1Cet article se focalise sur l’importance qu’il y a à reconnaître et à élaborer, dans le travail analytique mené avec l’adolescent, les diverses formes d’attraction et de répulsion que l’originaire (Rohmaterial, « la matière première ») [2], et l’infantile (caractérisé par l’omnipotence, la temporalité éternelle et la pulsion d’appropriation) exercent sur lui. Nous faisons l’hypothèse que le premier, l’originaire, se déploie dans l’intersubjectivité ; le second, l’infantile, dans la dynamique du transfert/contre-transfert. L’adolescent en réalité a besoin de disposer d’une structure qui le porte, d’un certain niveau de fonctionnement psychique subjectif pour ne pas se sentir subjugué par l’infantile, envahi ou colonisé par des figures d’identification. La fidélité à l’enfance avec ses référents identificatoires idéalisés génère en lui des vécus d’ingérence et d’influence qui font obstacle à la création de soi. Par ailleurs, l’infidélité lui fait courir le risque de se sentir profondément vide, seul, vaincu ou empli de velléités grandioses. Alors, face à cette possible ample oscillation du sentiment de soi, le traitement peut heuristiquement se centrer, pour faire avancer observation et réflexion personnelle chez l’adolescent, sur les modalités de base de son fonctionnement pulsionnel, celui qui est là à travers des mouvements et des sensations mais pas encore à travers des images ou des représentations. Un tel rappel des premières traces motrices et sensorielles à la « matière première », peut soutenir le Moi de l’adolescent, au point de réussir à faire bon usage des transformations de la puberté. Le traitement tirerait donc bénéfice, du moins au début, de moments d’appropriation subjective d’une motricité, d’une sensorialité et d’une expérience perceptive propre, fonctions qui se réactivent et se renouvellent grâce aux stimuli intenses et inédits de la puberté. C’est à travers cette voie que débuterait l’élaboration, l’intégration et aussi la sublimation de l’infantile. Grâce à tout cela, l’adolescent peut se libérer de l’excès de dépendance aux figures parentales intériorisées et à son corps sexué, et ne pas tomber dans la dépression à travers les processus de différenciation et de détachement en cours.
2Le travail analytique avec l’adolescent met aussi en évidence l’importance de l’activité imaginaire de l’analyste qui fait fonction de guide pour celle de l’adolescent. Une telle activité peut tirer bénéfice d’une vision qui se penche suffisamment sur la proximité entre la condition psychique du nouveau-né et celle de l’adolescent. Ce rapprochement naît, au-delà du lien constitué par les deux temps de la sexualité, également grâce à certaines conditions communes à ces deux époques de la vie. Je me réfère à la vulnérabilité aux stimuli internes et externes, au besoin naturel de dépendance, à la riche activation, en devenir, des potentialités transformatives et à la créativité de la vie psychique. Chez le nouveau-né, les inscriptions des premières expériences motrices, sensorielles et somatiques assurent un relief particulier. Chez l’adolescent, la construction dans « l’après-coup » des expériences vécues s’ajoute aux nouveaux apports sensoriels, corporels et cognitifs de la puberté. Dans le cas du nouveau-né, nous observons l’amorce d’une première subjectivation qui concerne l’origine, les phases constitutives de l’être rendue possible par le processus de subjectalisation (Cahn, 2004) ; dans le cas de l’adolescent, c’est la subjectivation proprement dite ou l’appropriation subjective qui est au premier plan.
3Je rappelle que la première subjectivation est « ce mouvement qui fait de soi à partir de l’autre, une réalité vivante et exclusive. Il se déploie avec sa propre temporalité, à partir de l’identification fondatrice. Le subjectif et la subjectivation composent ainsi soit des vécus de permanence et de continuité, soit les premières ébauches d’une différenciation, porteuse d’autonomie et qui comporte l’introjection » [3]. R. Cahn utilise le néologisme « subjectalisation » pour définir ce mouvement. L’auteur écrit : « les conditions de la subjectalisation reposent sur deux dimensions fondamentales : la créativité radicale de la psyché et l’absolue nécessité de l’autre » [4]. Ces deux dimensions génèrent synchroniquement et diachroniquement, à travers leur inter-playing, de nouvelles modalités de travail psychique et définissent ce que l’on appellerait l’aire d’intimité étrangère (extimité).
