« Le propre du parcours identificatoire, tant qu’un identifiant reste vivant, est de n’être jamais clos, mais il doit trouver à s’ancrer en un point de départ fixe pour que le voyageur puisse s’y orienter, en découvrir le sens, dans la double acception du terme, savoir d’où il vient, où il s’arrête, vers quoi il va. Ce sens qui transforme le temps physique en temps humain, la psyché ne peut l’appréhender qu’en termes de désir […]. »
1Traiter la question de l’adolescence, telle qu’elle a pu être abordée par P. Aulagnier [1], pourrait presque se limiter à une relecture détaillée voire à un commentaire du texte « Se construire un passé ». Article en tout point remarquable et qui mérite que l’on aille plus loin dans l’analyse des arguments théorico-cliniques de l’auteure. Avec « Les deux principes du fonctionnement identificatoire (permanence et changement) » [2] et « Telle une “ zone sinistrée ” » [3], ce texte propose l’une des seules contributions, explicitement revendiquée par P. Aulagnier, qui traite de la thématique de l’adolescence. Or, bien qu’elle ne se revendique pas comme une spécialiste de l’adolescence, dès le début de son propos, P. Aulagnier met l’accent sur l’idée qu’un analyste ne peut plus aujourd’hui se contenter des définitions que la biologie ou la physiologie proposent de l’adolescence. Loin d’être négligeables, ces aspects biologiques ou physiologiques ne peuvent rendre compte de façon globale du phénomène fondamental « d’auto-altération de soi » qui est au cœur du processus adolescent.
2Pour mieux appréhender ces phénomènes d’auto-altération, il faut garder à l’esprit que ceux-ci sont consécutifs à une « série d’après-coup dont les effets vont à chaque fois s’imposer comme une preuve de la différence qui vous sépare de ce que l’on a été jusqu’alors » [4]. Toutefois, si l’auto-altération répétée de soi est particulièrement difficile à assumer pour le sujet adolescent, au-delà des réticences de chacun à se familiariser avec le changement, cette auto-altération peut surtout ébranler la liaison indispensable qui unit le présent au passé. Cette liaison entre ces deux strates temporelles présent/passé s’avère de fait incontournable pour rendre sensée l’épreuve à vivre dans le temps présent. Par conséquent, le préalable à tout processus adolescent est obligatoirement de bénéficier d’un certain nombre de points d’ancrage [5] stables, susceptibles de garantir la permanence et la fiabilité identitaires.
3Dans le temps de l’adolescence, P. Aulagnier nous propose d’observer deux étapes distinctes : une première, où devront être mis à l’abri de l’oubli les matériaux nécessaires à la constitution d’un fonds de mémoire garant de la permanence identificatoire ; une seconde où, à partir de ce passé singulier, les possibles relationnels accessibles à un sujet donné se mettront en place. Concernant ces possibles relationnels potentiellement décisifs dans le devenir intersubjectif du sujet adolescent, ce qui importe avant tout réside dans « l’éventail des positions identificatoires que le Je peut occuper tout en gardant l’assurance que du même Je persiste, se retrouve et se retrouvera dans ce Je modifié qu’il est devenu et qu’il deviendra » [6]. Une fois ce postulat posé, il est possible de se demander ce qui pour chaque sujet favorisera l’ouverture des possibles identificatoires ou au contraire en restreindra la palette. Qu’est-ce qui fait qu’un Je conservera ou non une certaine possibilité de choix identificatoires et une possibilité de « penser-souhaiter » son propre futur ? Ces modes de questionnement autour de la problématique identificatoire employée par P. Aulagnier détiennent un rôle central pour mieux penser la spécificité des processus adolescents, processus qui conditionneront grandement la tolérance du sujet face aux « auto-modifications » de soi.
4P. Aulagnier nous apporte un début de réponse lorsqu’elle indique que la construction de cet éventail des possibles relationnels est elle-même conditionnée par la possibilité de construire son passé – c’est-à-dire par la possibilité de réaliser un travail d’historicisation de sa propre enfance. De fait, si le Je ne parvient pas à réaliser cette construction historique, ce que vit le sujet ne pourra prendre sens que si le sujet continue éternellement d’occuper les mêmes positions identificatoires : à savoir les positions identificatoires qu’il occupait en ce temps lointain de l’enfance. Le Je sera donc comme figé, épinglé à une place dont il ne pourra s’extraire, toute mobilité interprétative lui faisant totalement défaut.
5Mais avant de poursuivre notre propos concernant les difficultés susceptibles d’être rencontrées par le Je, il est nécessaire de définir a priori cette instance qui n’appartient pas en tant que telle au corpus métapsychologique freudien.
Je identifiant et je identifié
« […] à mes yeux le Je ne peut s’auto-saisir, s’auto-penser, s’auto-investir qu’en se situant dans des paramètres relationnels. C’est pourquoi ce Je pensé-passé est aussi et toujours le vestige d’un moment relationnel. »
7Au fil des textes, les conceptualisations de P. Aulagnier font certes référence à la notion de sujet, mais insistent davantage sur la place centrale de l’instance du Je. Or, dans le cadre théorique qu’elle propose, le Je ne coïncide ni avec le Moi freudien, ni avec le Sujet ou le Moi lacaniens puisqu’il est d’abord là pour assurer une fonction d’historien. Cette fonction d’historien se concentre en premier lieu sur la succession des relations aux objets vécue par le Je afin de construire sa propre histoire. Constructeur jamais au repos, le Je, en lien avec les investissements objectaux successifs vécus, est l’inventeur de l’histoire libidinale du sujet. Il permet ainsi de nous reconnaître « comme effet d’une histoire qui nous a de loin précédé et comme auteur de celle qui raconte notre vie, comme mort futur et comme vivant capable de ne pas trop tenir compte de ce qu’il sait sur cette fin » [7]. Vis-à-vis de ces éléments fragmentaires, la tâche du Je est aussi d’apporter un sentiment de continuité temporelle : « Le Je n’est pas autre chose que le savoir que le Je peut avoir sur le Je » [8]. S’il coïncide avec le savoir qu’il détient sur lui-même, le Je n’est cependant pas entièrement conscient : il existe en effet une dimension inconsciente du Je, qui est liée à l’action refoulante exercée sur des énoncés contradictoires avec le récit historique qu’il construit, ou sur des énoncés qui exigeraient « une position libidinale qu’il rejette ou qu’il décrète interdite » [9].
