CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Selon D. W. Winnicott, l’autonomie ne devient possible à l’adolescence que si le sujet a expérimenté lors de sa petite enfance un environnement suffisamment bon et fiable. De ce point de vue, les problèmes liés à la puberté ne sont pas structurellement différents de ceux des premiers stades de la vie. On trouve dans les deux situations une forte prégnance des éprouvés corporels, associée à une immaturité qui préserve le self authentique : « Au moment de l’adolescence, l’immaturité est un élément essentiel de la santé. Et, pour l’immaturité, il n’y a qu’un traitement, l’écoulement du temps et la croissance vers la maturité que, seul, le temps peut favoriser » [1]. Ces phrases, que l’on a souvent reprochées à leur auteur, signifient tout simplement qu’il faut à la fois préserver le plus longtemps possible l’« immaturité » – l’infantile freudien – et favoriser l’adultité, ce qui suppose de se confronter au complexe d’Œdipe. « Si, dans le fantasme de la première croissance, il y a la mort, dans celui de l’adolescence, il y a le meurtre […] grandir signifie prendre la place du parent » [2] ; « la mort et le triomphe personnel sont inhérents au processus de maturation et à l’acquisition du statut d’adulte […]. Les parents ne peuvent apporter qu’une aide minime. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de survivre […] » [3].

2Toute dysrégulation dans les relations précoces mère-enfant et dans la réponse maternelle aux besoins du bébé donnera lieu à une détresse spécifique lors de l’adolescence. L’anorexie mentale de l’adolescent répond, à cet égard, à une méconnaissance par la mère des besoins alimentaires et corporels de sa petite fille. Plus généralement, l’exacerbation des conduites d’opposition et de rejet (traduisant au fond un besoin éperdu de l’objet et une angoisse d’abandon) serait précurseur d’un état limite de l’adulte caractérisé par une difficulté à se représenter l’existence des objets absents – ce qui bien sûr génère une intolérance à la séparation, donc une dépendance, puis une négation violente de celle-ci, par une affirmation identitaire négative qui prétend ne rien devoir à autrui, et qui empêche de correctement faire la part de « ce qui est objectivement perçu et ce qui est subjectivement conçu » [4] : l’adolescent qui présente des fonctionnements limites ne sait pas créer et sans cesse recréer le sein à l’intérieur de lui à partir de ses besoins instinctuels lesquels sont d’abord connus comme des éprouvés corporels – l’illusion que ceux-ci ont une partie commune avec le sein a sans doute été rompue lorsque l’adolescent était un bébé, de sorte que maintenant les éprouvés pubertaires sont ressentis comme mauvais et pouvant rendre fou, car issus de pulsions destructrices. Parfois la tentative de suicide cherche à réaliser un circuit pulsionnel court en direction d’une « régressivité extinctive » [5] qui maintient une relation avec les objets parentaux internalisés, entrainés par le sujet dans un destin fusionnel mortifère à valence incestueuse. La tentative de suicide à l’adolescence comporte un double aspect d’évitement de la relation d’objet et d’adresse à autrui. Dans les meilleurs cas, elle introduit à une séparation-individuation par le truchement de l’élaboration, après-coup, du concept d’absence de soi (si le suicide avait « réussi »). C’est le tiers qui est ainsi sollicité mais on a l’impression d’une expulsion brutale d’un conflit psychique pour un agir sur le corps. L’adolescent, au risque de se perdre, s’est affirmé. Son fantasme est sans doute ici de se constituer à la fois comme mortel et immortel en s’infiltrant à jamais par sa présence morte imaginée entre ses parents, pour les désunir mais aussi pour les réunir autour de lui.

