2Mes interventions se situent dans trois registres : tenter de faire des liens entre ses angoisses et les transformations de ses vécus par rapport aux relations avec ses parents, à son corps, à la sexualité ; explorer l’inhibition des expressions agressives, chez lui et au sein de sa famille, et le rôle que cela peut avoir dans ses doutes sur la réalité des choses (Winnicott, 1975) ; et échanger sur nos perceptions pendant les séances, pour en saisir les similitudes et les écarts, dans une ébauche de jeu partagé. Les deux premiers registres cependant rencontrent très peu d’écho chez Benoît.
3Ce qui est en effet frappant dans cette situation, c’est l’absence de conflictualité manifeste au sein de la cellule familiale comme au niveau de Benoît lui-même. Mais aussi l’impression de rationalité, voire de conformisme, qui se dégage des récits tant de Benoît que de ses parents. J’ai le sentiment que pour eux et pour Benoît, il n’y a pas grand-chose à dire ni à penser de leur vie, qui est ce qu’elle est… Et donc, rien non plus à déconstruire… Il n’y a pas davantage de rêverie, d’imaginaire communicable : seulement la succession des choses de la vie face auxquelles on s’adapte au mieux. Quant à la sexualité, Benoît me répond : « tout est normal », évoquant implicitement et évacuant la masturbation par une même formule condensée. Il n’a jamais eu de petite amie.
5Ce traitement d’un adolescent présentant une émergence psychotique avec des défenses obsessionnelles sur fond de fonctionnement opératoire, me pose des problèmes cliniques non résolus. En premier lieu, je suis frappé d’une sorte de « neutralité » transféro-contre-transférentielle, dans une dynamique qui ne s’« ouvre » pas, du fait de la difficulté d’installer un espace de jeu associatif. Dès lors, le cadre se distend, sans cependant s’interrompre. Il paraît même être toujours porteur d’un potentiel, mais auquel nous n’accédons pas… d’une certaine manière, je dirais que, tout comme Benoît cherche à habiter son psychisme, son corps et son monde, je cherche à faire exister au sein de nos entretiens un processus d’investissement d’une réalité psychique à la fois incarnée dans un lien transféro-contre-transférentiel et pouvant s’historiciser.
6Cette situation met en évidence, me semble-t-il, la place de l’hallucination négative, inaugurale dans cet épisode de dépersonnalisation-déréalisation, active dans sa pérennisation, ainsi que dans la neutralisation du champ transféro-contre-transférentiel.
7Inaugurale, l’hallucination négative survient au moment où, à l’école, Benoît passe du couloir à la salle de classe. Elle paraît se substituer à une angoisse claustrophobique qui ne parvient pas à s’organiser, indiquant l’insuffisance de la constitution de l’espace du fantasme. L’hallucination négative de la pénétration d’un espace claustrophobique emporterait alors avec elle la représentation-source d’angoisse, liée à une excitation elle-même anéantie, selon le mécanisme postulé par A. Green : « La réalité accorderait alors à la représentation inconsciente, dans les situations à l’origine de l’hallucination négative, une dangereuse prééminence qui, limitant son apparition à la conscience, juge néanmoins indispensable de couper ses liens à la perception et pousserait au désaveu de celle-ci » [2].
8Rapportée à l’histoire précoce de Benoît, l’hallucination négative pourrait renvoyer à un débordement psychique de sa mère, dans un contexte d’isolement dans les premiers mois de sa vie, se traduisant par le « blanc » d’un retrait opératoire face aux cris harcelants de son bébé. Les cliniques des relations précoces montrent en effet des modes de réponse des parents, confrontés à la menace que peut représenter pour eux la vie psychique « hurlante » du bébé, qui tendent à « neutraliser » les émotions exprimées et suscitées par le bébé dans un registre de l’excès [3]. Cette neutralisation peut être vécue par celui-ci comme négativation de son expérience. Dans une telle occurrence, une modalité défensive consiste en une coupure radicale du monde extérieur, dans un registre de dépression primaire ou de retrait autistique. Une autre modalité, moins radicale, consisterait pour le bébé à se couper de toutes les émotions renvoyant à l’expérience traumatique d’une réponse de l’objet par négativation et neutralisation, cette seconde modalité s’accompagnant souvent alors d’un surinvestissement cognitif compensatoire. L’enfant « sage comme une image » masquerait par la suite l’absence de réflexion et de liaison d’une excitation effractante. L’irruption pubertaire et l’adolescence, subvertissant le « sage », troubleraient l’image, laissant émerger le vide représentatif.
