CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Se lamenter sur “ la perte du sens ” dans la post-modernité consiste à regretter que le savoir n’y soit plus narratif principalement ».
Lyotard, 1979, p. 47.

1Mes expériences de recherche en sciences de l’éducation [1] auprès d’adolescents en grande difficulté scolaire m’ont amenée à explorer la question du rapport à la narrativité et au récit à l’adolescence. Lors de ce travail, j’ai été confrontée à un trait commun dans les façons qu’avaient ces adolescents de s’exprimer à l’oral comme à l’écrit : leur difficulté, voire leur impossibilité à faire récit. La recherche d’une façon de lire ces récits m’a alors portée à construire, à l’appui de la notion d’« identité narrative » de P. Ricœur (1990), un paradigme ontologico-narratif de l’adolescence, qui pose au centre du processus de subjectivation la « capacité narrative » (Kristeva, 1998). Si on considère la transition adolescente comme une phase de remaniement du rapport au temps, à soi et aux autres, on peut supposer que se raconter, s’approprier une histoire, la fictionner et l’adresser aux autres, deviennent des opérations constitutives de cette transition. À partir de cette représentation narrative de l’adolescence, j’ai fait l’hypothèse que l’analyse de leurs difficultés à faire récit, la mise en évidence de leurs pannes narratives, allait permettre d’entendre quelque chose de leur processus de subjectivation.

2Le débat sur la relation conflictuelle entre la psychanalyse et le narratif, pour reprendre le titre d’un numéro de la Revue française de psychanalyse (1998), est ancien. Le travail analytique consiste à déconstruire l’opération de recouvrement narratif effectuée par le sujet. Mais comment, dès lors, le processus adolescent peut-il se réaliser lorsque l’on constate une incapacité de faire récit telle que certaines formes décousues de narration en témoignent ? La rencontre avec ce trait massif du « pas-de-récit » chez nombre d’adolescents dits « en difficulté », normalement scolarisés, ouvre dès lors à discussion.

3Pour explorer cette question, j’ai mis en place plusieurs dispositifs de recherche pendant trois ans, avec des élèves de quatrième et de troisième dans deux collèges. Ici, je vais me référer principalement à l’analyse des récits que les adolescents d’une classe de quatrième ont rédigés à l’occasion d’un atelier d’écriture fictionnelle et aux récits des élèves d’une classe de troisième qui ont été réalisés lors d’un atelier cinématographique [2]. C’est ce corpus qui m’a permis d’explorer l’hypothèse d’une sorte de spécularité entre une grammaire contemporaine de l’image et un nouveau paradigme narratif adolescent. C’est entre ces deux bords, image et récit, que je souhaite tisser ma réflexion.

Image et récit

4Juxtaposer ces deux termes, « image » et « récit », n’est pas un acte théorique absurde, si on pense que la même année, en 1979, alors que J.-F. Lyotard décrivait la condition postmoderne comme « la crise des récits », C. Lasch pointait le « vortex d’images » dans lequel nous étions « déjà » pris en otage. Aujourd’hui, pour penser les nouvelles formes narratives qui organisent notre discours, les petits récits – ceux qui auraient succédé aux grands récits –, nous devons prendre en compte l’incroyable progrès technologique des médias et le « vortex d’images » qu’ils produisent et mettent à disposition. Ces images donnent l’illusion de pouvoir tout voir, de pouvoir se donner à voir, de montrer et de se montrer « en direct », et « en temps réel », comme l’on dit dans le jargon médiatique. D’où le terme introduit dans le titre de cet article, « adolescens videns ». Cette expression évoque un essai de G. Sartori (1998), dans lequel le politologue italien analysait les conséquences de l’« invasion » de la télévision dans notre société et proposait de remplacer le genre humain moderne, l’homo sapiens, par un nouveau genre contemporain : l’homo videns.

