CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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La situation qui servira de point de départ à cette réflexion est celle d’un jeune homme de dix-sept ans, que j’appellerai Benoît, qui me consulte avec ses parents à la suite de la survenue, un an plus tôt, d’angoisses de dépersonnalisation et de déréalisation, qu’il appelle ses « impressions ».
Les épisodes d’angoisse apparaissent plus nettement pathologiques, chez un enfant décrit comme « anxieux » à partir de la période pubertaire, et se manifestent par des troubles somatiques qui déclenchent des craintes obsédantes. Ce sont d’abord, vers douze-treize ans, des vertiges qui amènent des mesures de réassurance, comme fermer les yeux, rester en appui sur une jambe. Puis, entre ses quatorze et seize ans, des migraines ophtalmiques prennent le relais. Benoît a eu environ une vingtaine de crises en deux ans et demi, accompagnées de troubles visuels durant environ une heure. Entre ces crises, Benoît restait angoissé à l’idée de perdre la vision et était constamment à l’affût de signes avant-coureurs des crises : il examinait ainsi la paume de sa main de manière itérative pour vérifier la précision de sa vision, et évitait par exemple de regarder les voitures en face pour ne pas être ébloui par les phares.
Ces crises migraineuses ont complètement disparu depuis la survenue des angoisses de déréalisation et de dépersonnalisation. Ces dernières ont débuté un an avant la consultation, à la suite d’un « malaise » survenu à l’école : Benoît monte l’escalier du bâtiment scolaire, les élèves se rassemblent dans le couloir devant la salle de classe avant d’entrer. Puis, Benoît se retrouve dans la salle de classe, avec un sentiment d’irréalité, de distance, d’extériorité par rapport à la situation. Il n’a aucun souvenir de ce qui s’est passé entre le moment où il était dans le couloir et celui où il s’est retrouvé en classe. À partir de là, de cette sorte d’absence, Benoît est envahi par des angoisses obsédantes : est-ce que ce qu’il vit, et a toujours vécu, est la réalité, ou bien quelque chose d’artificiel, une scène d’un film qui, à un moment ou un autre, va s’arrêter ? Ces questions sur la réalité des choses et leur pérennité, que Benoît appelle ses « impressions », prennent des formes diverses et infinies.
Sa souffrance est extrême : Benoît est blême, figé par l’angoisse, entièrement envahi par ces questions lancinantes, il ne dort plus, chaque instant de sa vie est une torture, étranger à lui-même et aux autres, dans l’imminence d’une catastrophe qui confirmerait ses pires craintes : qu’il s’avère que rien n’existe, que tout est faux, pure apparence, et que tout ce qu’il a cru être sa vie, ses liens, sa réalité, s’efface dans un brouillard d’où émergerait le néant. Il continue à aller à l’école, mais est constamment parasité par ses angoisses et ses doutes, ainsi que par ses craintes de « perdre le contrôle », de commettre des actes violents pour tester la réalité de ce qui l’entoure : lancer un cahier, renverser une chaise, casser un carreau. Pour arriver à se contrôler, il envoie des dizaines de SMS [1] à son père et sa mère pour leur décrire ce qu’il ressent, leur demander s’ils pensent qu’il va tenir le coup, et le rassurer sur le fait qu’ils viendront le chercher si il « disjoncte ». Les parents sont eux-mêmes complètement débordés, ils le disent mais ne le laissent pas paraître, se montrant très calmes et s’exprimant avec mesure, parcimonie, s’efforçant de ne pas montrer d’angoisse.
L’entretien fait progressivement apparaître un univers familial très uni, des parents extrêmement attentifs à leurs enfants, soucieux de dialogue, de concertation, de respect authentique de leur personne, mais aussi pleins d’inquiétude à l’égard d’un monde vécu comme rude, dangereux. L’évitement des conflits et de l’agressivité est un caractère partagé par ces deux parents. L’anamnèse familiale relève un isolement de la mère au moment de la naissance de Benoît : ses parents dans une ville éloignée, son mari accaparé par un métier lui imposant de longs et fréquents séjours loin de sa famille, et elle-même devant terminer ses études tout en s’occupant seule de son bébé. Un bébé, dit-elle, qui pleurait beaucoup et ne supportait pas d’être seul…
Au fil des semaines, l’angoisse de Benoît diminue, mais les phénomènes qui le tourmentent restent très présents : impression de voir le monde derrière un écran, doutes quant à la tridimensionnalité des êtres et des choses. Benoît finit par pouvoir les formuler ainsi : « Maintenant, je sais que je suis “ moi ” » et que les autres sont “ ils ”. Mais je ne peux pas être sûr que les autres se sentent être “ moi ” et me voir moi comme “ ils ”. » Il ne harcèle plus autant ses parents et garde ses questions pour nos entretiens qui semblent un peu le rassurer.

