CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mon intention est de conjuguer deux points de vue entrecroisés : d’une part, le point de vue de la psychopathologie psychanalytique du développement et, d’autre part, le développement du processus analytique vu à travers une période de temps assez longue, à partir d’une approche inhabituelle du développement à long terme selon trois perspectives : évaluation clinique, supervision et traitement psychanalytique.

2Je voudrais souligner d’abord certains concepts que j’utiliserai et qui serviront de toile de fond à mon travail qui se veut intentionnellement exclusivement clinique, afin qu’il puisse être discuté à partir de cette dimension par François Richard. J’utiliserai le concept de « continuity of beeing », la « continuité d’être » selon la définition qu’en a donnée D. W. Winnicott (1958), soulignant l’importance pour le petit enfant de se trouver dans un environnement et avec une présence maternelle qui assure sa continuité d’être, ce qui facilite les processus d’intégration du développement. Ce concept peut être étendu à la vie tout entière, à l’adolescence en particulier qui est notre sujet principal, mais aussi à l’âge adulte. Naturellement les fractures de la continuité d’être dans les premiers mois et années de la vie sont beaucoup plus étiopathogéniques qu’elles ne le sont plus tard. Nous savons aussi, et j’introduis ici le deuxième concept, que ces ruptures de la continuité d’être peuvent s’additionner. M. Khan (1963) parle à cet égard de trauma cumulatif. L’intérêt de ce concept est que les ruptures dans la vie du sujet peuvent se renforcer les unes les autres ou bien au contraire être analysées a posteriori et perdre une partie de leur impact pathogène. Cela dépend du type d’évolution de la maladie psychique mais aussi du type de traitement qui est proposé au sujet, et de l’âge auquel ce traitement commence.

3Le troisième concept que j’utiliserai est celui de transformation selon W. R. Bion (1965), concept très important pour comprendre le matériel de ce patient. La discussion servira à mieux explorer ces concepts.

