1Quelle place accorder aux dysharmonies de l’enfant dans l’évolution des pathologies contemporaines ? Se rapportant à différentes formes cliniques regroupées en entités des plus variées, ont-elles une cohérence clinique et psychopathologique ? Comment les aborder sur le plan thérapeutique ? Sans craindre l’effacement de la personne ou le caractère réducteur d’un diagnostic, il serait utile de décrire plus précisément la variété des aspects cliniques des dysharmonies, d’en préciser leur spécificité en identifiant les circonstances favorisant leur apparition ou entraînant leur disparition, ainsi que leurs aspects psychopathologiques évolutifs, à l’aide d’études jusqu’à l’adolescence et au-delà. Où peuvent se situer les dysharmonies dans la variété des tableaux cliniques de l’enfant à un moment où s’étend la classification internationale des troubles du spectre autistique dans le DSM-V [1] ? Et où les dysharmonies font partie des troubles envahissant du développement non spécifiés, plus nombreux que les formes typiques d’autisme ?
2La CFTMEA [2] range les dysharmonies psychotiques dans la catégorie « Autisme et troubles psychotiques » lorsque les fonctionnements apparaissent d’emblée psychotiques. Elle inscrit les dysharmonies évolutives dans les « Pathologies limites » qui ont une allure plus névrotique ou caractérielle, ou personnalité de surface. Mais les dysharmonies peuvent aussi porter principalement sur la sphère cognitive ou sur les troubles de l’humeur. Les dysharmonies comportent des troubles en rapport avec l’histoire des enfants soumis à des carences, des abus, des difficultés liées aux circonstances de la naissance comme une souffrance fœtale ou une prématurité importante.
3Sur le plan phénoménologique, certaines caractéristiques communes portent sur le manque d’ouverture au monde extérieur, les difficultés communicationnelles avec les autres, les retards d’apprentissage, l’angoisse. Les enfants présentent avant cinq ans des retraits relationnels, des colères, une indisponibilité émotionnelle, des relations affectives difficiles à construire, des retards d’acquisition. Ces signes témoignent sur le plan du fonctionnement psychique d’un Moi fragile, d’une omnipotence persistante, de difficultés à appréhender la symbolisation, d’une impossibilité à accéder à la position dépressive, à élaborer l’absence, avec des identifications mal assurées. Ainsi dénommées par la négative, ni psychose, ni névrose, les dysharmonies sont par essence une entité frontière sur le plan symptomatique mais aussi sur le plan étiopathogénique ou sur le plan de la construction psychique de l’enfant. Elles semblent révéler, par leur aspect kaléidoscopique, l’essence même du fonctionnement psychique de l’enfant, son dynamisme évolutif, l’intrication des lignes de développement, la nécessité d’une intégration des niveaux de fonctionnement, une nécessaire pluridisciplinarité des prises en charge dans le champ de la pédopsychiatrie.
4Qu’en est-il de leur devenir ? Les dysharmonies de l’enfant apparaissant souvent dès la petite enfance constituent-elles un risque évolutif vers les états-limite à l’adolescence et à l’âge l’adulte ? Avec, potentiellement, des troubles de l’agir, des addictions, des troubles graves de la personnalité, plus rarement une entrée dans la psychose ? Rien n’est moins sûr quand on sait à quel point les troubles chez l’enfant sont susceptibles d’évoluer favorablement pourvu qu’ils soient repérés et traités. On se souvient à quel point la prédiction est risquée chez l’enfant, comme l’ont montré les auteurs du collectif « Pas de zéro de conduite ».
La souplesse thérapeutique et l’inventivité à l’épreuve des crises
5Rencontrant de jeunes enfants de deux, trois ou quatre ans avec des manifestations caractérielles envahissantes, des états de retrait relationnel, des défenses maniaques ou des manifestations dépressives, une absence de goût pour interagir ou l’impossibilité de jouer, une tyrannie persistante exercée sur leur entourage, je constate que ces enfants « inquiétants » pour les professionnels ou leurs parents, pourront avoir des évolutions très différentes. En effet, une prise en charge très précoce permet de rattraper rapidement des difficultés de départ massives. D’où l’intérêt d’un repérage précoce et la mise en place de dispositifs thérapeutiques adaptés pour des enfants dysharmoniques : psychomotricité, orthophonie, groupes et prises en charge individuelles.