8L’advenue du Je a ceci de spécifique qu’elle intervient dans un espace de discours, un espace de réalité, un espace psychique qui ne l’ont pas attendu pour exister. Se découvrant anticipé par le discours d’un porte-parole, le Je ne peut alors se penser et « se représenter comme son propre auto-engendré » [10]. L’imaginaire parental s’insinue là pour apporter des énoncés à fonction identifiante, lesquels désignent qui est Je et quels sont les objets qu’il possède, comme ce qu’il rêve devenir et souhaite avoir. En d’autres termes, l’enfant a besoin d’identifiés pour construire l’infans qu’il a été. L’enfant ne peut donner existence à l’infans qui l’a précédé qu’en s’appropriant une version discursive qui raconte, qui lui raconte l’histoire de son début, du désir du père, de la mère qui sont à l’origine de son existence. À défaut, l’enfant privé de son passé, du désir qui l’a fait naître, d’un identifié, se retrouve dans l’incapacité de se penser. À l’inverse, la possession de cet identifié soutient l’action identifiante du Je.
9La solidité de la construction identificatoire sera véritablement opérante si la rencontre avec l’autre parental ne renvoie pas au Je, comme unique identifié, l’image du rejeté, de l’exclu ou du haï. Dans ce dernier cas, l’image négative est non seulement récusée par le Je, mais lui fait « courir le risque de parcourir à reculons les différentes étapes de son parcours identificatoire avec l’espoir de retrouver un identifié, auquel s’ancrer » [11]. En conséquence, l’existence même du Je est impérativement conditionnée par l’unité « identifiant-identifié ». Elle suppose ensuite que des points de certitude soient préservés dans l’espace de l’identifié.
10Mais que se cache-t-il sous les dénominations d’identifiant et d’identifié censées constituer les deux composantes essentielles du Je ? Pour P. Aulagnier, le Je identifié est ce dont parlent ces pensées à fonction identifiante [12] en provenance de l’Autre, que l’on nomme également les « énoncés identificatoires ». Quant au Je identifiant, ce n’est rien d’autre que cet agent de l’action psychique nécessaire à l’investissement de ces pensées ou énoncés – l’identifiant investissant l’identifié seulement si celui-ci lui paraît conforme au Je nommé. Ainsi, la construction du Je suppose la réunification des deux composantes du Je, c’est-à-dire l’investissement de l’identifiant sur ces premiers identifiés offerts par le porte-parole. Dès lors, « l’unité “ identifiant-identifié ”, condition même de l’existence du Je, présuppose que soient préservées dans l’espace de l’identifié des points de certitude » [13], en d’autres termes : la possibilité pour le Je de s’arrimer à un nombre minimal d’identifiés, c’est-à-dire à des points d’ancrage stables dont la fiabilité et la permanence sont garanties par notre mémoire. A contrario, le sujet fera face à de graves problèmes dans son économie psychique si se produit une fissure dans l’édifice identificatoire, notamment entre les deux composantes du Je (identifiant-identifié), puisque toute fissure entre elles sera synonyme d’une potentialité psychotique. De fait, dans la psychose, le « Je identifié, en butte au refus de reconnaissance qu’on lui oppose, exclu du pensable de l’autre au profit que cet autre serait seul à pouvoir penser, renvoie à l’identifiant un verdict qui déclare a-sensé l’ensemble de ses pensées, qui le confronte à son impuissance, à la nullité de son pouvoir, à une violence arbitraire contre laquelle il se découvre sans arme. Dans la psychose, l’identifié devient un étranger pour l’identifiant. L’identifié va se transformer pour l’identifiant en un étranger qui ne peut préserver le lien qui le raccroche à l’identifiant que parce qu’il devient l’intrus, l’ennemi qu’on va tenter répétitivement d’abattre» [14]. Le fait que l’identifié devienne un facteur d’étrangeté pour l’identifiant représente ce qui peut advenir de pire pour le Je, soumis à la violence arbitraire des énonciations identifiantes formulées par l’Autre. En effet, on peut considérer, comme l’énonce P. Aulagnier, que tant qu’un identifiant reste vivant, le parcours identificatoire n’est jamais clos et qu’il subsiste toujours l’espoir pour le sujet de s’extraire de la place identificatoire à laquelle on cherche l’épingler et l’assigner. Toutefois, le sujet s’expose au risque que le Je s’épuise à colmater en vain un trou du discours de l’Autre, tout en essayant d’inventer une interprétation qui puisse rendre conforme à la vérité ou à la raison une signification qu’on lui a imposée et qui s’impose à lui, alors qu’il s’agit d’une signification erronée en provenance du porte-parole. Si, en revanche, le sujet parvient à se défaire de cette soumission à l’Autre, le jeu des identifiés venant tour à tour se joindre à l’identifiant relancera le travail d’auto-modification que le Je opère contre le désir de l’Autre. Aux énoncés identifiants en provenance de l’Autre pourraient alors succéder des énoncés autodésignatifs en provenance du Je lui-même. De fait : « C’est par l’énonciation identifiante formulée par l’Autre que le Je advient et se reconnaît tel, puis ce sont les énoncés autodésignatifs produits par le Je lui-même qui relancent sans cesse le discours et les processus identificatoires » [15]. L’avènement de ces énoncés autodésignatifs qui auront un pouvoir déterminant sur le devenir du mouvement de subjectivation adolescent, scellera un moment conclusif de ce parcours identificatoire emprunté par le Je.
