1Si l’obtention du brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur de centre de vacances et de loisirs (BAFA) et l’exercice généralement à titre « occasionnel [1] » des fonctions d’animateur peuvent constituer une porte d’entrée vers ce que l’on appelle parfois les « carrières » de l’animation, il reste qu’une bonne partie de ces animateurs ne nourrira jamais un tel projet. Le déficit de statistiques fiables, au niveau national, portant, d’un côté, sur une profession pour le moins mal identifiée et, de l’autre, sur une activité qui, parce qu’« occasionnelle », entraîne une quasi-impossibilité d’appréhension par l’outil statistique, interdit malheureusement de proposer ne serait-ce qu’une approximation de la proportion des animateurs « occasionnels » qui deviennent des « professionnels. » Toutefois, si l’on considère la relation dans le sens inverse, on peut voir qu’une grande partie des agents qui envisagent de faire de l’animation leur métier ont obtenu le BAFA. C’est, en tout cas, ce que met en évidence une petite enquête réalisée dans un IUT carrières sociales, option animation (n = 147). Elle montre que la très grande majorité de ces étudiants ont commencé la formation au BAFA ou sont titulaires du diplôme (plus de 90 %). C’est aussi ce qu’admettent des guides de références qui, s’ils ne fournissent pas de données chiffrées, s’appuient a minima sur une sérieuse connaissance indigène du milieu [2].
2Mais il y a un abus de langage à opposer animation « occasionnelle » et animation « professionnelle » et, ce faisant, les diplômes du BAFA et du BAFD (brevet d’aptitude aux fonctions de directeur d’accueils collectifs de mineurs) à d’autres comme, entre autres, le BEATEP (brevet d’État d’animateur technicien de l’éducation populaire et de la jeunesse), le BPJEPS (brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport) ou le DEFA (diplôme d’État relatif aux fonctions d’animateur), l’occupation d’emplois temporaires (pendant les vacances scolaires) ou à temps partiel à ceux qui seraient plus stables. Le BAFA et davantage encore le BAFD peuvent en effet donner accès à des emplois occupés à titre principal [3], et la possession d’un diplôme « professionnel » est loin de protéger contre les formes les plus précaires d’emploi. Bien qu’historiquement construite, cette distinction repose pourtant sur l’existence d’usages « non professionnels » toujours massivement présents dans les positions les plus « ouvertes » de l’animation (centres de loisirs, centres de vacances) : une très large partie des agents en formation au BAFA ont une idée arrêtée de leur avenir professionnel qui exclut les « carrières » de l’animation [4]. Composés surtout de lycéens et d’étudiants, ils voient l’animation comme un « petit boulot », un « job », effectué à côté de leur statut principal. C’est donc du point de vue de la position des agents, tout autant dans le cycle de vie qu’à l’intérieur de l’animation, qu’il semble que des différences se fassent jour, avec, d’une part, des usages temporaires de l’animation, correspondant en partie à l’animation « occasionnelle » et, de l’autre, des rapports au métier par lequel l’agent définit son statut professionnel, que l’on rencontre surtout dans l’animation « professionnelle », mais aussi chez ceux qui font un usage professionnel des emplois de l’animation « occasionnelle » (animateurs ou directeurs de centre de loisirs « à l’année », « permanents », par exemple).
3Comprendre pourquoi certains en viendront à se « professionnaliser » demande donc de replacer cette question dans le cadre de la sociologie de la jeunesse et de l’emploi, en interrogeant les conditions d’entrée sur le marché du travail des animateurs et le processus par lequel ils passent de l’animation, que l’on qualifiera de temporaire, à celle que l’on désignera par le terme de statutaire. De ce point de vue, les modalités selon lesquelles s’opère ce passage ne peuvent se résumer au parcours que réalisent les agents dans l’animation. Celui-ci apparaît plutôt comme une condition nécessaire mais en aucun cas suffisante. On peut dès lors considérer que la décision de « faire carrière » dans l’animation engage tout autant la possession de ressources spécifiques acquises dans l’animation « occasionnelle » (« l’expérience ») que la trajectoire biographique générale de l’agent et notamment son parcours scolaire.