Psychopathologie

4

Bernard est venu à ma consultation, auprès du département de pédopsychiatrie, il y a environ vingt-sept à vingt-huit ans. À cette époque je travaille à temps plein dans le service de consultation de psychopathologie des enfants en âge préscolaire et scolaire et on m’adresse ce cas pour une évaluation diagnostique. C’est un enfant particulièrement agité accompagné de parents franchement angoissés : la mère est institutrice et le père, chef de gendarmerie, se flatte beaucoup de cette position de pouvoir. Il est très méprisant à l’égard de l’agitation de son fils et bien que l’enfant soit en bas âge, il le compare constamment avec lui-même à son âge. La communication apparaît d’emblée étrange et l’enfant est littéralement terrorisé par les critiques paternelles qui renforcent sa tendance à « se jeter dans les bras de sa mère ». Celle-ci est bien contente d’accueillir de façon œdipienne ce choix privilégié du fils qui cherche à éliminer le père.
Celui-ci sera plus tard destitué de son poste suite à des problèmes politiques. Cela va apparaître, dans le vécu du garçon, comme une grave rupture de la position de pouvoir de la famille dans la petite ville où ils vivaient, comme une sorte de castration sociale de son père. Et provoquera non seulement une diminution des revenus pour la famille mais aussi un état dépressif collectif qui conduira les parents à l’alcoolisme. Dans la psychothérapie va émerger un fort sentiment d’hémorragie narcissique et de honte chez l’enfant, consécutif à ce revers paternel que toute la ville connaît.
Lorsque je vois cet enfant pour la première fois, la raison de la consultation est la suivante : des attaques de panique et d’angoisse lorsque l’enfant doit traverser un parc, un jardin en friches qui sépare sa maison, située dans un petite ville de la banlieue de Rome, et le lieu où il retrouve ses camarades de jeu. Ce parc, le jour comme la nuit, est fréquenté par des toxicomanes. Alors que les enfants, même très jeunes, se déplacent habituellement seuls dans cette petite ville, la mère de Bernard décide de l’accompagner parce qu’elle a peur que l’enfant se pique avec les aiguilles des seringues laissées là par les toxicomanes, et elle communique directement son angoisse à l’enfant en lui disant : « Je t’accompagne à l’endroit où se trouvent tes camarades parce que tu peux te piquer. » À ce moment-là, l’enfant commence à exprimer une angoisse d’abord libre (la peur d’être piqué) et ensuite très organisée dans le sens où il va demander à la mère de changer de parcours, de l’accompagner et le soir de l’inspecter pendant des heures pour voir si jamais il n’a pas été piqué non seulement aux pieds mais, surtout en été, aussi sur les jambes et les bras. Lorsque je le reçois il a cinq-six ans, il présente ce que je définirais comme une névrose phobo-obsessionnelle assez organisée que j’estime grave compte tenu du background familial constitué par deux parents très angoissés, la mère en particulier et un père très pris par son travail et qui transfère ses angoisses sur sa femme. D’emblée, il m’apparait clair que cet enfant est colonisé par les angoisses de sa mère qui, au lieu de remplir la fonction d’écran de protection (Winnicott, 2006 ; Khan, 1963) ou de pare-excitations (Freud, 1920), augmente les angoisses de l’enfant comme si l’enfant devait être la caisse de résonance de ses propres angoisses. Pendant le processus d’évaluation diagnostique, je vois l’enfant et deux collègues voient les parents : lors de la réunion clinique de synthèse (il y en a deux pendant l’évaluation et une troisième à la fin, avant de donner une réponse aux parents), je me rends compte que la mère, deux ou trois ans auparavant, a été opérée d’un cancer à l’utérus, elle a subi une hystérectomie, et ce premier élément constitue une rupture de la continuité d’être entre mère et fils parce que la mère non seulement a été opérée (deuxième castration, physique cette fois) mais est prise par des angoisses de mort très évidentes. De plus, s’installe, au sein de cette névrose phobo-obsessionnelle chez l’enfant, l’image mortifère d’un petit frère non né, petit frère attendu car la mère l’avait promis à l’enfant.
Il est évident que la mère a besoin d’un suivi psychothérapique car son angoisse est très vaste : non seulement l’angoisse dépressive liée au deuil de la fertilité, de la maternité et donc d’une part de sa féminité, mais aussi l’angoisse très compréhensible que meure son enfant unique. Notre approche clinique face à ce genre de psychopathologie est d’instaurer, à côté de la thérapie de l’enfant, un traitement spécifique pour le couple des parents et en tout cas pour la mère. On peut facilement faire l’hypothèse que Bernard a été ravagé par le complexe de la « mère morte » (Green, 1980), une mère qu’il a connue présente et attentive jusqu’à deux-trois ans, et qui s’est « absentée » suite à l’écroulement dépressif, sans qu’il ait les moyens de comprendre pourquoi. Seulement plus tard, vers l’âge de dix ans, l’enfant est informé que sa mère n’a pas pu avoir de deuxième enfant, non pas parce qu’il ne venait pas mais à la suite de l’hystérectomie. C’est là le point de départ, à mon avis, des ruptures de la continuité d’être de l’enfant.

5Je ne rentre pas dans les détails de l’évaluation diagnostique mais je suis disposé à en donner dans la discussion. La raison particulière pour laquelle je parle de ce cas réside aussi dans le mode de prise en charge de Bernard. Lors de la réunion clinique à l’Institut Winnicott où se fait l’évaluation, je propose une intervention psychothérapique intensive pour cet enfant. Malheureusement, à cette époque dans cette institution qui était à l’apogée de son excellence, il n’y avait pas de place disponible dans l’immédiat. Le directeur de l’Institut Winnicott de l’époque, aujourd’hui décédé, décide alors d’adresser le cas à une élève de notre Institut, sous sa supervision. Cet enfant commence ainsi sa psychothérapie sous la supervision de ce directeur qui était psychanalyste formateur de la Société Italienne de Psychanalyse. Après un an ou deux, la thérapie se poursuit, d’après ce que je peux savoir de ce collègue, de façon apparemment satisfaisante. J’ai la confirmation de certaines hypothèses que j’avais faites comme par exemple celle du « fantôme » de l’enfant non né, lié aux angoisses spécifiques d’être piqué de façon persécutrice par la seringue d’un drogué.