11Clore ses comptes avec l’enfance suppose toutefois qu’après avoir été reconnu comme le coauteur de l’histoire subjective qui s’écrivait durant cette période de l’existence, le Je puisse conquérir son autonomie afin de devenir le seul rédacteur de ses énoncés autodésignatifs et de sa propre autobiographie. Simultanément, l’adolescence est définie comme moment conclusif qui doit permettre au Je de stabiliser ses positions identificatoires. Pour parvenir à ses fins, le Je aura à réaliser un travail d’autobiographie, de mise en mémoire, grâce auquel le temps passé, définitivement perdu, pourra néanmoins continuer d’exister psychiquement. Le tissage et l’appropriation de ce fonds de mémoire par le Je conditionneront ainsi les modalités du passage adolescent, puisqu’il est impérieux qu’une connexion temporelle subsiste entre l’histoire de l’enfance, l’histoire de l’adolescence et celle de l’âge adulte. « Le temps de l’enfance couvre le temps nécessaire à l’organisation et à l’appropriation des matériaux permettant qu’un temps passé devienne pour le sujet ce bien inaliénable qui peut seul lui donner accès à la saisie de son présent et à l’anticipation d’un futur » [16]. De manière concomitante, la possibilité de construire et de préserver un « Je pensé-passé », lui-même support d’investissement, s’avère essentielle pour permettre au sujet de se projeter dans l’avenir. De fait, dans le prolongement de la phase post-œdipienne, l’adolescence est aussi ce moment où le sujet doit investir un projet identificatoire, lequel suppose là encore que l’entourage parental ait pu reconnaître chez l’enfant ses potentialités et les penser comme réalisables dans le futur. Si ces éléments en provenance de l’entourage ont pu exister au préalable, la réponse que le sujet apportera à chaque fois qu’il se demande qui il est – Qui est « Je » ? – en rapport avec ces énoncés identificatoires, constituera le projet lui-même. Ainsi, le projet est au registre conscient ce que l’identification est au registre inconscient, il est aussi l’effet sur la scène consciente des mécanismes inconscients propres à l’identification, « il en représente, à chaque étape, le compromis “ en acte ” » [17].
12Le processus sous-jacent au projet identificatoire consiste à être sans cesse remodelé par le fait même que le souhait de devenir autre est intrinsèquement attaché au Je. Aussi, observe-t-on qu’à chaque fois que ce projet est atteint, le Je ne peut que se projeter dans un autre projet, et ainsi de suite dans un renvoi sans fin. Cependant, « Entre le Je et son projet doit persister un écart : ce que le Je pense être doit faire preuve d’un “ en-moins ”, toujours là, par rapport à ce qu’il souhaite devenir. Entre le Je futur et le Je présent doit persister une différence, un x représentant ce qui devrait s’ajouter au Je pour que les deux coïncident » [18]. Seule la psychose annule cet écart, dissolvant de la sorte la notion de projet au profit de celle d’anti-projet. Dans ce dernier cas, l’idéal a disparu, s’est effacé en faisant disparaître l’idée de futur telle qu’elle existe pour tout sujet : « Là où devrait se constituer le projet, là où la notion du futur devrait permettre au Je de se mouvoir dans une temporalité ordonnée, le retour du même arrête le temps au profit de la répétition de l’identique, inverse son ordre puisque celui qui devient et doit advenir découvre qu’il est précédé par un passé, et par un trépassé, qui lui impose le lieu et le temps auxquels il devrait faire retour » [19]. Pour tenter de penser les mécanismes sous-jacents à cet arrêt du temps psychique, être amené à interroger le rôle de l’idéalisation s’avère un passage indispensable. Il est bon de préciser que l’idéalisation est également synonyme d’un désinvestissement temporaire ou définitif du projet identificatoire et des idéaux qui en sont les corollaires : « Le caractère qui différencie jusqu’à les rendre antinomiques l’idéalisation de ce que désigne le terme d’idéaux du Je concerne le temps, mais il concerne aussi le possible : l’idéalisation se présente comme un état du Je par lui supposé comme déjà réalisé, les idéaux comme un état qui pourrait, peut-être, se réaliser dans le temps futur » [20]. L’abandon du Je idéalisé, notamment de ce Je idéalisé infantile qu’il pensait être, au profit d’un investissement des idéaux susceptibles de se réaliser dans le futur, se révèle également déterminant pour la structuration subjective dans la mesure où ce renoncement signe l’entrée du sujet dans la temporalité.
L’hyperlucidité comme symptomatologie contemporaine
13L’aptitude à construire un projet identificatoire s’avérera particulièrement problématique ou même notoirement perturbée pour certains sujets dont les symptômes manifestes sont l’hyperlucidité et le caractère désaffecté. En associant ces qualificatifs « désaffectés » et « hyperlucides » au fonctionnement psychique de ces patients, P. Aulagnier ne cherche pas à proposer une nouvelle catégorie nosographique mais à donner une description clinique particulièrement rigoureuse des processus psychiques et des modalités défensives qui caractérisent le fonctionnement d’un nombre croissant de sujets. Sans s’inscrire dans un registre franchement psychotique, ni clairement dépressif, ces sujets sont en proie à un malaise subjectif caractéristique des problématiques psychiques contemporaines.
14En premier lieu, P. Aulagnier est frappée par le désintérêt ou le peu de curiosité que ces personnes peuvent manifester à l’égard de leur propre enfance. Elle remarque également une absence de souvenirs comme si ce qu’ils avaient pu vivre dans leur enfance « coulait entre leurs mains comme du sable » [21]. Il n’y a pas chez eux comme chez le déprimé, de nostalgie ou de surinvestissement d’un bonheur perdu, mais bien davantage une forme d’hyperlucidité qui décourage par avance toute velléité d’investissement nouveau. En l’occurrence, toute réalisation de désir est jugée par eux totalement vaine dans la mesure où elle ne peut aboutir en définitive qu’à une déception, une désillusion. De la même manière, chez ces personnes, l’appréhension du passé ou de l’enfance, lorsqu’elle s’exprime, prend la forme d’un « passé désaffecté ». Cette neutralisation affective de toutes les expériences vécues ne fait que traduire une forme d’indifférence et/ou de détachement vis-à-vis de l’enfant qu’ils ont été, au point d’amener à douter qu’ils n’aient jamais habité ce monde de l’enfance. Pour ces sujets ayant perdu tout pouvoir émotionnel, toute vibration, le vécu passé n’existe au mieux que sous la forme d’une « hypothèse abstraite ». P. Aulagnier en déduit que les deux tâches spécifiques de l’adolescence – constitution d’un fonds de mémoire et mise en place des possibles relationnels – vont avoir un destin particulier chez ces sujets. Si la première tâche atteint modestement ses fins, la seconde qui conditionne les possibles relationnels, s’avèrera très problématique.
