CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que dire de D. W. Winnicott qui n’ait pas déjà été dit ? Son œuvre a connu une diffusion internationale dans le champ de l’enfance et de l’adolescence notamment, quitte à ce que ses concepts soient utilisés sans référence à son corpus théorique. Face à l’apparente simplicité de sa théorisation, les concepts de « mère suffisamment bonne » ou d’« espace transitionnel » ont pu ainsi s’en trouver dévoyés. Concernant l’adolescence, D. W. Winnicott offre une lecture à partir des éléments les plus précoces du lien mère-bébé, comme le montre l’une de ses contributions essentielles à propos de l’adolescent déprivé et délinquant (Winnicott, 1984). Ses travaux autour de la tendance antisociale (1956) font partie des théorisations phares au cœur de son œuvre et probablement le fil rouge de ses questionnements concernant l’adolescent. Dans un registre touchant davantage l’adolescence « normale », il interroge, selon F. R. Rodman (1987), le narcissisme primaire lorsqu’il se demande comment être isolé, besoin profond de tout sujet, sans se sentir isolé. Il définit l’adolescent comme un sujet isolé en bande, qui ne cherche pas à être compris par ses parents.

2Comme une quête subjective sans cesse renouvelée, le désir de D. W. Winnicott d’être psychanalyste en restant lui-même s’est parfois heurté au conflit personnalisé entre les deux sœurs rivales de la psychanalyse pour enfant, A. Freud et M. Klein (Houssier, 2007). À cet égard, le débat sur la conception et le rôle des parents dans la prise en charge des enfants s’intègre dans les débats plus théoriques qui seront au cœur des controverses, au centre desquelles on trouve notamment le rôle du fantasme dans la vie psychique. Citons à titre d’exemple l’une des sources du conflit théorique entre les deux femmes : en centrant son investigation sur la vie psychique précoce de l’enfant, M. Klein (1968) place les parents « réels » à la périphérie de ses préoccupations, tandis que pour A. Freud (1954), l’enfant et l’adolescent en souffrance devraient leurs difficultés aux interrelations problématiques avec leurs parents. « Cette ligne de tension offre deux conceptions de la psychanalyse de l’enfant : centrée sur le monde interne de l’enfant (M. Klein), ou tendant à réparer les torts infligés à l’enfant durant le processus éducatif (A. Freud) »  [1].

3Nul doute que le groupe des indépendants (Rayner, 1994) dont D. W. Winnicott fut une des figures marquantes, est né des controverses et prend en partie sa source dans ces conflits autour de la conception de l’environnement de l’enfant. D. W. Winnicott, en faisant de l’environnement un concept à part entière (Abram, 1996), et en proposant que le premier environnement que connaît l’enfant est la mère, a sans doute trouvé-créé une synthèse entre les deux femmes-mères de la psychanalyse de l’enfant : il inscrit le nourrisson dans le contexte des relations d’objet, tout en reprenant à son compte la destructivité de l’enfant.

4La correspondance qu’il entretint avec A. Freud débute le 25 juin 1946 pour s’achever, peu avant sa mort, avec la lettre du 11 octobre 1970 [2]. Cette correspondance qui court sur près de vingt-cinq ans est composée majoritairement des lettres de D. W. Winnicott, les réponses d’A. Freud se révélant plus rares et concises.

5Notre propos, à partir de deux lettres inédites envoyées à A. Freud en 1957 et de la correspondance publiée jusqu’ici (Winnicott, 1987), met en tension les deux idées suivantes : la première, qui pose le contexte, touche la représentation habituelle selon laquelle, malgré des désaccords théoriques, D. W. Winnicott serait resté plus proche des idées de M. Klein et à l’écart de celles d’A. Freud ; les années 1950 apparaissent pourtant comme le moment où les liens avec ces deux femmes se croisent dans l’affection et certaines idées de D. W. Winnicott. La seconde concerne l’intérêt de D. W. Winnicott pour l’adolescence qui, loin d’être une question secondaire pour lui, traverse différentes époques de son parcours. Malgré certaines occurrences intéressantes de M. Klein à propos de l’adolescence (Agostini, 2007), c’est avec A. Freud qu’il pourra partager cette préoccupation pour les adolescents. Repartons désormais de l’étude de sa correspondance.

