1Je suis honoré, cher Vincenzo, de discuter ta belle présentation qui entre en résonance avec mes recherches cliniques. Ton thème est en lui-même parlant : « Développement à long terme selon trois perspectives : Évaluation clinique, supervision et traitement psychanalytique ». Je vais transformer cette tripartition en une autre : Diagnostic et histoire clinique/Multifocalité/Interprétation du trouble de l’identification primaire.
Diagnostic et histoire clinique
2Vincenzo Bonaminio se réfère à la continuité – et donc à la discontinuité – d’être selon D. W. Winnicott (1958). L’environnement maternel est non sécurisant, intrusif même : « C’est un enfant particulièrement agité accompagné de parents franchement angoissés […] la raison de la consultation est la suivante : des attaques de panique et d’angoisse lorsque l’enfant doit traverser un parc, […] fréquenté par des toxicomanes. […] [la mère] a peur que l’enfant se pique avec les aiguilles de seringues laissées là […] [cet enfant est colonisé par les angoisses maternelles. La mère] a subi une hystérectomie, et ce premier élément constitue une rupture de la continuité d’être entre mère et fils […]. De plus s’installe, […] l’image mortifère d’un petit frère non né […] ». Lorsque cette mère rapporte qu’elle craint que l’enfant « se pique » avec les aiguilles des toxicomanes, Vincenzo Bonaminio établit un lien avec le petit frère promis mais non né, et, à un niveau plus inconscient, avec une ambivalence mortifère à l’œuvre chez cette femme. Il fait une construction : « Bernard a pu forger le fantasme inconscient que sa mère “ veuille ” sa mort, puisqu’elle ne pensait qu’à ça » – qu’il garde pour lui, tant les mots de la mère semblent avoir sur l’enfant un impact littéral. Le petit Bernard se sent piqué, il est piqué (en français : il est fou). La projection maternelle génère chez l’enfant des fonctionnements psychotiques ou plus exactement un défaut de continuité d’être parce que la projection maternelle n’est pas suffisamment contrecarrée par une autre continuité d’être, celle que procure l’identification primaire au père.
3Freud (1921), à propos de la façon dont un petit garçon prend son père comme idéal, utilise l’expression Subjeckt das Ich. Le père serait pour le fils un « sujet […] du Moi », c’est-à-dire, selon ma lecture de ce texte, un autre sujet, un sujet autre, qui introduit l’enfant au sens de sa propre singularité psychique. Il distingue cette relation subjectalisante fondatrice de la relation plus ordinaire au père, objectale : « Il est facile d’énoncer en une formule la différence entre une telle identification au père et un choix d’objet portant sur le père. Dans le premier cas le père est ce qu’on voudrait être, dans le second ce qu’on voudrait avoir. Ce qui fait donc la différence, c’est que la liaison s’attaque au sujet ou à l’objet du moi » [1]. Dans sa rencontre avec la forme narcissisante de l’idéal du moi, l’enfant trouve un sujet pour son moi, entre désirer être comme son père et souhaiter l’avoir parce qu’il l’aime. À certains égards ce mouvement psychique freudien s’apparente au trouvé-créé winnicottien. Ce que l’on nomme par une facilité de langage issue de la phénoménologie « intersubjectivité » correspond ici à une efficience de l’identification au père qui va au-delà d’un simple mimétisme, jusqu’à un contact interpsychique fondateur. Il existe parallèlement une identification primaire à la mère.
4Le père de Bernard, fier de sa position de chef de gendarmerie, est destitué – catastrophe, « castration sociale » pour toute la famille. Les parents sombrent dans l’alcoolisme. Rupture de continuité d’être aussi bien chez la mère que chez le père, perte de capacité de ce dernier à représenter pour son fils un « sujet » pour son moi émergent.
