1La migration de travail saisonnier est un phénomène ancien chez les populations sahéliennes rurales, comme réponse aux crises agricoles causées par les sécheresses récurrentes (Findley, 1994 ; Henry, Boyle, Lambin, 2003 ; Knerr, 2004 ; Myers, 1993 ; Roquet, 2008). Elle contribue à la diversification des stratégies de subsistance et devient une dimension importante de ce que Batterbury avait appelé le « bricolage adaptatif » des populations du Sahel (Batterbury, 2007 ; Ellis, 1998) et constitue un élément central de l’adaptation aux changements écologiques (Lalou, Delaunay, 2015 ; Tacoli, 2009). Nous interrogeons ici le rôle de cette adaptation, participant à la construction du capital social et favorisant l’innovation (Scheffran, Marmer, Sow, 2012), comme processus de résilience, dans le sens où elle représente une capacité dynamique du système à se reconstruire différemment.
2Aujourd’hui, la généralisation de la mobilité des jeunes, garçons et filles, permet aux communautés et aux familles non seulement de diminuer leur vulnérabilité économique, mais aussi de s’adapter aux changements sociaux associés à une modernisation qui induit une montée de l’individualisme (Calvès, Marcoux, 2007 ; Locoh, 1995 ; Marie, 1997), comme cela a été observé dans diverses études récentes sur la mobilité des jeunes au Sahel (Hertrich, Lesclingand, 2013 ; Lesclingand, 2004 ; Sauvain-Dugerdil, 2013).
3Dans les sociétés rurales africaines, la migration prend diverses formes. Certains travaux décrivent la migration rural-urbain comme la réponse radicale aux difficultés des ménages ruraux qui ne parviennent à s’adapter ni à la pression foncière, ni au désengagement de l’État dans les filières agricoles (Mortimore, Tiffen, 2004), ni à la dégradation de l’environnement. Ainsi, certains ménages rompent avec le monde agricole et partent s’installer en ville. Ce type de réponse à un état de crise nécessite des ressources et des réseaux sociaux que n’ont pas tous les ménages.
4De plus, ils sont parfois très attachés à leur terroir et cherchent à éviter la rupture. Ainsi, le départ définitif de certains de leurs membres, à la recherche de revenus complémentaires, peut constituer une solution. Il s’agit alors de stratégies de survie à court terme qui ne visent pas à maximiser le revenu, mais à répondre aux besoins de subsistance du ménage. L’amélioration du niveau de vie de ces ménages est artificielle et temporaire car les plus pauvres utilisent les transferts pour la consommation ou les investissent dans des dépenses non productives. Ils ne peuvent donc pas contribuer dans le long terme à la hausse du niveau de vie. Par ailleurs, cette mobilité affaiblit l’économie rurale en la privant de la partie la plus jeune et la plus dynamique de la main-d’œuvre locale, ce qui entraîne la diminution de la productivité agricole (De Haas, 2008). On parle alors de « migration rupture », rupture du migrant avec son village (Rosental, 1990), mais aussi rupture dans la société villageoise, déstructurée par la migration (Preiswerk, Sauvain-Dugerdil, 1993).
5Une migration circulaire de certains membres du ménage peut également être observée. Elle se répète dans le temps et, par sa régularité, permet de lutter contre la pauvreté et d’accéder à une meilleure qualité de vie par un investissement dans des dépenses productives (Katz, Stark, 1986 ; Stark, Levhari, 1982). Elle constitue alors une opportunité dans laquelle les stratégies collectives et individuelles s’entremêlent et permettent l’amélioration de la vie des individus et du groupe (Harbison, 1981 ; Root, De Jong, 1991 ; Wood, 1981 et 1982). Les antécédents migratoires dans le ménage et les liens de parenté avec des résidents de la ville réduisent le coût économique et émotionnel de la migration, et ainsi renforcent la motivation individuelle et facilitent le départ (Root, De Jong, 1991). Ce sont donc les ménages les mieux dotés en capital humain et en réseaux sociaux urbains qui bénéficient le plus de la migration. Cette forme de mobilité peut constituer un facteur de résilience et être un véritable levier de développement du monde rural. Tant au niveau sociétal qu’individuel, la mobilité temporaire n’est alors pas à considérer comme une « migration rupture », mais plutôt comme une « migration structure ». En d’autres termes, la mobilité ne met pas en péril le fonctionnement de la société d’origine, avec laquelle le migrant conserve des liens forts. Au contraire, elle fait partie des stratégies de subsistance et permet à la société de s’adapter aux changements économiques et sociaux et de limiter l’exode définitif des jeunes.
6En Afrique de l’Ouest, les études s’appuyant sur les recensements et les enquêtes nationales montrent que les mouvements de population sont généralement le fait de migrations de travail, temporaires et/ou circulaires (Beauchemin, Bocquier, 2004 ; Hampshire, 2002 ; Konseiga, 2007). Les migrants entretiennent le lien avec leur village d’origine ; ils participent activement à la sécurité alimentaire, et parfois au développement d’activités agricoles ou extra-agricoles de leur communauté. Une étude récente estime entre 30 et 50 % la part des revenus de la population rurale issus de ressources non agricoles, 25 % étant issus directement de la migration (Beaujeu et al., 2011). Ces migrations touchent en premier lieu les jeunes hommes, mais les femmes sont aussi de plus en plus concernées (Beauchemin, Bocquier, 2004 ; Delaunay, Enel, 2009 ; Lesclingand, 2011). Pour les femmes, impliquées sur le marché du travail domestique et dans les activités commerciales, la mobilité devient un enjeu d’importance. On sait aujourd’hui que cette migration d’adaptation, liée à la diversification des revenus, tend à s’intensifier en Afrique, au travers de migrations de court terme et de courte distance (Tacoli, 2009).