Entre les deux fondatrices de la psychanalyse de l’enfant

6Lorsqu’il écrit à R. Tod, le 6 novembre 1969 [3], pour évoquer son parcours en vue d’une notice biographique, D. W. Winnicott évoque l’échec du plan d’évacuation des enfants à la campagne pendant la guerre, ayant eu pour incidence de provoquer son intérêt pour les tendances antisociales ; s’intéressant à l’étiologie de la délinquance, il rejoint J. Bowlby (1944) qui établissait alors un lien entre la délinquance adolescente et des séparations intervenues à des moments importants de la première enfance. Après être devenu psychanalyste dans les années 1930 et s’être alors concentré sur l’analyse de l’enfant, la Seconde Guerre mondiale intervient donc dans son parcours comme une première source d’investigation des adolescents en souffrance. Dans un second temps, à la suite de la guerre, il reçoit d’abord des adultes et, un peu plus tard, des adolescents, cette fois dans son cabinet et non dans des foyers éducatifs.

7La lettre qu’il adresse le 8 janvier 1940 à K. Friedlander [4] donne une autre indication. Il livre à celle qui s’intéressa de près à la délinquance juvénile (Friedlander, 1951) à quel point il apprécie les discussions dans les petits groupes comme celui qu’il anime ou celui dirigé par A. Freud, dont elle était proche ; dans ces deux groupes, la liberté de parole semble pouvoir s’y déployer, et les questions émerger.

8La guerre et les controverses (King, Steiner, 1991) passent par là, et la lettre qu’il adresse le 6 juillet 1948 à A. Freud [5] s’en ressent. D. W. Winnicott critique à bas bruit les positions de celle-ci, tout en affirmant son point de vue : pour soigner l’agressivité des enfants et de l’humanité, il n’est pas question de les éduquer pour obtenir un meilleur contrôle de leur part, mais plutôt de leur donner un environnement suffisamment stable pour que chacun puisse être amené « […] à reconnaître et à tolérer l’ensemble de son agressivité (amour primaire avide, destructivité, capacité de haïr, etc.) » [6]. Pour tous, il prône le respect de la culpabilité, de la dépression et des mouvements de réparation, propos dans lequel on repère encore toute l’influence de la pensée kleinienne.

9Tandis que dans les débuts de sa carrière, sa proximité avec M. Klein et son groupe est plus serrée, il considère A. Freud comme une adversaire pendant la période des controverses. Ne lui en tenant pas rigueur, dans une lettre du 15 février 1949, elle lui fut gré d’être le seul membre de la Société psychanalytique britannique à leur rendre visite dans la maison de Maresfield Gardens à la suite de la mort de Freud, évoquant là D. Burlingham et elle-même. Plus tard, en 1968, elle reconnaît même l’importance de ses écrits, ajoutant que son concept d’objet transitionnel a « conquis le monde analytique » [7]. Le lien avec M. Klein, qui dirigea sa première supervision, fut probablement plus passionnel tant il fut admiratif de son génie. Pourtant, sa critique envers certains aspects de sa théorisation et surtout la façon trop sectaire de gérer le groupe des kleiniens l’amena progressivement à une défiance contrastant avec la confiance qui s’installa progressivement avec A. Freud. Il écrit par exemple à H. Segal, en février 1952, qu’il lui importe qu’elle ne reste pas « […] perchée au sommet d’un mont Everest du bon sein intériorisé » [8]. Cette ironie mordante s’accompagne d’une critique parfois acerbe du kleinisme, son jargon et ses « mots bouchons », expression qu’il utilise dans le double sens de termes à la signification totalisante et qui empêchent de penser. Érigés au rang de croyance religieuse, il ajoute à sa critique « […] qu’il y a une organisation paranoïde parmi les gardiens du bon sein intériorisé »  [9]. La même année, il écrit une longue lettre à M. Klein pour lui indiquer que la Société britannique n’a pas encore élucidé la psychologie de la délinquance, et que l’interprète majeur de la psychanalyse, elle, n’est pas déshonorée par cette absence d’approfondissement ; pas de honte à cela, « […] les indices principaux manquent » [10], écrit-il encore. Il est moins virulent et davantage respectueux envers M. Klein qu’envers ses élèves, ce qui ne l’empêche pas de lui écrire qu’elle ne se confronte pas à ceux qui s’opposent à ses idées dans la Société britannique alors qu’elle pourrait en retirer un bénéfice scientifique. Sollicité pour écrire un chapitre dans un livre dirigé par M. Klein, il semble se dérober tout en l’attribuant à ses conflits personnels, détournant ainsi l’agressivité sur lui-même. Ce mouvement se rejoue lorsqu’il considère que la pulsion de mort est avant tout l’erreur centrale de Freud, tout en soulignant que ce qui serait interprété comme lié à ses conflits psychiques actuels empêcherait de considérer le caractère positif de sa critique envers le positionnement des kleiniens. Il conclut sans autre précision cette lettre ainsi : « Ma maladie est quelque chose avec quoi je peux m’entendre à ma manière, et n’est pas éloignée d’être la difficulté inhérente au contact entre l’homme et la réalité extérieure » [11].