5« Trois-quatre ans plus tard, […] l’enfant tombe de son vélo, il a une fracture multiple et ouverte au péroné, et séjourne longuement à l’hôpital ; dans son récit l’enfant valorise de façon maniaque cette hospitalisation, […] pendant cette période se produit une fracture interne de nature psychologique qui accompagne la fracture du péroné ». On peut penser que cette fracture actualise une cassure structurelle préexistante, on peut aussi préférer raisonner en termes plus processuels. Bernard marche dans les pas de son père, se présente à un examen pour entrer à l’École Militaire. À la question d’un test – « Entendez-vous des voix ? » Il répond : – « Oui ». Se sabote-t-il, comme l’écrit Vincenzo – conduite borderline – ou bien a-t-il traversé un épisode hallucinatoire psychotique ? Sans doute les deux – entre psychose et état-limite – subissant une répétition de ce qui s’est mal constitué de l’identification à un père caricaturalement puissant (chef de gendarmerie) réduit à l’impuissance, le fils cherchant à la compenser imaginairement (devenir pilote pour bombarder la gendarmerie qui a destitué le père).
6Le premier superviseur meurt d’un cancer, la première psychothérapeute abandonne la profession à la suite d’une dépression occasionnée par la mort accidentelle, brutale, de son mari. Tout se passe comme si, au-delà du père et de la mère, tous les interlocuteurs de Bernard étaient défaillants.
7Bernard rencontrera plusieurs années plus tard Vincenzo Bonaminio en tant que thérapeute. « Il [lui] expose des symptômes graves : il entend des voix au moment de s’endormir et de s’éveiller […] », « […] il a l’impression que quelqu’un l’appelle […] » – ici Vincenzo Bonaminio précise : « Il me parle ». C’est très important. Bernard délire une voix et Vincenzo Bonaminio entend un garçon qui lui parle. Un dialogue peut alors s’articuler. La parole de Bernard ne se noie plus – moins en tout cas – dans la confusion et le délire qui résultaient de l’absence d’interlocuteur valable : « Je lui propose une psychothérapie à trois séances par semaine qu’il accepte » – le psychanalyste s’implique subjectivement, il incarne le père en tant que « Subjeckt das Ich » (Freud, 1921) : « […] je me sens assez désespéré dans le contre-transfert pour avoir pris un cas que j’estime très grave qui m’a été “ livré ” par le destin et par ces morts successives. Les ruptures se sont aussi mes ruptures à moi, celles que j’ai subies. […]. Je tentai de le rassurer, en lui disant que je l’attendais même s’il arrivait en retard […] ».
8Est-ce un cas de névrose phobo-obsessionnelle, une psychose infantile guérie, ou un état-limite de l’enfance aménagé de façon viable à l’adolescence ? À mon avis, une prépsychose (Diatkine, 1969), une dysharmonie d’évolution (Misès, 1977) devenant, après une période troublée par des symptômes psychotiques, un jeune adulte capable de s’adapter aux tâches de la vie – un jeune adulte présentant comme beaucoup d’autres aujourd’hui une grande complexité d’organisation, à la fois des fonctionnements limites et une conflictualité œdipienne sans structuration névrotique stable (Richard, 2012). Le passage de la prépsychose infantile à une pathologie adolescente mixte, névrose/fonctionnements limites, prouve l’efficacité du travail psychanalytique.
9Vincenzo Bonaminio parle de cassure intrapsychique post-traumatique et de psychose recouverte par des défenses en faux self. Bernard souffre certainement de carences de l’environnement précoce, d’intrusion par des objets primaires parentaux pathologiques. En séance, il oscille entre une parole associative et l’interruption de l’associativité qui parfois s’avère dissociative. La puberté réveille la problématique psychotique – je préfère dire prépsychotique ou dysharmonique – de l’enfance. Bernard, lorsqu’il est confronté à l’image d’un père destitué et châtré, ainsi qu’atteint dans sa propre intégrité (la fracture de son péroné), recourt à des défenses psychotiques ou limites pour éviter de tomber dans une dépression profonde.
Multifocalité
10La thérapie de Bernard est discontinue à l’image de son histoire personnelle. Je crois que la multiplicité – finalement efficiente – de la prise en charge reflète, et même représente de façon symbolisante, la multiplicité des traumas cumulatifs et des clivages (clivage post-traumatique, clivage psychotique, micro-clivages plus aménageables des états-limites) à l’œuvre chez le patient.