7À travers une étude de cas au Sénégal, nous analysons ici les différents types actuels de mobilité temporaire, tant masculine que féminine, et en quoi ils se distinguent de ceux des générations plus anciennes. La mobilité, qui concerne tout particulièrement les jeunes, reste-t-elle ancrée dans les stratégies familiales d’une économie agro-pastorale, ou répond-elle plutôt à des motivations individuelles ? Quel est son impact sur le fonctionnement de la société ? En quoi peut-elle être qualifiée de processus de résilience ? Nous observons en particulier les transformations induites par la généralisation de la scolarisation et la montée de la mobilité des femmes. Les résultats d’enquêtes qualitatives sont mis en perspectives avec les données quantitatives d’un observatoire de population.
8Cette étude porte sur un ensemble de villages situés dans la région du Siin au Sénégal, à 150 km de Dakar (voir la carte, p. 79). Le système agraire y est caractérisé par une agriculture pluviale en rotation (mil, arachide et jachère), associée à l’élevage de bovins, ovins et caprins (Lericollais, 1999). Une diversification des cultures s’observe depuis plusieurs décennies en raison du désengagement de l’État dans la filière de l’arachide et d’une remontée des niveaux de pluviosité qui favorise la culture de la pastèque et le maraîchage.
9Cette zone est couverte par l’Observatoire de population de Niakhar (Delaunay et al., 2003 et 2013), site qui offre une opportunité exceptionnelle pour observer sur le long terme l’évolution des mobilités d’une société paysanne sahélienne, confrontée aux crises écologiques, agricoles, économiques et à la croissance démographique. Des observations y sont menées depuis plus de cinquante ans. Elles fournissent des informations qualitatives et quantitatives sur l’évolution du recours aux migrations.
10En effet, l’approche quantitative longitudinale permet de produire une mesure fine de la mobilité des individus grâce à l’enregistrement des absences et de leurs caractéristiques. À l’échelle de l’individu, les déplacements font partie du quotidien et prennent des formes différentes selon la destination, la durée et les motifs. Le système de suivi démographique enregistre les absences des individus. Les absents depuis plus de six mois sont considérés comme émigrés et sortent du champ de l’observation [1] ; les personnes extérieures au ménage qui y séjournent plus de six mois sont enregistrées comme « immigrantes » à la date de leur arrivée. Si les absences faisaient l’objet d’un enregistrement écrit sur les registres de terrains, elles n’ont commencé à être saisies dans la base de données qu’à partir de 1998. C’est donc à partir de cette année-là que nous disposons d’une série de données sur la migration temporaire avec les dates de départ et de retour de migration, le lieu de destination et le motif.
11Deux études qualitatives ont été menées dans le village de Toucar, le plus gros de l’Observatoire, en 2013 et en 2014. Elles ont permis de faire un bilan des types actuels de mobilité et leurs articulations avec les stratégies familiales et individuelles. En 2013, une première campagne ciblait la mobilité féminine par une enquête dans le village de Toucar et auprès des femmes du village en migration à Dakar (Moullet, Engeli, 2013). À Toucar, l’enquête a permis de réaliser sept entretiens individuels avec des migrantes, deux entretiens avec des acteurs-clés (une sage-femme et un enseignant) et quatre groupes de discussion (deux d’hommes et deux de femmes). À Dakar, vingt-cinq entretiens individuels semi-directifs de migrantes ont été complétés par une observation participante lors de visites de logements et des rues dans lesquels dorment les migrantes durant leurs séjours en ville. Les entretiens individuels ont été effectués avec des migrantes de tous âges (allant de 14 à 80 ans) et tous types d’activité (domestiques, lingères et commerçantes). Les enquêtes de 2014 ciblaient la mobilité masculine (Franzetti, Golay, 2015). Elles se sont déroulées durant les mois de septembre et octobre, majoritairement au village de Toucar. Au total, soixante-dix entretiens individuels ont été menés à Toucar (douze entretiens exploratoires [2], cinquante-trois entretiens de migrants âgés entre 13 et 44 ans et cinq avec des informateurs-clés), et huit entretiens à Dakar. Combinés à l’observation participante et à deux groupes de discussion à Toucar, les entretiens ont décrit les parcours migratoires, les motivations et leurs implications pour les migrants, leur famille et la société.
Carte de situation de l’Observatoire de Niakhar, Sénégal

Carte de situation de l’Observatoire de Niakhar, Sénégal
L’observatoire de Niakhar couvre trente villages issus de deux communautés rurales. Il rassemble une population de 44 500 personnes en moyenne en 2015.12Dans une première partie, nous décrivons les niveaux et tendances de la migration temporaire, ainsi que les transformations récemment observées. La seconde partie s’attache à analyser en détail les profils des migrations saisonnières et leurs évolutions.