6Je pense aussi qu’au-delà du fait de se sentir colonisé par les angoisses maternelles, Bernard a pu forger le fantasme inconscient que sa mère « veuille » sa mort, puisqu’elle ne pensait qu’à ça. Comme le disait B. Vian : « Comme c’est beau ces mères qui aiment tellement leurs enfants qu’elles ne pensent qu’à ce qui peut leur arriver de pire ! » [2]. Il faut néanmoins reconnaître que dans l’Italie d’il y a une trentaine d’années, le danger de trouver des seringues usagées et jetées par des toxicomanes dans des parcs publics était hélas très fondé et réaliste.

7Il advient que le superviseur meurt d’un cancer, et la supervision est interrompue. Je remplace le directeur de l’Institut Winnicott décédé et la collègue me demande de poursuivre avec moi la supervision de ce cas. J’ai donc eu la possibilité de voir l’enfant en consultation diagnostique à cinq-six ans, et ensuite vers les sept-huit ans je commence à suivre cette collègue en supervision. Ainsi, j’ai alors, non pas un regard direct sur la psychopathologie de l’enfant et sur son processus évolutif, mais indirect par le truchement de la supervision.

8Je suis tout à fait conscient qu’à partir de ce moment je vais utiliser tantôt du matériel clinique tiré de mon propre contact clinique avec Bernard et sa famille, tantôt du matériel provenant de ma supervision de ce cas. Je suis bien averti des critiques que ce dispositif peut susciter. J’enseigne la technique de la psychanalyse de l’enfant depuis plus de vingt-cinq ans ! Néanmoins, le caractère exceptionnel de la situation ne permettait pas d’autre solution. J’ajouterai que je suis très attentif, aussi bien dans la supervision que dans ce compte rendu, à faire la distinction entre les différentes provenances du matériel. Je crois avoir esquivé les short-cuts et les pièges, en évitant de mettre sur le même plan les différents types de matériel psychothérapique.

9Mon style de supervision est différent de celui de mon prédécesseur mais, après un ajustement initial, les progrès de l’enfant sont confirmés et ses angoisses de persécution sont soulagées ; il devient plus sociable tout en maintenant une attitude un peu de pitre, de celui qui doit se distinguer pour être le trublion du groupe. Sa mère est institutrice dans la même école que lui et il la met donc en difficulté. Bernard réagit avec une attitude de défense maniaque à la dépression maternelle qu’il subit à la maison.

10Le petit frère promis ne peut pas naître à cause de l’hystérectomie. Certes Bernard est informé de l’opération subie par la mère, et qu’il sera privé du petit frère tant désiré. Mais le silence, la négation, enveloppent néanmoins ce manque qui devient une présence persécutrice. Je propose que la mère aussi soit suivie en psychothérapie. Elle sera suivie en privé par un collègue, hors de l’Institut, et périodiquement j’aurai des informations sur cette psychothérapie. À la fin de la supervision, j’estime que le traitement peut se terminer, l’enfant a acquis des résultats. La structure psychopathologique de fond demeure, mais les symptômes se sont réduits et l’enfant doit se préparer à la pré-puberté. Nous décidons alors de terminer le traitement : l’enfant va mieux, les revenus des parents ont diminué, l’enfant lui-même se plaint de devoir interrompre ses jeux avec les copains trois fois par semaine. Nous savons bien que souvent en psychothérapie d’enfant il faut faire d’une nécessité vertu. Trois-quatre ans plus tard, toujours dans le thème des ruptures en termes de psychopathologie psychanalytique, un épisode se produit : l’enfant tombe de son vélo, il a une fracture multiple et ouverte du péroné, et séjourne longuement à l’hôpital ; dans son récit l’enfant valorise de façon maniaque cette hospitalisation, pendant laquelle il devient l’ami des infirmiers qui lui racontent des histoires drôles un peu piquantes ; mais en réalité c’est une période d’isolement et de solitude car il se sent empêché, il est sportif et se trouve contraint à l’immobilité. Il faut donc supposer que pendant cette période se produit une fracture interne de nature psychologique qui accompagne la fracture du péroné.