Le tournant des années 1950 ?

10La référence à la réalité extérieure chez D. W. Winnicott n’est pas sans écho à ce qu’il va trouver dans la théorie d’A. Freud et qui lui manque dans celle de M. Klein : l’idée que la mère n’est pas un objet interne détaché de la « femme réelle » [12]. Ainsi, lorsqu’il écrit à un collègue, R. Money-Kyrle, le 27 novembre 1952 [13], à la suite d’une réunion à laquelle ils ont tous deux assisté chez M. Klein, il compare sa technique à celle d’A. Freud. Ce dialogue sur la pratique psychanalytique, quoiqu’arrimé à sa conception de l’objet maternel, passe par l’idée d’une « adaptation active et sensitive » du psychanalyste, « […] de façon à devenir suffisamment bon, sans quoi rien n’arrivera » [14]. Il ajoute que face à la même situation clinique, A. Freud ferait « […] ressortir la nécessité d’aller lentement de telle sorte que les processus soient en place et que nous puissions accompagner ces processus, sans à-coups de bonté ou de malveillance » [15]. Le dialogue avec la théorie de la pratique d’A. Freud est engagé, au point que la terminologie qu’il utilise quand il est question d’adaptation au patient et d’accompagnement des processus en jeu dans la cure pose la question d’une possible influence ou tout au moins d’un autre adossement théorique que kleinien.

11Plusieurs extraits de lettres peuvent étayer cette hypothèse. Par exemple, dans une lettre de 1953 adressée à H. Rosenfeld, il prend clairement la défense d’A. Freud en commençant à préciser « […] le rôle de la mère dans son adaptation aux besoins de l’enfant non perturbé ; faute de quoi vous sous-entendez que l’enfant ne requiert qu’une technique, ce qui est une manière d’adopter la pire façon de parler d’Anna Freud en refoulant les choses qu’elle dit à propos du soin de l’enfant, et qui montrent qu’en réalité elle sait que cela représente bien plus qu’un éventail de techniques » [16]. Un an plus tard, lorsqu’il écrit à A. Freud, il souligne sa gentillesse de lui avoir écrit et qu’elle a manqué à tous lors de la dernière réunion de la Société britannique. Il indique que son but est désormais de mettre ses idées en corrélation avec celles de E. Kris et H. Hartmann, soutenus par A. Freud, auteurs dont il a lu les récents travaux ; il sent qu’ils essaient tous de dire la même chose.

12Peu après, le 3 juin 1954, la lettre qu’il adresse simultanément aux deux fondatrices de la psychanalyse de l’enfant est probablement une part importante du tournant relationnel des années cinquante : il appelle chacune à dissoudre le groupe rattaché à son nom et passe par une métaphore pour condenser de façon personnalisée les différends théoriques. « On pourrait dire que, tandis que les partisans de Mme Klein sont tous des enfants et des petits-enfants, ceux de Melle Freud ont tous été dans le même établissement scolaire » [17]. Renvoyées ici dos à dos, le positionnement trop scolaire de la formation des élèves d’A. Freud, reprenant de façon adoucie la critique nette de la lettre de 1948, vient s’opposer au potentiel d’emprise de M. Klein sur ses élèves. Cette demande de dissolution fut rejetée par les deux femmes qui considérèrent que cette division des groupes de formation était encore nécessaire, une dizaine d’années après les controverses.