15Très appauvrie, la version que se donne le Je de son enfance laisse néanmoins à la disposition du sujet les repères nécessaires à une inscription dans le système et la lignée familiale. En revanche, cet accès au temps de l’enfance, à ce fonds de mémoire, sera non seulement clos mais littéralement cadenassé du fait même de l’excès de l’instance refoulante. En effet, l’échec du refoulement peut se manifester tout autant par son excès que par son défaut, comme en témoignent ces problématiques d’hyperlucidité. Par conséquent, faute d’avoir pu capitaliser dans un fonds de mémoire accessible des représentations de moments relationnels sources de plaisir, le Je ne peut investir et espérer l’attente de nouvelles rencontres. Aussi, pour que le champ des possibles relationnels se mette en place au mieux, il faudra que ces souvenirs sources de plaisir projettent leur « ombre sous la forme d’une promesse qui justifie et aimante la quête de plaisir […] » [22]. À défaut de vectoriser la recherche du plaisir et du désir sur ce mode, le Je ne peut que restreindre considérablement son champ d’investissement, notamment dans son rapport à la temporalité. La tranche temporelle dans laquelle se meuvent ces sujets hyperlucides s’avèrera des plus restreintes puisque la perte continue de leur propre vécu cherchera à être compensée par un mécanisme de surinvestissement de buts à très court terme : « le passé est réduit au passé le plus proche et conjointement le futur » [23]. Cette description que fait P. Aulagnier a ainsi le mérite d’éclairer le fonctionnement psychique de patients qui habitent une tranche temporelle qui se limite, comme on peut l’entendre dans le discours des sujets en proie à des troubles du comportement alimentaire, à la seule journée présente. Cette même journée étant scandée par des prises alimentaires à heures fixes, celles-ci étant totalement ritualisées et ponctuées à l’infini par la notation des dépenses caloriques. L’espace temporel de ces patients se limite ainsi à l’attente jouissive des repas (l’orgasme de la faim décrit par É. Kestemberg) et à la planification des moments d’hyperactivité qui seront là pour annuler les effets caloriques de la prise alimentaire.
16Pour comprendre à quel point le fonctionnement psychique de ces patients peut se transformer en un fonctionnement mental où n’ont place que des constructions idéiques, il est nécessaire de suivre le destin qui va être réservé à certains messages en provenance du corps. Le rôle attribué aux éprouvés corporels et à leurs devenirs se révèle en effet essentiel dans les processus qui gouvernent la réalité psychique. De façon régulière, le corps envoie à la psyché des délégués qu’elle aura à transformer en représentant pulsionnel et en images de choses corporelles. Il revient ainsi à la psyché de métaboliser ces besoins du corps en besoins libidinaux. L’absence de ces délégués corporels induirait l’absence et l’exclusion de toute représentation affective. Or l’absence de représentations affectives signifie également une vie psychique privée de toute dimension émotionnelle. En effet, dans la conceptualisation de P. Aulagnier, l’affect, comme tel, est « inconnaissable » et requiert un travail de transformation du Je pour advenir comme émotion, elle-même susceptible d’être nommée, connue, assumée par ce même Je. Le circuit de transformation et de métabolisation des signaux et délégués corporels se révèle donc long et complexe afin qu’adviennent ces images de choses corporelles qui véhiculent une charge émotionnelle assumée par le Je.
17Pour cerner au mieux ce qui dysfonctionne dans le circuit des délégués corporels chez ces sujets « désaffectés », il faut comprendre qu’ils sont en fait confrontés à l’impossibilité de faire confiance aux témoignages de leur propre sensorialité. En effet, la pensée censée rendre compte de leur sensorialité se retrouve dans un rapport de distorsion avec leurs éprouvés corporels. Aussi ne peuvent-ils plus déterminer s’ils doivent faire confiance à ce qu’ils éprouvent ou à ce qu’ils pensent éprouver. Un tel conflit entre ce que le sujet éprouve et ce que le sujet pense éprouver ne peut être induit que par la présence d’injonctions paradoxales dans l’histoire relationnelle du sujet. Là encore, il n’est pas anodin que l’exemple proposé par P. Aulagnier renvoie à la sensation de faim. En effet, son illustration clinique évoque le cas d’une patiente qui ne sait plus si elle doit se fier à sa pensée, laquelle lui indique qu’elle a faim, alors qu’elle n’est pas assurée que sa pensée exprime véritablement ce que son corps ressent. Or dans son enfance, sa mère, à chaque période où elle se nourrissait normalement, ne cessait de la mettre en garde contre le fait de grossir, de devenir obèse et d’avoir une image répugnante. En conséquence, elle perdait son appétit, finissait par manger de moins en moins, ce qui déclenchait l’ire de la mère qui accusait sa fille de tout faire pour l’inquiéter, de faire exprès de se rendre malade et d’être définitivement une « mauvaise fille ». Si cette jeune femme n’est pas devenue franchement anorexique, elle endure quelque chose qui doit être sous-jacent à de nombreux cas d’anorexie/boulimie, à savoir l’impossibilité de concilier et de relier son activité de penser et ses éprouvés corporels. L’impossibilité de se relier à sa propre sensorialité condamne ainsi définitivement le processus de transformation des délégués corporels en affects et émotions, seuls aptes à produire les images de choses corporelles qui font la matière et l’étoffe du fantasme. Or, l’existence du fantasme et la possibilité d’avoir à disposition son capital fantasmatique vont aussi représenter des conditions déterminantes dans l’équilibre et la régulation de la vie subjective. Le fantasme a en effet pour fonction de permettre l’accordage entre les éprouvés du phantasmant et l’activité désirante du sujet.
Cristallisation fantasmatique et fabrique du singulier
« S’il est vrai, comme l’ont souligné Laplanche et Pontalis, que le sujet occupe toutes les places de son fantasme, il est tout aussi vrai que l’objet du fantasme qui accompagne nos éprouvés de jouissance ou de souffrance, “ accompagnement ” sans lequel nous n’aurions accès ni à l’un ni à l’autre, est le représentant de l’ensemble des objets qui ont exercé un même pouvoir dans la vie de l’infans et de l’enfant que l’on a été ».