2Mes interventions se situent dans trois registres : tenter de faire des liens entre ses angoisses et les transformations de ses vécus par rapport aux relations avec ses parents, à son corps, à la sexualité ; explorer l’inhibition des expressions agressives, chez lui et au sein de sa famille, et le rôle que cela peut avoir dans ses doutes sur la réalité des choses (Winnicott, 1975) ; et échanger sur nos perceptions pendant les séances, pour en saisir les similitudes et les écarts, dans une ébauche de jeu partagé. Les deux premiers registres cependant rencontrent très peu d’écho chez Benoît.

3Ce qui est en effet frappant dans cette situation, c’est l’absence de conflictualité manifeste au sein de la cellule familiale comme au niveau de Benoît lui-même. Mais aussi l’impression de rationalité, voire de conformisme, qui se dégage des récits tant de Benoît que de ses parents. J’ai le sentiment que pour eux et pour Benoît, il n’y a pas grand-chose à dire ni à penser de leur vie, qui est ce qu’elle est… Et donc, rien non plus à déconstruire… Il n’y a pas davantage de rêverie, d’imaginaire communicable : seulement la succession des choses de la vie face auxquelles on s’adapte au mieux. Quant à la sexualité, Benoît me répond : « tout est normal », évoquant implicitement et évacuant la masturbation par une même formule condensée. Il n’a jamais eu de petite amie.