4Dans cette perspective, on souhaiterait montrer que l’animation statutaire attire des agents présentant des propriétés sociales homogènes, relativement aux animateurs temporaires qui quitteront le secteur. Pour ce faire, on mobilisera les résultats de plusieurs enquêtes statistiques décrivant les deux populations. Puis, en se centrant sur ceux qui se « professionnalisent », on voudrait s’interroger sur les conditions spécifiques du passage d’un statut à l’autre en questionnant les effets d’un parcours prolongé dans l’animation. On s’appuiera alors sur l’enquête réalisée dans le cadre de notre thèse de doctorat [5].
La production du « choix »
Des propriétés sociales relativement homogènes
5Si l’on admet que le « choix » d’un métier engage l’ensemble des dispositions sociales acquises au cours de la trajectoire d’un agent, on peut penser que ceux qui opteront pour l’animation se distinguent, à l’intérieur de la population des animateurs temporaires, par un ensemble de traits communs que l’on tentera de saisir en comparant les propriétés respectives des deux populations. Les différences d’âge entre les temporaires (entre 18 et 22 ans) et les statutaires (entre 32 et 34 ans en moyenne [6]) suggèrent l’existence d’un continuum biographique pour ceux qui passent d’un secteur à l’autre. Mais il n’informe pas sur les caractéristiques de ceux pour qui cette trajectoire sociale, qui engage le parcours dans l’animation, la trajectoire scolaire, professionnelle, familiale…, va prendre corps sous la forme d’une « carrière » d’animateur.
6Dans les deux populations, on trouve une répartition similaire du point de vue du genre (environ 70 % de femmes pour 30 % d’hommes). Toutefois, il semble que cette relative stabilité masque un processus de féminisation plus récent parmi les statutaires. Une enquête publiée en 1967 dans la revue de l’UFCV (Union française des colonies de vacances) [n = 3 000] indique ainsi que la part des « moniteurs [7] » (39,5 %, contre 60,5 % de monitrices) était alors plus importante qu’aujourd’hui [8]. Si l’on peut estimer qu’il y a bien une féminisation des animateurs temporaires, elle semble de plus faible ampleur et surtout plus précoce que celle qui est intervenue au cours des années 1990 chez les statutaires. On peut donc penser qu’à compter de cette période, la part des animatrices temporaires qui deviendront statutaires est plus importante que celle de leurs homologues masculins. De plus, le genre paraît conditionner le niveau d’entrée dans la « profession ». La part des femmes tend à diminuer lorsque le niveau du diplôme « professionnel » augmente, passant de 62 % pour le BEATEP à 58 % pour le DEFA et à 40 % pour le DEDPAD (diplôme d’État de directeur de projet d’animation et de développement) [9].
7Mais la sélection (implicite) ne s’opère pas, bien sûr, selon ce seul critère. L’origine sociale et les niveaux de formation scolaire paraissent également efficients. Concernant la première, le passage d’un secteur à l’autre se réalise au « profit » de ceux ou plutôt de celles qui présentent une origine sociale modeste : si différentes enquêtes s’accordent sur le fait que les animateurs temporaires auraient plutôt comme origine les catégories moyennes et supérieures (cultivées [10]), les statutaires sont quant à eux davantage issus du milieu ouvrier [11]. Par ailleurs, le caractère hétérogène des titres scolaires obtenus par les animateurs statutaires suggère une influence sur le « choix » du diplôme spécifique à l’animation. Les résultats de l’enquête par questionnaires (n = 261) d’Éric Robinet [12] indiquent que le niveau de formation scolaire des animateurs en formation au DEFA se situe deux années après l’obtention du baccalauréat, tandis que Geneviève Poujol indique que les trois quarts des animateurs entrant en formation au BEATEP ont un niveau scolaire inférieur au baccalauréat [13]. Même s’il peut exister des mécanismes de promotion interne, la formation scolaire paraît jouer un rôle dans le choix du diplôme. De surcroît, les effets du titre scolaire se conjuguent, dans le cas des animateurs statutaires, à ceux liés au genre : les hommes achèvent leurs études plus tardivement que les femmes (alors que l’on constate l’inverse à la sortie du système d’enseignement pour les générations correspondantes) et ils présentent une origine sociale tendanciellement moins populaire.