19Disposer de son capital fantasmatique va dépendre de l’appropriation d’un fonds de mémoire grâce auquel le sujet pourra tisser la toile de ses compositions biographiques. « Ce même “ fonds de mémoire ” joue un rôle déterminant dans la relation ouverte que le sujet pourra ou non maintenir avec son propre passé et plus spécialement avec ce temps de l’enfance marqué par la présence et l’impact de ces premières représentations sur lesquelles le sujet a opéré ce long travail d’élaboration, de transformation, de refoulement dont le résultat le fait être ce qu’il est et ce qu’il devient » [24]. Le fonds de mémoire est ainsi le garant de la permanence identificatoire de celui que l’on devient et que l’on continuera à devenir et, par là, de la singularité de la propre histoire et du désir du sujet. Mais ce fonds de mémoire constitue avant tout la « source vivante » de ce socle identificatoire, source vivante sans laquelle tout risque d’apparaître au sujet comme dévitalisé, désaffecté.
20Disposer de son capital fantasmatique relève de l’ordre d’une condition sine qua non pour que le sujet soutienne son désir et pour rendre le mot apte à l’affect : « Le Je doit pouvoir disposer de ce capital fantasmatique pour soutenir son désir, pour que ces mots essentiels que sont amour, jouissance, souffrance, haine ne soient pas que des mots mais puissent mobiliser la représentation fantasmatique nécessaire à l’émotion d’un corps, à l’ancrage du sentiment dans un fantasme qui peut seul, […], rendre le mot apte à l’affect » [25]. L’ancrage du fantasme est non seulement indispensable au sujet pour être relié à ses émotions, mais il l’est tout autant pour apporter en toute circonstance une interprétation causale, c’est-à-dire être en mesure de « transformer toute cause d’un éprouvé psychique de plaisir ou de souffrance en une cause conforme au désir » [26]. Le fantasme cherche donc à donner une réponse au désir en lui indiquant les modalités de jouissance qui lui sont conformes.
21Si, pour ressentir affectivement les expériences vécues, le sujet doit également pouvoir faire appel, sans « réserve », à son capital fantasmatique, c’est que ce capital va maintenir « au cours de rencontres, la présence du lien qui entraîne la résonance affective entre l’expérience passée et le présent. Aucun Je n’est entièrement libre de ses choix d’objets (sexuels, narcissiques, buts). Il investira de façon privilégiée ceux qui possèdent un “ trait ” avec le désir antérieur investi » [27]. À propos des éléments qui contraignent ici le Je dans ses choix objectaux, ceux-ci nous renvoient à la question du ou des traits unaires, c’est-à-dire à la problématique des points de capiton. Or, le rôle de cette notion cruciale concerne directement la possibilité qu’advienne du singulier. En effet, pour P. Aulagnier, les points de capiton représentent en tant que tels la marque de l’infantile, puisque le passé singulier du sujet doit être pensé directement en lien avec la possibilité de nouer ces points de capiton : « Mon hypothèse étant qu’au cours des phases relationnelles que parcourt l’enfant vont se nouer des points de capiton entre certaines représentations fantasmatiques, leur vécu affectif et un trait spécifique de l’objet et de la situation qui les a déclenchés. Vécu affectif qui se caractérise par l’intensité de la participation somatique qu’il a entraînée » [28]. Le nouage de ces points de capiton qui conditionne la fabrique du singulier, suppose donc que puisse s’opérer l’addition sophistiquée de plusieurs composantes, à savoir : certaines représentations fantasmatiques, leur vécu affectif (avec une participation somatique), et enfin, un trait spécifique de l’objet et de la situation relationnelle qui les a déclenchés ou une parole identifiante (semblable à un verdict gravé dans la mémoire du sujet). Le nouage de ces éléments sera d’autant plus déterminant qu’il conditionne la possibilité d’une cristallisation fantasmatique, à l’origine de la constitution de traits unaires, ceux-ci définissant la singularité même du sujet dans le registre désirant. En d’autres termes, les points de capiton ou traits unaires vont être responsables de nos capacités de jouissance et de nos possibilités de souffrance. J. Lacan postulait déjà que le fantasme est le bâti dressé autour d’un plus-de-jouir s’interposant comme défense, « défense d’outre-passer une limite dans la jouissance » [29]. Il appréhendait aussi l’identification au trait unaire en tant qu’identification majeure, corrélative de la castration et de la mise en place du fantasme, cette identification constituant la colonne vertébrale du sujet. À l’appui des conceptions de P. Aulagnier, il conviendrait ici de parler de colonne vertébrale du sujet inconscient dans la mesure où le sujet de l’inconscient et le phantasmant sont des termes qui désignent, pour elle, une réalité kaléidoscopique du sujet, c’est-à-dire une auto-présentation du sujet qui s’apparente davantage à une suite de scénarii qu’à une présentation unifiée du sujet.
22Ainsi, le sujet de l’inconscient n’est rien d’autre que la résultante de ce que P. Aulagnier nomme « la réflexion du primaire sur lui-même », celle-ci étant en mesure de faire émerger les premières représentations du phantasmant. On peut donc considérer que, « le sujet de l’inconscient est cette auto-présentation dans, et par laquelle, le phantasmant se reconnaît comme réponse et effet de l’interprétation que l’activité primaire forge du désir de l’Autre » [30]. Incontournable, la référence au désir de l’Autre « est pour la psyché ce que le concept de Dieu est pour le système théologique : point nodal et postulat à partir desquels peut se mettre en place l’ensemble du système, qu’il soit phantasmatique ou métaphysique n’y change rien » [31]. On peut donc postuler que le désir de l’Autre représente un point nodal pour la construction phantasmatique du sujet. Cependant, la « mobilité interprétative » d’un sujet donné par rapport au désir de l’Autre est essentielle. Le sujet peut précisément être situé dans cet espace qui permettra l’émergence de réponses lesquelles viendront faire écho au désir de l’Autre. Précisons ici que l’existence du hors-soi est immédiatement assimilée, sur le plan de la réalité psychique, à une manifestation du désir de l’Autre, un désir de l’Autre en attente d’une réponse de la part du phantasmant.
