus de place à l’autonomie de l’enfant pour les « bosseurs » et les enfants qui ont de bons résultats.

7Les « technocrates » et les « intellectuels » adoptent néanmoins des modalités d’intervention différentes. Les premiers cherchent davantage à contrôler l’environnement et l’activité de leur enfant que les seconds et témoignent d’une assez grande méfiance vis-à-vis des enseignants, notamment de l’enseignement public. Ils développent aussi, plus nettement que les « intellectuels », des logiques d’anticipation et de surenchère, comme l’inculcation, dès le collège, d’un habitus tourné vers la rentabilisation du travail :

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« Si je vois que les notes par exemple baissent trop à mon goût, je regarde un peu plus, je me penche un peu plus. De toute façon elle me le dit, même elle quand ça baisse, elle n’est pas fière, et j’essaie de voir, j’essaie de voir pourquoi ça a baissé et j’essaye de la remettre en selle, si je peux. Mais elle le prend bien, parce que – c’est toujours le goût de l’effort – elle s’aperçoit qu’en travaillant plus, en recadrant un peu… Ce n’est pas forcément lui dire de travailler plus, c’est lui dire de travailler mieux, de travailler autrement. Donc je la recadre, mettons, si je peux hein, ça ne marche pas tout le temps, et puis elle s’aperçoit que les notes remontent, et puis voilà, c’est une spirale positive quoi. Elle se dit : “Ah ben oui, finalement, elle a peut-être raison finalement maman, en travaillant plus ou en travaillant mieux, ça rapporte.” »
(Mme Smidt, Vincennes.)

9Les seconds sont en revanche moins directifs parce qu’ils font davantage confiance que les parents du groupe précédent à la fois à leur capacité à inculquer des dispositions durables à leurs enfants et à l’action des professionnels de l’éducation. Leur style faussement laxiste – car il s’accompagne d’autres types de soutien éducatif évoqués dans la partie suivante – sert cependant aussi des fins instrumentales. Il s’agit en effet de doser le degré de pression mis sur l’enfant au fur et à mesure de la scolarité, de sorte que ce dernier puisse, d’une part, supporter la contrainte d’une scolarité longue et de plus en plus exigeante au fur et à mesure des niveaux d’enseignement sans en être « dégoûté » et, d’autre part, ne pas épuiser trop tôt son « potentiel ». En agissant ainsi, ces parents calquent leur soutien sur celui attendu par l’institution, la notion de potentiel étant par exemple très fortement mobilisée dans l’examen des dossiers des candidats à l’entrée des classes préparatoires aux grandes écoles les plus réputées.

10Ce suivi scolaire interagit avec les choix scolaires de deux façons. Premièrement, en participant à la réussite scolaire des enfants, il leur permet d’avoir accès à des établissements obtenant de très bons résultats, qui accordent beaucoup d’importance au dossier scolaire de l’élève parmi les critères de sélection. Ainsi, ce que les familles investissent dans le suivi scolaire des enfants est « capitalisable » à tout moment pour obtenir une amélioration du contexte d’enseignement, et notamment lors des passages d’un niveau d’enseignement à un autre.

11En second lieu, ce suivi est important pour accompagner les choix et ce, quelle que soit l’option choisie. En effet, si les établissements privés sélectifs, comme nous l’évoquons plus loin, permettent d’acheter un encadrement « sur mesure », ils exigent aussi que les enfants obtiennent de très bons résultats sous peine d’être exclus en cours de route. Cela conduit les parents à devoir intensifier leur suivi, ce qui d’ailleurs est souvent le contraire de ce qu’ils souhaitaient en choisissant ce type d’établissement. Cela est vrai aussi des établissements publics de très bon niveau où les enfants risquent davantage d’être placés dans des « mauvaises » classes de niveau que d’être exclus s’ils n’arrivent pas à soutenir le rythme de travail et le degré de performance attendu. À ce suivi de « surenchère » qu’exigent explicitement ou implicitement les établissements orientés vers l’optimisation des résultats, il faut ajouter le suivi « compensatoire » que mettent en œuvre les parents des classes moyennes supérieures qui scolarisent leurs enfants dans les établissements de quartier en considérant que ce choix n’est viable que s’ils demeurent très attentifs aux progrès de leurs enfants (Raveaud, van Zanten, 2007).