5Quinze ans après cet essai, les changements socio-culturels qu’on imputait déjà à la télévision se sont multipliés. La « médiasphère » (Simone, 2012), c’est-à-dire l’ensemble de tous les médias qui nous permettent de communiquer, de produire et diffuser des images, mais aussi de chercher et de « stocker » des informations, a connu un incroyable développement qui a exacerbé le rôle de l’image. Nous vivons sous une dictature de l’image, capturés par l’illusion de pouvoir tout voir et tout savoir en temps réel, en direct . Mais à quoi renvoient ces adjectifs, « direct » et « réel », si ce n’est à des formes de tromperies de la perception ? Nous pouvons les qualifier ainsi puisqu’il s’agit de tentatives de court-circuiter toute forme de médiation et de représentation narrative, en modifiant notre rapport au temps. L’immédiateté, cette illusion temporelle virtuelle dans laquelle nous pensons vivre, met hors jeu le présent et, avec lui, le passé et le futur. Ces représentations immédiates constituent de nouvelles formes représentationnelles paradoxales qui agissent comme si le processus perceptif était fait d’un présent déconnecté du passé et du futur, d’un temps donc irrépresentable, d’un temps du réel. Comme si la capture d’une image, sa diffusion et sa perception par le spectateur pouvaient être des opérations simultanées. La gravité de cette illusion perceptive ne réside pas seulement dans l’illusoire modification du processus représentationnel, mais aussi dans la valeur a-fictionnelle de vérités qu’elles véhiculent. Le message de ces images est le suivant : si elles sont prises en direct et consommées en temps réel, alors c’est qu’elles nous montrent forcément le vrai.

6Le concept qui met en scène de façon la plus significative ces figures de tromperies de la perception est le genre télévisuel de la télé-réalité. Depuis sa naissance en 1999 avec l’émission Big Brother, importée en France en 2001 avec le premier programme Loft Story, ce format a envahi nos écrans et a pris de multiples formes. Elles ont été listées dans un rapport du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel en 2011 où, sous le terme de « télé-réalité », sont regroupées toutes les émissions « […] qui placent des personnes anonymes ou des faits du quotidien dans des situations artificielles créées pour l’émission dans le but d’observer la réaction des participants pour susciter l’émotion “ participative ” du téléspectateur » [3].

7Au-delà de la production d’un « star-système » éphémère que la télé-réalité génère, et du fait qu’elle alimente une culture de l’extimité (Tisseron, 2001), ce qui m’intéresse dans ce phénomène culturel, c’est sa nouvelle utilisation de l’image. Car la structure et l’agencement de ces images sont au service d’une forme de narration paradoxale, mettant en scène une réalité a-fictionnelle et a-temporelle. Ces émissions, à mon sens, sont paradigmatiques de la subversion narrative et temporelle typique de notre contemporanéité, qu’on retrouve dans les récits des adolescents les plus en difficulté. Pris dans la consommation de ces images, ces adolescents semblent y adhérer sans aucune mise à distance, parfois presque dans une sorte de confusion entre réalité et fiction.

Une nouvelle grammaire de l’image

8« C’est comme à la télé », nous disent les élèves de troisième qui ont participé à l’atelier cinématographique. C’est comme à la télé, où des gens mangent, dorment, ont des relations intimes et font leur toilette. Comme nous, au détail près qu’ils le font sous le regard des caméras, devant des millions de spectateurs. « C’est comme à la télé » : cette phrase toute simple, une fois dépliée, énonce le rapport non médiatisé à la « télé » de ces jeunes filles et jeunes garçons, aux images qu’elle produit et diffuse et au modèle de rapport au monde qu’elle nous propose. L’écran-télévision fait miroir, avec tous les enjeux portés par cette métaphore, sauf que l’identification, là, s’arrête à un stade purement spéculaire, puisqu’il n’y a pas d’Autre. D’ailleurs ceux qui ont inventé le format « télé-réalité » semblent s’être inspirés du schéma optique, ces émissions fonctionnant techniquement grâce à l’utilisation de dizaines de miroirs qui cachent de nombreuses caméras [4]. Mais est-ce que l’œil d’une caméra peut prendre la place de l’Autre ? Ces émissions paraissent mettre en scène ce que J. Lacan (1965-1966) définit comme la « traversée du miroir » en faisant référence au roman de Lewis Carroll [5].

