CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Selon la circulaire n? 2003-210 du 1er décembre 2003, « l’école a la responsabilité particulière, en liaison étroite avec la famille, de veiller à la santé des jeunes qui lui sont confiés et de favoriser le développement harmonieux de leur personnalité. Elle participe également à la prévention et à la promotion de la santé en assurant aux élèves, tout au long de leur scolarité, une éducation à la santé, en articulation avec les enseignements, adaptée à la fois à leurs attentes et à leurs besoins ainsi qu’aux enjeux actuels de santé publique ». Depuis une quinzaine d’années, le cadre institutionnel de l’éducation à la santé à l’école a été nettement défini et amélioré [1]. Objectif proclamé dans de nombreuses circulaires du ministère de l’Éducation nationale, la « bonne » santé des jeunes et des adolescents est associée à une représentation particulièrement prégnante, dans notre société, de la jeunesse comme un capital à préserver. Parmi les missions attribuées à l’école, la prévention des comportements à risque juvéniles s’est progressivement affirmée comme un enjeu prioritaire de même que la définition des comportements à risque s’est considérablement élargie. Parallèlement, les initiatives menées au sein des établissements scolaires se sont multipliées et des efforts pédagogiques importants ont été réalisés, comme en témoigne la mise à disposition d’outils méthodologiques standardisés sur Internet. Les efforts entrepris pour mettre en place une nouvelle politique d’éducation à la santé ont également impliqué une redéfinition du rapport famille/école.

2La valorisation d’une « communauté éducative », œuvrant pour la santé des jeunes, est ainsi mise en avant dans les dernières circulaires ministérielles. Familles et école y sont décrites comme des partenaires éducatifs qui participent ensemble à la prévention des conduites à risque juvéniles. Comment ce partenariat entre famille et école est-il envisagé, du point de vue des jeunes comme de celui de leurs parents ? Dans cet article, nous nous proposons tout à la fois de retracer l’évolution du rôle accordé aux familles dans les textes législatifs et d’analyser comment les jeunes et leurs parents jugent les actions menées en milieu scolaire pour prévenir les comportements à risque juvéniles [2].

La prévention des risques à l’école : enjeux et limites d’une prévention de masse

Enjeux politiques et publics de la prévention

3Les politiques publiques d’éducation à la santé – à laquelle est rattachée la prévention des risques à l’école – reposent sur quatre postulats [3].

4L’école est tout d’abord perçue comme un lieu susceptible de toucher tous les jeunes, notamment depuis l’accès massif de l’ensemble des élèves, dans les années 1960, au collège et au lycée. Il s’agit de donner à tous les mêmes chances de pouvoir se prémunir des risques, en particulier de ceux identifiés comme juvéniles.

5La prévention des risques en milieu scolaire permettrait également d’atteindre les familles par l’intermédiaire des jeunes et des adolescents. La mise en place de la scolarité obligatoire à la fin du xixe siècle impliquait l’utilisation de l’école comme instrument d’une « police des familles [4] ». Même si l’école ne remplit plus cette fonction, elle continue néanmoins d’exercer un certain contrôle sur les familles, notamment en identifiant les causes familiales des problèmes de santé que pourraient rencontrer certains adolescents.

6L’intensification, depuis une dizaine d’années, des circulaires au sujet de la prévention des risques à l’école traduit, en outre, les « nouvelles ambitions » de l’école. Le lycée et le collège ne préparent plus seulement à un projet professionnel mais aussi à la vie en société au sens large et aux relations sociales. La substitution à la notion de « réussite scolaire » de celle de « réussite éducative » dans la loi d’orientation pour l’avenir de l’école (23 avril 2005) est loin d’être anodine ni sans portée concrète et symbolique.

7La prévention des risques en milieu scolaire répond, enfin, à une vision particulière de l’adolescence de la part des hommes politiques et des acteurs en charge des politiques scolaires. Elle est perçue par eux comme une période fragile qui induit nécessairement une mise en danger de soi. L’adolescence devient en soi un facteur d’explication du risque. Cette conception justifie ainsi que la majorité des actions préventives soit concentrée au collège et au lycée.