3

Je pense à un adolescent qui, à l’heure et au jour d’une séance, fait une tentative de suicide par médicaments (la quantité prise était très loin d’être létale), théâtralement couché dans le lit de ses parents en l’absence de ceux-ci qui l’y retrouveront. Il dira, à la suite de cet épisode, la satisfaction qu’il avait eue à manipuler activement l’inquiétude de ses parents tout en acceptant la jouissance d’une passivité radicale. Quelques séances plus tard, il parla pour la première fois de son activité masturbatoire en l’associant à un rêve où il se trouve paralysé par la honte lorsque surviennent des hommes agressifs, alors qu’il essaie de commencer à faire l’amour à son amie. Comme on peut voir, sa « fausse » tentative de suicide correspond au fantasme de s’infiltrer par sa présence morte imaginée entre ses parents pour les désunir mais aussi pour les réunir par le truchement de son corps, dans la quête contradictoire d’une réalisation de ses désirs pour sa mère, son père, et de leur censure.

4S’éclater jusqu’à en claquer. La seule limite c’est alors soi-même, dans les conduites à risques masochistes où ce qui est expérimenté par le moi c’est ce qu’il ne supporte pas. Ainsi certaines tentatives de suicide introduisent à une séparation possible avec l’objet primaire par le truchement de l’élaboration après-coup du concept de l’absence de soi (représentation de soi comme mort). Il existe aussi des suicides « réussis », et des tentatives de suicide marquées par une auto-destructivité radicale, moins élaborable et plus proche de la psychose. Le tableau post-tentative de suicide est nosographiquement complexe, proche de celui des cas-limites, entre inhibition dépressive et exaltation, entre trouble profond de l’identité et conflit névrotique. On a l’impression d’une expulsion brutale d’un conflit psychique intense par l’agir. J’ajouterai que le suicidant, bien qu’en proie à une mélancolie dont il ne parvient pas à introjecter la créativité potentielle, peut néanmoins représenter cette mélancolie essentielle aux yeux des autres pour ensuite s’approprier cette représentation (d’un moi suicidaire, mélancolique). Il a pu s’affirmer, au risque de se perdre. Son fantasme est d’imposer sa présence de mort entre ses parents, pour les tenir dans une union douloureuse sans fin, se voulant son propre géniteur mais s’avouant fasciné par la scène primitive. De ce point de vue, la tentative de suicide pourrait se comprendre alors non pas comme une recherche de fusion, mais comme une tentative de constitution de limite.

5Agie à l’adolescence, cette relation symbolisante à une représentation de soi-même comme mort – telle sera ici mon hypothèse – doit être élaborée dans toute analyse d’adulte, comme le manque et la castration, les désirs incestueux et meurtriers, les imagos archaïques et la bisexualité psychique. Ce que je vais illustrer par l’histoire d’Adrien, un patient d’une quarantaine d’années. Au bout de deux ans d’analyse, au décours de souvenirs portant sur un moment chaotique de son adolescence, il fait un cauchemar où un irreprésentable concernant la mort de soi – la mort en soi de l’enfant que l’on a été et que l’on est toujours – est visualisé, présentifié, et, à partir de là, enfin pensable. Adrien est tout ce qu’il y a de plus « névrotico-normal », si ce n’est une zone d’affects et d’idées confus qu’il aimerait mieux comprendre – regroupés autour de la réminiscence d’une cassure dans son développement vers la fin de son adolescence, reprise dans l’état de conscience très particulier généré par son cauchemar, immédiatement suivi d’un rêve mettant en scène un enfant mort.

6L’analyse commençait à éclairer l’histoire infantile : illusion d’avoir été l’interlocuteur privilégié de sa mère, révolte contre les conduites violentes de son père, tristesse et repli à l’intérieur de lui-même qui le mèneront bien des années plus tard, en proie à une curiosité trouvant mille raisons pour s’argumenter sans qu’aucune ne la fixe, chez un psychanalyste.