23Si le sujet de l’inconscient peut se définir en tant qu’auto-présentation du phantasmant qui découle de l’interprétation que le primaire se forge du désir de l’Autre, cela signifie que le sujet de l’inconscient opère dans la sphère du registre primaire qui échappe totalement au Je. Comportant toujours une dimension énigmatique, le fantasme est vécu par le Je comme un élément qui s’impose à lui et se répète hors de sa volonté. De fait, le Je n’a pas de prise sur le fantasme, même si les figurations fantasmatiques existantes peuvent être remodelées par des expériences de plaisir envisagées dans des situations nouvelles. Plus le fantasme se rapporte à la sphère inconsciente, plus cette exclusion du Je semble radicale au profit du sujet de l’inconscient. Donc, il convient de bien différencier l’auto-présentation du sujet de l’inconscient et l’autoreprésentation du Je qui n’appartiennent pas au même registre, ni au même espace psychique. En effet, contrairement au phantasmant, le Je est sous la double emprise du principe de plaisir et du principe de réalité. Il sera donc en mesure de différer le plaisir attendu, là où le phantasmant, lui, réclame une satisfaction immédiate, en conformité avec le principe de plaisir qui régule son activité. Il est ainsi possible d’affirmer que tout phantasme est la réalisation d’un désir et que toute phantasmatisation vise l’obtention d’un plaisir érogène non différé, là où le Je sera quant à lui chargé d’assumer des compromis.
24À défaut d’être en lien direct avec le fantasme, le Je se retrouve ainsi plus en phase avec certaines modalités de reconstruction des scènes fantasmatiques qui contribueront à l’émergence d’une légende fantasmatique. En d’autres termes, l’interprétation causale que le Je se donne de l’émotion qu’il éprouve, en prenant appui sur les ressorts de la scène fantasmatique, donne naissance à ce que P. Aulagnier nommera la « légende fantasmatique ». Ainsi, nous serions tentés de dire que la légende fantasmatique serait au fantasme ce que le contenu manifeste du rêve est au contenu latent du rêve. On comprend alors aisément que « Plus on reste proche de l’enfance et des premières mises en pensée, œuvres du Je, et plus cette légende restera relativement fidèle à l’action et à la relation que le fantasme met en scène. Plus on s’éloigne de l’enfance, et plus la légende témoigne de l’action du refoulement, du respect des interdits qui frappent certains représentants d’objets et plus elle rendra difficile la remise au jour de la scène et de l’affect qui en est la source » [32].
25Il est clair qu’en avançant de tels éléments de compréhension, P. Aulagnier nous offre des arguments décisifs en faveur du travail psychanalytique avec les adolescents. En effet, la pertinence de ce type de travail auprès des adolescents s’articule parfaitement avec l’idée que les mécanismes de défense et notamment l’action du refoulement suscitée par le Je, n’auront pas eu le temps à cet âge de déformer, de dénaturer les scènes fantasmatiques, comme on l’observe couramment chez l’adulte. Cela ne signifie pas pour autant que l’accès au sujet inconscient s’en trouve immédiatement facilité, précisément à cause de cette fragilité du refoulement qui justifie le plus souvent le recours à une mobilisation défensive et des résistances encore plus marquées que chez l’adulte. Simplement, dans la mesure où elles sont moins construites, les défenses de l’adolescent laisseront entrevoir plus facilement à certains moments choisis le « singulier » du sujet. Ces ouvertures subreptices sur le singulier donneront ainsi une idée de la façon dont ont pu se nouer les points de capiton, donnant également une idée de la façon dont se sont construites et dont se construisent encore les auto-présentations fantasmatiques du sujet.
26Concernant cette auto-présentation du phantasmant, autant l’énonciation identifiante formulée par l’Autre dominait dans le temps de l’enfance, autant la période adolescente devra favoriser l’avènement des énoncés autodésignatifs produits par le Je lui-même. L’importance de ces énoncés autodésignatifs se mesure mieux si l’on précise qu’il conditionne la possibilité d’une relance du discours et des processus identificatoires. Cette tendance sera favorisée par la démultiplication des personnages susceptibles d’incarner la figure de l’Autre. À l’adolescence, le sujet doit en effet s’avancer dans le champ social en délaissant l’espace clos de la famille. Les difficultés à s’émanciper de la sphère familiale, comme les réticences ou inhibitions qui s’expriment face à la découverte d’un univers social élargi peu connu jusque-là, sont directement la conséquence d’une problématique touchant le phénomène de cristallisation fantasmatique. L’impossible cristallisation des éléments fantasmatiques va alors compromettre l’émergence des représentations conclusives indispensables pour construire l’assise subjective de la puberté. De plus, cela va obérer pour le Je la possibilité de rétrojecter et de projeter la légende fantasmatique sur l’ensemble des expériences affectives. En effet, les représentations conclusives possèdent un pouvoir d’aimantation, en lien avec une présence en excès d’affects qui aura justement été permise par la cristallisation fantasmatique. Ces mêmes représentations conclusives constitueront la trame du fantasme fondamental en donnant « une figuration cristallisée, conclusive de la problématique libidinale propre aux différentes phases libidinales et relationnelles » [33]. En définitive, à l’adolescence, certaines figurations cristallisées auront à assumer le rôle des représentations fantasmatiques conclusives ayant trait à l’avènement de la génitalité et à la découverte de la différence des sexes, par le biais de certaines modalités relationnelles.
27Dans ce temps intermédiaire, les carences de l’auto-présentation de soi, les défaillances du sujet de l’inconscient seront à l’origine des sentiments de vide, de blancs psychiques que vivra le patient. À ce titre, il est possible de définir l’adolescence comme le moment où sera interrogée l’aptitude à une auto-présentation du phantasmant. Au même titre que le stade du miroir, l’adolescence correspondrait à l’un des moments clés concernant l’advenue d’une auto-présentation du phantasmant. Or, ce mouvement propre découle de la mise à distance des imagos parentales, laquelle caractérise aussi bien la première phase de séparation/individuation qui se joue durant la prime enfance que la seconde à l’adolescence. Encore faut-il qu’une instance capable de s’autoconnaître comme séparée et différenciée puisse advenir. À ce titre, l’une des premières conditions à la possibilité de fantasmer repose sur le droit au secret.