11Vincenzo Bonaminio a été il y a vingt-huit ans le consultant du petit Bernard accompagné de ses parents. Il prescrivit une « intervention psychothérapique intensive » pour l’enfant – laquelle sera effectuée par quelqu’un d’autre – ainsi qu’une possibilité pour les parents de venir ensemble parler de leur enfant. La bifocalité (un consultant et une thérapeute différent pour un patient) s’élargit d’emblée en multifocalité, dans un premier temps assez simple : implication simultanée des parents autour de l’enfant en traitement principal. La multi- (ou pluri-) focalité se complique de façon imprévue : comme il n’y a pas de place disponible dans l’immédiat, le petit Bernard est adressé à un thérapeute en formation avec supervision. Il commence donc sa psychothérapie dans un dispositif particulier – l’écoute de sa parole est redoublée par l’écoute de la supervision, ce qui favorise sans doute une plus grande réflexivité et favorise les processus de tiercéité émergente. On retrouve ce redoublement dans un autre aspect : la reprise, à l’adolescence, du traitement interrompu dans l’enfance. Il existe donc plusieurs facteurs générateurs d’un niveau autre, méta. L’imprévu du côté des thérapeutes entre en coalescence avec les traumas ayant affecté la famille de Bernard (maladies, morts, accidents) : le superviseur meurt d’un cancer, la thérapeute demande alors à Vincenzo de le remplacer. « J’ai donc eu la possibilité [dit Vincenzo Bonaminio] de voir l’enfant […] à cinq-six ans, et ensuite vers les sept-huit ans je commence à suivre cette collègue en supervision. Ainsi j’ai alors non pas un regard direct sur la psychopathologie de l’enfant et sur son processus évolutif, […]. Je suis tout à fait conscient qu’à partir de ce moment je vais utiliser tantôt du matériel clinique tiré de mon propre contact clinique avec Bernard et sa famille, tantôt du matériel provenant de ma supervision […] ». Vincenzo Bonaminio nous montre comment un psychanalyste travaille avant tout avec ce qu’A. Green (1993) appelle le cadre interne, en se représentant l’ensemble des dispositifs imbriqués, en les réunissant dans sa pensée associative théorico-clinique. Le cadre interne contient la dissociativité psychique présente chez Bernard et chez ses parents : « À la fin de la supervision, j’estime que le traitement peut se terminer, l’enfant a acquis des résultats. La structure psychopathologique de fond demeure, mais les symptômes se sont réduits et l’enfant doit se préparer à la prépuberté. Nous décidons alors de terminer le traitement » – ici le nous représente une multifocalité devenue un véritable travail psychanalytique à plusieurs.
12Pendant les quelques vingt-cinq ans où j’ai travaillé dans le service de psychiatrie de l’adolescent dirigé par Ph. Jeammet dans un hôpital parisien, nous avons élaboré avec d’autres collègues (en particulier C. Chabert et A. Eiguer) une théorie et une technique de la La multi- (ou pluri-) focalité, dont je parle dans le dernier chapitre de mon livre récemment traduit en italien (Richard, 2014). Lorsqu’un patient est entouré d’intervenants multiples et distincts dans leurs fonctions, il bénéficie de repères pluriels introduisant utilement à la reconnaissance de différences organisatrices. Il s’agit alors de cerner ce type de clivage qui peut diviser un sujet en de nombreux modes de fonctionnement et amener à diffracter sa demande à la fois sur un psychiatre, sur un psychanalyste, mais aussi sur un éducateur ou un médecin, sur des thérapeutes pratiquant des psychothérapies autres que psychanalytiques, etc. Si on tient compte du caractère diffracté du transfert, il est plus aisé de déjouer un possible isolement du travail psychanalytique dans un espace de plus en plus exigu à côté d’autres interventions. La diffraction tient généralement à la prégnance d’une histoire familiale distordue par des contradictions et des secrets sur fond d’une confusion originaire du sens. Le clivage que j’évoque ici se caractérise par un surinvestissement de la réalité extérieure dans son aspect perceptible. La mère de Bernard « voit » littéralement son fils piqué par les seringues dans le jardin public. La destitution du père génère un choc massif, tandis que l’hystérectomie de la mère et la non-naissance du frère promis se situent sur le versant d’une perception négativée – et par la même d’autant plus insidieuse, ce que Vincenzo Bonaminio discerne puisqu’il les considère comme l’un des deux événements traumatiques (l’autre étant la destitution du père).