Une ouverture culturelle « désintéressée », mais « monnayable »

12Outre le fait de s’investir dans le suivi scolaire de leurs enfants, les parents des classes moyennes supérieures considèrent qu’ils ont un rôle plus vaste à jouer dans leur développement culturel et social. Cette entreprise de concerted cultivation (Lareau, 2003) a simultanément pour but d’accroître le bagage culturel des enfants et de leur inculquer des habitus de classe distinctifs. Étant donné la très forte valorisation des pratiques littéraires et artistiques dans la définition française de la culture d’élite, ce sont surtout des activités comme la fréquentation de musées, de salles de concert et de théâtres qui sont privilégiées. Toutefois, même les pratiques culturelles de masse comme le cinéma sont abordées sous un mode « cultivé » :

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« Nous on aime le ciné, la musique, les musées. Quand Godzilla est sorti, on lui a enregistré la version japonaise de 54 et on l’a regardée avec lui. […] Il est déjà allé au Louvre, il est déjà allé à Beaubourg. Quand il y a eu l’expo Bacon, il était à l’atelier pour enfants. Voilà. Pour nous, nous impliquer dans la scolarité de notre enfant, ce n’est pas seulement lui faire réciter ses leçons. C’est profiter avec lui de tout ce qui existe. […] Il est allé plusieurs fois à la Villette. Il est abonné à des revues. La scolarité de l’enfant, ce n’est pas que l’école. Notre mission est aussi de partager, de faire part de notre expérience, mais pas en nous citant en exemple. »
(Mme Réo, Nanterre.)

14Les activités sportives participent aussi, comme les activités culturelles, à la constitution d’habitus de classe, mais remplissent en outre deux autres rôles : apporter un « équilibre » perçu, notamment par les parents qui ont fait le choix d’un établissement scolaire sélectif, comme indispensable pour que les enfants puissent supporter physiquement et mentalement le travail exigé par l’école, et faire acquérir aux enfants des dispositions et des compétences, comme la capacité de leardership ou de travail efficace en équipe, moins développées et appréciées par l’école, mais récompensées ultérieurement dans la vie professionnelle.

15Si chez tous ces parents, on observe ainsi une « pédagogisation » de l’expérience enfantine et adolescente, c’est-à-dire la pénétration d’une rationalité scolaire dans l’organisation de toutes leurs activités (Vincent, 1994), cette entreprise de rationalisation prend des formes différentes chez les « technocrates » et chez les « intellectuels ». Chez les premiers, elle a souvent un caractère plus exclusif. Les activités ont lieu soit en famille, soit dans le cadre de clubs, associations ou équipements payants, avec le recours à des spécialistes extérieurs œuvrant sous le regard vigilant des parents. Les parents « intellectuels » intègrent souvent quant à eux leurs pratiques culturelles dans une sociabilité plus inclusive : ils mettent en œuvre diverses formes de coopération avec d’autres familles et ont davantage recours à des équipements publics subventionnés par l’État, pour des raisons financières mais aussi parce qu’ils sont plus tolérants que les parents du groupe précédent à l’égard de la relative mixité sociale qui y règne.

16Ce travail de socialisation au sens large ne vise pas directement une amélioration des résultats scolaires et il est peu valorisé explicitement par les institutions d’enseignement, contrairement aux États-Unis par exemple, où les activités culturelles et sportives occupent une place importante dans les lettres de motivation et les curriculum vitae des candidats aux universités sélectives (van Zanten, 2009b). Toutefois, outre le fait que les compétences et les dispositions que les enfants y acquièrent joueront un rôle non négligeable pour intégrer les grandes écoles et les milieux professionnels et sociaux dans lesquels ils évolueront par la suite, certaines d’entre elles peuvent être « capitalisées » de façon plus immédiate pour améliorer le cadre de scolarisation des enfants.