4À l’adolescence, se déploie ce que R. Cahn décrit comme un « processus de différenciation permettant, à partir de l’exigence interne d’une pensée propre, l’appropriation du corps sexué, l’utilisation de ses propres capacités créatrices, et de l’aptitude à se représenter comme activité représentative, aptitude allant de pair avec le désengagement, la désaliénation du pouvoir de l’autre ou de sa jouissance et, par là-même, avec la transformation du Surmoi et la constitution de l’Idéal du Moi » [5]. Selon ma façon de voir, le concept de pubertaire (Gutton, 1991) [6] contient en soi ces deux processus à la fois, en tant qu’il se caractérise comme un temps second de la sexualité humaine, comme la succession de l’après-coup des origines de l’être.
5Le travail analytique, pour être efficace dans le traitement de l’adolescent, appelle à s’intéresser à la mobilité de la vie psychique et aux visions diversifiées des fonctionnements propres. Cela s’inscrit dans l’articulation naturelle entre subjectivation et intégration du principe de réalité. Ce principe prend source à partir du développement de l’examen de la réalité et de la capacité à renoncer progressivement à la toute-puissance infantile, à la prégnance des images œdipiennes et à la prééminence du principe de plaisir qui voudrait traduire et faire sienne cette réalité.
Vie psychique et travail analytique à l’adolescence
6Ainsi dans les débuts de l’adolescence, comme déjà aux premiers temps du dialogue affectif entre infans et caregiver, l’intersubjectivité est-elle cruciale pour la vie psychique. De fait, de nouvelles expériences sensorielles liées aux transformations du corps et au renouveau du système moteur et sensoriel sont mises en œuvre, et donc de nouvelles expériences d’harmonie émotive avec l’autre. Toutes ces expériences se déploient dans l’intersubjectivité. Il appartient donc à la compétence de l’analyste de faire jouer, justement dans l’intersubjectivité, la dimension poly-sensorielle et motrice de la génitalité, qui surprend et interroge l’adolescent. L’intense réveil pulsionnel sollicite aussi l’intensification du retour du refoulé et donc la floraison des dérivés de l’inconscient refoulé. Le degré de fonctionnalité du préconscient assure une importance cruciale dans le rapport avec soi-même et le milieu extérieur. Cette fonctionnalité se nourrit et se consolide dans l’intersubjectivité et dans le déploiement physiologique des processus d’identification. Il s’ensuit que les mouvements contre-transférentiels que l’adolescent suscite chez son interlocuteur sont eux aussi particulièrement intenses, multiples et variables. Ils peuvent aller de la curiosité vive au désintéressement réactif et jusqu’à l’hostilité. Ainsi, au cours des premiers entretiens, peut-on ressentir en toute confiance de l’enthousiasme pour un aboutissement futur, se retrouver transporté par une ardeur juvénile ou, au contraire, se retrouver incapable de dialoguer ou de se rapprocher avec naturel. L’immédiate identification « quasi-magique » [7] ou l’éloignement subit sont l’une et l’autre fréquemment présents. La demande de l’adolescent, explicite ou implicite, va de toute façon être prise au vol, car l’éventuel mal-être psychique peut se figer en fonctionnements répétitifs et restrictifs ou sous une forme psychopathologique. Le bon « usage » du contre-transfert intime à l’analyste de fréquents voyages vers sa propre adolescence, si ce n’est vers l’élaboration d’éventuels vécus pubertaires personnels qui, à l’époque, avaient fini par être un peu trop vite refoulés. Ce sont justement ces vécus que beaucoup de parents ont du mal à rappeler ou à faire vivre en eux-mêmes. La cure dans l’alliance thérapeutique avec les parents va donc être considérée avec attention et contrôlée dans le temps. Par ailleurs, la prise de conscience d’un pubertaire interminable, à un certain degré, constitue la source intarissable de mouvements de curiosité et d’admiration pour l’adolescence.