8Plusieurs trajectoires d’entrée dans l’animation « professionnelle » coexistent. De façon schématique, on peut penser que l’on trouve un ensemble de parcours bornés, d’un côté, par le cas d’animatrices présentant une origine sociale relativement modeste et un niveau de diplôme proche du baccalauréat, se dirigeant vers des emplois ouverts aux titulaires du BEATEP (ou équivalent) et, de l’autre, par des animateurs un peu plus diplômés, provenant de catégories sociales moyennes, envisageant des postes d’encadrement.
9La faiblesse des sources statistiques empêche d’affiner cette description sommaire. S’il existe bien sûr une multitude de cas intermédiaires, dont on donnera des exemples, il reste que la conjonction des différentes propriétés des agents – genre, origine sociale, niveau de diplôme – a un effet sur la façon dont ils vont concevoir leur champ des possibles professionnels, à commencer par le fait d’y inclure ou non l’animation [14]. De ce point de vue, remarquons que ceux pour qui l’animation ne sera jamais plus qu’un « job d’été » présentent une origine sociale plus élevée. L’enquête par questionnaire réalisée dans trois stages de formation au BAFA (n = 105) met en évidence que, si l’on compte le même nombre de garçons et de filles ayant un père dans la catégorie « cadres et professions intellectuelles supérieures », la proportion de femmes croît à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale.
10Cette structuration de la population des stagiaires tend à renforcer l’idée d’un passage à l’animation statutaire selon des modes différents. La position de départ de la « carrière » diffère entre les garçons et les filles, ce qui semble conditionner l’accès à des postes distincts. Mais ces parcours, si variables puissent-ils être, sont accomplis par des agents présentant des propriétés sociales homogènes relativement à tous ceux qui connaîtront un destin professionnel différent, notamment dans les secteurs contigus à celui de l’animation, comme le travail social ou l’enseignement scolaire : pour ceux qui deviendront des statutaires (et de façons différentes selon leurs propriétés sociales) comme pour ceux qui quitteront l’animation, le « choix » de « faire carrière », ou non, dans l’animation va s’effectuer dans des termes distincts et surtout ne va pas engager les mêmes dispositions pratiques.
Des ressources sociales à investir
11Si l’on replace ces quelques résultats dans le contexte général de l’entrée des « jeunes » sur le marché du travail, ils suggèrent des pistes d’interprétation explicatives du passage à l’animation statutaire.
12La situation d’accès des « jeunes » à l’emploi est connue ; quelques données permettront de la rappeler : en 2007, le taux de chômage des « jeunes » (15-24 ans) s’élève à 22 %, alors qu’il n’est « que » de 8 % pour les 25-49 ans et de 6 % pour les 50 ans et plus. Les jeunes femmes sont, comme dans les autres catégories d’âge, plus touchées que les jeunes hommes (respectivement 24 % et 21 %). Le délai d’obtention du premier emploi après la sortie de l’école s’allonge, cet emploi étant tendanciellement d’un niveau moins élevé que pour la génération précédente [15]. Du côté du système d’enseignement, la massification scolaire a conduit de plus en plus d’agents sur les bancs du lycée, puis de l’enseignement supérieur, mais loin de provoquer une démocratisation, elle a conduit à un maintien des inégalités en les déplaçant dans la hiérarchie des filières et des diplômes [16]. Par conséquent, si le titre scolaire est de plus en plus nécessaire pour obtenir un emploi, il est, en même temps, de moins en moins suffisant [17], notamment pour les filles.
13Dans ce contexte, l’animation peut constituer une voie de professionnalisation pour des agents qui, d’une part, peinent à monnayer leurs titres scolaires sur le marché du travail et qui, d’autre part, sont parvenus à capitaliser une certaine « expérience » dans un secteur au sein duquel circule l’idée selon laquelle la valeur d’une « personne » ne saurait se résumer à l’intitulé de son diplôme.