7

À la charnière de l’enfance et de l’adolescence, un rituel obsessionnel tente de contenir une angoisse pulsionnelle qui est aussi une angoisse de mort : il « devait », une fois couché dans le noir le soir dans son lit, retenir sa respiration « pour » ralentir les battements de son cœur ce qui rallongerait, s’imaginait-il alors, sa durée de vie – la masturbation intervenait à ce moment-là. La névrose n’exonérait pas Adrien de la sensation persistante d’être en proie à quelque chose qui le dépassait, de quelque chose d’aussi incompréhensible que les accès de violence de son père.
Adrien s’est soudainement désorganisé à l’âge de dix-sept ans alors qu’il était en classe de terminale, à la suite d’un chagrin d’amour consécutif à un engagement, après quelques premières expériences amoureuses, dans une passion qui l’emporte au-delà de tout ce qu’il pensait savoir de lui-même. L’intensité vécue avec la jeune femme qu’il a rencontrée lui permettait de désinvestir l’intimité de longue date entretenue avec sa mère, qui avait pris, au début de l’adolescence, la tournure inquiétante d’une recherche de contact physique – il ne se souvient que trop bien de ses tentatives maladroites de se coller à elle dans un mélange d’excitation et d’inhibition. Le grand amour avait été une façon de s’extirper d’une situation sans issue en la rejouant ailleurs et autrement, pour finalement retrouver la même impossibilité lors de la rupture avec la jeune femme. Cette rupture sans cause claire fait écho à une rupture intérieure restée jusqu’alors insoupçonnée. Il devient mutique, s’isole, s’enferme dans sa chambre, fume du cannabis, lors d’une errance dans les rues se bagarre avec un inconnu. Les parents interviennent, un psychiatre prescrit des anxiolytiques et un somnifère, avec lesquels Adrien fait une « TS » quelques semaines plus tard. Sa tentative « ratée » a bien failli « réussir » – il est resté trois jours dans le coma. Il évoque l’impulsion suicidaire comme résultant d’un désespoir absolu et du sentiment qu’il n’y avait pas d’issue, mais aussi comme agie dans un état second, sorte d’équivalent diurne d’un cauchemar, dit-il. Freud dit du cauchemar qu’il constitue un « cas limite » de sa théorie du rêve comme tentative de réalisation effective de quelque chose d’halluciné par l’imagination, parce qu’il obéit à une logique autre, celle d’une expérience réelle d’effroi et de désirs mêlés, dont le sujet ne saurait dire s’il s’agit d’un événement ou d’une hallucination.
Adrien se représente les choses de la façon suivante : il était dans le noir et allait s’endormir, mais il s’est relevé soudainement, a avalé des médicaments pour obtenir un apaisement, une fusion avec l’aimée perdue, devenue une idée quelque peu abstraite. Il n’aurait pas clairement conçu qu’il pourrait vraiment mourir, ajoute-t-il. L’impulsion suicidaire aurait été pour ainsi dire naturelle et assez peu dramatique en opposition à son sentiment de désespérance. Il s’était recouché, après avoir ingurgité le contenu de ses flacons et boîtes de médicaments dans un sentiment de soulagement : il respire, un horizon plus large s’ouvre, il va retrouver le contact avec cette partie de lui-même dont il a été mutilé lors de la séparation avec l’aimée – en un circuit court plus direct que le voyage prévu le lendemain en province justement pour la revoir après des mois d’éloignement ; il pressentait une discussion banale et appréhendait d’avoir à constater la disparition de la passion. Il lui semble, lorsqu’il m’en parle bien des années plus tard, qu’il ne savait en fait pas très bien s’il faisait une « tentative de suicide ». Il dirait plutôt qu’il voulait juste ne plus être psychiquement tourmenté sans mesurer le risque de quelque chose d’irréversible qui n’a pas de nom, non pas mourir mais plutôt demeurer là où l’on est avant de naître, dit-il, ou encore atteindre un « état » où la psyché, l’âme, repliée sur elle-même, enveloppée par elle-même, connaît ce qu’Artaud nomme l’ombilic des limbes et Freud le nirvana – cet aspect de la pulsion de mort distinct de la pulsion de mort à proprement parler.
Adrien ne comprend rien à ce qui lui arrive, mais dispose de pensées et de mots justes et précis pour l’évoquer – paradoxe de l’irruption de l’inquiétant infantile, de l’Unheimlich archaïque, dans un vécu subjectif apparemment bien développé, ou, si on préfère, d’un moment psychotique dans la névrose. Folie privée, état limite ou sans limite, on sent bien qu’ici les mots flottent, dépossédés de leur capacité à différencier finement les nuances et les catégories.
Lorsqu’il me parle ainsi, je pense à Ophélie engloutie dans les eaux où elle s’est précipitée et dont les longs cheveux flottent à la surface, au désir d’Hamlet de la rejoindre, de fusionner avec elle dans le trépas, d’être elle en un court-circuit qui croit tout solutionner. Je pense aussi à Empédocle qui se jeta dans l’Etna pour, incandescent, égaler les dieux, dans la version qu’en livre Hölderlin dans sa tentative, ratée, d’en faire une pièce de théâtre ou un opéra. Ces références trop cultivées me servent à cerner par des représentations cette représentation d’absence de représentation que me semble chercher à présentifier l’expérience vécue rapportée par Adrien, dont je perçois qu’elle touche à l’impossible à penser. Car bien sûr la mort n’existe pas, nul ne peut énoncer « Je suis mort », sauf en délire ou par métaphore. Par contre, on peut fermer les yeux d’un enfant mort, et veiller sur lui en un rituel funéraire alors qu’on n’aura peut-être pas su le faire suffisamment de son vivant.