Le processus analytique

11Plus tard (mais je ne le saurai que quelques années après), ce garçon, qui cultive une ancienne passion pour les avions et les moteurs, décide, dans les dernières années de lycée, de passer un concours pour entrer dans une école et devenir pilote dans l’aéronautique militaire. Les épreuves consistent en un premier examen vers seize-dix-sept ans, et s’il réussit il devra passer un autre examen pour entrer à l’École Militaire. La première épreuve est une catastrophe : il arrive avec plein d’attentes mais il est pris de panique et se sabote. Il passe les épreuves d’habilitation car il est intelligent mais lorsqu’il voit le psychiatre, le psychologue et le responsable des candidats qui lui demandent des explications aux réponses qu’il a données au Minnesota Multifasic Inventory Test (MMIT), il se sabote. Une de ces questions est : – « Entendez-vous des voix ? » Il répond : – « Oui ». – « Lors des rapports sexuels vous vous sentez pleinement un homme ou bien une fille ? » et il répond qu’« [il se sent ] confus ». Il ajoute qu’il ne se sent pas pleinement présent à la réalité et cela entraîne des visites supplémentaires chez le psychiatre et le psychologue. L’hypothèse d’un fantôme de l’enfant non né semble se confirmer. Ces visites supplémentaires le précipitent dans la panique et, naturellement, elles seront catastrophiques. Sa façon de tout « avouer » augmente la gravité de ses troubles, comme s’il voulait se faire rejeter. Le sentiment d’expulsion que le jeune homme éprouve et qui constitue une fracture ultérieure dans sa continuité d’être, déjà mise à dure épreuve, promeut et facilite une identification au père expulsé par le corps de gendarmerie.

12Le père, comme la mère, a subi une défaite narcissique cuisante. Tous les trois sont à présent châtrés, en deuil et déprimés. C’est la troisième rupture. Bernard, fils d’un père déchu, est en proie à de fortes inhibitions professionnelles, à cause d’un désir ambivalent de dépasser/ne pas dépasser le père. Il forge des fantasmes inconscients de pouvoir et de puissance (devenir pilote militaire), désirs qui ne sont qu’en partie authentiques. Ce sont principalement des idéaux « super-héroïques » (identification à Superman et autres super-héros de l’enfance), destinés à venger le père et rétablir la justice. Tout ce matériel, pour l’instant seulement hypothétique, va s’incarner dans le transfert avec moi, comme un « souvenir » re-signifié, lorsqu’il commencera avec moi un traitement analytique. Son auto-sabotage révèle l’ambivalence de son désir : d’un côté, Bernard voudrait racheter le père en occupant la place « la plus élevée », en imaginant qu’il pourrait bombarder la gendarmerie qui a destitué son père. De l’autre, sur le versant de la rivalité œdipienne, il voudrait bombarder le père, et exulter son triomphe sur celui-ci. Ce désir de triompher sur le père va lui procurer des sentiments de culpabilité qui le conduiront à l’auto-sabotage. De plus, il doit sentir, plus ou moins inconsciemment, que ce désir d’être pilote militaire a des relents d’enfance, que c’est un idéal « emprunté » pour satisfaire un idéal du Moi omnipotent et vengeur auquel il finit par renoncer en se sabotant.