8L’analyse des politiques publiques d’éducation à la santé ne renseigne pas uniquement sur l’efficacité escomptée de la prévention des risques en milieu scolaire. Elle donne également à lire une certaine conception de la prévention, basée en France sur le principe de la diffusion d’informations au plus grand nombre [5]. La conception de la prévention implicitement véhiculée insiste donc sur la responsabilité individuelle du jeune dès lors que celui-ci connaît les conséquences de ses actes.

9Faute de données précises, il est difficile d’évaluer la proportion d’élèves bénéficiant d’actions préventives en milieu scolaire. Au milieu des années 1990, une enquête épidémiologique estime que 44 % des élèves scolarisés au collège ont reçu une information sur le sida, 28 % sur le tabac et 21 % sur l’alcool [6]. Cependant, il est probable que ces actions sont beaucoup plus fréquentes aujourd’hui. D’après le sondage réalisé en 2008 par l’IPSOS pour la fondation Wyeth, 80 % des jeunes âgés de 15 à 18 ans déclarent « avoir reçu un cours d’éducation à la santé à l’école ou ailleurs [7] ».

Les limites d’une prévention de masse

10En fonction de l’endroit où ils sont scolarisés, les jeunes et les adolescents ne bénéficient pas tous des mêmes informations [8]. À cette première inégalité s’en ajoutent d’autres, notamment liées à la manière dont les enseignants perçoivent leur métier.

11Si la prévention des risques est explicitement nommée parmi les missions de l’école, beaucoup d’enseignants n’adhèrent pas à cette conception. Certains refusent d’intervenir, prétextant que toute expérience de prévention scolaire est vouée à l’échec. D’autres hésitent, de peur d’être « perçus comme voulant s’immiscer dans la vie privée des jeunes et des familles par l’intermédiaire de thèmes délicats [9] ».

12Pour les plus motivés, la mise en place de ces actions ne se fait pas sans difficultés et, bien souvent, la forme envisagée reste celle de la transmission de savoirs sur la santé. Le cadre reste donc scolaire et la pédagogie ne diffère pas de celle des enseignements habituels, les supports alternatifs demeurant marginaux [10]. Les informations sont, en outre, fréquemment transmises sous la forme d’une dichotomie simplificatrice qui distingue les « bons » des « mauvais » comportements. Cette simplification abusive entre attitudes « saines » et « malsaines » nuit davantage qu’elle n’apporte : en réduisant la prise de risque à un problème moral, de nombreux facteurs explicatifs sont passés sous silence [11].

13Au-delà de la bonne volonté affichée dans les directives ministérielles, la prévention des risques dans un cadre scolaire se heurte à de nombreux obstacles qui tiennent à la conception encore majoritaire de l’école comme lieu de transmission de savoirs disciplinaires.

Associer les familles : un défi qui a évolué

14Parmi les défis qui ont structuré les politiques d’éducation à la santé depuis une dizaine d’années, celui d’associer les familles aux actions de prévention menées à l’école apparaît fondamental. Un examen inédit des circulaires ministérielles publiées entre 1998 et 2008 montre, en effet, l’évolution de la participation attendue des familles [12] dans la définition et la mise en œuvre de ces projets éducatifs.

15En 1998, plusieurs circulaires insistent sur l’importance d’associer davantage les familles aux actions de prévention menées à l’école. Les modalités de cette collaboration restent cependant imprécises et dépendent de l’appréciation de chaque chef d’établissement.

16Quatre ans plus tard, alors que les actions menées dans les familles et à l’école étaient jusqu’à présent déclarées complémentaires, le rôle de la famille est reconnu comme premier (circulaire n° 2002-098 du 25 avril 2002). C’est pourquoi l’école se doit de promouvoir des normes et des pratiques qui ne heurtent « aucune conscience ». Le respect des valeurs familiales est explicitement mis en avant. La participation des familles aux actions de prévention menées à l’école se précise également. Il n’est plus question de collaboration individuelle. Au même titre que les représentants d’élèves, les représentants des parents sont invités à participer à la définition des projets éducatifs, adoptés au sein d’une instance opérationnelle, le comité d’éducation à la santé et à la citoyenneté (CESC) [13].