17Cette pratique est plus fréquente chez les « intellectuels ». Ces parents ont en effet davantage recours dans leurs choix scolaires à la défection vers un autre établissement public. Or la réussite de cette stratégie – rendue difficile par l’existence d’une carte scolaire, même assouplie – repose non seulement sur la « qualité » du dossier scolaire évoquée dans la partie précédente, mais aussi dans certains cas sur la mise en avant de compétences culturelles non scolaires chez leurs enfants. Ainsi un des moyens les plus efficaces d’éviter le collège du secteur pour intégrer un établissement public perçu comme meilleur est d’opter pour des classes à horaires aménagés en musique (CHAM). Seuls sont acceptés dans ces classes des enfants pouvant attester d’un certain « niveau » de compétence musicale. L’accès en est donc de fait réservé à des enfants qui ont très tôt été encouragés par leur famille à suivre des formations de ce type. Du coup, ce qui est présenté comme relevant d’une éducation « désintéressée », orientée exclusivement par des goûts – et qui peut d’ailleurs parfois tout à fait l’être –, devient un atout stratégique.

La puissance cachée du capital économique

18Le capital économique a aussi des effets très importants sur les parcours scolaires des enfants de façon indirecte – il joue un rôle clé dans la constitution du capital culturel car les ressources de ce type peuvent être « achetées » de différentes façons (Bourdieu, 1979) – ou directe : il facilite des choix scolaires nécessitant des ressources financières. Son rôle, perçu comme moins noble que celui du capital culturel, est pourtant volontiers minimisé ou critiqué en France (Lamont, 1992). Les parents des classes moyennes supérieures évoquent ainsi rarement de façon spontanée le rôle de l’argent dans leurs stratégies et manifestent un certain mépris à l’égard de certains usages du capital économique.

L’argent comme substitut du suivi maternel ?

19L’argent influe sur les choix scolaires par son rôle dans le suivi du travail scolaire des enfants, mais au travers de deux modalités dont l’une apparaît beaucoup plus légitime que l’autre aux parents dont il est question ici. La première concerne la transformation du capital économique familial en capital culturel grâce à l’investissement quotidien et de longue durée des mères évoqué dans la partie précédente. En effet, la disponibilité pour le suivi scolaire de leurs enfants d’une partie des mères très diplômées des classes moyennes supérieures repose sur le fait qu’elles n’ont pas besoin de travailler, ou pas de façon continue, car leurs conjoints bénéficient de hauts revenus. Ce rôle du capital économique est cependant souvent occulté, les mères préférant mettre en avant leur dévouement qui les conduit à renoncer à leur carrière ou à la mettre au second plan afin de se consacrer à une activité supérieure sur une échelle morale, l’éducation de leurs enfants (Blair-Loy, 2003).

20La disponibilité pour le suivi scolaire des enfants est aussi liée à la possibilité qu’ont les mères très diplômées, notamment dès lors que leurs conjoints gagnent bien leur vie, d’exercer certaines professions comme l’enseignement. Ces professions permettent de disposer d’un temps de travail non contraint pouvant être réalisé à la maison et interrompu à tout moment pour aider les enfants à faire leurs devoirs ou les emmener à des activités, et sont choisies par une fraction non négligeable de femmes de ces catégories sociales pour cette raison.

21Cette utilisation du capital économique pour « activer » le capital culturel par la médiation du temps et du dévouement des mères apparaît pleinement légitime aux yeux de ces catégories sociales, l’implication personnelle des parents dans la durée étant perçue comme indispensable à la constitution des habitus culturels et moraux des enfants. En revanche, le fait de payer des services d’autres personnes visant à suppléer l’action parentale, comme dans le cas des « cours particuliers », est regardé avec beaucoup plus de suspicion, même s’il s’agit d’une pratique fort répandue.

22Les « technocrates » et les « intellectuels » n’ont cependant pas recours à ce moyen d’acheter du capital culturel supplémentaire pour leurs enfants de façon identique. Les premiers utilisent les cours particuliers de façon plus intense à la fois pour accroître les atouts scolaires de leurs enfants et pour leur fournir un « filet de sécurité » (Johnson, 2006) afin d’écarter tout risque de « chute ». Ces parents mettent par ailleurs en avant deux types d’arguments pour légitimer leurs pratiques. Le premier est le fait qu’il ne s’agit pas de profiter massivement de leurs ressources économiques pour accroître leurs avantages scolaires au détriment des autres parents, mais d’une mobilisation ponctuelle desdites ressources pour faire face aux difficultés scolaires et aux exigences des enseignants. Le second est que ce service marchand ne se substitue nullement au travail d’inculcation maternel qui permet justement de détecter les problèmes et d’avoir recours à ce type de service pour y remédier.