14Sans doute l’animation « professionnelle » regroupe-t-elle des agents inscrits dans des trajectoires sociales de pentes opposées. Ceux qui sont originaires des catégories sociales les plus modestes peuvent y voir le moyen d’effectuer un travail dont le principal attrait se trouve au-delà de la rétribution financière, dans sa composante « humaine », « relationnelle », « sociale », dans ce supplément d’âme qu’octroie, pour reprendre l’expression maintes fois entendue lors des entretiens, un « travail sur de l’humain » (souvent opposé au travail « à l’usine », « avec des boîtes de conserve », aux « boulots à la con »…). Relevant du « monde des choses humaines [18] », les emplois qui mettent en contact les « professionnels », parmi lesquels on trouve d’abord des animatrices, avec le public permettent l’investissement de dispositions féminines se donnant comme des qualités « naturelles », « personnelles », donc dégagées de la certification scolaire, et ce d’autant plus qu’elles sont sanctionnées par les pairs dans la reconnaissance du parcours dans l’animation (y compris « occasionnelle »). À l’opposé, les agents présentant une origine sociale et souvent un niveau de diplôme plus élevé y trouvent le moyen sinon de freiner une trajectoire descendante, du moins de tirer partie des ressources acquises et sanctionnées par le titre scolaire dans un espace au sein duquel ils peuvent être par ailleurs reconnus du point de vue de leur « expérience ».
15Cette manière, sans doute trop positive, de situer, l’un par rapport à l’autre, les secteurs « occasionnels » et ceux « professionnels » pose la question des modalités du processus de sélection et, à un niveau plus individuel, celle du travail d’élaboration biographique que doivent accomplir les agents pour, d’une part, réunir les conditions du passage d’un espace à l’autre et, d’autre part, donner sens à une carrière qu’ils n’avaient pas imaginée a priori.
Le récit d’une trajectoire de « professionnalisation »
De 7 à 17 ans, elle fréquente un mouvement catholique qui accueille les enfants en centre de loisirs et de vacances (« On faisait pas la prière avant de manger, c’était plutôt la tradition familiale »). Les dernières années (15, 16 ans) elle est « aide-animatrice ». Elle va mobiliser cette première « expérience » lorsqu’elle rencontre des difficultés à l’école (en partie dues à des cures pour soigner les blessures occasionnées par un accident domestique dont elle porte les traces encore aujourd’hui) : elle redouble sa sixième, se voit refuser des orientations vers des filières artistiques, puis « on » l’oriente vers un baccalauréat G (« Gestion, le truc poubelle là »). Peu investie scolairement, elle parvient à faire financer sa formation BAFA par un centre de loisirs qui l’emploiera ensuite en CES et passe le diplôme l’année où elle échoue au baccalauréat (elle l’obtiendra l’année suivante en suivant des cours par correspondance). Elle s’inscrit alors en première année de psychologie et commence à passer les concours d’éducatrice spécialisée et d’éducatrice de jeunes enfants. Confrontée à des échecs répétés et sentant la nécessité, à 20 ans, « d’aller voir ailleurs », elle part un an en Angleterre comme jeune fille au pair. À son retour, elle envisage de reprendre ses études mais n’y parvient pas. C’est une nouvelle fois vers l’animation qu’elle se tourne : elle trouve un emploi d’animatrice, puis de directrice « dans un tout petit centre de loisirs » et se voit financer sa formation au BAFD. Puis, l’année qui suit, elle est employée en CDI à mi-temps dans une maison de retraite. Elle quittera ce poste au bout d’un an parce qu’elle a le sentiment de s’approprier l’attitude, selon elle détestable, de ses collègues. Âgée alors de 25 ans, elle est embauchée comme emploi jeune dans une école. Elle y restera un peu plus de cinq ans et en profitera pour se former : elle obtient ainsi le CAP petite enfance et le BEATEP. Dans le même temps, elle devient formatrice puis directrice de session de formation à l’UFCV. À 30 ans, elle obtient donc le poste de directrice du centre de loisirs maternel (en CDI, à temps plein) mais ne s’y sent pas à sa place, gênée, dit-elle, par les lourdeurs bureaucratiques de la MJC (maison des jeunes et de la culture) qui la chapeaute. De fait, l’année suivante, elle démissionnera pour prendre un poste vacant de salarié permanent à l’UFCV.
La production du continuum
16Le processus grâce auquel se produit le « choix » de « faire carrière » relève indissociablement de la trajectoire globale de l’agent et de celle qu’il réalise dans l’animation temporaire. Pour que cet avenir professionnel devienne possible, il faut en effet que, pour des raisons différentes selon les propriétés des agents, d’autres destins soient progressivement éliminés et que dans le même temps, l’animateur parvienne à être reconnu dans l’animation temporaire et y réalise une carrière au cours de laquelle il va s’approprier les logiques du milieu. Comprendre comment s’opère le passage d’une activité « à côté » de celle qui sera pensée comme « principale » suppose donc de comprendre ce qui se transmet par l’exercice des fonctions d’animateur temporaire, comment il organise le parcours des agents en plaçant au centre de la hiérarchie la notion d’« expérience », et permet ainsi à certains d’accéder au statut de « professionnel ».