13Face à l’absence de réponse favorable à sa proposition d’ouvrir davantage le débat critique, il finit par adopter cette position extrême au cours des années cinquante : si M. Klein ne corrige pas cette forme d’endoctrinement, « le système kleinien devrait être attaqué et détruit » [18], écrit-il. Dans le même temps, D. W. Winnicott continue à maintenir un contact vivant avec A. Freud et lui confie par exemple, dans une lettre du 18 mars 1954 [19], à quel point il ressent la nécessité de créer son propre langage tant il se méfie de la métapsychologie, cette sorcière qui produit l’illusion d’une compréhension commune qui n’existe pas. Puis, en 1955 [20], il l’informe qu’il a écrit un article pour la revue qu’elle dirige, Psychoanalytic Study of the Child, et que ce document va dans le sens de ce qu’elle a écrit sur les liens entre psychanalyse et éducation (Freud A., 1954). Il la remercie de l’avoir cité deux ans auparavant dans cette revue qu’il a lue avec plaisir, notamment ce qu’elle y a avancé. Davantage encore que ces amabilités, il lui demande si elle a un groupe où il pourrait venir présenter son article, à moins qu’elle veuille en discuter avec lui personnellement, ce qui lui conviendrait aussi. Il ajoute avoir besoin d’au moins une personne pour pouvoir s’orienter dans la présentation de son idée sur l’état affectif de la mère au début de la vie du nourrisson, laissant alors entendre qu’il serait enclin à entendre le point de vue de son interlocutrice et modifier son propos en fonction.

Deux lettres inédites [21] envoyées à anna freud : un intérêt partagé pour l’adolescence

14Dans ce parcours épistolaire, l’adolescence semble occuper une place à la marge, ce que d’autres lettres, auxquelles nous ajoutons l’apport de deux lettres inédites à A. Freud, viennent notablement démentir.

15La première de ces deux lettres est manuscrite ; elle est envoyée le 13 février 1957. D. W. Winnicott y indique qu’il a lu le synopsis de la conférence qu’A. Freud va faire sur l’adolescence, et qu’il attend ce temps de travail avec impatience. Son espoir est qu’il soit possible de discuter des concepts psychanalytiques concernant l’adolescence normale, illustrée par l’idée que ce qui s’installe dans l’aire du tout-petit se reproduit généralement à l’adolescence. Il lui annonce l’envoi d’un exemplaire de son livre L’enfant et sa famille (Winnicott, 1957). Cette première lettre reprend une conception classique de l’adolescence comme temps de réédition de l’infantile, à ceci près que pour D. W. Winnicott, c’est le lien mère-bébé qui influe sur les mouvements de reprise des conflits à l’adolescence, empruntant une pente plus précoce aujourd’hui consacrée par les travaux psychanalytiques sur les liens entre la vie psychique du nourrisson et de l’adolescent.

16Plus longue et précise, la lettre du 26 février 1957 fait suite à cette communication. D. W. Winnicott explique qu’il y a des raisons variées expliquant le temps qu’il a pris pour la remercier de sa conférence. Heureux, il considère que c’était l’une des réunions les plus attendues. À titre personnel, il veut prolonger la réflexion sur ce sujet et donnera à son tour une conférence à l’automne. Il croit que d’autres, trop timides pour parler, ont une expérience analytique avec des enfants de cette catégorie d’âge. Il dit ressentir plus intensément que jamais qu’il y a un gouffre entre chacun de ces trois sujets : l’adolescence normale, la psychanalyse des adolescents et l’adolescence dans le champ de la psychiatrie infantile. « Vous avez commencé à jeter un pont au-dessus de ce gouffre, particulièrement par votre description de l’adolescence normale pour laquelle les parents ont besoin de soutien et de guidance ». Il ajoute un quatrième sujet : la puberté qui apparaît lorsque l’enfant est psychotique ou sérieusement perturbé, ce qu’A. Freud a commencé à décrire avec les différents types d’anormalité. Comme elle le sait, ajoute-t-il, il est aussi intéressé par l’adolescence qui apparaît tardivement dans la vie et plus spécifiquement par les patients dont l’analyse a rendu l’adolescence possible pour la première fois de leur vie, bien qu’ils aient un travail, se soient mariés et aient eu des enfants. En d’autres mots, ce sujet peut être développé à partir du travail déjà réalisé et il est reconnaissant envers elle de sa réponse pour son invitation à de futurs échanges.