Adrien ne s’est pas réveillé le lendemain matin. Hospitalisé d’urgence par ses parents, il reste trois jours dans le coma. La « TS » aura été bien plus sérieuse qu’il ne l’envisageait, et d’ailleurs, il aura toujours du mal par la suite à se représenter « vraiment » la gravité de ce qui a eu lieu, même s’il comprend, au moins, qu’il aurait pu disparaître, que sa vie aurait pu s’arrêter là. Comme un trait tracé jusqu’à un certain point et pas au-delà, il dit « une ligne trop courte ». Mais il n’a aucun, mais absolument aucun souvenir des trois jours de coma, temporalité sans sujet, pure latence, désubjectivation radicale. Il n’y a rien à en dire. Il ne faut pas exagérer, il sait bien, mais, quand même, il s’en est très bien sorti depuis. Sa capacité à manier la parole et le langage laisse néanmoins entrevoir, lorsque l’arborescence associative en séance ne recouvre pas tout, des interstices puis des failles. Soudain au bord des larmes, un accès de nostalgie : « C’est trop tard » dit-il. Puis : « J’ai envie que tout s’arrête, de cesser de lutter pour faire toujours au mieux, disparaître, mais je ne peux pas infliger ça à mes enfants (…) alors je me contente d’imaginer que c’est l’Univers qui pourrait disparaître, imploser ou s’effondrer tant les lois qui le régissent semblent étranges. » La réminiscence des évènements de l’adolescence tourne obstinément autour d’une sorte de trou noir afférant à des angoisses de l’enfance, terreurs nocturnes, états fébriles, craintes que le corps dysfonctionne – mais bientôt surviennent des souvenirs plus colorés et vivants : le corps de sa mère, l’été au bord de l’océan, son propre corps à ses côtés comme si son père n’était pas là.
C’est alors qu’Adrien me rapporte un rêve qui s’avère être un cauchemar où il vit l’expérience réelle restée incomplète lors de la tentative de suicide, le cauchemar exprime en effet très lucidement ceci : il va mourir là dans quelques secondes, il le voit, il le sait. Voici le texte manifeste de ce rêve-cauchemar dont chaque mot ouvre à de riches séries associatives. « Il y a des péripéties, j’aimerais m’en souvenir mais j’ai oublié tout le début de ce rêve. Je suis en mouvement dans une ville très moderne, avec ma femme nous prenons une sorte de métro ultra-rapide futuriste, je ressens de l’irritation et je sais qu’il va y avoir une bifurcation où je m’éloignerai d’elle, comment lui annoncer elle ne le sait pas encore, je crains une situation explosive, pour le moment je vois défiler le paysage et des noms de lieux, l’un de ces noms est celui de la bifurcation, La Fourche peut-être. Je descends à cet arrêt avec un sentiment de reproche comme si j’étais un enfant boudeur, ce sentiment s’adresse à elle ma femme, à vous, à tout le monde. Je cherche à exprimer ce sentiment par une mine contrite puis des grimaces à travers la vitre du métro, de l’autre côté en miroir le visage de ma femme me renvoie des messages sans mots, comme en une ultime tentative de conciliation, réconciliation ou tout simplement de sauvegarde d’un contact, mais ça tourne au jeu d’enfants, à une mauvaise comédie. La rame de métro où elle se trouve démarre, la séparation va se produire, elle va disparaître hors de mon champ de vision – ce qui évoque tant d’occurrences de tristes séparations ayant affectivement pu avoir lieu dans ma vie. Dans un premier temps, je ne perçois pas le phénomène inquiétant qui va très vite transformer le rêve en cauchemar : elle avance de plus en plus vite et pourtant nous restons spéculairement face à face. Je suis moi aussi pris dans l’accélération, une machine immatérielle puissante me projette aéroporté sur une voie parallèle. J’avance donc à vive allure dans cette station vide. Il n’y a personne sur ce quai, horreur, je vois que dans quelques secondes je vais me scratcher contre le mur qui ferme la perspective et il n’y a aucune issue pour sortir comme par exemple à droite sur le quai vers l’Orlyval qui mène vers l’aéroport à Anthony, une magie irrésistible m’entraine, et là je pense très distinctement « Je vais vraiment mourir et je le sais ». Imparable mort violente dans très peu de temps et dans ce laps si bref j’ai néanmoins latitude de penser à un salut possible tout en sachant qu’il n’y en a pas, ça va être maintenant le choc, juste là je pense que je suis en train de rêver mais ce système défensif échoue, je m’éveille, me lève aussitôt et ne trouve pas tout de suite mes repères habituels, l’interrupteur pour la lumière, c’est un cauchemar tout au moins sur la fin, bien sûr je me dis qu’il s’agit de la réminiscence de ce qui est resté impensé, ou bien qui a été pensé puis profondément refoulé lors de la tentative de suicide : je vais vraiment mourir – avec un affect mêlé fait de panique et de lucidité aiguë. Oui, c’est un cauchemar, une idée fixe, sur la fin le rêve devient abstrait, les images s’effilochent ».