Diffusion et transformations des migrations
13Vers une généralisation de la migration temporaire de travail. Dans les années 1960 débutèrent les mouvements saisonniers de migration de travail des jeunes hommes et jeunes femmes vers les centres urbains. Ils concernaient des villages proches des axes routiers et essentiellement des ménages « castés » (griots, forgerons, etc.) (Guigou, 1999). Les jeunes partaient quelques mois de l’année en dehors de la période de culture, afin de trouver une activité rémunératrice (Roch, 1975). Ces migrations s’orientent vers Dakar, où des réseaux d’accueil des migrants se mettent en place dans les années 1970 et 1980 (Fall, 1991). Ces mouvements se généralisent dans les années 1990 et atteignent une ampleur considérable, touchant la population à de très jeunes âges, surtout chez les filles (Becker, Mbodj, 1999 ; Delaunay, 1994 ; Delaunay, Enel, 2009 ; Delaunay, Waïtzenegger-Lalou, 1998).
14Face à la crise agricole, en particulier des cultures commerciales d’arachides, et en raison des besoins grandissants des ménages, le phénomène de migration s’est peu à peu diffusé à l’ensemble des villages, à tous les groupes sociaux et à toutes les classes d’âges. Il s’intensifie en parallèle à l’amélioration des transports (Lombard, Seck, 2008). On voit apparaître au fil du temps différentes catégories de migrants, participant d’un changement social et économique important de cette région. Les jeunes célibataires partent chercher un emploi en ville afin de soulager la famille et subvenir à leurs propres besoins (Delaunay, 1994 ; Delaunay, Enel, 2009). Tous reviennent au moment des cultures pour participer aux travaux domestiques et agricoles. On observe néanmoins un autre mouvement de travail saisonnier au cours de la saison pluvieuse, les migrations navetanes. Ce phénomène ancien, décrit dans la littérature (Saint-Martin, 1981), concerne des jeunes hommes appartenant à des ménages dans lesquels la main-d’œuvre agricole est suffisante et qui partent comme travailleur agricole ou berger pour accompagner les troupeaux transhumants.
15Le suivi démographique depuis 1998 montre que la migration circulaire et de courte durée reste largement dominante par rapport aux migrations définitives. Au cours de cette période, chaque année en moyenne 3 600 hommes et 2 500 femmes migrent de manière temporaire, contre moins de 200 hommes et 200 femmes qui émigrent chaque année. La migration ne prend donc pas l’allure d’un exode rural, mais d’un flux circulaire qui devient un passage quasiment obligé pour les jeunes générations. Parmi les résidents au 1er janvier 2014, 90 % des hommes de 30-34 ans et 70 % des femmes de 20 à 24 ans ont déjà effectué une migration temporaire de travail. À cette même date, on trouve des migrants temporaires dans 80 % des ménages. Ces migrations ne sont plus réservées aux plus jeunes. On observe une augmentation de l’âge moyen des migrants qui passe de 18 ans en 1998 à 25 ans en 2013 pour les filles, de 28 à 32 ans pour les garçons. La migration circulaire de certains membres des ménages est rendue possible par la taille élevée des ménages, qui passe de moins de sept individus en moyenne dans les années 1980 à plus de treize en 2014, ce qui permet notamment une répartition des tâches au sein du groupe domestique.
16Une migration qui s’adapte à la scolarisation. Si les mouvements saisonniers calés sur le calendrier des cultures existent toujours, on observe aujourd’hui un nombre croissant de migrations qui ne dépendent plus des cultures, mais qui se font en fonction du calendrier scolaire. En effet, par sa massification, la scolarisation est devenue une alternative pour les jeunes qui, par conséquent, retardent leur départ en migration.
17La première école publique ouvre ses portes en 1951 à Toucar, suivie en 1958 d’une école privée catholique dans le village voisin de Diohine, mais c’est depuis les années 1980 que se développe rapidement le nombre des écoles dans les villages de l’Observatoire. Elles sont aujourd’hui au nombre de vingt-trois écoles primaires et trois collèges d’enseignement moyen. Dans les villages observés, la proportion de résidents scolarisés est, pour les générations les plus jeunes (nées à partir de 2000), d’environ 70 %, avec un avantage pour les filles (voir graphique ci-dessous). La scolarisation touche très peu les générations les plus âgées (nées avant l’indépendance), elle marque ensuite une amélioration plus rapide pour les garçons (génération 1970-1984) qui se poursuit et se caractérise par la fin des inégalités de sexe dans l’accès à l’école.
18La généralisation de la scolarisation est visible sur la répartition de la classe d’âge 15-24 ans selon le niveau atteint et l’année d’observation (voir graphique ci-dessous). La scolarisation secondaire se développe dans les années 2000 et 2010 avec l’ouverture de collèges et l’arrivée plus massive d’élèves issus du primaire. Ainsi, en 2014, seulement 26 % des filles comme des garçons de cette classe d’âge n’ont jamais été scolarisés.