L’« expérience »
17Principe de hiérarchisation des agents, l’« expérience » s’acquiert par l’intériorisation des manières de faire spécifiques à l’animation et par la reconnaissance de cette intériorisation par les pairs. Elle permet la régulation (et bien souvent l’autorégulation) des positions des animateurs par l’attribution de tâches elles-mêmes hiérarchisées et tend à structurer le discours des agents en les amenant, progressivement, à considérer leur activité avec « sérieux ».
18L’enquête ethnographique en centre de loisirs met ainsi en évidence que les activités dévolues aux animateurs varient en fonction de leur « expérience ». C’est d’ailleurs ce que disent les agents eux-mêmes lorsqu’ils déclarent vouloir (ou non) « prendre des responsabilités ». L’importance d’une tâche semble directement liée à sa portée collective. Ainsi, plus elle engage une entité large, plus elle sera prise en charge par (et/ou confiée à) un encadrant « expérimenté », et plus elle sera perçue comme porteuse de « responsabilités ». Par exemple, si les animateurs débutants s’occupent d’une fraction de leur groupe d’âge ou prennent part à l’exécution des tâches collectives – comme l’encadrement des déplacements, la distribution de nourriture pendant les goûters, la participation à des jeux, la préparation partielle d’une « grande activité » (costume, certains éléments matériels…) –, les « anciens » prendront en charge la division du groupe d’âge en unités plus petites, la préparation du goûter, ils organiseront les déplacements (en rappelant les horaires, en initiant le rassemblement des enfants, le cas échéant, en s’assurant de leur nombre…), et, bien sûr, ils proposeront et organiseront la préparation et la réalisation des activités, notamment les plus « grandes » (« grands jeux », « fêtes »…). Selon cette même logique, qui s’intériorise tout au long de la carrière, certains domaines semblent réservés aux animateurs les plus « expérimentés », comme l’organisation de la « vie quot » (la vie quotidienne), voire la prise en charge de corvées qui permettent de contrôler le rythme de la journée, mais aussi, de façon plus attendue, la gestion du matériel du centre, sans parler de toutes les tâches qui consistent à représenter la structure dans son ensemble. Ainsi, il n’est pas rare de voir, dans un camp, le directeur participer à la préparation des repas ou, dans les locaux des centres de loisirs, les plus « expérimentés » participer et organiser le rangement des réserves de matériel, ou encore, lors d’une sortie, de constater que l’animateur le plus « ancien » s’approprie systématiquement les relations avec le prestataire (paiement des billets, discussion avec le chauffeur de bus…).
19L’attribution progressive de tâches porteuses de « responsabilités » se double, alors que les agents accumulent de l’« expérience », d’une évolution du regard qu’ils portent sur leurs propres pratiques et que l’on saisit à travers les discours qu’ils peuvent produire sur celles-ci, que ce soit en situation collective, lors des réunions, ou de manière plus précise, pendant les entretiens. Ce changement prend la forme d’une prise de distance : la « vocation [19] » qui s’exprime, dans les premiers temps, par un engagement spontané, qu’il soit corporel ou mental, se double petit à petit d’un discours d’accompagnement dans lequel se dit tout autant la prise de distance par rapport au public, que l’on remarque dans l’évolution des tâches, que l’évolution du sens que les agents donnent à ce qu’ils font. Tout se passe comme si les plus « expérimentés » parvenaient à substituer à une implication par le corps l’appropriation de tâches et d’un discours « sérieux ». Ce dernier apparaît comme légitime dans la mesure où il reprend les formes de justification ayant cours dans le secteur, et qu’il est produit, dans le même temps, par les plus « adultes », c’est-à-dire les plus « anciens » et les plus âgés socialement. Ainsi, alors que l’animateur s’éloigne progressivement des interactions directes avec les enfants et qu’il acquiert la possibilité (et ressent le besoin) d’élargir ses marges de manœuvre (en profitant par exemple d’une information à transmettre au directeur ou du rassemblement du matériel nécessaire à la réalisation du prochain temps d’activité pour s’accorder une pause et fumer une cigarette [20]), il s’approprie des formes de justification légitimes et, simultanément, acquiert par l’« expérience » la capacité à les imposer : la réalisation des tâches « à responsabilité » est rendue possible tout autant qu’elle permet l’usage du discours responsable du responsable.