9Ce qui est intéressant, dans cette astuce technique, c’est l’illusion pour le téléspectateur de pouvoir tout voir, en direct et sans interruption. Comme si les images n’avaient pas de limites, dans un champ sans hors-champ, et pouvaient reproduire la réalité sans médiation représentationnelle. C’est ce phénomène que J. Baudrillard décrivait déjà en 1995, comme le « crime parfait » : la télévision avale la réalité et la remplace. Ce truquage technique entre miroirs et caméras crée dès lors une sorte de système panoptique, source d’une jouissance scopique sans limites. De plus, donné par le travail de montage, le rythme de ces images est aussi fait de manière à ce que le regard du spectateur reste capturé, n’ayant pas le temps de décrocher et éventuellement de zapper : le récit télévisuel a peur du vide, la rapidité du flot des images vient alors remplir toute ellipse narrative.

10Au fond, cette nouvelle grammaire de l’image ressemble fortement à celle du fantasme, si, en suivant J. Lacan, nous concevons le fantasme comme cet écran plat qui sans bords et sans temps obture le réel. L’image devient alors le leurre d’une autre image, pleine d’une réalité transparente et jouissive, sans médiation. Dans une perspective bidimensionnelle, ce leurre d’une image réelle met en scène une figure de dénouage contemporain des trois registres RSI (réel, symbolique et imaginaire), là où le symbolique ne parviendrait pas à expulser le réel de la réalité.

Des « désastres du raconter » [6] chez les adolescents

11Si nous sommes tous à la place de spectateurs devant ce même écran, il semble que les carences des adolescents en grande difficulté scolaire les fragilisent, les laissent démunis d’un point d’appui pour décoller de la scène, pour tridimensionnaliser ce leurre à deux dimensions qui leur est offert par ces images. Ils sont des sans-récits, comme si ce nouveau paradigme imaginaire dénoué de tout tissu narratif laissait ces sujets face à des fantasmes dévoilés.

12L’analyse des récits de fiction produits dans le cadre de l’atelier d’écriture et de l’atelier cinématographique m’a conduite à chercher une grammaire pour pouvoir les lire, puisque leurs récits ne respectaient pas les codes narratifs conventionnels et présentaient de nombreuses difficultés, tant du point de vue linguistique que narratologique : ce sont des récits illisibles. Du point de vue linguistique, dans ces récits, j’ai pu repérer de nombreuses confusions relatives à la fois :

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  • aux temps verbaux, avec une grande utilisation du présent, une utilisation alétoire du passé simple, et des confusions entre passé et présent ;
  • à l’utilisation de pronoms, surtout à l’oral, où parfois il devenait difficile de faire la distinction entre « je », « tu » et « il » ;
  • à la confusion de genre, caractérisée par une grande prédominance du masculin ;
  • aux opérations linguistiques d’embrayage.

14Pour la plupart, leurs textes sont composés par un ensemble d’énoncés déliés entre eux, des « mono-paragraphes » sans ponctuation, sans espaces et sans césures, mal graphiés, présentant une utilisation aléatoire des majuscules, en plus de nombreuses fautes d’orthographe. Du point de vue narratologique, on retrouve cette même dé-structuration dans la construction des intrigues de leurs récits : des histoires sans histoires, où il est très difficile de suivre le fil narratif, puisque l’agencement même des événements est incohérent. Un autre élément contribuant à la fragilité de ces structures narratives est le manque d’intention narrative, ce que les narratologues définissent comme le fait de vouloir raconter quelque chose à quelqu’un. Dans un autre registre, on pourrait parler d’adresse, aussi déterminante du style narratif que l’on choisit et aussi peu recherchée par ces adolescents. Lors de mes dispositifs de recherche qui, outre les ateliers d’écriture, ont aussi impliqué des entretiens individuels et des groupes de parole, il me fallait pratiquement, pour entendre leurs récits, reconstituer les histoires qu’ils racontaient, comme si j’étais face à des pièces d’un puzzle à assembler.