7Rappelons-le : le pubertaire apporte une certaine quantité de matière première sensorielle neuve. Ph. Gutton écrit : « Le fonctionnement psychique où s’origine le changement, constitue l’archaïque génital. Cette décision théorique que nous allons soutenir est centrale […] il ne s’agit pas (encore) d’un deuxième temps (après coup) de la sexualité infantile, il y est question de l’introduction, de l’intrusion du fait neuro-hormonal : l’instinct génital y est trouvé et non retrouvé » [8]. Par conséquent, à l’adolescence, le pubertaire propose à nouveau et maintient dans l’actuel la première subjectivation. Les traces poly-sensorielles dont nous avons parlé sont elles aussi sollicitées et amplifiées par les nouveaux stimuli fournis par la sensorialité pubertaire (Ferenczi, 1923 ; Gutton, Bourcet et al., 2004). La considération du sensoriel [9], et l’attention qui y est portée par l’analyste, développent une importante fonction à la fois de limitation et d’émergence de l’auto-observation et de l’auto-réflexivité. Dans le traitement de l’adolescent, mais aussi dans celui de patients adultes présentant une souffrance narcissique identitaire, il arrive souvent que des interventions interprétatives soient formulées, surtout au départ, pour ouvrir la parole aux expressions motrices et sensorielles, dans le but de favoriser l’appropriation subjective. Par ailleurs, sur le versant psychopathologique, il est possible d’observer chez certains adolescents le prolongement d’une angoissante dépendance à l’excès de sensorialité et une rigidité au contact de leur propre corps et de ses transformations.
8À l’inverse, la représentation et l’intégration des vécus sensoriels et moteurs, et des affects qui en dérivent, permettent l’apaisement et l’expérience esthétique d’élargir énormément, au moins pour un moment, ses propres limites. Je me réfère à la « petite mort » qui suit l’orgasme et qui fait ressentir une expérience inattendue de discontinuité. Le travail de deuil, par ailleurs inépuisable, trouve ainsi appui sur le vécu sensoriel et corporel de l’orgasme. Si l’expérience de l’orgasme dans la sexualité masculine est plutôt évident, du côté féminin elle présente des temps différents et une graduation. Chez les filles, aux sensations d’excitations génitales externes s’ajoutent les excitations internes et le cycle des menstruations qui se reproduisent. Elles sont pour cela confrontées à des vécus de perte et de régénération de qualité différente (Monniello, 2009).
9Cette fonction, initialement exercée dans un même temps, est ensuite intériorisée, du fait de l’intensification des processus de déplacement, du retour du refoulé et de la sublimation. Grâce à la succession de moments de plaisir génital, les sensations d’excitation des autres zones érogènes du corps, très actives dans l’enfance, se soumettent pleinement au primat de la zone génitale. Les vécus de discontinuité du fonctionnement psychique, sous l’égide de l’après-coup, s’accolent à ceux de la continuité du développement. Dans ce contexte, la figuration et la représentation préconscientes de la discontinuité sont essentielles pour construire et consolider le vécu de continuité, et pour soutenir le processus d’appropriation subjective de la coexistence des premières traces poly-sensorielles et des vécus génitaux par l’adolescent. La représentation de ce vécu requiert la participation de l’autre, porteur de la représentation de la discontinuité, afin qu’elle ne demeure pas une sensation corporelle solipsiste, sans sa traduction dans le langage représentatif et symbolique.