6Certains aspects des pathologies-limite de l’enfant permettront de regrouper des entités plus spécifiques selon les circonstances de vie de l’enfant, le biais de la découverte, la symptomatologie la plus évidente et l’éclairage théorique des auteurs. R. Misès (1995) décrit précisément certains fonctionnements psychiques globaux à l’œuvre lors de fonctionnements-limite de l’enfance et dont découlent logiquement des issues thérapeutiques pertinentes : « Si l’environnement s’est trouvé défaillant à certaines moments, ces enfants se sont trouvés capables de mettre en œuvre des capacités d’adaptation et de rétablissement, même si elles se sont développées de façon dysharmonique » [6]. Il souligne, outre les défauts d’étayage, des défectuosités de la fonction de contenance dans la mesure où la mère n’a pas joué le rôle de pare-excitations, entraînant ainsi une difficulté à intérioriser ce lien. Il en résulte un débordement pulsionnel et une tension intérieure qui empêcheraient d’organiser la vie mentale. Les liaisons habituelles entre représentations et affects s’en trouveraient dissociées. La relation à l’objet serait donc défaillante, avec une prédominance des processus primaires sur les processus secondaires. Le Moi s’avère fragile car il n’a pu introjecter les expériences d’identification projective, accéder à la position dépressive en renonçant à la toute-puissance, aborder une triangulation œdipienne. Le self ne peut se constituer en l’absence d’expériences d’intégration, de processus de personnalisation et de distinction entre la réalité extérieure et la réalité intérieure. L’enfant n’a pas pu expérimenter l’illusion que donnent les objets transitionnels, intermédiaires entre son monde subjectif et le monde objectif. Le jeu est peu présent, les expériences de satisfaction couplées à l’épreuve transitoire du manque ne sont pas suffisantes et donc ne peuvent permettre d’accéder à la symbolisation et au langage.
7A. Green écrit à propos du syndrome de désertification psychique, expression de pulsions destructrices des sujets-limite, que « la menace d’une intrusion délabrante et dévastatrice se localise à travers un accès imaginaire à l’intérieur du corps et donne lieu à une tentative d’extirpation violente et mutilante de l’intrus, qui donne le sentiment du désir du patient de mettre une fin brutale à une fusion avec l’objet devenu soudain menaçant. Ces deux périls contraires – intrusion et extirpation – conjuguent leurs effets » [7]. Comment l’enfant dysharmonique aborde-t-il les expériences premières avec son entourage et entre-t-il dans l’Œdipe ? Les travaux autour des interactions ont démontré que les expériences du bébé, de l’ordre de l’infra-verbal, apparaissent sous la forme de signes, de partages d’affects ou d’un langage mimo-tonico-gestuel-postural qui, s’ils ne trouvent pas de réponse dans l’environnement, deviennent bizarres, non symbolisables. Ces signes qui n’ont pas valeur d’appel pour l’objet constituent une souffrance et une source de troubles narcissiques. Une meilleure compréhension des dimensions interpersonnelles et intersubjectives chez les jeunes enfants semble ouvrir des pistes de réflexion intéressantes, en y incluant la dimension développementale.
Intersubjectivité et troubles processuels
8Pour P. Rochat (2002), le « soi » naît et se développe au sein d’une expérience psychique nécessairement et constamment partagée avec autrui dans une « co-conscience de soi en relation avec autrui ». Ses travaux rejoignent ceux de C. Trevarthen (2010) à propos d’un « autre virtuel », postulant le rôle d’une représentation innée d’autrui dans le fonctionnement mental individuel, nécessaire à l’interaction avec autrui. Cette perspective intersubjectiviste pourrait constituer une voie nouvelle pour mieux appréhender la compréhension des opérations mentales chez les enfants dysharmoniques.
9Les Anglo-saxons, de leur côté, avec le Multiple Complex Developmental Disorder (MCDD), proposent également un tableau proche des dysharmonies dans une perspective développementale. K. E. Towbin, E. M. Dykens et coll. (1993) décrivent les MCDD pour des enfants avec une difficile modulation des affects, une anxiété importante, des relations étranges avec les autres, des capacités sociales inappropriées, certaines discontinuités de la pensée, légères ou plus importantes. Ces troubles ont un début précoce, souvent avant cinq ans, et on relève dans un certain nombre de cas des relations précoces difficiles avec un environnement plutôt carencé. L’absence de repérage des dysharmonies dans le DSM conduit à les assimiler à des troubles envahissants du développement non spécifiques. Or, au cours d’une rare étude menée en 1993 avec vingt-six garçons et quatre filles présentant des symptômes MCDD, comparés à des enfants avec des troubles de l’humeur ou avec des troubles des conduites, ces enfants montraient des troubles plus précoces, moins de contacts sociaux et une moins bonne adaptation. Ils avaient des hospitalisations plus longues et un développement moins harmonieux. Bien que les enfants avec symptômes MCDD présentent un risque d’évolution ultérieure vers la schizophrénie, le diagnostic de schizophrénie infantile demeure ambigu, et cette évolution à l’adolescence reste très incertaine. Quant à la dénomination d’enfant « borderline », elle apparaît problématique car dans le cas des MCDD, les troubles des relations d’objet se manifestent dans des tableaux psychopathologiques divers (autisme, troubles post-traumatiques, troubles de l’attachement, etc.), et rien n’indique que ces enfants deviendront des adultes états-limite (Towbin, Dykens et coll., 1993 ; Ad-Dab’Bagh, Greenfield, 2001).