23Les « intellectuels » sont beaucoup plus réfractaires vis-à-vis des cours particuliers pour deux raisons. Premièrement, ils ont davantage confiance que les parents du groupe précédent dans la capacité de leurs enfants à « rebondir » en cas de petits problèmes et à s’adapter à des nouveaux contextes d’enseignement, ainsi que dans leur propre capacité à les aider en cas de besoin. En deuxième lieu, ils pensent que le recours à ce service, qui se substitue partiellement à l’action des enseignants et de l’État, renforce clairement les inégalités sociales d’ordre économique, beaucoup moins acceptables à leurs yeux que celles d’ordre culturel. Le recours – malgré tout assez fréquent – à ces cours est alors justifié de deux façons : sur le plan expressif, pour préserver les bonnes relations parents/enfants, et, sur le plan instrumental, pour permettre à leurs enfants d’acquérir une compétence spécifique :

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« Je n’essaye pas, même si je l’ai fait pendant un moment, mais je n’y crois pas beaucoup, de reprendre les cours qu’ils n’ont pas compris parce que de toute façon, entre les parents et un enfant, il se passe des tas d’autres choses, quand on veut « enseigner » entre guillemets, il y a des tas d’autres choses qui s’englobent dans la relation parents/enfants qui parasitent complètement. Moi, je suis persuadé, par exemple, qu’il vaut mieux qu’un enfant apprenne à nager avec un maître nageur qu’avec ses parents même s’ils savent très bien nager parce qu’il y a quelqu’un qui est là pour un enseignement spécifique, il n’y a pas d’affect particulier qui vient se mélanger à tout ça. »
(M. Bonneau, Montreuil.)

Acheter la qualité de l’offre scolaire

25L’argent sert aussi à acheter une offre scolaire perçue comme de meilleure qualité. Bien que les établissements privés sous contrat d’association, majoritaires, soient en France largement financés par l’État, ils exigent des familles un investissement financier, variable selon les établissements mais jamais totalement négligeable, sous forme de coûts directs – frais de scolarité et diverses cotisations obligatoires – et indirects – achat de fournitures, dépenses liées aux sorties, aux voyages et aux attentes implicites quant à l’habillement et aux activités extrascolaires des enfants. Cet investissement est, bien évidemment, un obstacle important pour les classes moyennes intermédiaires et, bien plus encore, pour les familles, françaises ou immigrées, appartenant aux classes populaires. Les plus ambitieuses d’entre elles expriment d’ailleurs souvent le sentiment d’être « coincées » dans leurs projets de réussite scolaire et de mobilité sociale par des barrières financières qui limitent leurs chances d’offrir à leurs enfants un « bon » établissement privé.

26Le choix du privé est plus fréquent chez les « technocrates », notamment chez ceux, très nombreux, qui travaillent eux-mêmes dans le secteur privé. Ce choix est dans une large mesure orienté par la recherche d’une offre scolaire dont la qualité est évaluée à l’aune des possibilités d’enrichissement culturel offertes par le cadre physique, les équipements, et la nature et la variété des options et des activités extrascolaires que proposent ces établissements. Ces parents valorisent cependant aussi la relation d’interdépendance entre les professionnels de l’éducation et les parents que crée le recours à l’argent, les premiers devant s’ajuster aux exigences des seconds sous peine de voir leurs clients faire défection et leurs ressources financières s’amoindrir :

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« L’avantage des écoles privées c’est que, quand on n’est pas content, on arrête de payer et on s’en va. Donc on est libre, donc je pense que les directeurs d’établissements, d’écoles privés font un petit peu plus d’efforts pour aller au-devant de la demande des parents, pour contenter l’envie des parents de voir les enfants bien élevés. […] Dans une école privée, on est des clients. L’école privée n’est pas obligatoire, donc on paie, donc on attend un service en échange. Donc les relations sont très différentes. Quand on n’est pas content d’une école privée, on enlève son enfant, on arrête de payer, on enlève son enfant. Voyez ? Alors que la démarche dans l’école publique, si vous n’êtes pas content de l’école publique, vous faites quoi ? Vous payez pour aller dans une école privée. Donc vous voyez, l’approche est très différente en fait. »
(Mme Yvaniack, Rueil.)