Subjectivation et principe de réalité
10R. Cahn (1991) examine le processus de subjectivation en distinguant deux plans. Le premier est synchronique. Il est celui qui se passe ici et maintenant dans le travail analytique entre l’adolescent et son analyste. Le présupposé est que, précédemment, comme l’écrit Freud dans L’interprétation des rêves, l’appareil psychique peut atteindre sa perfection actuelle à travers une évolution continue. L’évolution de l’appareil psychique permettrait le développement du processus de subjectivation. Lorsqu’en revanche un tel processus est troublé ou empêché, la vulnérabilité de base de ce fonctionnement psychique et les entraves à l’appropriation de soi-même sont transférées dans l’ici et maintenant de la séance analytique.
11Le second plan met l’accent sur l’existence d’un premier temps, marqué par l’indifférenciation, qui pourrait suggérer la conceptualisation d’une « troisième topique », intersubjective. La psyché de l’autre devient alors nécessaire pour promouvoir le processus de subjectivation : il s’agit de composer un appareil psychique commun, celui du couple, qui prend son origine dans l’échange intersubjectif et inter-identificatoire. Le fonctionnement d’un tel appareil sera, par la suite, introjecté pour construire ainsi un espace intrapsychique personnel. Le travail analytique prévoit une distinction continue entre les moments dans lesquels prévaut l’action subjectivante de l’analyste – et alors c’est l’objet qui sera au premier plan – et les moments de subjectivation proprement dits ; et dans ce dernier cas, c’est le sujet qui sera le protagoniste. L’analyste court cependant un risque, celui d’agir en s’appropriant impulsivement l’initiative de l’action subjectivante. L’activité imaginaire et le lien rencontrent alors un obstacle. La résonance affective et l’attention librement flottante de l’analyste vers l’accomplissement du processus de subjectivation, qui devrait se dérouler dans le transfert, montrent alors leur inadéquation. Si, à l’inverse, l’action subjectivante est en harmonie avec celle que l’adolescent cherche à trouver/créer en lui, le processus de subjectivation suit son cours naturel.
12Le pubertaire engage l’adolescent dans un travail d’appropriation subjective et dans la construction de nouvelles images et de nouvelles représentations du corps sexué, des sensations produites par l’excitation pulsionnelle et de la décharge orgasmique. Si c’est la négation qui prévaut, ou carrément le déni de ces vécus intenses et réels provenant du corps pubère, le reality testing – c’est-à-dire l’épreuve de réalité – a failli, si toutefois l’on admet que développer sa relation avec la réalité à l’adolescence « dépend de la relation que nous entretenons avec notre corps » [10]. Étant donné que le corps sert d’interface entre l’interne et l’externe, il va de soi que la qualité de l’investissement narcissique du corps et de son fonctionnement sexuel nouveau conditionnera, après l’adolescence, la façon d’affronter le monde externe. Ainsi, si le corps est investi d’une qualité narcissique négative, la réalité externe sera ressentie comme persécutrice. Pour assurer la construction de la représentation du monde externe, un certain niveau de développement psychique est nécessaire, qui permette de distinguer représentation et perception. Un tel fonctionnement correspond vraiment à l’épreuve de réalité. Freud écrit : « Avec l’instauration du principe de réalité fut séparée par clivage une sorte d’activité de pensée qui demeura libre à l’égard de l’examen de réalité et soumise seulement au principe de plaisir. C’est là le fantasier qui commence déjà avec le jouer des enfants et qui, ultérieurement prolongé en rêve diurne, abandonne son étayage sur des objets réels » [11].
13D. W. Winnicott signale aussi l’importance « de souligner les différences qualitatives subtiles qui existent dans les différentes façons de fantasmer » [12]. Il décrit les différences entre rêve, imagination et vie réelle et précise : « […] Fantasmer reste un phénomène isolé, qui absorbe l’énergie mais ne contribue ni au rêve ni à la vie réelle » [13]. Le travail analytique avec l’adolescent fait supposer une autre lecture du fantasme qui consiste à considérer le rêve éveillé comme une première forme de figurabilité, comme une expérience du trouver/créer des images par l’adolescent. S’approprier l’activité du rêve éveillé, en partenariat avec l’analyste, peut constituer un premier moment de subjectivation. Une telle appropriation permet à l’adolescent de faire une distinction entre excitations externes, sur lesquelles l’action motrice a prise, et excitations internes qui ne peuvent être supprimées par les autres. La distinction entre ces deux sources d’excitation contribue à renforcer le dispositif de l’épreuve de réalité.