17La circulaire n° 2003-210 du 1er décembre 2003 remet en cause le primat éducatif donné à la famille dans les textes publiés en 2002. Familles et école sont décrits comme des partenaires, œuvrant ensemble pour la santé des jeunes : ils agissent « en liaison étroite », font partie d’une « communauté éducative » et s’inscrivent dans une « démarche partenariale ». Outre la participation des parents d’élèves aux CESC, la circulaire envisage d’autres formes d’association, notamment concernant la prévention des conduites addictives. Elle suggère la tenue, « en début d’année scolaire, de réunions d’information et de sensibilisation, à l’intention des personnels de l’établissement et des parents, non seulement sur la connaissance et les effets des produits, mais aussi sur le développement de l’adolescent ».

18En 2006, l’importance des CESC est réaffirmée et leur fonction est élargie. Le soutien à la parentalité – latent dans les textes de 2003 – est plus explicitement envisagé : « Sans pour autant traiter de situation individuelle, le CESC doit être en capacité de proposer aux parents des actions à même de les conforter dans leur rôle éducatif » (circulaire n° 2006-197 du 30 novembre 2006).

19En dix ans, le projet d’associer les familles aux actions de prévention organisées à l’école s’est considérablement précisé. À la fin des années 2000, c’est l’idée de partenariat qui prévaut. Les modalités de ce partenariat – initialement basées sur la participation des représentants des parents à la définition des projets éducatifs – sont cependant peu à peu infléchies au profit d’un soutien à la parentalité, dont les objectifs restent flous.

Complémentarité ou concurrence des systèmes éducatifs ? La prévention en milieu scolaire vue par les familles

20Ce partenariat affiché entre l’école et la famille est-il perçu comme tel par les jeunes et leurs parents ? Dans quelle mesure les actions préventives menées dans le cadre scolaire leur paraissent-elles légitimes ? Nous montrerons que la réponse à ces questions les amène à hiérarchiser implicitement le rôle de chacun dans l’éducation des jeunes et des adolescents.

« La famille d’abord ! » : antériorité et continuité de la prévention des risques dans la famille

21Dans leur enquête statistique menée auprès d’un échantillon représentatif de jeunes collégiens, Marie Choquet et Sylvia Ledoux notent le peu d’intérêt accordé par les élèves à la prévention des risques à l’école [14]. Une recherche plus récente relève par ailleurs la faible mémorisation des manifestations organisées dans le cadre scolaire : alors que 78 % des proviseurs déclarent qu’« il s’est fait quelque chose sur le tabac dans le cadre des rencontres éducatives sur la santé » au cours de l’année précédente, 24 % des lycéens seulement se souviennent que « quelque chose a été fait dans l’établissement pour inciter les élèves à ne pas fumer [15] ».

22Ce faible intérêt est également perceptible dans les entretiens que nous avons réalisés avec les jeunes. Quel que soit leur âge, tous s’accordent à reconnaître que la prévention des risques à l’école est trop tardive. Certains jeunes sont, en outre, agacés de la naïveté que présuppose ce type d’actions : naïveté des adultes à l’égard de leur prétendue crédulité sur les risques évoqués. Magali (15 ans) regrette qu’on les « prenne pour des bébés », Étienne (15 ans) pour des « attardés ». Cédric évoque le décalage entre son ignorance supposée et son degré réel de connaissance :

23

« On s’est déplacé dans une espèce de camion publicitaire, et puis on nous a fait un speech sur la sexualité et puis on nous a présenté plusieurs choses. Après, le contenu, pff ! J’ai vraiment trouvé ça inutile, pas par rapport au fait que j’avais déjà eu des rapports mais… on est prévenu par les parents bien avant, enfin du moins moi j’ai été prévenu par mes parents bien avant. J’avais trouvé ça complètement inutile. Ils nous prenaient vraiment pour des débiles, comme si on n’avait jamais entendu parler de ce genre de choses avant. »
(Cédric, 24 ans, intérimaire.)