8Des lignes de force interprétatives évidentes s’imposent à l’écoute de ce récit, concernant l’histoire d’Adrien : le sentiment du début du rêve que le plus important demeure refoulé et hors d’atteinte, le mouvement pulsionnel intense dans la relation avec la femme, l’enfant boudeur qu’il a été, la communication préverbale avec une figure maternelle trop spéculaire, puis les grimaces, l’inquiétant, un moment de sidération où Adrien ne comprend pas ce qui se passe, la séparation à la fois dramatique et impossible, qui entraine dans un espace où il n’y a plus âme qui vive, le recours à des systèmes défensifs habituellement efficaces mais qui cette fois échouent (la bifurcation, l’issue, la fuite, la capacité réflexive de se dire dans le rêve que l’on est en train de rêver), et, enfin, la conscience ultra-subjective du réel de la mort, mais aussi peut-être d’un « Je vais mourir, donc j’existe ».

9Ces possibles interprétations présentent l’inconvénient de trop, et trop vite, ramener à du connu, à du sens. Aussi m’en tiendrai-je aux associations qui sont venues à Adrien : « Je me suis éveillé et j’ai marché dans le noir pour trouver la lumière à l’envers de ce que j’ai fait il y a vingt-cinq ans, je m’étais levé pour ingérer les produits létaux pour soi-disant trouver la paix, mais je vois aujourd’hui que j’avais alors su que c’était un meurtre, le meurtre d’un enfant qui, lui, voulait vivre et aimer. Je sens tous les jours en moi, je crois, l’onde de choc de ce meurtre, un écart constant entre mon image pour les autres et ce que je suis, c’est à peine perceptible mais envahissant, ou encore ce serait comme n’exister qu’à moitié, ou de façon fonctionnelle, comme la machinerie moderne de ce métro immatériel qui me meut tel un animal pris au piège. Une désespérance. Vais-je m’écraser contre le mur ? J’ai été écrasé dans trop de circonstances de ma vie. On dirait que je cherche à retrouver avec la femme du rêve ma communication, dont je ne peux me souvenir, de bébé avec ma mère, mais pourquoi faut-il m’en éloigner à cette bifurcation ? Et quelle est cette « voie parallèle » que j’emprunte ? Certainement pas la bonne voie, une voie parallèle n’est pas le vrai chemin, mais ma vie, jusqu’à maintenant du moins, a suivi des mimétismes plus que d’authentiques projets, je me suis conduit comme un enfant qui fait semblant de comprendre alors qu’il ne fait que suivre le mouvement, balloté de lieu en lieu et de rencontre en rencontre. Je suis vraiment triste mais je gagne quelque chose avec cette conscience, à la fin du rêve, d’exister très fort puis de devoir mourir. Il est temps de ne plus me laisser diriger par des machines invisibles. »

