CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La clinique quotidienne contemporaine nous montre qu’à bien des égards, les crises identitaires de l’enfant et de l’adolescent procèdent en premier lieu d’une crise de l’identité chez les parents. Le retentissement de la crise des adultes sur la construction identitaire des plus jeunes est considérable, et se manifeste par un bouleversement des rapports entre deux cultures, deux contextes socio-culturels distincts, qui légitiment le recours à une clinique de l’interculturel et du transgénérationnel.

2 Le paradoxe du lien identité/transmission a très tôt été mis en lumière par la philosophie grecque. L’identité renvoie à la fois à ce qui est identique – identique à ce qui vous est transmis –, et à ce qui est distinct, propre au sujet. On retrouve ce paradoxe dans la difficulté à définir une génération : ne peut-on en effet se dire d’une autre génération que celle de ses parents qu’une fois qu’on s’est soi-même suffisamment construit une identité propre, y compris sociale ? Une autre illustration de cet aspect paradoxal réside dans la possibilité, pour le nouveau-né, d’avoir une carte d’identité personnelle et de figurer sur le livret de famille. L’identité repose donc sur deux socles, l’identique et l’unique.

3 En 1977, un séminaire interdisciplinaire dirigé par C. Lévi-Strauss a été consacré au thème de l’identité. Dans son avant-propos, l’auteur écrit : « À en croire certains, la crise d’identité serait le nouveau mal du siècle. Quand des habitudes séculaires s’effondrent, quand des genres de vie disparaissent, quand de vieilles solidarités s’effritent, il est, certes, fréquent qu’une crise d’identité se produise » [1]. Nous voici au cœur de la question. Les problèmes soulevés par les liens entre crise de l’identité et crise de la transmission sont à la fois anciens et particulièrement contemporains.

Se construire des identifications

4 Notre pratique clinique nous éloigne apparemment des questions anthropologiques et sociales, mais elle permet d’en comprendre les enjeux intrapsychiques grâce à des situations plus individuelles. Les liens entre crise de l’identité et crise de la transmission parentale apparaissent à travers les problèmes soulevés par la construction des identifications et leurs remaniements, comme l’illustre le cas suivant.

5  

Adrien est un garçon de dix-huit ans qui vient consulter de sa propre initiative pour des crises d’angoisse apparues depuis plusieurs mois. Elles vont en s’accentuant et le gênent tout particulièrement dans ses études jusque-là brillantes. Il dit : « J’ai le sentiment d’avoir perdu tous les repères, je ne sais plus qui je suis. Je voulais être ingénieur, je ne sais plus ce que je veux être. » Rapidement, il présente une menace dépressive, avec des manifestations symptomatiques, affectives et comportementales, constituées en défenses contre l’effondrement.
De l’anamnèse, il ressort qu’il a perdu son père deux ans auparavant, à la suite d’un cancer rapidement fatal. Adrien vit désormais avec sa sœur, de laquelle cet événement l’a rapproché, et avec sa mère dont il s’est à l’inverse éloigné. Cette dernière aurait très mal réagi à la maladie de son mari et Adrien a décidé de mettre des distances. Il ajoute qu’il a beaucoup pris sur lui pour tenir le coup, et qu’il fait en sorte que la famille, jusque-là apparemment unie, n’éclate pas.
Adrien m’apprend qu’il a par le passé déjà traversé deux épisodes d’angoisse importants, ayant conduit ses parents à lui faire rencontrer un psychologue, ce qui, dit-il, lui a fait beaucoup de bien. Le premier épisode a eu lieu dans sa toute première enfance, le second au début de son adolescence, au moment où son oncle maternel a déclenché une maladie grave ayant préoccupé toute la famille, et plus particulièrement la mère. Les crises d’angoisse de la petite enfance sont-elles associées au décès du grand-père maternel, qui a plongé la mère dans une dépression ? Je lui fais évidemment remarquer le rapport entre ses manifestations symptomatiques et la perte des repères pour sa mère. Il ajoute alors que la seule chose qui le fait tenir debout est qu’il a repris une activité sportive, l’escalade. Il explique qu’enfant, il accompagnait souvent son père passionné par cette activité, avant de l’abandonner en début d’adolescence, et de la reprendre après la disparition de ce père… La question est la suivante : comment Adrien peut-il se réapproprier les investissements parentaux et en même temps devenir sujet des siens ? En d’autres termes, comment l’aider à ré-ouvrir sa mémoire des possibles ?