24Cette prévention antérieure des parents est souvent soulignée par les jeunes interrogés, quel que soit le risque évoqué. Par ailleurs, la plupart des entretiens avec les jeunes confirme que la prévention des risques est avant tout perçue comme une prévention informative. Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit jugée inefficace puisqu’elle constitue, pour certains, une redite de ce qui a déjà été transmis au sein de la famille. Il s’agit de « savoir » ou de « ne pas savoir » et l’acquisition de connaissances antérieures est alors considérée comme une raison suffisante pour ne pas « se sentir concerné ».

25Les parents regrettent également que les actions préventives interviennent si tardivement dans la scolarité de leurs enfants. Comme pour les jeunes interrogés, l’école est présentée comme le lieu de transmission des savoirs. Dès lors que ce savoir a été préalablement acquis, l’action scolaire est jugée inefficace :

26

« Je pense qu’ils en savent déjà bien plus que ce qu’on leur en dit… au moment où on leur dit. J’ai l’impression que, quand ils arrivent au cours, ils savent déjà largement autant que ce qu’on va leur apprendre. À mon avis, c’est du temps de perdu tout ça. »
(Christian, 51 ans, mécanicien, père de trois enfants.)

27Outre le fait que leurs enfants soient déjà largement au courant des dangers évoqués dans le cadre de la prévention scolaire, certains parents, dans les milieux populaires notamment, pensent qu’une action de prévention auprès de jeunes ou d’adolescents est nécessairement vouée à l’échec. Les jeunes sont, en effet, dépeints comme naturellement réfractaires à tout discours destiné à prescrire leur comportement :

28

« J’ai l’impression qu’ils prennent ça à la rigolade. Ils rigolent et c’est tout. Ils le prennent à la rigolade parce que, quand on est jeune, on est tout fou-fou. »
(Claude, 49 ans, vendeur-service, père de quatre enfants.)

29La résistance aux actions de prévention menées à l’école est également évoquée par les jeunes. Loin de l’interprétation proposée par leurs parents, ils présentent cette attitude comme un acte de rébellion face à une entreprise de morale jugée infantilisante et inefficace. La distinction réductrice entre « bons » et « mauvais » comportements, déjà soulignée par Laura Cardia-Vonèche et Benoît Bastard [16], les agace et engendre ainsi différentes formes d’opposition. La résistance peut être active, le chahut, la dérision, l’inconséquence étant alors des signes de révolte face à un discours suspecté d’être simplificateur :

30

« Quand j’étais au collège, j’ai passé l’attestation de sécurité routière. Je connaissais déjà tout ça mais ce qui m’a fait rire c’est de voir que des copains s’amusaient à mettre les plus grosses conneries qu’ils pouvaient pour répondre. Ça les amusait, c’était de la provocation : montrer qu’en fait ça ne sert à rien. Savoir conduire, c’est pas simplement respecter le code de la route. Ça, c’est ce qu’on essaye de te faire croire. C’est pour ça que ce truc n’a pas vraiment d’utilité. »
(Rémi, 22 ans, étudiant, master 2 d’informatique.)

31La résistance peut également être passive et silencieuse, comme en témoigne le comportement de Céline. L’inattention, le désintérêt manifestent alors une opposition larvée :

32

« On avait eu un entretien avec un ancien fumeur. C’était en 6e, je crois. On avait loupé deux heures de cours et on est allé parler avec lui. Oui, il était drôle.
Pourquoi il était drôle ?
– Parce qu’il s’amusait avec ses cheveux, parce qu’il avait les cheveux longs.
Et ce qu’il t’a dit, ça t’a marquée ou pas ?
– Non, parce qu’il a dit des choses normales, que c’est pas bien de fumer. Il nous disait : “Faut arrêter”… et tout le monde a dit : “Oui”. C’est ce qu’ils attendent de nous de toute façon. Mais, en fait, c’est plus compliqué. Moi, je connais des gens qu’aimeraient bien arrêter de fumer mais qui peuvent pas. Alors qu’à les écouter, ça serait facile. Avec eux, tout est toujours tout rose ou tout noir. Donc ce genre de truc, ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre. »
(Céline, 16 ans, lycéenne, 1re scientifique.)