13Cette rupture ultérieure néanmoins le jette temporairement dans un état dépressif auquel il réagit par un comportement maniaque au sens où il devient l’adolescent le plus agité de cette petite ville : de temps en temps, il provoque des bagarres avec les camarades, etc. Autour de seize-dix-sept ans, face au comportement du jeune homme, les parents décident de revenir vers son ancienne psychothérapeute, qui ne peut pas reprendre Bernard car elle a cessé d’exercer la profession (quatrième rupture grave). Cette psychothérapeute, une personne intelligente et douée, en formation, a abandonné la profession car elle est très déprimée suite à la mort soudaine de son mari dans un accident de voiture dont elle est sortie indemne. Elle explique à Bernard qu’elle vient de subir un deuil grave et qu’elle n’a pas la sérénité et l’équilibre nécessaire pour le reprendre en traitement. Elle explique qu’elle me l’adresse car je le connais de longue date, d’abord à travers les consultations diagnostiques de la petite enfance, puis à travers la supervision de son traitement qui m’avait amené à être périodiquement informé de ses progrès. Elle crée ainsi un pont dans le passage difficile entre elle et moi, bien que cela n’aille pas sans soulever quelques problèmes.

14

Lorsque je reçois Bernard pour la première fois, il est devenu un grand garçon avec la barbe, très mal à l’aise dans son comportement, un peu comme un ours. Il rougit très facilement et fortement au premier contact. Lors de cette consultation à seize-dix-sept ans, il me parle de sa psychothérapeute qui ne travaille plus, de ses fortes angoisses, de combien il a souffert d’avoir échoué au concours dans l’aéronautique, et surtout de ses parents qui ont commencé à boire. J’ai l’impression, entre les lignes de son récit, que le jeune homme souffre davantage de la dépression maternelle et du mépris du père que de sa propre dépression. Je le vois comme une boule de billard, poussé d’un bord à l’autre par les différents coups que la vie et la famille lui assènent.
Il m’expose des symptômes graves : il entend des voix au moment de s’endormir et de se réveiller, deux moments qui le terrorisent. Et pour ne pas entendre ces voix, il laisse la télé allumée de façon à ce que les voix de la télévision et celles qui sont dans sa tête se confondent, pour moins y faire attention. Le matin au réveil, il a l’impression que quelqu’un l’appelle et il me parle de crises d’angoisse soudaines lorsqu’il est avec ses copains, s’il faut aller faire une excursion. Lui qui était toujours le premier à vouloir partir, se sent à présent très freiné. Il renonce puis il se sent coupable d’avoir renoncé. La gravité des symptômes n’est pas sans rappeler sa conduite au concours de l’aéronautique. Peut-être ressent-il en moi une certaine résistance à le prendre en traitement du fait d’avoir été le superviseur de son cas : veut-il se faire expulser ou bien veut-il m’inquiéter pour que je ne l’expulse pas ? Je lui propose une psychothérapie analytique à trois séances par semaine qu’il accepte. Il a dix-huit ans. Je lui propose le divan mais il refuse : il se sentirait malade, il perdrait le contrôle de mes regards et ne pourrait pas voir ce que je pense de ce qu’il me dit alors qu’il a besoin de savoir toujours ce qui me passe par la tête. Je n’insiste pas.
Ses symptômes s’estompent, il entend toujours les voix mais l’analyse le rassure. Il y a une première phase dans laquelle on dirait que le garçon se remet debout tout en maintenant une structure claustro-agoraphobique. Par exemple : si il est dans un local à un moment donné, il doit sortir car il ne peut pas rester beaucoup de temps enfermé, si il fait un tour à vélo (il fait partie d’un groupe de cyclistes) et qu’il est le dernier, il est pris d’angoisse de peur de rester seul. L’analyse procède en liant ces aspects aux traumas qu’il a eus et à sa relation de transfert avec moi. Puis, après le Bac, il doit décider de l’orientation de ses études et son premier choix est la fac de psycho. Je lui dis que c’est un choix d’identification avec moi, un souhait de devenir comme moi en tant que substitut paternel positif « non châtré », en tant que gendarme non destitué. Si il devient Vincenzo, il n’est plus Bernard, il « déménage en moi », et ses problèmes ne l’agressent plus.