La montée de la scolarisation

La montée de la scolarisation
Dans les villages de la zone d’étude, la scolarisation s’est massivement accrue au cours de la dernière décennie et les inégalités de genre ont disparu. Les filles sont même plus nombreuses en 2014 à avoir atteint un niveau secondaire.Les profils actuels de mobilité à Toucar
19Aujourd’hui, la migration est devenue un passage quasiment obligé, mais les schémas de migration ne sont plus si clairs. Ils concernent des groupes d’âge beaucoup plus variés et les « figures » de la migration se diversifient. On y retrouve les jeunes célibataires qui travaillent pendant la saison sèche, ce qui reste le modèle dominant. Les périodes de migration sont plus longues et pas nécessairement calées sur le travail agricole. La migration de femmes mariées est en expansion et, parallèlement à la montée de la scolarisation, on voit se développer une migration des écoliers et des écolières pendant la période des cultures qui coïncide avec les congés scolaires.
20Globalement, les enquêtes qualitatives circonscrivent trois grands types de migrations temporaires. D’une part, celles qui s’articulent avec les activités agropastorales et représentent le mode dominant, présent depuis longtemps, d’autre part, celles qui ouvrent de nouvelles opportunités économiques et, finalement, les migrations des écoliers et écolières.
21Les migrations inscrites dans le cycle agropastoral. Cette mobilité inscrite dans le cycle agropastoral concerne plus particulièrement les jeunes, même si les adultes y ont aussi recours.
22La migration masculine de saison sèche correspond à la tradition ancienne de la migration saisonnière d’agriculteurs qui partent une fois les récoltes terminées et qui reviennent pour la saison des cultures. Tant en termes de durée, de type d’activité que d’âge des migrants, cette mobilité revêt des modalités variées. Parmi les dix-huit migrants de ce type interrogés à Toucar en 2014 (Franzetti, Golay, 2015), la durée migratoire s’échelonne entre trois et six mois, l’âge des migrants entre 15 et 44 ans. Certains sont actifs dans des professions liées au monde agricole, telles que le maraîchage et les poulaillers, ou comme cocher (transports avec leur charrette et leur cheval). D’autres travaillent comme vendeurs ou dans des activités les plus diverses (apprenti chauffeur, électricien, maçon ou pêcheur), ce qui montre bien qu’ils sont prêts à prendre toute opportunité qui s’offre, notamment dans leur réseau de connaissances.
23De longue date aussi, les jeunes femmes partent durant la saison non agricole pour travailler comme domestiques en ville [3]. Cette mobilité était pendant longtemps le mode dominant de migration féminine, mais les jeunes domestiques ont aujourd’hui tendance à caler leur calendrier migratoire davantage sur les opportunités de salaire que sur les exigences agricoles. Les domestiques sont nourries et logées avec un salaire variable, mais relativement bon par rapport au standard local (en moyenne 25 000 à 30 000 francs CFA par mois, ce qui correspond à la limite inférieure du salaire d’un agent de santé communautaire à Toucar). Le revenu est utilisé en priorité pour l’alimentation de la famille, mais aussi pour quelques effets personnels (vêtements et produits de beauté). Les migrantes en question sont généralement célibataires, rarement mariées, mais surtout sans enfants. Celles interrogées dans l’enquête de 2013 avaient entre 19 et 27 ans.
24On trouve aussi, en période de mauvaises récoltes, ou parmi les familles qui n’ont pas ou pas suffisamment de terres, des saisonniers agricoles, les navétanes, qui, au contraire, partent durant l’hivernage cultiver des terres qui ne leur appartiennent pas.
25D’autre part, les bergers constituent un cas particulier de mobilité traditionnelle liée au système agropastoral. De très jeunes garçons, le plus souvent non scolarisés, accompagnent les troupeaux en transhumance durant environ quatre mois. Dans la tradition sereer, c’est généralement le second fils qui est désigné pour être berger (Chung, Guenard, 2013). Parmi les trois bergers interrogés à Toucar en 2014, le plus jeune avait 12 ans à son premier départ, mais les entretiens exploratoires ont laissé entendre que les départs peuvent se faire dès l’âge de 8 ans. En revanche, ce n’est généralement pas une activité qui se poursuit au-delà de 20 ans, un frère plus jeune prenant alors la relève.
26Les migrations comme diversification des stratégies de subsistance. De nouvelles formes de mobilité se développent qui ne sont pas liées au système agropastoral et permettent donc une diversification des sources de revenu. Ces migrations concernent plus particulièrement les adultes (des jeunes adultes aux plus âgés).
27On trouve d’abord les migrants de longue durée. Dans ce type de migration, les hommes partent pour des durées indéterminées, généralement supérieures à six mois. Néanmoins, il ne s’agit pas de migrations définitives. Le désir de retour semble toujours présent et les migrants reviennent pour les cérémonies au moins une fois par année, d’autant plus lorsqu’ils ont laissé leurs épouses au village. L’âge moyen au premier départ est variable, similaire à celui des saisonniers. Parmi les vingt-trois cas interrogés en 2014, l’âge au premier départ variait entre 15 et 35 ans. Ils présentent la plus grande diversité d’activités migratoires : la majorité sont dans le commerce, mais aussi dans la construction, comme gardiens-jardiniers, ouvriers dans des usines, boulangers, tailleurs, chauffeurs. D’autres sont en formation. Ces migrants se distinguent par le fait qu’ils ne participent plus aux travaux champêtres.
28Certaines femmes migrent durant la saison sèche et rentrent encore au village pour les travaux agricoles. Toutefois, le revenu apporté par la migration semble aujourd’hui passer en priorité et devient une raison légitime aux yeux de la famille pour ne pas participer aux travaux agricoles. Ainsi, la migration saisonnière des femmes domestiques se transforme de plus en plus en absence de longue durée sans retour pour l’hivernage, mais seulement pour les fêtes importantes.