Pour un dialogue entre principe de plaisir et principe de réalité
14Au cours du traitement, il apparaît efficace de proposer des actions subjectivantes afin qu’elles facilitent la subjectivation d’un côté, le bon usage et l’intégration du principe de réalité de l’autre, selon deux lignes de force capables de se potentialiser réciproquement. Leur articulation peut être maintenue sur le vif avec la dynamique de transfert et de contre-transfert présent en séance, à travers le dialogue continu entre ce qui touche à l’ordre maternel (recherche de régulation affective, apports préverbaux) et ce qui touche, à l’inverse, au transfert paternel (construction de limites, traduction en représentations, recours à la pensée symbolique et au langage verbal). Il s’agit alors de considérer la coexistence naturelle des diverses composantes de la subjectivité de l’adolescent, c’est-à-dire sa neurobiologie, ses premières inscriptions motrices et sensorielles, accrues par la nouveauté du sensoriel de la puberté, réactivées par l’excitation génitale dans le vif du transfert et du contre-transfert. Tout cela conflue dans le travail de figuration, de représentation, en tentatives de sublimation. L’épreuve de réalité se nourrit aussi grâce à l’état d’apaisement qui suit tout de suite la décharge orgasmique. Je considère qu’il est cliniquement efficace de maintenir vivant, pendant tout le temps nécessaire, le dialogue entre principe de plaisir et principe de réalité jusqu’à ce que le second finisse par modifier le premier. Il est vrai que rester dans l’illusion peut permettre de tolérer la désillusion. La discontinuité de ces deux vécus peut alors se mettre au service du changement sans que la déception et la rage destructrice qui s’ensuit ne viennent faire brutalement irruption.
16L’adolescent, écrasé par les nouvelles « exigences impérieuses des besoins internes » [14], recherche la satisfaction immédiate. Poussé par la pulsion, il réactualise et ranime le principe de plaisir. Mais la décharge orgasmique pose de plus en plus souvent la question du passage du principe de plaisir au principe de réalité. Les vécus sensorimoteurs qui proviennent de la décharge orgasmique peuvent être considérés comme des formes d’appui sur le corps, spécifiques du fonctionnement psychique de l’adolescent. Par ailleurs, l’illusion phallique infantile rencontre la désillusion dans les moments qui suivent l’orgasme. L’appropriation progressive de la génitalité contribue au respect du principe de réalité et à la mise en place de ses processus, en se confrontant avec les limites et l’impuissance relative et momentanée du corps après la satisfaction. Le rythme successif (excitation, décharge, apaisement, nouvelle excitation), consubstantiel à la psycho-sexualité, configure un modèle possible du psychisme. Et l’apaisement assume une fonction tierce, un espace tiers.