Le premier semestre, lors d’un voyage avec ses camarades d’université, il a l’impression que les filles se moquent de lui. Je fais un lien avec l’attitude de dénigrement de sa mère envers le père au chômage. Les fantasmes de persécution reviennent. Il change de fac, suscitant la contrariété de ses parents, en s’inscrivant en droit. Il a besoin de rétablir une loi interne, une autorité paternelle à respecter après la déchéance du père. Puis il se rend compte que ça ne l’intéresse pas du tout et qu’il aurait dû faire architecture. Mais il estime qu’il n’est pas à la hauteur : bien qu’il s’agisse d’une fac de gauche, elle appartient tout de même à une élite car elle est fréquentée par les fils d’architectes, provenant des quartiers chics, alors qu’il est fils d’un ex-commandant de gendarmerie déclassé. Il ne se sent pas à la hauteur. Je trouve ce garçon extraordinaire pour avoir maintenu une ambition qui est la marque d’une circulation libidinale saine. Et finalement, grâce au travail qu’on fait ensemble, il semble dépasser ses angoisses de persécution. Mais les deux premières années d’études sont une véritable souffrance pour lui car il n’arrive pas à s’insérer dans un groupe, son accent révèle son origine « de banlieue ». On lui demande d’où il vient et il se sent mis de côté, exclu (comme le père). En même temps, dans sa ville d’origine où il avait construit son petit royaume, ses symptômes se manifestent aussi dans ses rapports avec les copains. Il a le fantasme que ses copains ont tous fait l’amour avant lui, qui n’a pas encore eu de rapports sexuels. Il a enfin un rapport sexuel avec une fille, Lucie, mais elle ne lui plaît pas. Les symptômes changent. Il n’entend plus les voix mais apparaissent des altérations du schéma corporel : pendant les rapports sexuels, pour ne pas entendre les battements croissants de son cœur, il se sent contraint à taper ses doigts contre quelque chose pour couvrir les bruits de son cœur. Le symptôme varie mais il s’agit toujours de la même chose : chasser le fantasme de persécution avec une conduite maniaque qui l’amène à faire le pitre, celui qui ne prend jamais les choses au sérieux, au point que cette Lucie lui reproche d’être distrait pendant l’acte sexuel alors qu’il n’est pas distrait mais angoissé. Son fantasme est celui d’éjaculer le plus rapidement possible pour se soustraire à une situation en soi très désagréable. Toute cette série de symptômes augmente et je me sens assez désespéré dans le contre-transfert d’avoir pris un cas que j’estime très grave, qui m’a été « livré » par le destin et par ces morts successives. Les ruptures, ce sont aussi mes ruptures à moi, celles que j’ai subies. Le point culminant de cette phase survient lorsqu’en venant à Rome de sa petite ville en moto, il s’arrête dans une station service (les portables n’existaient pas) et m’appelle à mon cabinet : « J’ai dû m’arrêter car pendant que je conduisais je voyais mes mains détachées de mon corps accrochées au guidon. » Je tentai de le rassurer, en lui disant que je l’attendais même s’il arrivait en retard : il resterait quand même un moment de séance peut-être utile. Il arriva donc à la séance très angoissé puis s’en alla plus calme. Ces symptômes diminuaient, puis réapparaissaient et là surgit un transfert négatif à mon égard de type persécuteur. Il se plaint : « J’ai fait une analyse dans l’enfance, je viens vous voir depuis quatre ans, je n’ai vraiment pas de chance, peut-être l’analyse n’est pas pour moi. » Il ne veut pas dépendre de moi parce qu’il ne fonctionne que quand je suis là et grâce à moi, dit-il. Il attaque continuellement de façon ambivalente l’analyse se plaignant de sa dépendance et de son refus de la dépendance, de son négativisme mais aussi de l’impossibilité de se détacher, ce qui constitue la quintessence de son trouble agoraphobique que nous avions vu déjà in statu nascendi lorsqu’il était enfant.