Identité et identifications transgénérationnelles

6 Comment permettre le dépassement des crises identitaires exprimées par les enfants et adolescents, et favoriser la construction de leur identité, lorsqu’ils sont aux prises de sollicitations manifestes, parentales et sociétales, mettant en tension les identifications transgénérationnelles ?

7 A. Green avait participé au séminaire interdisciplinaire dirigé par C. Lévi-Strauss en 1977. Dans « Atomes de parentés et relations œdipiennes », il écrivait alors : « Le sujet ne peut se définir dans la perspective psychanalytique que par sa relation à ses géniteurs » [2]. Il ajoutait : « Je ne fais pas ici référence à l’agent biologique de la procréation mais au lien de filiation imaginaire qui lie le sujet aux constituants du couple dont il est le produit dans le fantasme de désir qui a présidé à sa venue au monde » [3].

8 É. Kestemberg, quelques années plus tôt, avait écrit « L’identité et l’identification chez les adolescents » (1962), un texte qui a marqué tous ceux qui se sont consacrés à l’accueil des adolescents en crise : « Nous tâcherons de dégager […] sous la diversité des comportements et des symptômes, une unité fondamentale qui peut se résumer en ceci : les difficultés des relations des adolescents avec les autres, notamment les adultes, c’est-à-dire le besoin des adolescents de rejeter brutalement les personnages et les imagos des parents, induisent chez ces sujets de profondes difficultés dans leur relation avec eux-mêmes, s’exprimant explicitement ou non par une interrogation anxieuse plus ou moins intense concernant leur personne » [4]. Elle ajoutait : « L’adolescence est un mouvement, une transformation, une évolution… l’adolescent est un pré-quelqu’un […]. C’est au sein de la relation mère-enfant que se posent et se construisent la connaissance et l’assomption du corps et de la personne […]. Identité et identifications sont alors pratiquement un seul et même mouvement. Nous retrouverons dans l’adolescence, à la faveur du remaniement biologique et avec une acuité particulière, cette constante communication anxieuse entre l’autre et soi-même, entre l’identification et donc l’identité » [5].

9 Ainsi, « Qui est-il/elle ? » ne peut se dissocier de « D’où vient-il/elle ? ». Telle est la question si largement rencontrée à l’adolescence, mais aussi dès la petite enfance, du rapport entre identité, processus identificatoire et transmission, entre multiplicité des liens, leur construction et leur harmonie.

Est-il des nôtres, et qu’avons-nous à lui transmettre ?

10 Le sentiment d’« inconnu familier » qu’est le bébé pour son environnement, se retrouve tout au long de l’enfance et en particulier à l’adolescence. Bébé, la question porte sur le physique : « Il a le nez de son père, le sourire de sa mère, etc. ». À peine est-il né qu’il est déjà scruté par sa famille en quête d’un lien entre ce nouveau venu et ceux qui forment une communauté autour de lui. Le scénario se répète pour toutes les naissances, en France comme partout ailleurs. L’enfant qui vient de naître est un miroir dans lequel tout le monde se plonge, dans une tentative d’y reconnaître les traits propres à sa famille. Ce travail de nativité est indispensable pour que l’enfant trouve sa place dans l’entourage de son père et celui de sa mère – et ajouterais-je, au-delà de son père et de sa mère. Les tentatives d’assimilation de l’enfant à l’héritage familial jouent un rôle clé, celui de l’unification et de la cohésion de la famille autour d’un nouveau venu qui doit prolonger la lignée. Ce berceau familial constituera le fondement de son existence et de son éducation. Avant six mois, l’identité du nouveau-né n’est pas dissociable de celle de sa famille qui l’accompagne dans son développement. Il est donc capital que l’ensemble des membres l’intègrent et lui permettent de s’ancrer à sa nouvelle communauté. Cela peut être plus ou moins difficile, par exemple lorsque la famille est recomposée ou dispersée géographiquement. Aujourd’hui, tantes, oncles, cousins ou grands-parents ont souvent du mal à être présents activement dans la vie du nouveau-né. Pour les familles recomposées, une naissance peut aussi donner lieu à des rancœurs, et bouleverser l’équilibre établi. Peuvent enfin s’ajouter aux diverses difficultés de transmission, celles suscitées par les transplantations culturelles.