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Voici en très résumé les grandes lignes de la psychothérapie de Benoît, étalée sur une période de trois ans. Après deux mois d’entretiens hebdomadaires, Benoît termine son année et réussit ses examens. Au malaise initial a succédé une période où, comme il le dit : « Mon esprit était en dehors de mon corps, puis maintenant c’est comme si mon esprit revenait dans mon corps. » Un corps qu’il redécouvre, par ses perceptions et ses sensations, lui laissant à franchir une étape où, dit-il, il « serait » lui-même son corps.
Les moments de malaise plus importants sont liés à des changements d’ambiance, quand il passe d’une pièce animée à une pièce calme, quand il enlève ses lunettes de soleil, quand quelqu’un entre dans une pièce où il se trouve seul : à chaque fois, c’est comme une rupture de sa « bulle », une discontinuité de son enveloppe.
Il doit également éviter de penser à ce qu’il perçoit, sinon – selon ses mots –, il « entre dans un mode spectateur » avec une augmentation des « impressions ». Cependant nous relevons l’existence d’une certaine fascination liée au registre perceptif qui déclenche ses « impressions ». « Avant », en effet, « j’étais tout le temps le “ je acteur ”, je réfléchissais mais je n’avais pas encore goûté à ce deuxième “ je ”, le “ je spectateur ”. C’est comme une drogue, comme si je ne pouvais pas m’en passer ». Benoît s’efforce aussi d’éviter de penser à ce qu’il est en train de vivre, sans quoi immédiatement sa pensée commence à mettre en doute la réalité de ce qu’il est en train de penser. Il remarque enfin que ses doutes, qu’il appelle ses « questions », portent toujours sur le passé, même immédiat, ainsi que sur les représentations globales plutôt que sur les perceptions partielles (par exemple, il ne doute pas de la couleur de la pomme, mais de l’existence de la pomme elle-même).
En septembre, il entre en dernière année d’école secondaire : les entretiens hebdomadaires se poursuivent, mais leur tonalité « opératoire » est de plus en plus manifeste. Benoît me propose une sorte de compte rendu de sa vie quotidienne en rapport avec les fluctuations de ses angoisses, qu’il s’attache à décrire le plus précisément possible. La tonalité affective est celle d’une tension et d’une angoisse sous-jacentes, mais tenues à distance par son discours très secondarisé, ne laissant pas de place à des contenus plus affectifs. Rien n’évolue vraiment mais sans pour autant faire de vagues. Benoît doit faire un effort quotidien pour aller vers les autres et pour rester présent « dans » les choses, y compris par exemple quand il fait une activité sportive…
En janvier, Benoît demande à espacer les séances pour ne plus venir qu’à des rendez-vous tous les quinze jours. Au cours des mois qui suivent, il est assez découragé par la recrudescence des « impressions ». Est-ce qu’il lutte pour rien ? Est-ce que ça ne passera jamais ? Les « impressions » restent très fortes, c’est difficile à vivre. Il y a comme un voile entre lui et sa vie, où tout se poursuit, mais a minima : les copains, le sport, les filles, les projets... Les « impressions » ne concernent plus la réalité du monde mais uniquement le fait de ne pas se sentir dans son corps. Il parle de « moi corporel » et de « moi esprit » qui ne coïncident pas. Le clivage est plus circonscrit qu’avant, ce n’est plus seulement une impression « d’être en arrière », mais de n’être que dans sa tête, et pas dans le reste de son corps. Un « moi » localisé, retiré dans sa tête, qui observe le « moi corporel » qui agit, mais en lui enlevant le goût de l’action...
En juin, Benoît réussit ses examens sans difficulté et termine donc sa scolarité secondaire. Il hésite entre plusieurs études universitaires, toutes scientifiques. Par contre, il est bien décidé à entreprendre ses études dans une université à l’étranger. C’est le plus important pour lui.
À partir de la rentrée de septembre, Benoît est inscrit en faculté des sciences dans une université d’un pays voisin, d’où il peut rentrer chez lui les week-ends. Il loge dans un appartement qu’il partage avec un autre étudiant. Je suis surpris que le départ de la maison familiale se fasse aussi facilement, sans susciter de vagues ni chez Benoît, ni apparemment chez ses parents. Il m’annonce que, du fait de ce déménagement, il ne pourra pas venir me voir plus d’une fois par mois, et seulement en fin de semaine.
La première moitié de son année académique est marquée par le plaisir de se sentir autonome dans une ville où l’activité étudiante est importante. Il aime parler une autre langue, dans laquelle il s’immerge avec un sentiment de renouveau. Il s’entend bien avec son colocataire, apprécie l’ambiance qui règne entre les étudiants, dans laquelle il se sent reconnu et valorisé. La seconde moitié de l’année est plus mitigée, Benoît pense qu’il n’a pas fait le bon choix d’études, les sciences « dures » qu’il ingurgite à doses massives le lassent. La perspective d’un échec se précise, il est triste à l’idée de devoir abandonner cette ville, son ambiance qu’il aime et dans laquelle il se sent bien. Je ne le vois plus qu’une fois par trimestre : il met en avant la nécessité d’un investissement exclusif de ses études pour repousser les rendez-vous.
En septembre, il se confirme qu’il a échoué sa première année d’études universitaires. Il change d’orientation, optant pour des études où il espère trouver davantage de « dimension humaine » et moins d’abstraction. Les trois ou quatre entretiens, répartis sur l’année qui suit, sont assez routiniers, bien que rien n’aille vraiment mieux.
À partir de l’été suivant, ayant réussi sa première année d’université, Benoît reprend des rendez-vous plus réguliers, au moins tous les mois. Cette réanimation relative de nos entretiens est associée à une relance de la réflexion sur ses troubles psychiques. Mais aussi au fait qu’il a rencontré une fille : depuis la fin des vacances, Benoît a une petite amie dont il est amoureux. Il s’agit d’une jeune fille dont il s’était écarté l’année précédente, car il était amoureux d’elle alors qu’elle lui avait dit n’éprouver pour lui que des sentiments amicaux. C’est elle qui est revenue vers lui. Pendant trois semaines, il a été très amoureux, et il se sentait alors davantage dans le présent. Puis il y a eu une soirée, fin octobre, au cours de laquelle, selon lui, il ne s’est rien passé de spécial, mais qui a été suivie le lendemain par, dit-il : « Un pic des impressions, qui sont restées même quand je suis avec elle. » Depuis, ils se voient assez peu, étant l’un comme l’autre très pris par leurs études et des examens très sélectifs. Leur relation amoureuse est cependant investie, mais sur un mode très contrôlé.
Benoît définit les « impressions » beaucoup plus clairement en termes de vécu corporel : « C’est comme si quelque chose n’était pas normal dans le monde ou en moi, […] il y a toujours une petite distance entre moi et la réalité, et entre moi et mon corps, […] je n’arrive pas à être un […] j’ai l’impression de ne rien être dans mon corps. » Benoît évoque une angoisse non pas de perdre les choses de la réalité, mais de perdre quelque chose de lui-même. « J’ai besoin de toujours tout analyser par rapport à moi, de me situer par rapport aux choses, et pas de situer les choses par rapport à moi. Je dois chercher où je me situe par rapport à ce réel, il y a mon deuxième “ moi ” qui observe et est chargé de me rassurer “ oui, Benoît, cet ami à qui tu parles est bien devant toi ”. Je dois toujours être dans le contrôle, cela me pompe beaucoup d’énergie […] il faudrait que je trouve une autre manière de percevoir le monde que le stress […] c’est impossible de me laisser aller, il y a toujours comme une petite voix en moi qui met tout à distance, […] je suis étranger à mon corps, et étranger aux situations […] je vis, mais je ne profite pas de la vie ».