29Un nombre croissant de femmes âgées entre 30 et 50 ans part aussi en migration. Elles doivent avoir l’assentiment de leur mari, certains voyant d’ailleurs d’un bon œil la possibilité de gain familial supplémentaire. Surtout, elles ne peuvent partir que si une co-épouse, une belle-fille ou une belle-sœur peut les remplacer dans les tâches domestiques et les soins aux enfants. Les femmes mariées, particulièrement celles avec enfants, ne sont pas engagées comme domestiques. Elles travaillent essentiellement comme lingères, activité qui procure un revenu moindre et moins régulier que les domestiques, mais donne plus de souplesse. Elles prennent parfois leur repas chez le client, mais n’y logent pas et dorment le plus souvent en groupe, dans la rue.
30Une nouvelle mobilité est celle de femmes qui, trop âgées pour les tâches ménagères, vont vendre à Dakar des feuilles de kinkeliba ramassées en brousse ou des produits de leur culture ou achetés au village (bissap, arachides, pain de singe, niebbé). Les sept « bana-bana » interrogées en 2013 avaient entre 45 et 80 ans ; elles ne restent en ville que quelques jours, le temps d’écouler leurs produits. Elles vivent dans la rue, dormant en groupe. Leur revenu est faible.
31Un autre type particulier de migration concerne les jeunes fréquentant l’école et qui s’en vont pendant les vacances scolaires. Quelques garçons partent directement après la fin des cours, s’ils peuvent être remplacés pour les travaux agricoles, mais le plus souvent ils doivent d’abord terminer la préparation des cultures. Ces migrations sont courtes, leur durée variant entre un et trois mois. Les activités sont moins variées, s’agissant de petits boulots de vendeurs, ferrailleurs, maçons, jardiniers, footballeurs, ouvriers dans une usine. Ceux qui tardent à partir ont de la peine à trouver du travail et parfois renoncent ou restent par obligation de contribuer aux travaux champêtres.
32En revanche, les filles, n’ayant pas (ou moins) d’obligations de travaux agricoles, partent les trois mois de vacances. La famille attend toutefois d’elles qu’elles payent leur scolarité et leurs vêtements, parfois ceux de leurs frères et sœurs. Elles travaillent généralement comme domestiques, remplaçant les saisonnières. Il n’est pas facile de trouver un emploi pour une courte période. Elles gagnent moins que les saisonnières (entre 10 000 et 30 000 francs CFA par mois) et louent un logement en groupe [4]. Leur modeste revenu est souvent complété par des « cadeaux des petits copains » qui peuvent parfois doubler, voire tripler, la somme. Comme le mentionnait un instituteur, il n’est pas possible que les jeunes migrantes achètent tout ce qu’elles rapportent avec le simple revenu de leur travail domestique. Ce revenu supplémentaire est connu et toléré par les parents, ou du moins ceux-ci ferment les yeux. Ils expriment leur impuissance à répondre aux besoins des écolières (fournitures scolaires, vêtements, accessoires), raison pour laquelle ils les laissent partir en migration, conscients des risques encourus.
33Les données de l’Observatoire de population permettent de situer de manière quantitative la montée de la migration des écoliers et écolières à travers les informations sur le calendrier de la mobilité. Les départs s’étalent après la fin des classes, certains enfants participant aux premiers travaux champêtres. Les retours sont liés à la rentrée scolaire qui a lieu en général entre octobre et novembre. En considérant l’intervalle entre les mois de septembre et décembre comme la période de rentrée scolaire et celui entre les mois de juin et août comme la période des cultures, nous pouvons estimer les effectifs de migration de saison sèche et celle des écoliers entre 1998 et 2013 (voir graphiques ci-dessus). Les retours au moment de la rentrée scolaire tendent à augmenter à partir de 2004, et cette augmentation est plus marquée pour les filles. C’est le reflet de l’augmentation de la scolarisation qui conditionne la migration des écolières dans les limites des vacances scolaires.
Adaptation de la migration au calendrier scolaire

Adaptation de la migration au calendrier scolaire
Depuis le milieu des années 2000, les retours des migrations sont calés sur la rentrée scolaire plus que sur le démarrage des cultures. Le rôle du calendrier scolaire est particulièrement marqué pour les filles. Ceci est le reflet de l’augmentation de la scolarisation qui conditionne la migration des écolières dans les limites des vacances scolaires.34Les données de l’observatoire démographique permettent aussi d’examiner les évolutions des profils migratoires durant les deux dernières décennies. Elles montrent que la montée de la migration féminine est accompagnée d’une diversification des activités et des caractéristiques des migrantes, alors que les profils migratoires masculins restent relativement stables.