33Si l’aspect moralisateur des actions de prévention est davantage souligné par les garçons que par les filles, le caractère scolaire de ces interventions fait l’unanimité chez les jeunes interrogés. La fierté d’avoir obtenu une attestation – l’Attestation scolaire de sécurité routière par exemple – est comparée à celle ressentie à l’obtention d’une bonne note :

34

« Si tu avais bien répondu, tu recevais une attestation. Je me souviens de la petite carte. Comme toute bonne élève, j’étais contente d’avoir ma petite carte. »
(Émilie, 22 ans, étudiante, master 2 de gestion.)

35Le scepticisme des jeunes à l’égard des missions de prévention menées dans le cadre scolaire n’est pas seulement lié à leur caractère tardif ou aux présupposés moraux qu’elles véhiculent. Le caractère ponctuel et épisodique de ces interventions est décrit comme un frein à la réception des messages :

36

« C’est vrai que c’est des images qui marquent, c’est horrible, mais au bout d’une semaine ou deux, on n’y pense plus. Alors, en plus, quand c’est une fois dans toute la scolarité. »
(Arnaud, 23 ans, agriculteur.)

37Les parents pensent eux aussi que le rôle de la famille prime sur celui de l’école du fait de la continuité éducative qui y est assurée. Mme Bonnet évoque, par exemple, le caractère éphémère du message transmis à l’école :

38

« C’est bien qu’ils en parlent à l’école et tout… mais ce n’est pas suffisant. Pour que ça marche, il faut leur répéter et ça il n’y a que les parents qui peuvent le faire. »
(Florence, 50 ans, nourrice, mère de quatre enfants.)

39Les campagnes de communication publique font l’objet de critiques similaires. Si la plupart des parents ne sont pas hostiles à ce type d’initiatives, ils regrettent toutefois que la surmédiatisation d’un thème soit immédiatement suivie de sa mise aux oubliettes. L’efficacité de la prévention familiale tient ainsi, pour la plupart des enquêtés, à l’action continue des parents auprès de leurs enfants.

40Jugées trop tardives, trop ponctuelles, trop scolaires voire trop moralisatrices, les actions de prévention menées à l’école peinent donc à convaincre les jeunes et leurs parents. Il n’est alors pas étonnant que les parents s’accordent le premier rôle dans la prévention des risques. 73 % d’entre eux estiment que la prévention des conduites addictives est une affaire de famille, 20 % jugent que c’est également le rôle de l’école. De même, 72 % affirment que l’éducation sexuelle concerne avant tout la famille et 12 % qu’elle relève prioritairement de l’école [17].

Suppléer la défaillance informative des familles : l’école, un rôle restreint et secondaire

41Si peu de parents croient à la complémentarité famille/école, une minorité d’entre eux affirment également ne pas se reconnaître dans les valeurs transmises à l’école. C’est pourquoi ils tolèrent difficilement que la mission de l’école aille au-delà de celle de l’instruction. Cette position est celle de Francis qui n’adhère pas au message qui est, selon lui, véhiculé lors des cours d’éducation sexuelle [18] :

42

« On a cette conviction, pas de relations sexuelles avant le mariage, et à l’école, ils ont un autre discours. Je me demande parfois si ce n’est pas une incitation à avoir des relations sexuelles mais protégées. Et, pour être honnête, j’ai l’impression que l’école transmet un discours qu’elle n’a pas à transmettre. Je pense que l’école devrait recentrer son rôle sur les savoirs fondamentaux plutôt que de se mêler de ce qui ne la regarde pas forcément. »
(Francis, 52 ans, pasteur, père de trois enfants.)

43À la différence de Francis, la plupart des parents interrogés ne sont pas hostiles au rôle préventif assuré par l’école. Bien qu’ils doutent de son efficacité, ils estiment néanmoins qu’elle est utile quand les parents sont défaillants, c’est-à-dire lorsqu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas aborder certains sujets sensibles avec leurs enfants :

44

« Si certains parents n’en parlent pas à leurs enfants, au moins, à l’école, ils ont la possibilité d’avoir des infos qui concernent l’alcool, le tabac, les drogues. Non, c’est à encourager quand les parents ne font pas leur travail. »
(Maryse, 47 ans, femme au foyer, mère de trois enfants.)