20Ce discours par lequel se justifie le désengagement corporel prend souvent la forme d’une montée en généralité par l’affirmation du sens de l’action : il renvoie aux objectifs du projet pédagogique, à la dimension « pédagogique et éducative » d’une activité, souvent sans davantage de précisions, voire à sa portée politique ou humaniste (apprentissage de la citoyenneté, des « valeurs » de « respect », de « tolérance »…). Mais il s’inscrit aussi, progressivement, dans l’affirmation d’une pratique « adulte » : les plus « anciens » peuvent s’opposer à des réunions trop longues ou trop fréquentes en arguant d’une volonté d’être « efficaces » (et non pas uniquement de vouloir « débaucher » plus tôt) ; les mêmes indiqueront, lors d’un camp par exemple, que s’ils souhaitent aller se coucher plus tôt que les autres, c’est parce qu’un animateur doit savoir « gérer son sommeil »… Sous ces formes les plus extrêmes, que l’on rencontre notamment chez ceux qui quittent le statut d’animateur, ce discours peut être radical : si les animateurs les moins « expérimentés » évoquent très souvent, pour justifier leur pratique, le fait « d’aimer les enfants », plusieurs directeurs ou directeurs adjoints, anciens animateurs, déclarent que lorsqu’ils sont passés aux postes de direction, « les gamins », ils ne pouvaient « plus les voir », ils n’avaient « plus la patience ». Une directrice indique aussi : « Les animateurs, je pourrais plus faire ce qu’ils font. Toute la journée avec les gamins, je pourrais plus. »
21On voit donc que l’accumulation de l’« expérience » permet à la fois d’intérioriser les manières de faire et de dire propres au secteur et de se voir attribuer une succession organisée de positions qui convoque l’idée que les agents se font d’eux-mêmes dans le cycle de vie. Mais celle-ci, tout autant que la rapidité avec laquelle ils accomplissent ce parcours, dépend étroitement de leurs propriétés sociales. Le passage à l’animation statutaire semble dès lors relever simultanément du succès du parcours dans l’animation temporaire et des difficultés à entrer sur le marché du travail.
Variabilité des trajectoires d’entrée dans l’animation « professionnelle »
22Les observations en centre de loisirs (et de façon complémentaire en stages de formation au BAFA) suggèrent que filles et garçons ne s’attribuent pas (et ne se voient pas confier) tout à fait les mêmes tâches et produisent des discours différents lorsqu’ils avancent dans leur parcours. Les premières paraissent s’approprier de façon plus spontanée tout ce qui touche à la gestion de la « vie quot » (inventaire, achat et entretien du matériel et des fournitures, attention portée à la propreté des locaux, des enfants…), mais surtout, malgré l’évolution de leurs positions, elles semblent conserver plus longtemps des rapports de proximité avec le public. Corrélativement, leur progression professionnelle semble moins rapide que celle des garçons et, surtout, permet moins l’accès aux postes de direction [21]. Cette différence genrée se retrouve dans les formes de discours. Les garçons paraissent plus prompts à mobiliser des justifications politiques ou humanistes (« militantes » pourrait-on dire) là où les filles usent davantage d’arguments convoquant la satisfaction des enfants, le « ressenti » ou l’efficacité concrète d’une décision.
23On peut penser que ces différences, qui se fondent sur les dispositions genrées des agents, se voient redoublées dans le cas de ceux (celles) qui deviendront animateurs (animatrices) statutaires par les propriétés d’origine sociale et de niveau de diplôme. La propension à produire un discours « militant », que l’on trouve plutôt chez les garçons, s’explique sans doute tout autant par la capacité masculine à s’inscrire dans la sphère publique [22] que par la mobilisation de ressources culturelles héritées ou acquises dans le système scolaire. De même, l’attachement des filles aux interactions avec les enfants et aux aspects les plus domestiques du centre de loisirs relève d’une féminité plutôt populaire, dont on sait qu’elle correspond le plus à la vision traditionnelle (et inégalitaire) des différences entre les sexes [23]. Ainsi, ces propriétés sociales et scolaires se conjuguent avec des manières de dire et de faire que les agents s’approprient ou qui leur sont attribuées ; ces différences entre eux sont d’autant plus marquées que leur carrière dans l’animation temporaire est longue.