5Ce traitement d’un adolescent présentant une émergence psychotique avec des défenses obsessionnelles sur fond de fonctionnement opératoire, me pose des problèmes cliniques non résolus. En premier lieu, je suis frappé d’une sorte de « neutralité » transféro-contre-transférentielle, dans une dynamique qui ne s’« ouvre » pas, du fait de la difficulté d’installer un espace de jeu associatif. Dès lors, le cadre se distend, sans cependant s’interrompre. Il paraît même être toujours porteur d’un potentiel, mais auquel nous n’accédons pas… d’une certaine manière, je dirais que, tout comme Benoît cherche à habiter son psychisme, son corps et son monde, je cherche à faire exister au sein de nos entretiens un processus d’investissement d’une réalité psychique à la fois incarnée dans un lien transféro-contre-transférentiel et pouvant s’historiciser.

6Cette situation met en évidence, me semble-t-il, la place de l’hallucination négative, inaugurale dans cet épisode de dépersonnalisation-déréalisation, active dans sa pérennisation, ainsi que dans la neutralisation du champ transféro-contre-transférentiel.

7Inaugurale, l’hallucination négative survient au moment où, à l’école, Benoît passe du couloir à la salle de classe. Elle paraît se substituer à une angoisse claustrophobique qui ne parvient pas à s’organiser, indiquant l’insuffisance de la constitution de l’espace du fantasme. L’hallucination négative de la pénétration d’un espace claustrophobique emporterait alors avec elle la représentation-source d’angoisse, liée à une excitation elle-même anéantie, selon le mécanisme postulé par A. Green : « La réalité accorderait alors à la représentation inconsciente, dans les situations à l’origine de l’hallucination négative, une dangereuse prééminence qui, limitant son apparition à la conscience, juge néanmoins indispensable de couper ses liens à la perception et pousserait au désaveu de celle-ci » [2].