15Il est important de préciser que ces récits auront été très limités d’un point de vue créatif. Dans le cadre des ateliers d’écriture, il leur était par exemple proposé d’inventer une histoire qui aurait ensuite été transformée en scénario de film – effectivement réalisé avec une classe de troisième. Mais même cette perspective cinématographique ne réussit pas suffisamment à alimenter la capacité de rêver de ces jeunes garçons et jeunes filles. C’est ce point en particulier de l’analyse qui pousse à mettre en lien les récits de ces élèves avec la nouvelle grammaire de l’image propre à notre contemporanéité.

Ça écrit

16Les récits que les élèves de troisième, les plus en difficulté, nous ont proposés peuvent être regroupés en deux grandes catégories. Une première rassemble des histoires inspirées ou plutôt copiées des films commerciaux, comme le montre le texte d’un élève, où, on retrouve leurs difficultés à faire récit dans leurs tentatives de résumer un film. Le récit se construit comme un assemblage d’images déliées, et les adolescents ne parviennent pas à s’approprier ces histoires [7] :

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« C’est l’histoire d’un homme très riche qui y a des pouvoirs et qui profite de sa situation et qui un jour ce trouve à la rue car ne s’avent pas utiliser ces pouvoirs tue quelqu’un, il est devenu S.D.F. et prometta de ne plus jamais utiliser ces pouvoir, la police ne puvant rien faire car même si il l’emmener en prison, il s’évader facilement alor il le laisser dans la rue vivant par ces propres moyen ».

18Une deuxième catégorie regroupe toute une série de récits « crus », qui donnent à voir réellement et directement des scènes fantasmatiques. Comme le montre le texte d’un jeune garçon d’une classe de quatrième :

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« Il était une fois une jeune fille s’appelle Fatima. Elle a quatorze ans demi. Elle est belle elle est gentille tout sa. Elle est en 4éme un jour elle est parti au collège elle travaille bien et se jour là il y avait un contrôle le prof il était malade mais il était venu au collège il a passe la feuille de contrôle épuis il a assie sur son chaise il arrive plus consentre et il a dormi. et les gens demande les reponse a Fatima. Fatima a dit c’est un travail personnelle tout sa et les gens dit des truc sur elle et elle, elle a terminé son contrôle elle a rendu sa feuille et elle a sorti du collège. Et un monsieur a suivie Fatima Fatima a vu que le Monsieur suive elle. Elle a couru, même le monsieur a courue il attrape et il a ramener la meuf au cave il lui fait 4 enfant a la queue de 18 ans. (Je pas fini encore) »

20Et d’autres textes, plus voilés, qui semblent mettre en scène et en récit leurs fantasmes. Comme le texte d’une jeune fille d’une classe de troisième qui, parmi les dizaines de récits recueillis, est le plus construit d’un point de vue narratologique :

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« Titre : Un enlévemen D’un élève en sortie.
Un jour avec toute la classe monsieur D. nous dit aujourd’hui on va aller en sortie avec une autre classe 3eme. on partie vers 9h, on pris le métro a l’arrêt de B., et Dans le métro il y avait personne parce que les gens étais partie au travaille. Dans le métro il y avait que nous, pour aller au musée du louvre.
On sortie du métro et on ne trouver plus le prof et une fille on chercha partout, on lui téléphona elle ne reponder pas, On commença a paniquer alors on téléphona à la police et la police nous dit : “ ne bouger pas on arrive ”
les policier arriva et nous demanda se qu’il se passe on leur dit : “ on était dans le métro pour aller au mussée du louvre et au moment de dessendre il n’y avait plus un prof et une fille de notre classe et donc on vous appeler. ”
Mais vous avez demander si quelle qu’un a vu le prof et la fille de votre classe
non personne ne la vu sortir du métro n’y le prof.
Mais comment s’appelle le prof.
Monsieur D. prof de français au collège V.
OK on va envoyer une équipe autour du collège on va la retrouver. Merci.
La police se metta à la pousuite du prof et de la fille. au bout de 6 heure de recherche il le retrouva chez lui avec la fille entoure de fiséle sur une chaise et les policiers en prisonna monieur d. pour enlevement est cécréstation. Fin »