13Blessé en tombant de vélo, Bernard répond « oui » à la question « entendez-vous des voix ? » – la perception traumatique se métamorphose en hallucination. Ici commence la forte relation transférentielle avec Vincenzo Bonaminio, après plusieurs années d’interruption du traitement de Bernard. Avec l’adolescent, le transfert se distingue peu de la relation actuelle. L’art du psychanalyste consiste alors à repérer l’inconscient infantile comme à la fois complètement anachronique et tout à fait présent. Ainsi Vincenzo Bonaminio se montre extrêmement attentif aux variations en cours de l’économie psychique et libidinale de son patient, dans sa réalité externe relationnelle familiale et sociale, tout en évitant de tomber dans un banal soutien psychothérapique. À aucun moment il ne renonce à interpréter les contenus les plus angoissants. Le plus difficile est ici d’interpréter le transfert et dans le transfert, tout en parlant d’un lieu qui ne sera pas perçu par notre interlocuteur comme celui de son objet pulsionnel de transfert – ce que réussit à faire l’interprétation sur l’identification de Bernard à son analyste parce qu’elle est énoncée à la fois fortement et calmement, d’une façon qui montre au patient que s’il prend son analyste pour un père non châtré, la personne réelle de l’analyste a une singularité propre et ne se réduit pas au fantasme transféré. Le complexe d’Œdipe distordu, désarticulé, de Bernard est réorganisé grâce à cette intervention.
14Vincenzo Bonaminio agit de façon à ce que Bernard perçoive en permanence qu’il représente à la fois l’interprète en quête de sens et le Nebenmensch freudien, l’« être-humain-proche » qui répond de façon adéquate à la détresse, au désarroi d’un patient ayant souffert dans sa petite enfance de défaillances graves de l’entourage. À côté des interprétations énoncées, il y a beaucoup d’interprétations latentes. Ce sont celles-ci qui donnent lieu au besoin d’échanger entre collègues, dans la supervision puis dans notre discussion d’aujourd’hui. Nous poursuivons d’une autre façon, en un autre dispositif et un autre après-coup, le travail de soutien à une subjectivation fragile. Je pense à l’article de 1941 de D. W. Winnicott « L’observation des jeunes enfants dans une situation établie ». On y trouve sa conception de la consultation comme cadre du cadre. En effet, il explique comment il entre en contact psychique avec la mère autant qu’avec l’enfant, lui apprend à mieux se comporter en mère, tout en invitant l’enfant à s’engager dans un jeu avec la spatule brillante, « leçon objectale ayant une valeur thérapeutique » [2]. La relation entre Bernard et Vincenzo Bonaminio est, je crois, une « leçon objectale ayant valeur thérapeutique ».