10À la séance suivante, Adrien me dit qu’il a fait un rêve qui aurait pu être un cauchemar, mais cette fois-ci il a continué à dormir – c’est juste une image, peut-être plus un fantasme inconscient qu’un rêve : il a visualisé un enfant mort momifié (Adrien associe sur mummy en anglais), préservé du pourrissement, emmailloté (terme du temps de ses grands-mères, ajoute-t-il) dans des tissus disparates. L’enfant a le teint cireux, peut-être est-il tout entier fait de cire. En tout cas il est devenu objet à côté d’autres, posé à côté d’un sac et d’un manteau de femme, on dirait un bric-à-brac ou un tableau surréaliste.

11L’analyse après-coup d’une tendance suicidaire à l’adolescence mène jusqu’à un noyau subjectal inconscient. Adrien n’en doute pas, cette image simple et forte résume son trouble existentiel ou, pour le dire autrement, il est désormais en mesure de penser ses états psychiques, il existe plus que ce bébé – encore mal différencié des objets partiels satellites de la mère (son sac, son manteau). Le cauchemar où il va s’écraser mort contre le mur exprime la trace mnésique inconsciente de la tentative de suicide adolescente mieux que le souvenir qu’il en avait conservé, et le rêve de l’enfant mort parachève la pensée inconsciente à l’œuvre, mène à son terme l’opération de subjectalisation primaire, condition des subjectivations ultérieures, opération qui était restée inachevée : différenciation d’avec l’objet primaire, conquête d’une autonomie suffisante et d’un sentiment corporel suffisant d’exister au-delà de la schizoïdie et des éprouvés précoces de morcellement et de passivité, dit R. Cahn (1991). Le bébé est entier, reste à le faire vivre, les pieds sur terre au lieu de se sentir aéroporté dans le vide comme dans son cauchemar. Un troisième rêve poursuit cette pensée : il est réduit au silence et ne parvient pas à bouger, son corps est comme paralysé, il entend des amis commenter à sa place certains de ses projets et voudrait leur dire que ce n’est pas tout à fait ça – ce que je reprends du côté de sa relation de transfert avec moi : vais-je enfin l’entendre, et mieux ajuster mes interventions à ce qu’il ressent vraiment ? Comme l’ont montré S. Leclaire puis C. Chabert, tout sujet tient vivant en sa parole un enfant mort.

12L’œdipe d’Adrien apparaît comme spectral, désincarné, quasiment schizophrénique dans cette séquence de son analyse. Comme le dit A. Green, à l’adolescence, « Il y a donc reviviscence œdipienne. Mais c’est ici que les choses se compliquent. L’œdipe revisité ne reprend vie que pour s’imposer à la conscience comme œdipe illusionné, c’est-à-dire que sous couvert de son apparition, c’est un fantôme d’œdipe, un œdipe fétiche qui se montre en dissimulant la régression véritable, à savoir la régression au niveau prégénital » [6]. Cet œdipe en quelque sorte porté au carré correspond à une dimension à la fois mélancolique et schizoïde : « C’est le faux self des parents que l’adolescent, dans cette période heureusement limité, peut voir. Il en guérit, ou pas, car il n’est pas sûr qu’il en guérisse » [7]. De tout sujet on peut dire qu’il n’est pas sûr qu’il en guérisse d’avoir vu ses parents « tel qu’eux-mêmes ont cessé de se voir » ! Est-ce à dire que l’adolescent a raison de dénoncer la solution adulte trop oublieuse des révélations subjectales adolescentes, ou bien délire-t-il lorsqu’il théorise ainsi un principe de fidélité à une vérité hors-temps foncièrement mélancolique ? Adrien avait cherché à éteindre sa critique lucide des impostures du monde adulte en régressant vers un univers imaginaire prégénital lors de sa tentative de suicide, laquelle traduisait aussi un mouvement inverse de colère et de révolte. Je pense bien sûr à Hamlet lorsque j’utilise les termes d’œdipe revisité spectral et désincarné.