35Parmi les migrantes temporaires (toutes saisons confondues), c’est le travail domestique auprès des ménages urbains qui constitue l’activité la plus fréquente, concernant près de 90 % des migrantes enregistrées. Elles sont généralement jeunes et célibataires. La baisse moyenne des effectifs les dernières années est liée à l’augmentation de la scolarisation. Néanmoins, certaines femmes déclarent exercer une activité de lingère ou de commerce. Leurs effectifs sont sans commune mesure avec ceux des domestiques mais sont en augmentation sur la période et concernent des femmes mariées (voir graphiques page 87). La proportion de migrantes mariées passe de 20 % en 1993 à 40 % quinze ans plus tard. Les données de l’Observatoire confirment que les migrantes domestiques sont en moyenne plus jeunes (19 ans) que les lingères (34 ans) ou les commerçantes (42 ans) (voir graphiques page 87). L’âge moyen des commerçantes diminue quelque peu, alors que les migrantes domestiques et surtout les lingères ont tendance à poursuivre plus longtemps leurs migrations (voir graphiques page 87). Ces changements sont le signe que les migrations concernent de plus en plus de femmes plus âgées. C’est le cas notamment parmi les lingères, qui sont surtout des femmes mariées. En revanche, les activités de commerce, qui étaient l’apanage des femmes expérimentées (plus de 40 ans), sont aujourd’hui exercées aussi par des femmes plus jeunes qui s’engagent dans des migrations en parallèle à leur vie familiale.
36En migration, les hommes ont essentiellement des activités liées à l’agriculture : ils sont travailleurs agricoles, maraîchers, cochers. On note aussi des fonctions de gardiennage, des emplois du bâtiment, de commerce, de berger, et un groupe hétérogène (« divers ») qui inclut des salariés, chauffeurs, enseignants, pêcheurs et chercheurs d’emploi. Les activités commerciales sont en augmentation sur les dernières années (voir graphique page 89). Les bergers sont plus jeunes que les autres migrants (22 ans contre 27 à 31 ans en moyenne). Pour tous, particulièrement les gardiens, l’âge moyen tend à augmenter au cours des dernières années (voir graphique page 89). Les migrants sont aussi bien célibataires que mariés et on ne relève pas de différences notables selon les activités, ni d’évolution au cours de la période.
Évolution des profils migratoires féminins

Évolution des profils migratoires féminins
Depuis le milieu des années 2000, aux migrations de jeunes célibataires travaillant comme domestiques se sont ajoutées celles des femmes mariées, lingères ou commerçantes, nettement plus âgées. La période de migration s’est donc allongée.La migration dans un contexte de modernisation et de contraintes économiques
37« Migration structure » ancrée dans des stratégies familiales. La mobilité se transforme, l’organisation agricole et économique en est donc affectée. En particulier, le recours aux travailleurs agricoles et l’investissement de l’argent de la migration dans l’embouche bovine ou le commerce semblent être des phénomènes nouveaux. De nouveaux systèmes socio-économiques se mettent ainsi en place, restant toutefois fortement ancrés dans des stratégies familiales et ne mettant pas en péril le fonctionnement de la société. Au contraire, elle contribue à l’adaptation aux nouvelles réalités. Elle représente donc ce que nous avions désigné sous le terme de « migration structure » (Preiswerk, Sauvain-Dugerdil, 1993).
38Nos résultats montrent que les changements ne remettent pas fondamentalement en question l’ancrage des stratégies de subsistance et des rythmes de vie dans l’économie agropastorale. Le calendrier des déplacements saisonniers reste associé aux activités agropastorales traditionnelles et la raison de ne pas migrer résulte le plus souvent des nécessités des travaux agraires ou de la garde des troupeaux. Les écoliers peuvent être sollicités par les familles pour participer aux travaux des champs et ne partent alors qu’après la fin des semis, à moins que le ménage ne dispose de suffisamment de main-d’œuvre, ce qui est souvent le cas.
39Certes, les nouvelles formes de mobilité ne respectent pas le calendrier des cultures, mais elles offrent d’autres sources de revenus en accord avec la répartition des tâches entre les membres de la famille. La migration s’inscrit dans les stratégies familiales. Les saisonniers restent fortement impliqués, bien au-delà d’envois ponctuels de fonds ou de prises de participation épisodiques aux décisions. Les migrants de plus longue durée peuvent parfois payer un remplaçant pour les travaux agraires, mais leur mobilité est essentiellement dans une optique de diversification des revenus ou de préparation de leur avenir. Ils maintiennent des liens forts avec le village et semblent rester attachés aux valeurs villageoises et familiales.
40Comme les écolières, les migrants sont déchargés des tâches agricoles (sauf en cas de manque de main-d’œuvre), car ils contribuent autrement. Les discours mentionnent même qu’ils doivent se « préserver », c’est-à-dire éviter les risques liés aux travaux champêtres ; ils ont acquis un certain prestige qui les dispense de ces travaux. Certains étudiants ne partent pas en migration, ayant « droit au repos », car d’autres membres de la famille, notamment les migrants saisonniers et de longue durée, assurent le revenu familial et leurs frais de scolarisation. De nouvelles notions émergent, telles que celles de vacances et de loisirs.