17Cette conférence d’A. Freud (1958) est reconnaissable ; c’est celle qui sera publiée dans The Psychoanalytic Study of the Child, texte que nous avons interprété comme un appel historique (Houssier, 2010). L’auteur considère en effet que l’adolescence est restée la Cendrillon de la psychanalyse et qu’elle n’a pas connu le même essor théorico-clinique que les psychanalyses de l’adulte et de l’enfant. Sa tentative de définir les conflits psychiques de l’adolescence, en lien avec la psychopathologie, consacre notamment la notion de « breakdown » qui sera reprise et approfondie à sa suite par M. et M. E. Laufer (1984). Cette lettre est plus précise car elle montre, que cette fois, l’adolescence n’est plus seulement un temps de réédition, mais un moment carrefour au caractère biface et aux arborescences multiples. Ce n’est pas seulement les liens précoces qui sont mis en avant mais, comme J. Lampl de Groot (1960) l’approfondira peu après, ce que le psychanalyste de l’adulte peut repérer dans l’après-coup des apories du processus adolescent.

18Les années cinquante sont encore marquées par les débats sur la conception de l’objet primaire. Cependant, l’adolescence, absente des débats parfois houleux de l’époque des controverses, devient un sujet de préoccupation certain dans la correspondance de D. W. Winnicott, comme en atteste sa lettre au rédacteur en chef du Times le 3 mars 1966 [22]. Il défend auprès de ce dernier le rôle important joué par l’absence d’hôpitaux psychiatriques pour adolescents ; il en connaît d’autant mieux les conséquences qu’il a subi cette carence pendant une dizaine d’années. Le problème tient à la « nature particulière du trouble mental dans l’adolescence » [23], peu aisé à différencier des difficultés inhérentes aux « accès à l’indépendance » [24] de l’adolescent. Il considère que ce problème est lié à l’absence de formation spécifique des professionnels de la santé mentale, ce qui nécessite que la psychiatrie de l’enfant devienne une discipline autonome. Il considère pour conclure que, depuis trente ans, il serait nécessaire de pouvoir disposer « […] d’un hôtel expérimental ou d’un pensionnat » [25] qui accueillerait ces enfants dans un quartier où les psychanalystes vivent et travaillent. Ces enfants ou adolescents ont besoin d’un « […] soutien directif spécialisé et d’une thérapie personnelle intensive » [26]. Cette alliance entre éducation spécialisée et psychothérapie n’est pas seulement un écho de la pratique d’A. Freud, mais évoque également le travail d’A. Aichhorn (Houssier, Marty, 2007) auprès de jeunes délinquants, ayant donné lieu à un ouvrage (Aichhorn, 1925) dont D. W. Winnicott (1937) avait réalisé une note de lecture plutôt élogieuse.

19Dans la continuité de ces préoccupations cliniques, le 17 mars 1966, dans une lettre à H. Rosenfeld [27], il évoque des patients qui de façon transitoire au cours de leur analyse, sont très malades et « […] ne supportent pas le fossé entre l’intensité de ce qu’ils vivent et l’interprétation analytique » [28], rappelant l’importance du travail de D. W. Winnicott avec des patients borderline ou psychotiques. L’analyste se montre alors raisonnable lorsqu’il fait savoir au patient qu’il accepte ses projections, mais D. W. Winnicott considère que ce n’est pas assez profond. Il associe alors sur une patiente adolescente qui connaît des périodes de ce type pendant une vingtaine de minutes durant la séance ; avec elle, « […] plus je me montre raisonnable et plus je deviens persécuteur. La patiente se rétablit, grâce à Dieu », conclut-il, « avant de rentrer chez elle »  [29]. Dans le sens de la deuxième lettre inédite qu’il adresse à A. Freud, il s’intéresse à l’adolescence à partir de sa pratique avec des patients adultes : être (trop) raisonnable avec une adolescente en souffrance la rend folle, comme persécutée par son analyste en position d’une mère folle dans le transfert.

20Cette dimension clinique trouve une extension plus théorique lorsqu’il répond en 1969 à un anthropologue nommé J. D. Collinson [30] ; il évoque les croissances psychiques de l’enfant qui ne prennent une véritable signification qu’à l’adolescence, rappelant la théorie de l’après-coup (Breuer, Freud, 1895) selon laquelle des événements infantiles restés sans signification prennent le sens d’une séduction traumatique seulement après le franchissement du seuil pubertaire. Il peut confier la même année au Dr. Wilkinson qu’il est déçu de sa récente conférence sur l’adolescence, qui deviendra l’article « L’immaturité de l’adolescent » (Winnicott, 1968). Conscient de ne pas avoir été au cœur des choses dans sa conférence, il ajoute : « Mais de qui peut-on attendre qu’il aille au cœur de tel sujet ? » [31].