13S. Mallarmé a théorisé dans toute son œuvre poétique l’enfant mort que tout sujet tient vivant en sa parole ; d’abord sur un mode post-romantique un peu emprunté : « L’adolescent évanoui de nous aux commencements de la vie et qui hantera les esprits hauts et pensifs par le deuil qu’il se plaît à porter, je le reconnais, qui se débat sous le mal d’apparaître ; or c’est parce qu’Hamlet extériorise, sur des planches, ce personnage unique d’une tragédie intime et occulte, que son nom même affiché exerce sur moi, sur toi qui le lis, une fascination parente de l’angoisse. Aussi je sais gré aux hasards qui, contemplateur dérangé de la mission imaginative du théâtre de nuées et de la vérité pour en revenir à quelque scène humaine, me présentent, comme théâtre initial de causerie, la pièce que je crois celle par excellence […]. Le commerce de cieux où je m’identifiais cesse, mais sans qu’une incarnation brutale contemporaine occupe, sur leur paravent de gloire, ma place tôt renoncée : ce ne sont plus les splendeurs d’un holocauste d’année élargi à tous les temps pour que ne s’en juxtapose à personne le sacre vain, mais voici le seigneur latent qui ne peut devenir, juvénile ombre de tous, ainsi tenant du mythe. Son solitaire drame ! » [8].

14Ce seigneur latent qui ne peut devenir condense un narcissisme blessé d’adolescent et l’enfant mort corollaire. Mais y a-t-il vraiment mort si le sujet ne sait pas qu’il meurt ? Suffirait-il donc de ne pas savoir ou de prétendre que l’on ne sait pas ? Tel fut le système d’Adrien pendant de nombreuses années : sauvegarder en lui l’infantile en refoulant la catastrophe psychique. L’enfant en lui ne devait pas savoir qu’il allait mourir lors de la tentative de suicide.

15Le fils de Mallarmé, Anatole, meurt de maladie à l’âge de huit ans, le 6 octobre 1879. Le père refuse la mélancolie ainsi que l’immortalisation religieuse du disparu, en une poétique qui s’avère la position psychique la plus juste. Le texte qu’écrit S. Mallarmé après la mort d’Anatole devait demeurer intime et ne fut publié qu’après sa propre disparition. C’eût été offense au mauvais traitement absolu qu’est la mort d’un enfant que d’en faire œuvre. L’idée centrale semble être qu’une mort inconsciente ne constitue pas une vraie mort : « Tant mieux qu’il ne sache pas […] ainsi pas mort – mort ridicule ennemie – qui ne peux à l’enfant infliger la notion que tu es ! Mort n’est rien […] prière de mère “ que l’enfant ne sache pas ! ” et père en profite […] plus de vie pour moi et je me sens couché dans la tombe à côté de toi » [9]. L’enfant ne sait pas qu’il va mourir, qu’il meurt. Est-ce bien sûr ? On pense plutôt au presqu’informulable « S.j.e.m » (si j’étais mort) de M. de M’Uzan (1974). Comment calmer ce cri : « Quoi ! La mort énorme – la terrible mort – frapper un si petit être – je dis à la mort lâche » ? [10]. Le père invente pour la mère en larmes une sorte d’immortalité laïque : « À dater de maintenant […] t’être […] père et mère à deux leur amour idée de l’enfant […] mère pleure toi – moi je pense » [11]. C’est la condition pour que le temps pivote et que la mère singulière d’Anatole se métamorphose en l’« autre mère commune de tous les hommes » [12]. La lucidité ne serait-elle pas le moyen le plus sûr de minorer la douleur ? Voyez l’extraordinaire formule « prier morts (non pas pour eux) » [13] qui retourne vers une position psychique religieuse au moment même où elle la récuse. L’idée centrale est ici qu’une mort inconsciente ne constitue pas, aux yeux de S. Mallarmé, une vraie mort.