28En revanche, chez les « intellectuels », c’est le modèle de l’école publique qui est privilégié, l’accent étant mis sur le rôle de l’État en tant que garant d’une qualité éducative davantage associée à celle du corps enseignant qu’à celle de l’offre scolaire, et de l’égalité formelle entre élèves. Les parents les plus attachés à ce modèle, qui croient au caractère « sacré » de la connaissance et à l’éducation comme « bien commun », pensent qu’il est immoral de payer pour avoir droit à un meilleur cadre de scolarisation. Ces parents utilisent certes de façon non négligeable le secteur privé, mais moins cependant que les parents du groupe précédent et pour des durées moins longues, souvent uniquement pendant la scolarisation de leur enfant au collège et seulement, insistent-ils, en cas de défaillance du service public en matière d’enseignement ou de socialisation.

29Les barrières financières entre classes et fractions de classe sont encore beaucoup plus fortes concernant la capacité des parents à s’installer à proximité de « bons » établissements. Dans les grandes villes, et plus particulièrement dans l’agglomération parisienne, la ségrégation spatiale est fortement liée à la possession d’un capital économique. De ce fait, les stratégies résidentielles visant à se rapprocher des établissements, notamment des lycées, les plus réputés sont largement le fait des « technocrates ». Les membres de ce groupe sont très favorables à la « double clôture », résidentielle et scolaire, accomplie par ce biais, qu’ils cherchent à réaliser le plus tôt possible, et aux bénéfices matériels et symboliques associés au fait de pouvoir envoyer leurs enfants dans l’établissement d’à côté, sans autre forme de stratégie ultérieure.

30Les familles des classes supérieures ayant des revenus plus modestes, qui relèvent le plus souvent du groupe des « intellectuels », se voient plutôt quant à elles contraintes d’arbitrer entre la qualité du cadre de vie et celle de l’école. Comme avoir une maison ou un appartement spacieux avec un jardin ou des espaces verts à côté d’établissements très réputés coûte très cher, notamment en région parisienne et dans les grandes villes, beaucoup de familles doivent en effet choisir entre vivre confortablement, mais à côté d’établissements dont la qualité laisse à leurs yeux à désirer, ou se contenter d’une moindre qualité de vie pour habiter à proximité d’un « bon » établissement.

Conclusion

31L’analyse des pratiques éducatives des parents des classes moyennes supérieures montre qu’ils mobilisent massivement et habilement leurs ressources culturelles et économiques pour anticiper, réaliser et tirer profit des choix d’établissement. Le rôle du capital culturel est essentiel dans le système d’enseignement français, qui se caractérise par la grande importance accordée au niveau intellectuel dans la sélection et la réussite scolaires. Or les deux groupes étudiés ici, tous les deux très diplômés, en sont largement dotés. Ils s’en servent cependant de façon différente avec un avantage pour les « intellectuels », notamment dès lors que, dans le cas notamment des enseignants, les effets d’un capital culturel légèrement supérieur sont redoublés par la possession d’un capital social interne permettant de maîtriser toutes les subtilités du fonctionnement des institutions d’enseignement. Les « technocrates » sont néanmoins avantagés, de leur côté, par un capital économique plus élevé qui leur permet de faire des choix scolaires – établissements privés hors contrat et, surtout, lieux de résidence à côté de très bons établissements – beaucoup moins accessibles aux « intellectuels ».

32S’il est difficile de trancher sur la prééminence de l’un ou l’autre groupe en l’absence de comparaisons systématiques des carrières de leurs enfants, ce qui apparaît clairement c’est que tous deux jouissent d’atouts considérables pour effectuer les meilleurs choix, et donc pour renforcer leurs avantages positionnels vis-à-vis des classes moyennes et, encore davantage, vis-à-vis des classes populaires. Aux très fortes inégalités entre enfants produites par les caractéristiques sociales du cadre familial dans lequel ils évoluent au cours de leurs premières années s’ajoutent alors celles liées aux caractéristiques des contextes de scolarisation auxquels ils ont pu avoir accès de plus en plus grâce à la mobilisation de leurs parents (Duru-Bellat, 2002 ; van Zanten, 2009a). Ces inégalités s’avèrent d’autant plus difficiles à réduire que les processus qui contribuent à leur création et à leur maintien se déroulent hors du cadre scolaire ce qui rend leur appréhension plus difficile et l’action de la puissance publique moins légitime.