11 Au cours de l’enfance et surtout à l’adolescence, la question de la transmission se resserre sur l’éducation et la sociabilité : comment ce « pré-quelqu’un » dont parlait É. Kestemberg (1962) va-t-il devenir quelqu’un dans un monde où nous sommes nous-mêmes adultes en quête de repères ? La perte est d’autant plus grande que nous ne savons plus très bien qui nous sommes par rapport à ce qui nous a été transmis par nos propres parents – ce qui souligne une problématique non pas à deux, mais à trois étages (au moins). Dès lors, nous ne pouvons nous limiter à la seule relation parents/enfants ; il faut aussi compter avec la lignée familiale, les aïeux, à commencer par les grands-parents. Si la crise de la transmission implique plusieurs générations, comment intégrer en tant que thérapeute ces différents niveaux, tout en focalisant notre intérêt sur le monde interne des enfants et adolescents, pour leur permettre d’élaborer un tissage entre crise de la transmission et crise identitaire ?

12 La réflexion que suscite l’histoire d’Adrien m’amène à proposer, au-delà des liens parents-enfants, la notion de transmission élargie, par analogie avec l’heureuse formule de Ph. Jeammet (1980) concernant l’espace psychique élargi.

La question des origines : une situation paradigmatique ?

13 Je voudrais ici aborder une situation clinique très particulière, que j’ai rencontrée récemment, et qui éclaire de façon beaucoup plus large les liens entre crise identitaire et crise de la transmission. Cette situation m’a fortement interrogé et concerne un sujet tout à fait contemporain et délicat, celui des procréations médicalement assistées (PMA) : fécondation in vitro, gestation pour autrui (GPA), etc. Les PMA posent de façon légale et significative le problème de la transmission, de l’identité et de ce qui peut « faire crise ». Au-delà de tout débat politique ou éthique, elles amènent à distinguer trois fonctions maternelles : la mère génétique, la mère gestationnelle (en droit français, la mère est celle qui accouche), et la mère d’intention. Elles posent aussi le problème de la fonction paternelle – une question largement débattue et source de désaccords – car en droit français, seul le père pourrait être reconnu dans la GPA, étant désigné par un test génétique.

14 Dans les GPA dites « éthiques », les gestatrices et les couples agissent ensemble pour que les parents d’intention soient intronisés comme des parents dès la conception, non seulement intellectuellement mais aussi par des rites de passage à travers des gestes, la parole, le toucher. I. Théry parle de « filialisation » [6] pour appuyer la création d’une unité juridique autonome à partir cette activité de holding. Sans nier l’importance de la génétique, il s’agit de faire naître l’enfant dans l’esprit de l’autre, et de donner toute son importance à une inscription du bébé dans un processus psychologique manifeste et inconscient de transmission de valeurs, de repères, d’adhésion à la culture familiale – et au-delà, à la culture en général. Ceci soulève trois interrogations souvent évoquées de façon conjointe dans nos pratiques : « Cet enfant a-t-il été désiré et par qui ? Comment la mère et le père s’engagent-ils pour l’élever ? Que désire-t-il ? »

15 De ces questions d’origine surgissent aujourd’hui, plus qu’hier, des questions sociétales. Elles soulèvent également un débat autour de nos pratiques thérapeutiques et des fondements théoriques sur lesquels elles s’appuient. Par exemple, concernant la transmission intrapsychique, nous avons initialement été formés aux liens entre identité et identifications, à la relation entre l’enfant et ses géniteurs, au deuil des imagos parentales à l’adolescence. Puis nous avons été sensibilisés à la question des objets transformationnels, en particulier chez le bébé et à l’adolescence, concept repris en France sous une forme particulièrement parlante avec la notion d’espace psychique élargi (Jeammet, 1980). Aujourd’hui, nous pourrions ajouter à notre corpus théorico-pratique les concepts d’objet interne transgénérationnel, développé par A. Eiguer (1983), et d’objet transculturel, mis en évidence dans les travaux de M.-R. Moro (2010).

L’objet-soignant transformationnel

16 A. Green (1977) souligne que la problématique explicite de l’identité se rencontre surtout, en clinique psychanalytique adolescente, lorsqu’opère le détachement à l’égard des figures parentales, sous-tendu par le meurtre des imagos. Ici surgit un paradoxe : il ne peut y avoir de construction d’identité sans destruction de la dépendance à l’égard des objets parentaux. En outre, il ne peut y avoir de crise d’identité suffisamment constructive que si la transmission est elle-même suffisamment solide, pour supporter que le meurtre fantasmatique ne détruise réellement les parents, eux-mêmes en crise de transmission. Ceci rejoint la préoccupation de l’anthropologue C. Lévi-Strauss (1977) sur l’effondrement des habitudes séculaires et des vieilles solidarités.