21Passer par la correspondance de D. W. Winnicott ouvre un autre viatique pour mieux connaître les liens qu’il entretint, sur les plans personnel comme théorique, avec ces deux figures majeures que furent A. Freud et M. Klein. Un des principaux biographes de D. W. Winnicott (Rodman, 2008) écrira que D. W. Winnicott, créateur du Middle Group, a établi un lien ténu avec les deux factions rivales, ou encore qu’il existait une distance protocolaire avec A. Freud. La longue correspondance avec A. Freud et le caractère plus passionnel de son lien avec M. Klein sont pourtant peu compatibles avec la proposition de F. R. Rodman. Ces lettres font ressortir un lien de proximité avec A. Freud, plus intense qu’on a bien voulu l’écrire, passant notamment par leur investigation de l’adolescence et de sa spécificité, quoique ce point puisse parfois être sujet à débat concernant D. W. Winnicott – un débat à relancer ? Si l’environnement ne concerne pas seulement la figure maternelle interne mais également externe, on comprend mieux comment celui qui a pu écrire qu’« […] un bébé, cela n’existe pas » [32], finisse par rencontrer celle pour laquelle les parents ont particulièrement besoin d’aide et de guidance au moment de l’adolescence de leur enfant. Ce point de jonction entre ces deux figures majeures de la psychanalyse pourrait être condensé ainsi : si un bébé sans sa mère est confronté à une totale impuissance, un adolescent sans ses parents, toutes proportions gardées, ne serait guère mieux loti.

Notes

  • [1]
    Houssier, 2007, p. 17.
  • [2]
    Archives Sigmund Freud, Bibliothèque du Congrès : Washington DC.
  • [3]
    Winnicott, 1987, pp. 262-263 (lettre du 6 novembre 1969).
  • [4]
    Ibid., pp. 34-36 (lettre du 8 janvier 1940).
  • [5]
    Ibid., pp. 41-42 (lettre du 6 juillet 1948).
  • [6]
    Ibid., p. 42.
  • [7]
    Rodman, 1987, p. 16.
  • [8]
    Winnicott, 1987, p. 59 (lettre du 21 février 1952).
  • [9]
    Ibid., p. 60 (lettre du 21 février 1952).
  • [10]
    Ibid., p. 70 (lettre du 17 novembre 1952).
  • [11]
    Ibid., p. 73 (lettre du 17 novembre 1952).
  • [12]
    Ibid., p. 74 (lettre du 27 novembre 1952).
  • [13]
    Ibid., pp. 73-80.
  • [14]
    Ibid., p.74 (lettre du 27 novembre 1952).
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Ibid., p. 82 (lettre du 22 janvier 1953).
  • [17]
    Ibid., p. 115 (lettre du 3 juin 1954).
  • [18]
    Rodman, 1987, p. 17.
  • [19]
    Winnicott, 1987, p. 98.
  • [20]
    Winnicott, 1987, pp. 139-140 (lettre du 18 novembre 1955).
  • [21]
    Ces deux lettres sont extraites du Container Anna Freud – Folder « Correspondance with Winnicott », Archives Sigmund Freud, Bibliothèque du Congrès, Washington.
  • [22]
    Winnicott, 1987, pp. 208-209 (lettre du 3 mars 1966).
  • [23]
    Ibid., p. 208.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Ibid., p. 209.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Ibid., pp. 209-210 (lettre du 17 mars 1966).
  • [28]
    Ibid., p. 210.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    Ibid., pp. 249-251 (lettre du 10 mars 1969).
  • [31]
    Ibid., p. 257 (lettre du 9 juin 1969).
  • [32]
    Winnicott, 1952, p. 200.
Français

À partir de deux lettres inédites envoyées par D. W. Winnicott à A. Freud en février 1957, nous remettons en question la représentation selon laquelle, malgré des désaccords théoriques, D. W. Winnicott serait resté plus proche des idées proposées par M. Klein et plus à l’écart de celles d’A. Freud. Nous mettons en exergue l’intérêt de D. W. Winnicott pour l’adolescence qui, loin d’être un sujet secondaire pour lui, traverse différentes époques de son parcours et sera davantage partagé avec A. Freud.