L’interprétation du trouble de l’identification primaire
15Le faux self protège « une partie centrale gouvernée par les pulsions (ou par ce que Freud appelle sexualité) » [3] dit D. W. Winnicott qui ajoute : « le vrai “ self ” est toutefois perçu comme virtuel et une vie secrète lui est permise » [4] au prix d’« une dissociation entre l’activité intellectuelle et l’existence psycho-somatique » [5]. Sans doute Bernard correspond-il bien à cette coexistence de « deux courants : le besoin urgent de communiquer et le besoin encore plus urgent de ne pas être trouvé » [6]. Vincenzo Bonaminio distingue la détresse résultant de l’échec de la communication du besoin de ne pas être trouvé, il passe en effet d’une implication subjective forte à une certaine prudence dans ses interventions. À un moment, il dit à Bernard qu’il cherche à s’identifier à lui, Vincenzo Bonaminio, pour pouvoir exister et surmonter l’échec de ses premières identifications à son père. Certes il s’agit là d’une interprétation mais tout autant d’une action par laquelle le psychanalyste crée quelque chose de nouveau : une rencontre inter-psychique qui n’avait pas lieu auparavant, du moins en des termes aussi nets. C’est ce que j’appelle une « intervention de reconnaissance » [7], qui consiste à nommer simplement et fortement quelque chose de très important pour le patient, que personne n’avait jusqu’alors envisagé comme il le fallait. Interprétation, implication subjective qui, créée du nouveau et reconnaissance de la douleur psychique, sont dans cette intervention de Vincenzo Bonaminio réunies les unes aux autres. Bernard reçoit les mots de Vincenzo Bonaminio comme la preuve qu’il existe vraiment comme sujet, comme fils d’un père. Cette intervention produit, au-delà du contact interpsychique immédiat, un lien objectal plus durable. Dans une analyse, ce type d’occurrence est rare et précieux. C’est comme si Vincenzo Bonaminio disait à Bernard qu’il acceptait d’être pour lui le sol sur lequel il allait faire ses premiers pas psychiques. Le psychanalyste se laisse envahir par des éprouvés pénibles d’identification avec la douleur intrapsychique du patient, ce qui va plus loin qu’une reconnaissance qui resterait extérieure : « Il a dix-huit ans. […] il entend toujours des voix mais l’analyse le rassure. […] son premier choix est la fac de psycho. Je lui dis que c’est un choix d’identification avec moi, […] en tant que substitut paternel positif “ non châtré ”, en tant que gendarme non destitué. S’il devient Vincenzo Bonaminio, il n’est plus Bernard, il “ déménage en moi ”, et ses problèmes ne l’agressent plus. […]. Mais il estime qu’il n’est pas à la hauteur […]. Je trouve ce garçon extraordinaire pour avoir maintenu une ambition […] grâce au travail qu’on fait ensemble, il semble dépasser ses angoisses de persécution […]. Il a enfin un rapport sexuel avec une fille, […]. Il n’entend plus les voix mais apparaissent des altérations du schéma corporel : pendant les rapports sexuels, pour ne pas entendre les battements croissants de son cœur, il se sent contraint à taper ses doigts contre quelque chose pour couvrir les battements de son cœur. » L’intervention de l’analyste est ici mutative parce que l’analyste se met en jeu lui-même en accueillant le moi du patient qui « déménage » en lui. L’analyste s’implique comme s’il était son père sans l’être, il le trouve « extraordinaire » de lutter courageusement – tout ceci conduit à une reprise du moment central de l’identification au père : être le père au sens le plus littéral du schéma corporel, de l’éprouvé du moi primitif qui est avant tout un moi corporel mimétique du moi corporel paternel, imaginé comme structuré, vertical. Tout adolescent revisite cette identification primaire, il ressent en effet une altération de son schéma corporel, il devient enfin (comme) le père qu’il voulait, enfant, être. L’accès au père comme « sujet… du Moi » passe par une introjection du Moi corporel. Bernard maîtrise ses angoisses de morcellement en se précipitant dans une identification salvatrice à Vincenzo Bonaminio. Puis il met en place des mécanismes obsessionnels – taper ses doigts contre quelque chose pour couvrir les battements inquiétants de son cœur, faire le pitre avec les autres, imaginer qu’il éjacule rapidement pour se soustraire à la relation avec Lucie. L’analyste pourrait se montrer satisfait de ce processus de névrotisation. Or, on le voit s’attacher à ce qui reste à ses yeux, malgré une évolution vers une symptomatologie phobo-obsessionnelle, « une structure défensive d’angoisses psychotiques beaucoup plus profondes liées au trauma de “ l’interruption de grossesse ” de la mère » – représentation d’une désubjectivation radicale, d’une non-naissance, plus profonde encore que l’échec de l’identification primaire au père, ou en tout cas tout autant destructrice.