17 Comment intégrer dans notre pratique les liens entre crise de la transmission, crise des identifications transgénérationnelles, crise d’identité, et leur impact sur la construction de l’identité des adolescents ? Ne serions-nous pas confrontés à la conflictualité de ces trois domaines ? Et nous-mêmes, les supports transférentiels potentiels de trois modes de relation d’objets avec les adolescents que nous rencontrons ? Relation à l’objet de transmission, en lien avec notre statut de protecteur et de soignant ; relation à l’objet d’identification, liée à notre statut parental ; et relation à l’objet transformationnel. Partant de l’idée que toute quête d’une expérience qui transforme la vie de l’individu contient la trace de cet objet, C. Bollas (1978) définit l’objet transformationnel comme le premier objet que l’être humain rencontre psychiquement, qui n’est pas encore identifié comme un objet, mais comme un processus de transformation recherchée.

18  

19 C. Camilleri (1998) décline trois stratégies identitaires des immigrés, sujet ô combien d’actualité, ouvrant à de nombreuses questions dans le champ de nos pratiques professionnelles. Ces stratégies sont autant d’illustrations des relations entre crise identitaire et crise de la transmission. La première consiste à se définir d’une manière permettant de ne pas se considérer comme cible de la dépréciation – par exemple se dire « Berbère » plutôt qu’« Arabe ». La seconde passe par l’isolement et la marginalisation. Quant à la troisième, elle vise à se construire une identité critique, en acceptant certains jugements négatifs pour en rejeter d’autres. Cette stratégie serait source d’intégration car elle permettrait de manifester sa compréhension empathique et de créer un processus de co-pensée avec les autres. Elle relève en cela d’une élaboration suffisante de l’intégration intrapsychique des trois modes de relations objectales évoquées plus haut.

Notes

  • [*]
    Communication au XVème colloque du Collège Aquitain de Psychopathologie de l’Adolescent (CAPA), « “Transmission et identité . L’identité peut-elle se passer d’une histoire », les 3 et 4 octobre 2015, à Bordeaux.
  • [1]
    Lévi-Strauss, 1977, p. 5.
  • [2]
    Green, 1977, p. 82.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Kestemberg É., 1962, p. 8.
  • [5]
    Ibid., pp. 14-15.
  • [6]
    Théry I., « La France doit prendre la maternité au sérieux », Le Monde du 2 juillet 2015.
Français

L’auteur interroge les liens entre crise de la transmission, crise des identifications transgénérationnelles et crise d’identité, et leurs effets sur la construction identitaire des adolescents. Dans notre pratique, ne serions-nous pas confrontés à la conflictualité de ces trois domaines et nous-mêmes les supports transférentiels (et contre-transférentiels) potentiels de trois modes de relation d’objets avec les adolescents et les familles que nous rencontrons.

Mots-clés

  • Identité
  • Transmission
  • Identification
  • Transfert

Bibliographie

  • Bollas C. (1978). The transformational object. Int. J. Psycho-anal., 60 : 97-107.
  • En ligneCamillieri C. (1998). Identité et gestion de la disparité culturelle. Essai d’une typologie. In : C. Camilleri (Éds.), Stratégies identitaires. Paris : PUF, pp. 85-110.
  • Eiguer A. (1983). Un Divan pour la famille. Paris : Le Centurion.
  • Green A. (1977). Atomes de parentés et relations œdipiennes. In : C. Lévi-Strauss (Éds.), L’identité. Paris : Grasset, pp. 81-107.
  • Jeammet Ph. (1980). Réalité externe et réalité interne. Importance et spécificité de leur articulation à l’adolescence. Rev. Fr. Psychanal., 44 : 481-521.
  • Kestemberg E. (1962). L’identité et l’identification chez les adolescents. In : L’adolescence à vif. Paris : PUF, 1999, pp. 7-96.
  • Lévi-Strauss C. Éds. (1977). L’identité. Paris : Grasset.
  • En ligneMoro M. R. (2010). Grandir en situation transculturelle. Paris : Fabert.
Alain Braconnier
Centre Philippe Paumelle
11, rue Albert Bayet
75013 Paris, France
albraconnier@gmail.com
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2017
https://doi.org/10.3917/ado.100.0261
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions GREUPP © Éditions GREUPP. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...