15En repensant à toute l’histoire du cas, vue a posteriori (on ne peut peut-être pas ici utiliser de façon appropriée le terme « après-coup »), je peux lui donner une signification nouvelle. Je comprends que cette organisation psychopathologique que j’avais définie comme une structure claustro-agoraphobique de type névrotique phobo-obsessionnelle, était en réalité une structure défensive avec des angoisses psychotiques beaucoup plus profondes, liées au trauma de l’« interruption de grossesse » de la mère. Le problème qu’on peut se poser est le suivant : est-ce qu’un analyste d’enfant est en mesure de faire un diagnostic au-delà de la structure défensive manifeste, ou bien cela a-t-il été une de mes limites, de ne pas réussir à voir cette structure psychopathologique plus profonde sous-jacente ? Je dirais en suivant la théorie psychanalytique du développement que nous devrions envisager, sans pour autant m’absoudre de ne pas avoir su faire le diagnostic [3], comme le dit D. W. Winnicott (1971), que certains éléments ne deviennent visibles qu’une fois développés. Est-il possible de les saisir in statu nascendi ? Pas vraiment, parce que non seulement ils ne se sont pas encore développés mais aussi parce qu’ils pourraient ne pas s’être développés dans cette direction si certains évènements de la vie ne s’étaient produits, qui ont donné une direction au destin de ce patient. Ainsi, si certains évènements ne s’étaient pas produits (la fracture du péroné, le sentiment de rejet et de dénigrement de soi, la rupture de la continuité d’être, le fait de ne pas avoir été pris au concours pour devenir pilote militaire, et le refus de sa psychothérapeute qui lui a sans doute communiqué un sentiment de mort), ces symptômes de dépersonnalisation, d’altération du schéma corporel qui m’ont induit à prendre ce jeune homme en traitement ne se seraient probablement pas réactivés ou n’auraient pas pris une forme aussi violente. C’est une question pour la discussion. Ce cas nous offre une occasion rare de voir l’interconnexion entre les processus évolutifs en train de se faire et de se défaire et comment les traumatismes influencent les processus évolutifs, en augmentant ou en diminuant leur intensité psychopathologique, dans ce cas en augmentant de façon cumulative. Mais aussi comment – seulement à adolescence ou à la post-adolescence – il est possible de regarder a posteriori (et cela devrait nous être très utile en tant qu’analystes d’enfants et d’adolescents) des épisodes psychopathologiques infantiles qui n’ont pas été repérés dans toute leur gravité parce que, comme le disait D. W. Winnicott (1975), se crée autour de la structure psychotique de base une structure névrotique hautement sophistiquée qui la protège. Et donc on pourrait dire qu’à ce moment infantile-là, faire une analyse allant directement aux angoisses psychotiques aurait constitué un trauma supplémentaire pour ce jeune homme. Le destin de ce jeune homme devait être celui de ces transformations permanentes [voilà pourquoi je me réfère au concept de W. R. Bion (1965) de transformation] de sa symptomatologie. Dans le fond, elle est restée toujours la même, mais elle se déroule jusqu’à devenir évidente dans les crises de panique où Bernard sentait une profonde altération de son sentiment corporel, ainsi que dans les symptômes de dépersonnalisation où il ressentait des angoisses puissantes de type psychotique qui mettaient en péril son sentiment identitaire. Avec le temps, il a été possible de lier tout cela à son histoire personnelle, à la relation avec sa mère ; certains souvenirs oubliés ont émergé comme celui d’avoir appris à dix ans l’opération de sa mère et que donc ce petit frère promis qui devait lui tenir compagnie n’était pas né à cause de ça. Il se pourrait bien d’ailleurs que la dépersonnalisation, les mains détachées du corps, renvoient d’une certaine manière au récit, traumatique en soi pour un garçon de dix ans, de l’hystérectomie maternelle.