45Comme leurs parents, les jeunes interrogés sont convaincus que les actions de prévention menées à l’école peuvent être utiles à certains élèves qu’ils perçoivent cependant comme peu nombreux et qu’ils décrivent comme isolés familialement. Ce rôle restreint accordé à l’école montre bien que la prévention des risques se joue selon eux, dans la plupart des cas, ailleurs qu’en son enceinte. Les réticences parentales à participer à des réunions organisées à l’école sur la prévention des risques témoignent enfin des limites du modèle de partenariat éducatif, tel qu’il est défini par les textes législatifs.

Les limites du modèle de partenariat éducatif : une histoire de malentendus ?

46Dans la plupart des ouvrages de sociologie de l’école, les relations entre famille et école sont présentées sous le sceau du malentendu. Ce constat semble également se vérifier avec les réunions d’information et de sensibilisation organisées à l’école. Regardées avec suspicion par de nombreux parents, elles sont loin d’incarner le partenariat famille/école, à l’origine de ce type d’initiatives [19]. Dans un souci de démonstration, nous distinguerons schématiquement trois types d’attitudes, qui s’avèrent socialement différenciées.

47C’est dans les classes moyennes que ces réunions semblent accueillies avec le plus d’enthousiasme. Le souhait d’enrichir ses propres connaissances est souvent évoqué :

48

« Les parents avaient reçu une invitation du collège. On pouvait y aller avec son enfant, moi j’y suis allé sans. C’est deux gendarmes qui sont intervenus. Les gars, ils connaissaient bien leur truc et ils expliquaient tout : les risques encourus sur le plan santé et puis sur le plan juridique. On a vu une bonne partie des types de drogues, et bon… c’est le genre de réunions dont on ressort moins bête. »
(Éric, 48 ans, imprimeur, père de trois enfants.)

49Cet intérêt pour les savoirs diffusés par les spécialistes est plus généralement caractéristique des parents des classes moyennes [20]. Dans les milieux sociaux les plus favorisés, les parents sont davantage réfractaires, doutant de ce que leur apporteront ces réunions :

50

« Il y a des soirées qui ont été organisées mais on n’y a jamais été. Je pense que je n’aurais pas appris grand-chose. Il est très possible qu’une majorité de gens qui vont venir là vont en tirer quelque chose parce que c’est le seul endroit où ils peuvent entendre ce genre de choses. Je ne suis pas sûr d’être la cible type de ce genre de réunions. De façon générale, quand je veux savoir quelque chose, je commence par chercher par moi-même. Au pire, on demande à mon frère qui est médecin. »
(Christian, 55 ans, cadre supérieur, père de deux enfants.)

51Cette distance respectueuse à l’égard des actions « grand public » dans les milieux sociaux favorisés peut se lire comme une preuve évidente de la volonté de distinction dont parlait Bourdieu. En restreignant l’efficacité de ces réunions à des familles qui ne peuvent accéder au savoir par leurs propres moyens, les parents indiquent la priorité d’un partenariat éducatif entre école et familles en difficulté seulement. Ce faible intérêt pour les manifestations organisées par l’école ne traduit pas seulement ce principe de distinction. Il révèle également une confiance en ses propres capacités éducatives, que nous avons plus spécifiquement observée dans les milieux sociaux les plus favorisés [21].

52Si une distance courtoise caractérise l’attitude des parents les plus socialement dotés, c’est dans les milieux populaires que nous avons pu remarquer la réticence la plus forte à l’égard des réunions d’information et de sensibilisation sur les comportements à risque juvéniles. Ces parents ne sont pas hostiles à tout contact avec l’école. Ils affirment, au contraire, assister à la majorité des rencontres parents/professeurs organisées au cours de l’année. En outre, bien que doutant – comme la majorité des parents – de l’efficacité réelle des programmes de prévention à l’école, la plupart accueillent plutôt favorablement la volonté affichée par les acteurs scolaires de s’ouvrir aux problèmes du monde extérieur. Toutefois, les actions destinées aux parents sont interprétées non comme un désir de partenariat mais comme une volonté de tutelle infantilisante :

53

« On a déjà été invité mais moi, ça ne m’intéresse pas ce genre de réunions. Si c’est pour entendre la morale pendant une heure… parce que souvent on en revient à ça ! On fait ce qu’on peut avec les enfants. On essaie de les élever comme on peut, on fait du mieux possible et puis voilà. »
(Nicole, 49 ans, femme de ménage, mère de trois enfants.)