22Ce que donnent à voir les récits de ces adolescents, ce sont des images qui ne se racontent pas, des images fixes ou figées, décollées d’un tissu narratif et symbolique, immédiates et juxtaposées, comme si il n’y avait pas d’intermédiaire entre la scène que « je regarde » et celle que « je raconte ». C’est un aspect qui renvoie aux émissions de la télé-réalité qui ont souvent pour objectif de faire croire qu’elles ne sont pas scénarisées, comme si il n’y avait pas d’histoire qui soutenait le montage des images, mais aussi de montrer des images commentées par les mêmes personnes qui participent de ces images, et qui en parlent comme si ils étaient toujours présents dans l’image qu’ils contemplent et commentent. Comme si, encore une fois, entre le moment où les images ont été prises et le moment du récit, le temps ne venait pas faire médiation.

23Les récits de ces adolescents semblent mettre en scène le nouveau format de l’image avec ces formes narratives d’écriture pulsionnelle où ça écrit, pourrait-on dire, pour indiquer le fait que l’acte narratif, redoublé par l’acte d’écriture, ne vient pas faire médiation symbolique entre le « Je regarde » et le « Je raconte ». Dans ce collage, le regard (a) n’est pas posé. Le sujet peut donc continuer à jouir, sans renoncer à ce désir de « tout voir ». Au fond, ce qui est en jeu dans ces textes, c’est la question sexuelle et toute son activité fantasmatique, mais les pannes narratives de ces adolescents conduisent à penser que, peut-être, ce même processus fantasmatique serait en arrêt (sur image). « L’imaginaire est dépassé » [8], pour citer une formule de J. Bergès (2001), débordé par l’irruption d’un réel sexuel qui ne serait pas recouvert par le fantasme. Dans le texte du jeune garçon déjà cité, comme dans ceux d’autres élèves, les mots crus, presque pornographiques, dévoilent des images qui frappent le regard du lecteur et peut-être même le regard de l’auteur. Comme si ces images dénuées de toute forme narrative et fictionnelle laissaient apercevoir quelque chose du réel. Pour saisir ce qui échappe au processus de fantasmatisation, nous pouvons lire les processus à l’œuvre dans ces formes de narration, en appui sur la grammaire du fantasme et son articulation avec la pulsion scopique.

24J. Lacan (1965-1966) annonce dans L’objet de la psychanalyse, que si il y a bien un « fantasme inconscient », il y a aussi un « fantasme de le voir », c’est-à-dire, poursuit J. Lacan, de « l’espoir de le voir » (leçon du 18 mai 1966). C’est là que fantasme, pulsion scopique, et objet regard s’articulent. La télé-réalité fonde son succès justement en alimentant sans arrêt cet espoir, le « fantasme de le voir ». Ces images sans récits qui bombardent notre quotidien et les images-récits de ces élèves, comme des fantasmes dévoilés, sont le résultat de cette illusion de pouvoir traverser le miroir dans le temps immédiat de la scène qu’ils regardent. C’est de l’indicible, ce réel qui est « expulsion hors du sujet » (Lacan, 1954), qui fait irruption dans et par la fenêtre ouverte par les récits de ces adolescents, où justement ce qui fait défaut est le tissu symbolique et narratif. Et « ce qui n’est pas venu au jour du symbolique, apparaît dans le réel » [9], écrit J. Lacan. D’où la proposition de penser les formes narratives de ces adolescents comme des fenêtres, où cette écriture immédiate et pulsionnelle donne à lire une sorte d’impasse dans le nouage entre les registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Ces « désastres du raconter » [10], pour reprendre l’expression de P. Ricœur, me semblent exprimer un arrêt sur image de la vie fantasmatique de ces jeunes adolescents capturés dans les filets de cette nouvelle grammaire, où l’image dénuée de toute narration se donne à voir sans fiction, comme à la télé.