16Freud a pu dire que les enfants, comme l’inconscient, ne conceptualisent pas la mort – voulant en fait, je crois, ainsi signifier que le désir infantile inconscient, en tant que tel, crie : je veux perdurer infiniment dans mon être. Les pulsions, leurs processus primaires, agissent dans leur présent hors temps un exorcisme permanent d’une négation d’autant plus menaçante qu’elle semble abolie du champ des affects et des représentations. Je reprends quelques formulations du père sur le fils mort et la mère en larmes : « Tant mieux qu’il ne sache pas… ainsi pas mort – mort ridicule ennemie – qui ne peut infliger à l’enfant la notion que tu es ! Mort n’est rien… prière de mère “ que l’enfant ne sache pas ! ”… je me sens couché dans la tombe à côté de toi », « Les morts ne savent pas qu’ils sont morts – ni même qu’ils meurent – pour enfants du moins » [14]. Les phrases cherchent ici la forme de négation qui serait la plus juste sans la trouver : « ni même… du moins » [15]. Le regret fondamental se déplace du côté de la problématique de la séparation, mourir équivaudrait à disparaître aux yeux d’une mère qui s’en va : « Par connu mère, et fils ne m’a pas connu ! – image de moi autre que moi emporté en mort. » Il faut lire cette formulation condensée – voire énigmatique – à plusieurs reprises, parce qu’elle en dit plus long que les variations, toujours trop pathétiques et littéraires, sur ce qui risque alors d’être transformé en thématique éloignée du réel de l’expérience vécue – par exemple le poème Igitur[16], personnage grandiloquent et vaguement ridicule qui transgresse l’interdit maternel d’aller jouer au milieu des tombes et des corridors de l’enfance, et rejoint ses ancêtres épars, en cendres, sans noms. L’esthétique symboliste peut tomber dans le travers d’une posture trop narcissique de l’endeuillement.

17Relisons à nouveau : image de moi autre que moi emporté en mort.

Notes

  • [1]
    Winnicott, 1968, p. 202.
  • [2]
    Ibid., p. 199.
  • [3]
    Ibid., p. 200.
  • [4]
    Winnicott, 1951, p. 44.
  • [5]
    Chervet, 2009, p. 1364.
  • [6]
    Green, 1992, p. 232.
  • [7]
    Green, 1990, p. 238.
  • [8]
    Mallarmé S. (1886). Notes sur le théâtre (Hamlet, Pierrot assassin de sa femme). Revue indépendante, 1-2 : 37-44, pp. 38-39.
  • [9]
    Mallarmé S. (1879-1880). Pour un tombeau d’Anatole. Paris : Seuil, 1961, feuillets 77- 79.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    12. Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
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  • [16]
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Français

Cet article envisage les relations entre tentative de suicide à l’adolescence et relation symbiotique aux premiers objets, à partir de la façon dont un patient adulte est susceptible d’élaborer après-coup à la fois une tendance suicidaire de son adolescence, la reviviscence pubertaire de ses désirs œdipiens infantiles et la rémanence d’un mode symbiotique de relation.

Mots-clés

  • Après-coup
  • Enfant mort
  • Mallarmé
  • Œdipe
  • Suicide
  • Symbiose

Bibliographie

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François Richard
Co-directeur de la Revue Adolescence
www.revueadolescence.fr
Univ. Paris Diderot-Paris7, Sorbonne Paris Cité
CRPMS, EA 2374
75013 Paris, France
richard-franc@wanadoo.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0871
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