24Moteur de ces parcours, l’« expérience » se fonde sur la reconnaissance par le secteur lui-même des qualités spécifiques de l’agent. L’allongement de la carrière s’effectue en augmentant son capital de relations au sein du secteur en se faisant (re)connaître, en construisant des rapports privilégiés avec certaines structures ou organismes de formation. Il s’agit là d’un élément important pour que devienne possible la « professionnalisation » de l’agent. Ce n’est que parce qu’il est connu, comme on dit, « dans le milieu », qu’il peut se voir proposer le financement d’une formation donnant accès à un diplôme « professionnel » et, plus tard, à des offres d’emploi. La structure de ce capital social va alors influencer les modalités d’entrée, élargir le champ des possibles professionnels. Pour certains, le capital social constitué par l’« expérience » s’enrichit d’une carrière de formateur BAFA qui, par les relations qu’elle permet à la longue de nouer avec les salariés de l’organisme, peut constituer une voie de « professionnalisation ».
25Mais une certaine incertitude place de fait l’agent en position de dépendance par rapport à ceux qui occupent déjà des positions stables. L’entrée dans l’espace professionnel ne pouvant se réaliser que grâce à la reconnaissance par les pairs, seuls en mesure d’estimer la valeur de l’animateur, le déficit de capital social spécifique ou, pire, une mauvaise réputation hypothèquent les chances d’y trouver sa place. On pense par exemple à cette animatrice « occasionnelle » de 19 ans qui, scolairement « bloquée », avait entrepris de « se professionnaliser » et qui, sans doute jugée trop « jeune », ne parvenait pas à dénicher une structure prête à financer sa formation BEATEP. On songe aussi à cette animatrice et directrice « occasionnelle » de 26 ans, titulaire du BAFA et du BAFD, et quasi permanente dans une MJC depuis plusieurs années qui, agacée, exprimait un sentiment d’injustice en réaction aux refus répétés de son employeur de prendre en charge cette même formation nécessaire pour occuper un poste de direction tout au long de l’année. Pour l’animateur, sans cesse contraint de devoir faire ses preuves, la « professionnalisation » prend alors l’apparence d’une épreuve qui, parce que le secteur entretient l’idée que les qualités de celui-ci sont liées à sa « personnalité », peut aller jusqu’à remettre en question l’estime que l’on se porte.
Conclusion
26Aussi hétérogène et statistiquement flou puisse-t-il être, le groupe des animateurs statutaires semble pouvoir être replacé au sein de l’espace social de manière à situer la spécificité (relative) de ses pratiques professionnelles et surtout, de façon homologue, de celles d’agents qui, passés pour une part par l’animation temporaire, en sont venus à envisager de « faire carrière » dans un secteur au sein duquel la majeure partie d’entre eux ne se projetait pas, à l’origine, spontanément. Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’ensemble des agents et, à plus forte raison, des trajectoires soient identiques. Mais on peut néanmoins penser qu’il existe un processus par lequel, alors que la plus grande partie des animateurs quitte le secteur, certains décident d’y rester, cette sorte de sélection ne s’opérant pas de façon aléatoire. Et ce n’est que lorsque convergent les trajectoires scolaires, familiales et dans l’animation que prend alors sens le continuum entre animation « occasionnelle » et « professionnelle ».
27Dans l’état actuel des données disponibles sur ces questions, il semble pour le moins hasardeux de tenter de construire davantage des carrières types d’entrée dans l’animation statutaire et ce d’autant plus que la précarité du secteur compromet l’utilisation du statut d’emploi (en CDI, à temps plein) comme critère d’installation réussie. Une certaine instabilité apparaît plutôt dans les trajectoires, sans doute renforcée par la croyance dans le fait que l’enrichissement des « qualités » de l’animateur provient de la diversité de ses « expériences ». De plus, parce que l’animation demeure un espace faiblement institutionnalisé et peu autonome, il paraît difficile de dégager, y compris pour les agents qui en font eux-mêmes partie, une ou plusieurs voies d’accès classiques. Dans ces conditions, il n’y a sans doute rien de plus typique, lorsque l’on se définit statutairement comme animateur, que d’avoir un « parcours atypique ».