Notes

  • [1]
    Le récit chez les adolescents en milieu scolaire. Vers une clinique de la narrativité en éducation. (non publiée). Thèse de Doctorat d’Ilaria Pirone. Sous la direction du Professeur L. Gavarini, Département des Sciences de l’Éducation, Université Paris 8, 2011.
  • [2]
    Il s’agit d’un dispositif de recherche, « C’est notre histoire », que j’ai mis en place pour ma thèse de doctorat, en collaboration avec une équipe de cinéastes et de jeunes chercheurs.
  • [3]
    Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (octobre 2011). Commission de réflexion sur l’évolution des programmes. Rapport en ligne : « Réflexion sur les émissions dites de téléréalité. Synthèse des auditions et bilan de la réflexion » (www.csa.fr/Press-area/Communiques-de-presse/Bilan-de-la-reflexion-sur-la-telerealite-les-preconisations-du-CSA).
  • [4]
    Le film italien Reality, de Matteo Garrone, 2012, permet de comprendre les aspects techniques de ces émissions, mais aussi leurs effets sur la société.
  • [5]
    Carroll L. (1872). À travers le miroir. Paris : Aubier-Flammarion, 1971.
  • [6]
    Ricœur, 1992, p. 13.
  • [7]
    Les extraits de récits sont reproduits ici à l’identique, c’est-à-dire sans corrections orthographiques ou syntaxiques.
  • [8]
    Bergès, 2001, p. 29.
  • [9]
    Lacan, 1954, p. 388.
  • [10]
    Ricœur, 1992, p. 13.
Français

L’idée de cet article vient d’une recherche sur le rapport au récit et à la narrativité à l’adolescence. À partir de l’analyse des formes narratives d’un groupe d’adolescents en grande difficulté scolaire, l’auteur montre comment la grammaire hors-norme de ces récits semble mettre en scène, de façon mimétique, une nouvelle grammaire contemporaine de l’image, propre au genre télévisuel de la télé-réalité.

Mots-clés

  • Grammaire
  • Image
  • Récit

Bibliographie

  • baudrillard j. (1995). Le crime parfait. Paris : Galilée.
  • En lignebergès j. (2001). L’adolescent : infans. Journal Français de Psychiatrie, 14 : 26-29.
  • kristeva J. (1998). Auto-érotisme et paranoïa dans l’acte narratif. In : M. Bertrand (Éds.), Psychanalyse et récit. Stratégies narratives et processus thérapeutiques. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, pp. 37-48.
  • lacan j. (1954). Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la Verneinung de Freud. In : Écrits I. Paris : Seuil, 1966, pp. 381-399.
  • lacan j. (1965-1966). Le Séminaire, Livre XIII. L’objet de la psychanalyse (inédit).
  • lasch ch. (1979). La culture du narcissisme. Paris : Flammarion, 2008.
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  • simone r. (2012). Presi nella rete. La mente ai tempi del web. Milano : Garzanti Libri.
  • tisseron s. (2001). L’intimité surexposée. Paris : Hachette, 2002.
  • En ligneLe narratif. Revue française de psychanalyse, 1998, T. 62 n°3.
Ilaria Pirone
Univ. Paris 8
CLEF-APSI-CIRCEFT
93526 Saint Denis Cedex 02, France
ilaria.pirone@univ-paris8.fr
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0901
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