8Rapportée à l’histoire précoce de Benoît, l’hallucination négative pourrait renvoyer à un débordement psychique de sa mère, dans un contexte d’isolement dans les premiers mois de sa vie, se traduisant par le « blanc » d’un retrait opératoire face aux cris harcelants de son bébé. Les cliniques des relations précoces montrent en effet des modes de réponse des parents, confrontés à la menace que peut représenter pour eux la vie psychique « hurlante » du bébé, qui tendent à « neutraliser » les émotions exprimées et suscitées par le bébé dans un registre de l’excès [3]. Cette neutralisation peut être vécue par celui-ci comme négativation de son expérience. Dans une telle occurrence, une modalité défensive consiste en une coupure radicale du monde extérieur, dans un registre de dépression primaire ou de retrait autistique. Une autre modalité, moins radicale, consisterait pour le bébé à se couper de toutes les émotions renvoyant à l’expérience traumatique d’une réponse de l’objet par négativation et neutralisation, cette seconde modalité s’accompagnant souvent alors d’un surinvestissement cognitif compensatoire. L’enfant « sage comme une image » masquerait par la suite l’absence de réflexion et de liaison d’une excitation effractante. L’irruption pubertaire et l’adolescence, subvertissant le « sage », troubleraient l’image, laissant émerger le vide représentatif.

9L’hallucination négative constituerait alors un mode d’intériorisation d’un effacement psychique et émotionnel de l’objet, dont les traces feraient retour dans des manifestations corporelles cependant coupées des représentations de choses et de mots. Chez Benoît, les vertiges de la période pubertaire signeraient ainsi le retour hallucinatoire d’angoisses de chute, combattues par la coupure des afférences visuelles et par une auto-sensorialité kinesthésique. Les crises migraineuses pourraient, quant à elles, correspondre à une localisation, dans la sensation douloureuse, d’une excitation indifférenciée, s’accompagnant d’une coupure, cette fois « auto », des afférences visuelles, secondairement requalifiée en angoisse de castration. Enfin, la séquence « impressions » (l’hallucination négative emportant du même coup les représentations-affects plus différenciées) – surinvestissement des perceptions visuelles – « questions » obsédantes – constituerait une tentative d’inverser la valence du perceptif pour combler le « blanc » représentatif résultant de l’hallucination négative, mais avec pour seul effet d’enclencher des doutes compulsifs signalant la pérennisation de la déliaison sous-jacente.

10Comme le rappelle A. Green (1993), « […] le langage est à la fois une représentation et une perception » [4], et l’hallucination négative de la pensée pourrait aboutir à ce que les mots soient sensoriellement perçus, mais coupés de leur sens, c’est-à-dire de toute connexion aux réseaux des pensées préconscientes-inconscientes. « Le langage devient alors […] le lieu du désaveu de pensée, subversion du jugement et création d’un autre moi – un second moi pour le moi – où sa capacité réflexive, au lieu de prendre corps à l’occasion du rapport à l’objet, s’applique à elle-même un clivage qui scinde le moi, non seulement de lui-même, mais de l’autre moi qu’il a créé » [5]. L’hypothèse développée par A. Green (1993) de la constitution, par l’hallucination négative de la mère, d’une structure encadrante du psychisme, pose la question d’une désorganisation par excès d’un mécanisme intervenant dans le développement psychique précoce, fondé sur la défense très primitive que constitue le double retournement (renversement sur la personne propre et retournement en son contraire). Cette perspective a le mérite de pointer le caractère instable, voire paradoxant et potentiellement confusionnant, de ce mécanisme dans sa forme primitive (qu’A. Green qualifie de « décussation » [6]), dans la mesure où il « […] réalise un croisement afin que ce qui est intérieur puisse être traité comme est traité ce qui est issu de l’extérieur, à la condition, pour l’intérieur, de pouvoir être perçu comme de l’extérieur, sans fusion de l’un et de l’autre » [7], première ébauche, instable et dès lors compulsivement sollicitée, de différenciation dedans-dehors.