28Avoir la possibilité de garder secrètes ses pensées est un présupposé essentiel à l’avènement du fantasme. En contrepoint de ce droit au secret, N. Zaltzman vient rappeler que « la naissance d’un fantasme implique que ce qui s’y organise existe et fasse sens pour un autre : ce que j’éprouve et désire fait quelque chose à quelqu’un » [34]. Le droit au secret totalement bafoué condamne la possibilité pour le sujet de donner à certaines de ses constructions idéiques, qu’il différencie de l’ensemble de ses pensées, le statut de fantasme. De ce fait, l’existence même du fantasme ne peut être dissociée de la qualité inhérente à la possibilité de rester secret.
Psychose et échec de l’appel au fantasme
29S’il est difficile de concevoir un sujet sans fantasme, il est encore plus improbable de concevoir l’existence du fantasme chez un sujet psychotique. Dans la névrose, le mode de structuration psychique et ses aléas reposent essentiellement sur l’échec du refoulement. Dans la psychose en revanche, le mode de structuration questionne un possible échec de la construction du fantasme. Sur ce point précis, P. Aulagnier évoque très clairement l’hypothèse d’un échec de l’appel au fantasme dans le mode de structuration psychotique : « La psychose est la conséquence de l’échec qu’a périodiquement rencontré l’enfant dans ses tentatives d’interposer entre soi et une réalité cause d’un excès de souffrance le fantasme comme interprétation causale » [35]. Situé dans le temps de la prime enfance, cet échec s’explique par des expériences qui ont généré « des affects d’effroi, de sidération, d’effraction, non reliables à une causalité que seul le discours du Je maternel aurait pu apporter » [36]. Or, dans la psychose, le sujet « ne peut se percevoir que comme une marionnette dont un autre tire les ficelles, ou comme un “ en-plus ”, un “ surcroît de chair ” qui accepte de s’offrir à un autre corps […] » [37]. En cela, on retrouve un aspect des conceptions lacaniennes qui édictent que le fantasme vient faire écran à ce rapport de dépendance au désir de l’Autre. Pour que le rapport de dépendance du fantasme au désir de l’Autre soit démasqué, l’expérience de la fin de la cure – et ce qu’elle suppose d’une forme de traversée du fantasme – correspond précisément au moment où le sujet entrevoit quelque chose de son articulation au désir de l’Autre. C’est dans ce moment clé que s’estompe l’illusion d’autonomie que lui procurait l’écran du fantasme.
30Ce dénouement salvateur de la cure n’opère pas pour les sujets psychotiques. De fait, dans la psychose, ce qui s’avère marquant est la prééminence d’une clause d’allégeance à l’égard de l’Autre. Le cosignataire s’est ainsi transformé en une sorte de « colonisateur » qui s’arroge le pouvoir de décider du droit à la permanence et du droit au changement. Afin de comprendre de quelle manière le cosignataire est en mesure de s’arroger un tel pouvoir, il convient de préciser que le but du refoulement n’est plus, comme cela se passe dans un registre névrotique, le résultat d’une transmission de l’interdit dont le Je infantile devrait peu à peu prendre la charge. Aussi, dans le registre de la psychose, le refoulement vise à rendre impossible la mise au jour d’un non-refoulé présent et agissant dans la psyché maternelle [38]. Ces premières conclusions amènent P. Aulagnier à considérer que dans la psychose le refoulé est décidé par un Autre. Si l’on suit ses propositions, on peut dire que « dans la psychose le refoulé est décidé par un autre et répond à un ordre tout à fait arbitraire » [39]. La mère, en tant qu’instance refoulante, interdira à l’enfant toute pensée, toute signification, toute interprétation, qui mettrait en mots ce non-refoulé. L’instance refoulante sera donc entièrement soumise au diktat maternel, ce qui signifie que le Je ne parviendra jamais à s’approprier l’action refoulante. En effet « dans le registre de la psychose, le refoulement vise à rendre impossible le dévoilement d’un non-refoulé présent et agissant dans la psyché maternelle » [40]. Que l’enfant mange, voire qu’il se gave, qu’il dorme, qu’il pleure, ou même qu’il s’adonne à des activités autoérotiques, sera toléré par la mère à condition que cela se passe dans le silence, à condition qu’aucun énoncé infantile ne vienne exprimer à quelle intuition du désir maternel ces actes viennent répondre. Ainsi, lorsque P. Aulagnier suppose chez le porte-parole maternel un échec du refoulement qui sous-tend l’inexistence d’un concept ou d’un énoncé, elle veut très précisément dire ceci : « N’a pu être dans ce cas refoulé par le Je de la mère une signification primaire de sa relation à sa propre mère, ce qui a empêché l’accès au concept de la fonction maternelle et à son pouvoir de symbolisation » [41]. Par conséquent, le désir de maternité de la mère ne correspond pas à un souhait d’enfant, mais au désir de revivre en position inversée la relation vécue avec sa propre mère. Ce n’est donc pas un hasard si un des traits caractéristiques du vécu schizophrénique est le non-accès à la temporalité. En lieu et place de ce qui devrait être de l’ordre de la projection dans le futur et de la possibilité de se mouvoir dans une temporalité ordonnée autour de la triade Passé/Présent/Futur, cet éternel retour du même fige la temporalité psychique au profit de la répétition de l’identique. Ainsi, pour les patients qui se situent davantage sur un versant psychotique, « si le passé est responsable de leur présent, c’est dans la mesure où leur présent a déjà été décidé par leur passé ; tout a été déjà annoncé, prévu, prédit, écrit » [42]. Privé de son rôle d’historien confisqué par un Autre, le Je aura, en effet, été tenu « de donner son accord anticipé à un livre de comptes tenu et clos par un autre » [43]. Cet autre, devenu seul détenteur de la tenue du livre d’existence du patient, n’aura permis aucun écart vis-à-vis de ce qui aura été consigné par lui-même dans ce livre.