16Freud dit que l’analyse obtient des changements durables à condition de modifier la configuration du refoulement originaire [8]. J’ai l’impression que la cure de Bernard atteint ce niveau-là, au-delà d’un aménagement viable. Avec Bernard, l’analyste a réalisé un travail psychanalytique véritable dans le cadre d’une psychothérapie, il s’est confronté à l’originaire. S’il ne l’avait pas fait, Bernard l’aurait ressenti comme une dérobade et lui aurait retiré sa confiance. Comme il l’écrit, on ne peut, la plupart du temps, prendre la mesure des perturbations pathologiques graves des identifications primaires qu’après-coup, lors d’actualisations dramatiques qui imposent l’urgence d’une prise en charge soutenue : « […] si certains évènements ne s’étaient pas produits (la fracture du péroné, le sentiment de rejet et de dénigrement de soi, la rupture de la continuité de l’être, le fait de ne pas avoir été pris au concours pour devenir pilote militaire, et le refus de la psychothérapeute qui lui a sans doute communiqué un sentiment de mort), ses symptômes de dépersonnalisation, d’altération du schéma corporel qui m’ont induit à prendre ce jeune homme en traitement ne se seraient probablement pas réactivés [ …] ». L’après-coup adolescent rend possible l’analyse de la « structure psychotique de base » recouverte par des défenses névrotiques – selon moi un trouble de la subjectalité [9] dès lors que l’enfant n’a pas pu établir un lien bien symbolisé avec ses premiers objets qui sont aussi ses premiers interlocuteurs. L’identification n’est pas absente, mais lacunaire et pathétique : « […] il se rend compte que cette conduite de pitre qui l’amenait toujours à faire quelque chose qui le ridiculisait, visait finalement à susciter une exclusion qui répétait à l’infini le trauma de l’exclusion du père. […] ce qui s’était d’abord seulement présenté dans le transfert, presque mis en acte, peu à peu pourra être représenté. Nous avons commencé à construire à deux une narration évolutive […]. Sa structure angoissée est restée mais il a fait des progrès remarquables. » Si le patient est passé d’une structure psychotique à une « structure angoissée », on a affaire à un changement authentique. Entre répéter à l’infini le trauma de l’exclusion du père (une verwerfung, une rejection sans cesse réitérée mais qui n’abolit jamais totalement) et la narration évolutive construite à deux, il y a un pas de géant où le travail du négatif est exorcisé par une reliaison concomitante entre les deux protagonistes du travail analytique et entre le moi et le sujet à l’intérieur du patient. Celui-ci souffre en effet d’une déconnexion en lui des assises de sa subjectivité, d’un « désengagement subjectal » pour reprendre un concept greenien (Green, 1993). Par exemple, il investit des projets professionnels et même une relation amoureuse, il joue le jeu social requis par l’idée de ce qu’il doit être – l’idéal du moi reste englué dans l’imaginaire du moi idéal – mais cela reste pour une large part un simulacre, ce qui devient évident quand il parle de sa sexualité. S’il se laissait aller à son désir pour Lucie, il serait obligé de se confronter à un mélange de son intimité psychique avec les traces mnésiques de son histoire infantile où l’œdipe n’est pas totalement absent, mais plutôt complètement distordu.
17Je conclus ma discussion sur cette remarque, conscient qu’elle ouvre à tout un autre plan de discussion, et remercie à nouveau Vincenzo Bonaminio de m’avoir fait l’honneur et le plaisir de le discuter.
Notes
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[*]
Communication à la 27ème conférence annuelle « Ruptures » organisée par la Fédération Européenne de Psychanalyse, du 10 au 13 avril 2014, à Turin.
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[1]
Freud, 1921, p. 44.
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[2]
Winnicott, 1941, p. 53.
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[3]
Winnicott, 1960, p. 116.
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[4]
Ibid., p. 119.
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[5]
Ibid., p. 120.
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[6]
Winnicott, 1963, p. 158.
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[7]
Richard, 2011, p. 17.
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[8]
« Correction après-coup du processus du refoulement originaire » (Freud 1937, p. 242).
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[9]
La subjectalité est la condition de toute subjectivation possible (Cahn, 2006).