54En l’absence d’étude détaillée sur le contenu de ces réunions d’information et de sensibilisation à destination des parents, il est difficile de valider l’hypothèse d’un « malentendu » qui amènerait certains parents à percevoir les initiatives proposées par l’école non comme la preuve d’une ouverture mais comme une manifestation déguisée de formation parentale. Il est toutefois éloquent que cette interprétation d’ingérence extérieure soit principalement valorisée dans les milieux populaires. Le refus d’assister à des manifestations destinées aux parents illustre également une méfiance plus générale à l’égard des normes éducatives valorisées par les spécialistes de l’enfance et de l’adolescence :

55

« Ce genre de trucs, j’y vais pas. J’ai déjà ma famille à m’occuper, s’il faut, en plus, que j’assiste à ce genre de réunions… chacun a ses idées. Je ne veux pas que quelqu’un d’autre m’inculque des idées, j’ai les miennes. Je ne dis pas que c’est les meilleures mais elles sont naturelles. Je suis la dixième d’une famille de quatorze, donc les ados et tout ça on a l’habitude. »
(Florence, 50 ans, nourrice, mère de quatre enfants.)

Conclusion

56Quelles que soient leur origine sociale et la filière d’études suivie, la plupart des jeunes interrogés s’avèrent sceptiques quant à l’efficacité des actions de prévention en milieu scolaire. Au mieux les estiment-ils utiles à une minorité d’élèves, isolés familialement. La réaction des parents est tout aussi unanime, bien que la proposition de partenariat éducatif – à la base de certaines interventions organisées à l’école – suscite des réactions socialement distinctes. Ce sont les parents de classes moyennes qui l’accueillent avec le plus d’enthousiasme. Bénéficier de nouvelles connaissances, émanant d’autres acteurs éducatifs, semble être le moteur des parents dans leur volonté de rapprochement avec l’école. Dans les milieux sociaux favorisés comme dans les milieux populaires, la proposition d’un partenariat éducatif parents/école suscite des résistances. Estimant ne pas être la cible de ce type de politiques, les parents des milieux privilégiés souscrivent implicitement au projet d’une association parents/école réservée aux familles en difficulté : le principe d’un assistanat éducatif aux familles sans ressources est alors substitué à celui de partenariat éducatif. Dans les milieux populaires, les manifestations mises en place par l’école à destination des parents sont soupçonnées d’occulter des actions de formation parentale et sont, de ce fait, mal reçues. Cette première analyse montre les défis à venir dans le cadre des actions de prévention menées à l’école.

Notes

  • [1]
    Bonnin et al, 2003 ; Leselbaum, 2003.
  • [2]
    Cet article est tiré d’une thèse de doctorat (Le Pape, 2009). Celle-ci combine données statistiques et monographies familiales (soit un total de 94 entretiens réalisés séparément avec chacun des deux parents et un ou deux de leurs enfants, alors âgés de 12 à 25 ans) et utilise la porte d’entrée des risques pour analyser les valeurs et les pratiques éducatives des parents.
  • [3]
    Nous synthétisons ici les résultats de plusieurs recherches basées à la fois sur l’analyse des circulaires ministérielles depuis les années 1970 et sur des entretiens avec les acteurs en charge de ces politiques d’éducation à la santé (Picquet, 1992 ; Coulon, 1996 ; Robert, 2002).
  • [4]
    Donzelot, 1977.
  • [5]
    Leselbaum, 2003.
  • [6]
    Choquet, Ledoux, 1994.
  • [7]
    IPSOS, Résultats d’une étude réalisée pour la fondation Wyeth, 2008.
  • [8]
    Choquet, Ledoux, 1994.
  • [9]
    Tapernoux, 1996.
  • [10]
    Leselbaum, 2003.
  • [11]
    Cardia-Vonèche, Bastard, 1996.
  • [12]
    Sous le terme générique de « familles », ce sont les parents qui sont la plupart du temps désignés.
  • [13]
    Remplaçant les comités d’environnement social, les CESC sont mis en place en 1998. La circulaire n° 2002-098 du 25 avril 2002 encourage leur généralisation à l’ensemble des établissements.
  • [14]
    Choquet, Ledoux, 1994.
  • [15]
    Karsenty, Diaz-Gomez, 2003.
  • [16]
    Cardia-Vonèche, Bastard, 1996.
  • [17]
    Osiek-Parisod, 1994.
  • [18]
    La prévention scolaire des maladies sexuellement transmissibles en France est basée sur le « tout préservatif » tandis qu’aux États-Unis on prône l’abstinence (Robert, 2002).
  • [19]
    Selon les parents enquêtés, ces manifestations demeurent toutefois plutôt rares.
  • [20]
    Le Pape, 2009.
  • [21]
    Le Pape, 2007.
Français