11Dans le travail thérapeutique avec Benoît, ne sommes-nous pas confrontés à l’effet à la fois contenant, encadrant (Green, 1966-1967) de l’hallucination négative, et à l’obstacle infranchissable qu’elle oppose à l’associativité, à la représentation et à l’affect, nous maintenant dans un registre d’allure opératoire ? Rappelons qu’A. Green posait la question, à propos de l’alexythymie ou alexithymie, d’une « […] négativation possible des sensations liées au corps propre et à l’affect » [8]. On peut aller plus loin et se demander si les symptômes corporels ne constitueraient pas un mode de retour, sous forme de sensations somatiques, de l’affect disparu. Ils pourraient également avoir pour fonction de rétablir une « habitation » (Winnicott, 1945) corporelle menacée par une indifférenciation entre le Self et l’environnement, comme elle se rencontre dans certains tableaux mélancoliques (syndrome de Cotard). A. Green (1993) parle à cet égard d’une « dépsychisation somatisante » et de « recorporation régressive » face à la désorganisation de la perception résultant de l’hallucination négative [9].

12Enfin, dans quelle mesure l’hallucination négative de l’affect ne pourrait-elle pas contaminer également le contre-transfert ? Ma position très « observatrice » dans le travail avec Benoît ne reflèterait-elle pas une tendance à l’effacement de la perception de mes propres affects, mais empêchant également de soutenir l’activité associative de liaison de l’actuel au sexuel infantile ?

Notes

  • [1]
    Acronyme en anglais de Short Message Service (Service de Messagerie Succinct).
  • [2]
    Green, 1993, p. 263.
  • [3]
    Je remercie André Carel qui a introduit cette perspective éclairante dans la discussion de cette situation lors du XIXe colloque des ARCS - Françoise Brette, 30 janvier-1er février 2015, « Le corps, le lien et le transfert narcissique dans la cure » organisé par le Groupe Lyonnais de Psychanalyse Rhône-Alpes (GLPRA) et l’Institut de Psychanalyse de Lyon-SPP, Arc 1800. Elle prolonge l’hypothèse d’A. Green pour qui la carence de l’objet primaire peut entraîner « […] la destruction de toute représentation qui signifie la perte de tout espoir d’une réalisation hallucinatoire de désir » (Green, 1993, p. 250).
  • [4]
    Ibid., p. 263.
  • [5]
    Ibid., p. 259.
  • [6]
    Ibid., p. 280.
  • [7]
    Ibid., p. 281.
  • [8]
    Ibid., p. 234.
  • [9]
    Ibid., p. 259.
Français

S’appuyant sur les difficultés thérapeutiques rencontrées dans le traitement d’un épisode de dépersonnalisation-déréalisation chez un adolescent de dix-sept ans, l’auteur élabore quelques hypothèses sur la place, la genèse et les effets de l’hallucination négative dans l’émergence psychotique à l’adolescence.

Mots-clés

  • Dépersonnalisation
  • Déréalisation
  • Émergence psychotique
  • Hallucination négative
  • Neutralisation
  • Moi corporel

Bibliographie

  • green a. (1966-1967). Le narcissisme primaire : structure ou état. In : Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris : Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 80-132.
  • green a. (1993). Le travail du négatif et l’hallucinatoire : l’hallucination négative. In : Le travail du négatif. Paris : Les Éditions de Minuit, pp. 217-287.
  • winnicott d. w. (1945). Le développement affectif primaire. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1989, pp. 57-71.
  • winnicott d. w. (1975). Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris : Gallimard, 1995.
Jean-Paul Matot
95, av. des Lilas
1410 Waterloo, Belgique
jpmatot@skynet.be
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0849
Pour citer cet article
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