16Il commence à relier, grâce aussi au travail analytique, sa façon de faire le pitre ou de mettre en difficulté sa mère à une vengeance contre la mère qui lui enlève le petit frère et qui dépose à l’intérieur de lui ses propres angoisses de mort sans rien lui expliquer. Progressivement, il se rend compte que cette conduite de pitre qui l’amenait toujours à faire quelque chose qui le ridiculisait, visait à susciter cette exclusion qui répétait à l’infini le trauma de l’exclusion du père. On a beaucoup travaillé sur cet aspect dans la deuxième partie de l’analyse : ce qui était d’abord seulement présenté dans le transfert, presque mis en acte, peu à peu pourra être représenté. Nous avons commencé à construire à deux une narration évolutive appartenant aussi bien à lui qu’à moi, et certains épisodes de sa vie prennent une signification différente. Nous revenons sur les traumatismes de la jambe cassée et de l’exclusion de l’École Militaire et un processus d’intégration commence à se mettre en mouvement. À l’acmé du transfert négatif, le jeune homme semblait se morceler et surtout il faisait de moi un objet persécuteur. Sa structure angoissée est restée mais il a fait des progrès remarquables. La psychothérapie s’est terminée même si elle a été interrompue par des séjours Erasmus à l’étranger, deux fois pendant ses études d’architecture. Il en était satisfait mais pas trop, alors qu’à mes yeux c’était une réussite incroyable : ses parents avaient fait tellement de sacrifices et il rêvait d’entrer dans cette « architecture academy », un des endroits les plus prestigieux et chers de Londres. Il a réussi à y entrer mais continuait à dire : « Je me sens exclu, les autres sont toujours meilleurs que moi, les professeurs ne me considèrent pas comme ils devraient », dans une atmosphère vaguement persécutrice. Nous faisions certaines séances par Skype et il revenait fréquemment en avion, pour se sentir plus contenu par le dispositif des séances. Je lui avais même proposé une psychothérapie chez une collègue anglaise mais il voulait parler italien. Aujourd’hui, il vit à Londres, il travaille dans un cabinet d’architecture prestigieux, il gagne bien sa vie, il se demande s’il veut faire venir sa copine à Londres ; parce qu’il lui reste toujours une partie de vie non vécue au sens où il voudrait faire de nouvelles expériences, même si il a un peu de mal à établir des rapport avec les filles. Donc si il fait venir cette « fiancée historique », elle va être dépendante de lui et là se met en route un processus de projection : ce n’est pas lui qui est dépendant mais c’est la jeune fille qui dépend de lui. Malgré tout, la symptomatologie s’est réduite et il est en train de s’insérer dans son travail.

Notes

  • [1]
    Communication à la 27ème conférence annuelle « Ruptures » organisée par la Fédération Européenne de Psychanalyse, du 10 au 13 avril 2014, à Turin.
  • [2]
    Vian B. (1953). L’arrache cœur. Paris : Fayard, 1996.
  • [3]
    Je ne dis pas cela par fausse modestie mais pour mettre en évidence l’omnipotence de l’analyste d’enfants qui pense pouvoir « photographier » un état psychopathologique alors que la psychopathologie du développement nous dit que l’organisme, la psyché, dans son interaction permanente avec l’environnement se modifie en permanence. Le développement est une transformation.
Français

Cet article présente une prise en charge clinique qui se développe de l’enfance à l’âge de jeune adulte en passant par l’adolescence, selon trois perspectives : diagnostic, psychothérapie psychanalytique et supervision. S’agit-il d’une pathologie traumatique familiale, d’une psychose infantile évoluant en état-limite à l’adolescence, d’un trouble de la subjectivation ? La technique interprétative est étudiée en détail dans son rapport aux modalités de transfert.

Mots-clés

  • Développement
  • États-limites
  • Psychose infantile
  • Psychothérapie psychanalytique
  • Traumatisme

Bibliographie

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  • khan m. (1963). Le concept de traumatisme cumulatif. In : Le soi caché. Paris : Gallimard, 1976, pp. 69-87.
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  • winnicott d. w. (1971). Jeu et réalité : l’espace potentiel. Paris : Gallimard, 1975.
  • winnicott d. w. (1975). La crainte de l’effondrement. In : La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris : Gallimard, 2000, pp. 205-216.
  • winnicott d. w. (2006). La mère suffisamment bonne. Paris : Payot.
Vincenzo Bonaminio
Universita SAPIENZA di Roma
Via dei Sabelli, 108
00185 Rome, Italie
vincenzo.bonaminio@uniroma1.it
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/01/2016
https://doi.org/10.3917/ado.094.0823
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