17L’enjeu pour l’analyste est alors celui d’être en harmonie au niveau émotif avec une telle alternance, transmettant la valeur de l’apaisement et du délai de la satisfaction, mais aussi en déplaçant le foyer de la réflexion sur les inscriptions motrices et poly-sensorielles du temps des origines, réveillées par la métamorphose du corps et des nouveaux vécus sensoriels génitaux. L’intention étant de faciliter l’auto-observation et de reconnaître l’originalité subjective de ses propres systèmes moteurs et sensoriels afin de favoriser le déplacement de la passivation face aux élans pulsionnels vers une capacité et une activité motrice et sensorielle. L’image que je propose est celle de deux bagages de facture différente qui défilent sur le même tapis roulant d’un aéroport. Ce qui compte c’est que la double présence de ces bagages, l’un étant l’expression de la subjectivation, l’autre celle du principe de réalité, perdure suffisamment, maintenant un jeu dynamique de rapprochements, de heurts et d’éloignements. Les deux bagages peuvent rester avant d’être attrapés et continuent alors à tourner en spirale, tandis que l’adolescent attend, observe, les voit apparaître, jusqu’à ce qu’il arrive à les reconnaître siens, à les intégrer. Le processus de subjectivation et le principe de réalité sont des sources inépuisables pour la mobilité de la vie psychique. Ils se constituent comme des pôles d’attraction pour qu’il existe une tension naturelle et une articulation entre eux, nécessairement co-présents. Du reste, plus de mettre l’accent sur l’action possible de mécanismes comme la projection, la dissociation ou la scission, il est souvent efficace de considérer la présence de « fantasmes de transfiguration » [15]. De tels fantasmes font coexister des images de soi, angéliques et démoniaques. Elles poursuivent l’intention de respecter la persistance, chez l’adolescent, de la toute-puissance infantile qui entretient grandeur et idéalisation, et dans le même temps de ne pas liquider comme trop menaçants les vécus de capitulation du corps sexué à l’égard de la mère. En réalité, de tels vécus, s’ils ne sont pas suffisamment élaborés, restent là, diabolisant la sexualité. La subjectivation et le principe de réalité nécessitent, pour coexister et s’articuler, l’appui et l’apport de l’analyste, qui contemple et contient les forces divergentes, afin que de telles dynamiques ne renforcent pas progressivement leur opposition. D’autres fois, aussi, il revient à l’analyste de mettre en jeu ses propres capacités imaginatives, d’évoquer des images [16], de se faire plaisir en fantasmant ou en rêvant éveillé. Il est appelé à analyser son propre contre-transfert, en écho avec l’activation pulsionnelle de l’autre, ou d’en venir à sa propre autoanalyse. Pour formuler la position souhaitable de l’analyste avec son patient adolescent, je dirais qu’il s’agit d’être au plus proche de soi-même, en compagnie de l’adolescent, et de sa propre adolescence.
18En conclusion, l’action subjectalisante parfois nécessaire de l’analyste et son attention à l’égard de la subjectivation fournissent une nouvelle sève à la psychanalyse. Dans le traitement analytique, en réalité, c’est sans aucun doute la disposition et la curiosité de l’analyste qui pousse l’adolescent à s’intéresser à son propre fonctionnement psychique. Un engagement passionné est souhaitable à l’égard du jeune patient pour analyser ses processus en devenir. Paraphrasant Freud, nous pouvons dire que l’« on a l’obligation de se servir de la monnaie qui a justement cours dans le pays que l’on explore » [17], – dans notre cas, la monnaie adolescente – et bien en connaître la frappe. Le travail clinique avec des adolescents permet d’observer des états de différenciation de l’objet primaire assez faible, des fonctionnements psychiques qui partent de la simulation incarnée et des systèmes moteurs et sensoriels. Souvent, le conflit (entre les instances ou œdipien) ne mène encore qu’en partie sa fonction d’organisateur de la vie psychique à cause du manque d’un investissement stable de soi-même (construction insuffisante des autoérotismes, fragilité des bases narcissiques). Tout cela invite à opter pour une modalité du rapprochement qui tienne compte, à côté des transformations pubertaires spécifiques, de la construction partagée du setting, de l’implication des parents lorsqu’ils sont alliés au traitement, du recours constant au contre-transfert dans son acception la plus large. On pourrait ici ajouter, en paraphrasant A. Green, que la réponse à travers le contre-transfert est celle qui aurait dû avoir lieu de la part de l’objet. C’est alors l’apport du travail de l’analyste lui-même qui est fondamental, en particulier lorsqu’il retourne aux turbulences passées de sa propre adolescence et à ses motivations personnelles pour investir les fonctionnements spécifiques en devenir de cette époque de sa vie.