41Mobilité masculine et mobilité féminine. La mobilité temporaire féminine semble se dissocier plus fortement du calendrier agricole et de nouvelles formes se développent. Ainsi, les domestiques ne reviennent pas forcément pour les cultures et la migration n’est plus limitée aux célibataires. Les femmes mariées qui parviennent à se décharger des tâches domestiques sur leur co-épouse, ou les autres femmes du ménage, partent faire du commerce ou travailler comme lingère ou domestique. Comme les garçons, et même avec une plus grande intensité, les jeunes filles scolarisées partent en ville pendant les vacances scolaires. Ce que les entretiens ont souligné, c’est qu’elles ont une plus grande liberté dans leur mobilité, étant moins astreintes aux travaux agraires, mais aussi parce qu’elles trouvent plus facilement du travail, de plus mieux payé que celui des garçons. Les garçons sont généralement plus âgés à leur première migration et ils partent plus tardivement, lorsque la famille n’a plus besoin d’eux pour les travaux champêtres. Leur séjour à l’extérieur est donc souvent court et ils ne trouvent que des petits boulots précaires. Pour les jeunes filles, priorité est donnée aux migrations, considérées plus rentables que leur participation aux travaux agraires. En échange, on attend des filles, contrairement aux garçons, qu’elles financent elles-mêmes leurs frais de scolarité et même parfois contribuent à ceux des autres enfants du ménage.
Évolution des profils migratoires masculins

Évolution des profils migratoires masculins
À la prédominance de l’agriculture succède depuis 2000 une diversification des activités des migrants, notamment le gardiennage, et, durant la dernière décennie, une montée du commerce. Les bergers sont les plus jeunes migrants, tandis que ceux qui exercent une activité non agropastorale sont plus âgés. Au cours des quinze années d’observation, l’âge moyen est resté relativement stable. Contrairement à celle des femmes, la période de migration ne s’est allongée que faiblement au cours des dernières décennies.42Les migrations féminines restent cependant inscrites dans le fonctionnement familial. Les premiers déplacements se font généralement avec une sœur, une cousine, une tante ou parfois leur mère. Surtout, leur départ n’est possible que si d’autres assument les tâches domestiques, les soins aux enfants et les travaux agraires. En bref, les discours montrent bien que la migration féminine est vue comme rentable, mais qu’elle n’est acceptée que si elle ne perturbe pas le bon fonctionnement du ménage. Par conséquent, la décision de migrer se fait généralement au sein de la famille. Les jeunes filles célibataires partent avec l’accord des parents qui « ne peuvent pas s’y opposer », ne pouvant pas offrir à leur fille ce qu’elle trouve en migration ; parfois même, ce sont les parents qui l’encouragent à partir. Plus rares sont celles qui partent sans autorisation, bravant le risque que la famille ne les soutienne pas en cas de problème, par exemple lors d’une grossesse hors mariage. Les discours soulignent que les femmes mariées partent avec l’accord du mari, qui le plus souvent voit positivement ce gain complémentaire. Lorsque le mari est trop âgé pour assurer la survie économique du ménage, ou dans certains cas de remariage coutumier [5], la femme, devant subvenir seule à ses besoins et à ceux de ses dépendants, décide elle-même de l’opportunité d’une migration. De même, les veuves peuvent ainsi décharger leurs enfants en gagnant un peu d’argent.
43Mobilité et individuation. Si, globalement, la mobilité reste ancrée dans des stratégies familiales, elle prend néanmoins aussi une signification plus individuelle. Elle participe à l’individuation de la société liée à la modernisation [6]. Pour les jeunes, elle est devenue un passage quasiment obligé, une étape dans l’acquisition du statut d’adulte et les attributs d’une certaine modernité. Si les jeunes expriment leur attachement au village, les adultes se plaignent que les jeunes migrants sont moins respectueux et ne veulent plus travailler aux champs. C’est pour les écoliers que la migration a les effets les plus visibles, notamment dans leur façon de se vêtir ou de parler. Mais, selon l’instituteur, les différences s’estompent assez rapidement.
44Pour les migrants plus âgés domine le souci d’entretenir leur famille, alors que pour les plus jeunes, il s’agit aussi de couvrir des besoins personnels nouveaux, non assumés par la famille. Par leur contribution économique, les migrants et migrantes acquièrent un prestige certain et gagnent en pouvoir de négociation. Par exemple, les écolières ont davantage leur mot à dire sur le choix de leur mari. Les femmes acquièrent plus d’autonomie, mais sans que cela ne change radicalement leur situation, le pouvoir décisionnel restant aux mains des hommes et des personnes âgés.
Conclusion
45La mobilité est devenue une dimension à part entière de la vie à Toucar, comme dans les villages environnant. Toutefois, l’émigration définitive semble rare. Certes, dans quelques cas, la migration résulte d’un échec scolaire ou d’un désintérêt pour les travaux agricoles, mais globalement la migration apparaît résulter de l’attractivité de la ville (facteurs pull) plus que du rejet du village (facteurs push). On va en ville pour acquérir ce que l’on n’a pas au village. Dans les discours domine la motivation économique, comme contribution à la subsistance en complétant une agriculture qui n’arrive plus à nourrir les familles, avec en particulier une importance accrue du commerce. Grâce à la mobilité, les jeunes peuvent assouvir des nouveaux besoins en lien avec la scolarisation et l’urbanisation (téléphones, tissus, coiffures, fournitures scolaires). Mais à la raison économique se greffent d’autres motivations. Les jeunes veulent faire comme les autres et s’inscrire dans la modernité. Chez les jeunes hommes, on constate un décalage entre les motifs explicites avouables – partir pour travailler, gagner de l’argent pour la famille ou leur future épouse – et moins avouables, la découverte de la ville pour se divertir.