9L’hallucination négative constituerait alors un mode d’intériorisation d’un effacement psychique et émotionnel de l’objet, dont les traces feraient retour dans des manifestations corporelles cependant coupées des représentations de choses et de mots. Chez Benoît, les vertiges de la période pubertaire signeraient ainsi le retour hallucinatoire d’angoisses de chute, combattues par la coupure des afférences visuelles et par une auto-sensorialité kinesthésique. Les crises migraineuses pourraient, quant à elles, correspondre à une localisation, dans la sensation douloureuse, d’une excitation indifférenciée, s’accompagnant d’une coupure, cette fois « auto », des afférences visuelles, secondairement requalifiée en angoisse de castration. Enfin, la séquence « impressions » (l’hallucination négative emportant du même coup les représentations-affects plus différenciées) – surinvestissement des perceptions visuelles – « questions » obsédantes – constituerait une tentative d’inverser la valence du perceptif pour combler le « blanc » représentatif résultant de l’hallucination négative, mais avec pour seul effet d’enclencher des doutes compulsifs signalant la pérennisation de la déliaison sous-jacente.
10Comme le rappelle A. Green (1993), « […] le langage est à la fois une représentation et une perception » [4], et l’hallucination négative de la pensée pourrait aboutir à ce que les mots soient sensoriellement perçus, mais coupés de leur sens, c’est-à-dire de toute connexion aux réseaux des pensées préconscientes-inconscientes. « Le langage devient alors […] le lieu du désaveu de pensée, subversion du jugement et création d’un autre moi – un second moi pour le moi – où sa capacité réflexive, au lieu de prendre corps à l’occasion du rapport à l’objet, s’applique à elle-même un clivage qui scinde le moi, non seulement de lui-même, mais de l’autre moi qu’il a créé » [5]. L’hypothèse développée par A. Green (1993) de la constitution, par l’hallucination négative de la mère, d’une structure encadrante du psychisme, pose la question d’une désorganisation par excès d’un mécanisme intervenant dans le développement psychique précoce, fondé sur la défense très primitive que constitue le double retournement (renversement sur la personne propre et retournement en son contraire). Cette perspective a le mérite de pointer le caractère instable, voire paradoxant et potentiellement confusionnant, de ce mécanisme dans sa forme primitive (qu’A. Green qualifie de « décussation » [6]), dans la mesure où il « […] réalise un croisement afin que ce qui est intérieur puisse être traité comme est traité ce qui est issu de l’extérieur, à la condition, pour l’intérieur, de pouvoir être perçu comme de l’extérieur, sans fusion de l’un et de l’autre » [7], première ébauche, instable et dès lors compulsivement sollicitée, de différenciation dedans-dehors.
11Dans le travail thérapeutique avec Benoît, ne sommes-nous pas confrontés à l’effet à la fois contenant, encadrant (Green, 1966-1967) de l’hallucination négative, et à l’obstacle infranchissable qu’elle oppose à l’associativité, à la représentation et à l’affect, nous maintenant dans un registre d’allure opératoire ? Rappelons qu’A. Green posait la question, à propos de l’alexythymie ou alexithymie, d’une « […] négativation possible des sensations liées au corps propre et à l’affect » [8]. On peut aller plus loin et se demander si les symptômes corporels ne constitueraient pas un mode de retour, sous forme de sensations somatiques, de l’affect disparu. Ils pourraient également avoir pour fonction de rétablir une « habitation » (Winnicott, 1945) corporelle menacée par une indifférenciation entre le Self et l’environnement, comme elle se rencontre dans certains tableaux mélancoliques (syndrome de Cotard). A. Green (1993) parle à cet égard d’une « dépsychisation somatisante » et de « recorporation régressive » face à la désorganisation de la perception résultant de l’hallucination négative [9].
12Enfin, dans quelle mesure l’hallucination négative de l’affect ne pourrait-elle pas contaminer également le contre-transfert ? Ma position très « observatrice » dans le travail avec Benoît ne reflèterait-elle pas une tendance à l’effacement de la perception de mes propres affects, mais empêchant également de soutenir l’activité associative de liaison de l’actuel au sexuel infantile ?
Notes
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[1]
Acronyme en anglais de Short Message Service (Service de Messagerie Succinct).
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[2]
Green, 1993, p. 263.
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[3]
Je remercie André Carel qui a introduit cette perspective éclairante dans la discussion de cette situation lors du XIXe colloque des ARCS - Françoise Brette, 30 janvier-1er février 2015, « Le corps, le lien et le transfert narcissique dans la cure » organisé par le Groupe Lyonnais de Psychanalyse Rhône-Alpes (GLPRA) et l’Institut de Psychanalyse de Lyon-SPP, Arc 1800. Elle prolonge l’hypothèse d’A. Green pour qui la carence de l’objet primaire peut entraîner « […] la destruction de toute représentation qui signifie la perte de tout espoir d’une réalisation hallucinatoire de désir » (Green, 1993, p. 250).
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[4]
Ibid., p. 263.
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[5]
Ibid., p. 259.
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[6]
Ibid., p. 280.
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[7]
Ibid., p. 281.
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[8]
Ibid., p. 234.
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[9]
Ibid., p. 259.