19L’analyste est aussi appelé à éviter toute « violence de l’interprétation » (Aulagnier, 1975). Une telle forme de violence peut même se présenter lorsque l’approche dans le dialogue est excessive. Les vécus de soumission sont à l’ordre du jour et peuvent se manifester à la suite de toute communication, ressentie comme une demande ultérieure provenant du dehors et de l’autre. C’est alors que les tentatives qui visent à renforcer les fonctions du Moi ou à rendre conscients les fantasmes inconscients sont souvent inefficaces ou risquent carrément de solliciter des idées de persécution. C’est plutôt la reconnaissance et la nomination de la présence, à côté de la souffrance psychique, de fonctionnements singuliers et originaux ou d’un potentiel de créativité qui vont permettre à l’adolescent d’investir la rencontre et, avec le temps, d’approcher ses propres limites, sa vulnérabilité et son impuissance personnelle. C’est ainsi qu’il est possible de l’alléger des prétentions de la toute-puissance infantile. En outre, face aux écueils de la subjectivation, selon R. Roussillon (2010), le récit adressé de façon transférentielle est entièrement à construire. En réalité, la névrose de transfert n’est pas a priori en jeu, comme le sont le transfert des origines, celui de l’identification à l’objet primaire, avec l’imago maternelle souvent vécue sous une forme totalisante.
20L’inscription de nouveaux vécus moteurs, sensoriels et corporels et leur perception constituent la base initiale pour amorcer la subjectivation. Le processus de subjectivation s’appuie donc sur l’élan inné à exister, sur le milieu suffisamment bon, sur le travail de lien, sur le transfert préœdipien et œdipien et aussi sur le contre-transfert, sur l’autoanalyse et sur l’action subjectalisante de l’analyste. La consolidation du principe de réalité s’appuie sur une reconnaissance prolongée du corps sexué et sur sa progressive intégration. Il est essentiel que l’analyste offre son propre fonctionnement préconscient « bien tempéré » afin d’alimenter celui de l’adolescent qui peut ainsi réussir à pressentir la valeur de l’investissement de sa personne. C’est une telle conviction qui va soutenir sa subjectivation et lui permettre de se déplacer de façon plus créative du principe de plaisir au principe de réalité.
Notes
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[1]
Traduction de Françoise Pineau.
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[2]
Freud, 1900, p. 496.
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[3]
Cahn, 2009, p. 27.
-
[4]
Cahn, 2002, p. 146 (éd. it.) ; p. 174 (éd. fr.).
-
[5]
Cahn, 2013, pp. 9-10 (éd. fr.).
-
[6]
Le pubertaire est pour la psyché l’équivalent de ce qu’est la puberté pour le corps.
-
[7]
Donnet, 1983, p. 46.
-
[8]
7. Gutton Ph., Bourcet S. et al., 2004, pp. 1-3.
-
[9]
8. Monniello G., « Un giorno quest’adolescenza ti sarà utile », relazione presentata al Xe congresso AGIPPsA, « Adolescenza e psicoanalisi oggi », Roma, 12-13 ottobre 2012.
-
[10]
Ladame, Perret-Catipovic, 1997, p. 233.
-
[11]
Freud, 1911, pp. 456-457 (éd. it.) ; pp. 16-17 (éd. fr.).
-
[12]
Winnicott, 1971, pp. 61-62 (éd. it.) ; p. 40 (éd. fr.).
-
[13]
Ibid.
-
[14]
Freud, 1911, p. 454 (éd. it.) ; p. 14 (éd. fr.).
-
[15]
Monniello, 2012, p. 140.
-
[16]
15. La valeur de l’image dans le travail analytique est amplement approfondie dans des recherches psychanalytiques récentes, notamment dans Immaginando (Chianese, Fontana, 2010) et dans Per un sapere dei sensi. Immagini e estetica psicoanalitica (Chianese, Fontana, 2012).
-
[17]
Freud, 1911, p. 20.