46Même s’il y a un désir d’émancipation et que la diminution du contrôle social peut entraîner des dérives (alcool, tabac, grossesses prémaritales, abandon de la scolarité, etc.), la migration implique aussi de fortes solidarités entre migrants d’un même village ou d’une même ethnie. Surtout, les migrants interrogés sont très attachés à leur village. La migration reste liée dans une certaine mesure au système agropastoral et ne répond pas pour autant à une logique purement individualiste. Les solidarités familiales évoluent, mais elles persistent. La mobilité s’organise autour de stratégies familiales désignant les rôles de ceux qui partent et de ceux qui restent, notamment en articulation avec la montée de la scolarisation. Une complémentarité se développe entre ceux qui parviennent à gagner de l’argent à la ville et ceux qui restent au village pour participer aux travaux agricoles. Les premiers contribuent aux frais de scolarisation des seconds. Les seconds « sacrifiant » leurs chances de gagner de l’argent à la ville se voient parfois rétribués par leurs parents pour satisfaire une partie de leurs besoins. Les écolières ont une plus grande liberté que les écoliers pour disposer des vacances scolaires pour aller travailler en ville mais, en revanche, on attend d’elles qu’elles assument leurs frais de scolarité et souvent ceux de leurs frères.
47La migration procure aux femmes une nouvelle autonomie qui modifie leur place dans le ménage. Elles acquièrent un droit de regard sur l’utilisation de l’argent gagné, même s’il est essentiellement utilisé pour les besoins de la famille. Grâce à leur gain migratoire, les jeunes femmes mariées négocient l’organisation domestique en leur absence.
48Ce travail amène à considérer les migrations temporaires non pas en termes de rupture pour le migrant ou pour sa société d’origine, mais, au contraire, comme un facteur de résilience pour la société sereer du Siin au Sénégal face à la nécessité de diversifier les sources de revenu et s’adapter aux mutations socio-culturelles. Notre enquête montre également que la migration temporaire, souvent vue comme une stratégie à court terme qui répond à des besoins ponctuels, peut aussi avoir des conséquences à plus long terme, en particulier permettant d’investir dans la scolarisation des cadets. C’est aussi pour certains migrants l’occasion d’acquérir des compétences – par exemple dans la construction et le jardinage – qui leur permettent de développer de nouvelles activités de retour au village et donc être un facteur d’innovation économique.
49Toutefois, la migration et aussi porteuse de nouvelles inégalités entre les ménages qui peuvent en investir les fruits et ceux qui sont obligés de les consommer, à savoir entre une migration qui contribue à diversifier les stratégies de subsistance et une migration de survie. Elle constitue un véritable enjeu de pouvoir au sein de la sphère domestique, transformant les relations entre générations et entre hommes et femmes. Le père, le mari âgé, jugé trop vieux et pas assez qualifié pour partir, n’est plus le seul gagne-pain. Dans l’incapacité de subvenir aux besoins des jeunes, ni les pères ni les mères ne tentent de s’opposer aux choix de mobilité de leurs adolescents (même s’ils déplorent la multiplication des grossesses prémaritales qu’ils attribuent clairement à la mobilité). Les filles et les femmes acquièrent plus de pouvoir de décision, mais aussi plus de responsabilités économiques. Par conséquent, à plusieurs égards, cette mobilité des villageois, particulièrement des jeunes, contribue fortement à l’accélération du changement social en cours qui entraînera probablement des modifications importantes de l’organisation familiale et économique au cours des prochaines décennies.
50Il importe cependant de garder à l’esprit que nos résultats reflètent une réalité bien spécifique. D’une part, Toucar est un village qui jouit d’infrastructures de base et de bonnes communications avec Dakar. D’autre part, les entretiens ont été effectués en majorité à Toucar, ou auprès de migrants temporairement à Dakar : c’est donc le point de vue des villageois qui est exprimé et pas forcément celui des personnes établies en ville et susceptibles d’évoquer une rupture. Ces limites ne semblent cependant pas remettre en question la validité des conclusions. En effet, elles concordent avec les données quantitatives recueillies dans les trente villages de la zone de Niakhar qui témoignent d’une forte migration de type circulaire.
Notes
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[1]
De nombreuses exceptions sont cependant prévues, comme pour les élèves qui s’absentent pour étudier (mais reviennent au moins un mois pendant les vacances), les travailleurs saisonniers (qui rentrent au moins un mois dans l’année) et les travailleurs qui ont un emploi stable, en ville en général, mais restent chefs de famille (Lalou, Delaunay, 2015).
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[2]
Ces entretiens incluaient un relevé des membres des concessions en identifiant les caractéristiques des migrants.
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[3]
La désignation de « domestique » renvoie ici au concept bien documenté de « petite bonne » dans les villes africaines, comme à Abidjan (Jacquemin, 2012) ou à Dakar (Delaunay, Enel, 2009).
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[4]
Le logement est parfois une simple chambre dans un bidonville insalubre où elles se retrouvent très nombreuses. Le terme de « logement » donne l’impression de conditions de vie correctes, mais elles sont parfois à peine meilleures que dans la rue.
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[5]
Référence est faite à la coutume du lévirat, à savoir le remariage d’une veuve avec un frère du mari défunt.
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[6]
Pour reprendre le terme introduit par le psychiatre suisse C.G. Jung au début du xxe siècle en faisant référence au processus de distinction de l’individu, mais qui ne signifie pas rupture du lien social.