10Aujourd’hui les auteurs de la classification « Zero to Three » décrivent une psychopathologie multidimensionnelle et multiaxiale du développement du nourrisson, en se référant aux théories du développement, aux interactions précoces, aux théories de la relation et de l’attachement, à la psychanalyse, aux différences individuelles, au développement émotionnel, aux tempéraments, aux théories de la régulation neurophysiologique et aux influences de l’environnement. Un repérage fin des aléas individuels et interindividuels des jeunes enfants, leur offrant conjointement des soins adaptés, permettrait de se faire une idée plus précise de l’évolution des difficultés premières. En effet, les dysharmonies de l’enfant, souvent diagnostiquées avant six ans, échappent bien souvent à des études dans le temps qui ne sont pas facilitées aujourd’hui par le morcellement des dispositifs thérapeutiques de plus en plus spécialisés (autisme, troubles des apprentissages, handicaps). Il est nécessaire d’adopter un point de vue non réducteur en détaillant des cas cliniques selon différentes approches afin de poser les fondements les plus heuristiques pour aborder les pathologies-limite chez les enfants. De plus, les traitements individuels, en groupe, à l’aide de médiations ou en psychomotricité, utilisent depuis longtemps une approche fondée sur le partage des affects, la mobilisation corporelle et la mise en place des premières identifications qui sont au cœur de l’approche intersubjective. De telles prises en charge permettent également à l’enfant de reprendre un développement mis en suspens par suite de déprivations précoces et de favoriser l’émergence de processus de symbolisation qui étaient interrompus. Dès lors, les effets des techniques rééducatives ne sont pas contradictoires avec les médiations thérapeutiques lorsqu’elles s’inscrivent dans cette dynamique d’ensemble qui participe à (re)nourrir les échanges intersubjectifs. Leurs effets complémentaires participeront alors à développer les capacités d’empathie ou d’identification de ces enfants en difficulté dès qu’il s’agit d’être dans le lien à l’autre et de reconnaître l’intériorité de l’autre. Il y a en effet un paradoxe très aigu à ce que les connaissances issues de l’approche psychanalytique ou intersubjective développementale (rejoignant les travaux les plus récents des neurosciences pour l’autisme ou les états-limite, ou d’autres maladies d’origine génétique) soient l’objet de véritables batailles avec les tenants de méthodes plutôt éducatives. Nous devrions à présent œuvrer autant qu’il est possible à ce que les dysharmonies de l’enfant restent intégrées à la pédopsychiatrie, au prix de quelques souplesses pluridisciplinaires.
Notes
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[*]
Communication à la journée scientifique « Les états limite de l’enfant » organisée par Claire Squires du CRPMS, Université Paris Diderot-Paris 7, le 4 avril 2014, à l’Association du Quartier Notre-Dame des Champs à Paris.
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[1]
DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
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[2]
CFTMEA, Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent (Misès, 2012).
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[3]
CMP, Centre Médico-Psychologique.
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[4]
CAMSP, Centre d’Action Médico-Sociale Précoce.
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[5]
SESSAD, Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile.
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[6]
Misès, 1995, p. 1351.
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[7]
Green, 2002, p. 25.
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[8]
Autisme et psychose : Une nosographie à revisiter. Un entretien avec R. Misès et N. Georgieff (2009). Film documentaire de A. Bouvarel, R. Martin, P. H. Tremblay, Produit par le Centre de documentation en santé mentale (CECOM, Hôpital Rivière-des-Prairies de Montréal, Québec) et le Centre National de l’Audiovisuel en Santé Mentale (CNASM, Lorquin, France).
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[9]
Georgieff, 2013, p. 21.