Résumé

Depuis une quinzaine d’années, le cadre institutionnel de l’éducation à la santé à l’école a été nettement défini et amélioré. Les efforts entrepris pour mettre en place une nouvelle politique d’éducation à la santé ont également impliqué une redéfinition du rapport famille/école. Cet article propose tout à la fois de retracer l’évolution du rôle accordé aux familles dans les textes législatifs et d’analyser comment les jeunes et leurs parents jugent les actions menées en milieu scolaire pour prévenir les comportements à risque juvéniles.

Español

Familia y cole: ¿una colaboración educativa?

La prevención de las conductas de riesgo juveniles en el ámbito escolar vista por las familias

Resumen

Desde hace unos quince años, el marco institucional de la educación para la salud en el colegio se ha claramente definido y mejorado. Los esfuerzos emprendidos para implantar una nueva política de educación para la salud implicaron asimismo una redefinición de la relación familia/cole. Este artículo propone a la vez describir la evolución del papel otorgado a las familias en los textos legislativos y analizar cómo los jóvenes y sus padres juzgan las acciones llevadas a cabo en el ámbito escolar para prevenir los comportamientos de riesgo juveniles.

Deutsch

Familie und Schule : eine erzieherische Partnerschaft ?

Die Prävention der riskanten Verhaltensweisen der Jugendlichen in der Schule aus der Sicht der Familien

Zusammenfassung

Seit etwa fünfzehn Jahren wurde der institutionelle Rahmen der Gesundheitser-ziehung in der Schule deutlich definiert und verbessert. Die unternommenen Anstrengungen, um eine neue Politik der Gesundheitserziehung umzusetzen, haben auch eine neue Definition des Verhältnisses Familie/Schule enthalten. Dieser Artikel nimmt sich vor, sowohl die Entwicklung der Rolle der Familien in den Gesetzestexten darzustellen, als auch eine Analyse der Art und Weise wie die Jugendlichen und ihre Eltern die umgesetzten Maßnahmen in den Schulen zur Vorbeugung der riskanten Verhaltensweisen der Jugendlichen bewerten, durchzuführen.

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Marie-Clémence Le Pape
Docteure en sociologie, post-doctorante à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), chercheuse junior à l’Observatoire sociologique du changement (Sciences Po/CNRS).
Thèmes de recherche : famille – enjeux de filiation et transmission ; logiques éducatives et stratification sociale ; familles et santé.
A notamment publié
Le Pape M.-C., « Hommes et femmes en milieux populaires : les ambivalences d’une double appartenance », Sociétés contemporaines, n° 62, 2006, pp. 5-26.
Jonas N., Le Pape M.-C., « L’équilibre entre les lignées ? Les aides données à la famille et à la belle-famille », Population, n° 2, vol. LXIII, 2008, pp. 299-315.
Le Pape M.-C., Van Zanten A., « Les pratiques éducatives des familles », in Duru-Bellat M., Van Zanten A. (dir.), Sociologie du système éducatif. Les inégalités scolaires, Presses universitaires de France, coll. « Licence », Paris, 2009.
mc_lepape@yahoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2011
https://doi.org/10.3917/agora.054.0047
Pour citer cet article
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