Mots-clés

  • Winnicott
  • Anna Freud
  • Klein
  • Adolescence
  • Lettres inédites

Bibliographie

  • abram j. (1996). Le langage de Winnicott. Paris : Éditions Popesco, 2001.
  • agostini d. (2007). Mélanie Klein : les racines infantiles de la « puberté psychique ». In : Ph. Givre, A. Tassel (Éds.), Le tourment adolescent, T. 1. Pour une théorisation de la puberté psychique. Paris : PUF, pp. 109-151.
  • En ligneaichhorn a. (1925). Jeunes en souffrance : psychanalyse et éducation spécialisée. Nîmes : Champ Social, 2005.
  • bowlby j. (1944). Quarante-quatre jeunes voleurs : leur personnalité et leur vie familial. La Psychiatrie de l’enfant, 2006, 49 : 7-123.
  • breuer j., freud s. (1895). Études sur l’hystérie. In : OCF. P, T. II. Paris : PUF, 2009, pp. 9-347.
  • En lignefreud a. (1954). Psychoanalysis and Education. Psychoanalytic Study of the Child, 9 : 9-15.
  • freud a. (1958). Adolescence. Psychoanalytic Study of the Child, 13 : 255-278 ; L’adolescence. In : M. Perret-Catipovic et F. Ladame (Éds.), Adolescence et psychanalyse : une histoire. Lausanne : Delachaux & Niestlé, 1997, pp. 69-100.
  • friedlander k. (1951). Délinquance juvénile. Théorie-observations-traitement. Paris : PUF.
  • En lignehoussier f. (2007). De l’éducation du juste milieu aux controverses : histoire des conceptions psychanalytiques du lien éducatif. Dialogue, 176 : 11-22.
  • houssier f. (2010). Anna Freud et son école. Créativité et controverses. Paris : Campagne Première.
  • houssier f., marty f. (2007). August Aichhorn. Cliniques de la délinquance. Nîmes : Champ Social.
  • king p., steiner r. (1991). Les controverses Anna Freud Mélanie Klein 1941-1945. Paris : PUF, 1996.
  • klein m. (1968). Essais de psychanalyse. Paris : Payot, 1989.
  • lampl de groot j. (1960). On Adolescence. Psychoanalytic Study of the Child, 15 : 95-103 ; De l’adolescence. In : M. Perret-Catipovic et F. Ladame (Éds.), Adolescence et psychanalyse : une histoire. Lausanne : Delachaux & Niestlé, 1997, pp. 101-112.
  • laufer m., laufer m. e. (1984). Adolescence et rupture du développement. Une perspective psychanalytique. Paris : PUF, 1989.
  • rayner e. (1994). Le groupe des « Indépendants » et la psychanalyse britannique. Paris : PUF.
  • rodman f. r. (1987). Introduction. In : D. W. Winnicott, Lettres vives. Paris : Gallimard, 1989, pp. 11-24.
  • rodman f. r. (2008). Winnicott, sa vie, son œuvre. Toulouse : Érès, 2010.
  • winnicott d. w. (1937). Book review on Waywarth Youth. A Psychoanalytic Study of Delinquent Children (1925), by A. Aichhorn. British Journal of Medical Psychology, 16.
  • winnicott d. w. (1952). L’angoisse liée à l’insécurité. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Gallimard, 1969, pp. 198-202.
  • winnicott d. w. (1956). La tendance anti-sociale. In : Déprivation et délinquance. Paris : Payot, 1994, pp. 145-158.
  • winnicott d. w. (1957). L’enfant et sa famille. Les premières relations. Paris : Payot, 1991.
  • winnicott d. w. (1968). L’immaturité de l’adolescent. In : Conversations ordinaires. Paris : Gallimard, 1988, pp. 167-185.
  • winnicott d. w. (1984). Déprivation et délinquance. Paris : Payot, 1994.
  • winnicott d. w. (1987). Lettres vives 1919-1969. Paris : Gallimard, 1989.
Florian Houssier
Président du Collège International de l’Adolescence (CILA)
Univ. Paris13 Nord, Sorbonne Paris Cité
UTRPP, EA 4403
93430 Villetaneuse, France
houssier.florian@gmail.com
Xanthie Vlachopoulou
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
LPCP, EA 4056
92774  Boulogne-Billancourt Cedex, France
xanthievlachopoulou@yahoo.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0911
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions GREUPP © Éditions GREUPP. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...