Notes
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[1]
Par convention, on a réservé l’usage des guillemets aux termes qui relèvent du langage indigène.
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[2]
Voir Poujol, 2000, pp. 40-41, et Mignon, 2005, p. 24.
-
[3]
Voir par exemple Akin, Douard, 2003.
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[4]
L’enquête de Gérard Neyrand indique ainsi que parmi la population des stagiaires en formation BAFA plus d’un tiers envisage l’animation « sans rapport direct avec la profession future » et un peu plus de la moitié la voit comme « utile grâce à l’expérience acquise ». Néanmoins, et toujours selon cette même enquête, ces agents envisagent surtout de convertir cette « expérience » dans l’« éducation » (environ 30 %) ou dans le social (environ 17 %). L’enquête d’Isabelle Monforte, menée cette fois auprès de « quatre cents anciens stagiaires en fin de formation BAFA […] devenus animateurs », met en évidence que, pour les lycéens et les étudiants, l’exercice des fonctions d’animateur apparaît comme une occasion de faire « l’expérience d’un champ professionnel ou de la vie active en générale », tandis qu’elle apparaît plutôt comme une « formation » chez les actifs. Voir Neyrand, 1993, et Montforte, 2006.
-
[5]
Cette thèse porte sur l’animation « occasionnelle » et se compose de deux monographies sur des centres de loisirs, de trois observations de stages de formation au BAFA et, au total, d’une quarantaine d’entretiens (en partie biographiques) avec des animateurs, des formateurs, des directeurs et des responsables d’organismes de formation. Dans le cadre du travail préparatoire à cet article, on s’est plus particulièrement intéressé aux enquêtés se définissant comme « professionnels » ou l’étant devenu après l’enquête (réalisée entre 2002 et 2005), soit une douzaine d’individus. On en a ainsi recontacté certains afin de réaliser, pour la circonstance, des entretiens téléphoniques.
-
[6]
Lebon, 2007, p. 31. Cette enquête inclut, au moins en partie, des animateurs « occasionnels », ce qui laisse penser que les « professionnels » sont sans doute un peu plus âgés.
-
[7]
Les lois qui transformeront, entre autres, la désignation des encadrants – « moniteur » devenant « animateur » – datent de 1973 et sont donc postérieures à l’enquête présentée ici (1967).
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[8]
Muller, 1967.
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[9]
Le Rohellec, Truchot, 2005.
-
[10]
Par exemple, Montforte, 2006, ou Neyrand, 1993.
-
[11]
Lebon, 2007, p. 51.
-
[12]
Robinet, 2003.
-
[13]
Délégation aux formations, Statistique 1994, BEATEP, 1996, cité dans Poujol, 2000, p. 47. La dizaine d’années qui sépare les deux enquêtes amène à considérer avec prudence la portée actuelle des résultats de la seconde, et ce d’autant plus que, globalement, entre 1993 et 2000, le niveau scolaire des animateurs a augmenté (voir Lebon, 2007, p. 40).
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[14]
Bourdieu, 1974.
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[15]
Voir Biscourp, 2006.
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[16]
Voir Convert, 2003.
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[17]
Voir Baudelot, Establet, 2007.
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[18]
Voir Mauger, Poliak, 2000.
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[19]
Voir l’article de Vanessa Pinto dans ce numéro d’Agora.
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[20]
Pour un bon exemple d’analyse des contournements des normes institutionnelles, voir Goffman, 1968.
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[21]
La part des femmes s’étant vue décerner le BAFD en 2003 est de 59 % et de 71 % pour le BAFA.
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[22]
Bourdieu, 1998.
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[23]
Passeron, de Singly, 1984. L’utilisation la plus directement professionnelle du BAFA (surveillance de cantine, accueil périscolaire) est souvent le fait de femmes d’origine populaire, mère de famille, le plus souvent beaucoup plus âgées que les autres animateurs ; ce sont celles qui, dans les trois stages de formation au BAFA observés, sont appelées les « vieilles » par les formateurs (parfois en leur présence).