Français

Résumé

Cet article analyse comment les ressources culturelles et économiques des parents, en jouant un rôle important dans le choix de l’établissement scolaire des enfants, renforcent les inégalités sociales. L’auteure se penche plus particulièrement sur les pratiques éducatives de deux fractions des classes moyennes supérieures, les « technocrates » et les « intellectuels », et constate que, de façon différente, les deux groupes anticipent, mettent en œuvre et accompagnent différents types de choix – résidentiels, d’un établissement privé, d’un autre établissement public – qui leur permettent de maintenir et d’étendre leurs avantages vis-à-vis d’autres groupes sociaux. Ces inégalités s’avèrent d’autant plus difficiles à réduire que les processus qui contribuent à leur création et à leur maintien se déroulent hors du cadre scolaire.

Español

Elección del cole y desigualdades escolares

El papel de los recursos culturales y económicos de los padres

Resumen

Este artículo analiza cómo los recursos culturales y económicos de los padres, al jugar un papel importante en la elección del establecimiento escolar de los niños, refuerzan las desigualdades sociales. La autora examina más particularmente las prácticas educativas de dos fracciones de las clases medias altas, los « tecnócratas » y los « intelectuales », constata que, de manera diferente, ambos grupos anticipan, ponen en práctica y acompañan distintos tipos de elección — residenciales, de un establecimiento privado, de otro establecimiento público — que les permiten mantener y ampliar sus ventajas respecto a otros grupos sociales. Estas desigualdades se revelan aún más difíciles de reducir dado que los procesos que contribuyen a su creación y a su continuidad se desarrollan fuera del marco escolar.

Deutsch

Auswahl der Schule und schulische Ungleichheiten

Die Rolle der kulturellen und wirtschaftlichen Ressourcen der Eltern

Zusammenfassung

Dieser Artikel analysiert auf welche Art und Weise die kulturellen und wirtschaftlichen Ressourcen der Eltern, indem sie eine wichtige Rolle in der Auswahl der Schule der Kinder spielen, die sozialen Ungleichheiten stärken. Die Autorin beschäftigt sich insbesondere mit der erzieherischen Praxis von zwei Gruppen der oberen Mittelklasse, den « Technokraten » und den « Intellektuellen », und stellt dabei fest, dass auf verschiedene Art und Weise die zwei Gruppen verschiedene Auswahlarten vorwegnehmen, umsetzen und begleiten – Wohnort, Privatschule, eine andere öffentliche Schule –, die ihnen ermöglichen, ihre Vorteile gegenüber anderen Sozialgruppen aufrecht zu erhalten und auszudehnen. Diese Ungleichheiten kann man sehr schwer reduzieren, da die Prozesse, die zu ihrer Entstehung und zu ihrer Aufrechterhaltung beitragen, ausserhalb des schulischen Rahmens stattfinden.

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Agnès van Zanten
Sociologue et directrice de recherche au CNRS (Observatoire sociologique du changement – Sciences Po/CNRS) ; directrice de la collection « Éducation et société » aux Presses universitaires de France.
Thèmes de recherche : les inégalités d’éducation ; la ségrégation scolaire ; la discrimination positive dans l’enseignement secondaire et supérieur ; la formation des élites ; les choix éducatifs des familles ; les dynamiques éducatives locales et les politiques scolaires.
A notamment publié
Zanten A. van (dir.), Dictionnaire de l’éducation, Presses universitaires de France, Paris, 2008.
Zanten A. van, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Presses universitaires de France, Paris, 2009.
Obin J.-P., Zanten A. van, La carte scolaire, 2e édition révisée, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », Paris, 2010.
agnes.vanzanten@sciences-po.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/agora.056.0035
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