31Dans ces cas de figure, le Je semble totalement aliéné à un autre Je, totalement idéalisé. De fait, l’idéalisation d’un autre Je est toujours synonyme pour le sujet d’un « désinvestissement, temporaire ou définitif du projet identificatoire et des idéaux qui en sont le corollaire » [44]. Dans l’organisation psychique de ces sujets, c’est moins le refoulé qui est en cause que le non refoulable, ces éléments non-refoulables rendant particulièrement problématique le déploiement de la névrose de transfert. Ils compliquent également la remobilisation, grâce au transfert, des éléments infantiles sous forme d’une névrose de transfert. Devant composer avec un passé dont il ne peut se remémorer, le travail thérapeutique devra, avant tout, chercher à construire un passé, qui jusque-là, n’est pas parvenu à s’écrire. Il en découle logiquement qu’avec ce type de patients, l’ouverture analytique doit d’abord rendre sensible à « ce qui ne se répète pas dans la relation, ce qu’elle offre de différent, de non encore expérimenté » [45]. Rien n’est plus étranger à ces patients que ce qui se rapporte à la nouveauté et au changement. Aussi, l’analyste devra-t-il être avant tout attentif et sensible à chaque élément susceptible d’entamer la force de la répétition si agissante dans la problématique psychique de ces sujets. Là où avec d’autres patients plus névrotiques, il convient de les amener à retrouver et à réinvestir leur passé et leurs demandes infantiles pour mieux en discerner la dimension fantasmatique, avec les patients psychotiques, l’enjeu est de leur permettre de formuler des demandes qu’ils ne se sont jamais autorisés à exprimer. En d’autres termes, il s’agit de les rendre plus sûrs de leur droit à être, à leur tour, des sujets « demandeurs ». Aussi, faudra-t-il chez l’analyste interposer des « “ énoncés historiques ” qui redonnent place et voix à ce temps de l’enfance réduit au silence, ou mis à mort » [46], afin de retisser progressivement les éléments constitutifs de la réalité interne qui avaient été exclus – les défenses psychotiques opérant par automutilation du capital idéïque et du capital fantasmatique.
D’un projet analytique
« Mais si le génie n’est pas une condition indispensable pour être analyste, sont à l’inverse deux conditions nécessaires cette allergie à l’illusoire et l’investissement d’une quête de vérité sur soi-même qui ne peut se satisfaire uniquement dans l’image de l’aimé, du bon père, du bon fils, du bon élève, du bon analysant que le Je des autres peut vous renvoyer ».
33Très fidèle à la ligne de pensée freudienne, P. Aulagnier se plaisait à rappeler qu’il n’existe pas dans et pour l’activité psychique « d’actes gratuits ». En d’autres termes, il n’existe pas d’actes psychiques qui ne soient en quête d’une prime de plaisir, érogène, sexuel ou narcissique. Aussi convient-il, selon nous, de garder à l’esprit ce précepte pour penser la singularité du travail thérapeutique avec l’adolescent. Plus encore que tout autre patient, il faudra en effet que l’adolescent ait le sentiment d’y trouver son compte, en matière de « prime de plaisir » dans le temps de la séance. En l’occurrence, la dimension créatrice ou co-créatrice du travail d’élaboration psychique devra être mise au premier plan : par la création d’une nouvelle version de son histoire singulière pour l’analysé ; par la possibilité de se découvrir construisant avec l’autre du nouveau, de l’inattendu du côté de l’analyste ; et en dernier lieu par la co-création, à travers l’histoire transférentielle, d’une histoire concernant la relation réciproque de l’analysant et de l’analyste. Ce mouvement de co-création, comme pour toute création, suppose que l’auteur accepte qu’il ne peut jamais décider par avance et a priori du destin de cette activité créatrice. Chez P. Aulagnier, il est incontestable qu’aucune réalisation du projet analytique ou de tout type de travail méritant ce qualificatif, ne peut avoir lieu si les protagonistes ne sont pas prêts à découvrir des aspects d’eux-mêmes susceptibles de mettre en cause leurs connaissances les plus assurées et à assumer les exigences ou les implications d’une pensée nouvelle. Mais à rebours de ce versant plus déstabilisant, il reviendra à l’analyse et à l’analyste, notamment avec les patients adolescents, « de permettre au sujet de consolider ce que j’avais appelé les points de certitude nécessaires à un repérage identificatoire, de l’aider à retrouver et à renforcer les limites que le doute se doit de respecter, mais aussi de le rendre capable de douter » [47]. Aussi, peut-on statuer que le repérage du « passé singulier » du sujet, par le biais de la recollection des figures identifiantes et du travail d’élaboration mené par le Je entre ces deux pôles identifié et identifiant, s’avèrera primordial, à plus forte raison à l’adolescence. En effet, à partir de ces présupposés, on peut inférer qu’avec l’adolescent, le travail de l’analyste aura comme principal vecteur ce repérage des empreintes identificatoires qui se dessinent à travers la navigation associative et narrative de l’adolescent. L’analyste sera ainsi progressivement en mesure d’entrevoir ce qui peut représenter la colonne vertébrale du sujet inconscient et se représenter dans quelle mesure le travail du Je de l’analysé pourra déployer des ramifications avec la sphère inconsciente. Pour ce faire, l’analyste devra établir au fil du temps la recollection des principales figures ou scènes identifiantes, constitutives de la trame fantasmatique du sujet ; c’est-à-dire des scènes et figures qui ont une charge affective significative et perceptible et qui ont eu une influence prépondérante dans leurs repères identificatoires.
34En réalité, pour préserver l’unité identifié-identifiant qui conditionne elle-même l’existence du Je, il est nécessaire que des points de certitude soient préservés dans l’espace de l’identifié. À ce titre, l’importance des points de certitude souligne le rôle majeur que joue la dimension de la certitude dans le registre de l’identification. Le caractère de « certitude de la conformité entre la pensée et la chose » [48] est en effet obligatoirement requis pour qu’advienne une identification. En contrepoint de cette dimension de la certitude, l’aptitude du sujet à tolérer l’épreuve du doute apparaît également déterminante. P. Aulagnier postulera même que cette épreuve du doute est l’équivalent, pour le registre de la pensée, de ce qu’est la castration pour le registre libidinal. Ceci laisse à penser qu’il existe une relation dialectique entre ces deux registres identificatoire et libidinal, d’une part parce que l’issue du procès de la castration interfère sur les possibilités identificatoires et d’autre part, parce que l’aptitude à tolérer l’épreuve du doute dans le registre de la pensée influe sur la nature des investissements libidinaux.
35C’est à l’aune du travail de P. Aulagnier qu’on mesure l’aspect déterminant et précieux de ces orientations concernant le suivi thérapeutique des adolescents. En effet, le doute, les interrogations, liés à la volonté de mettre à distance, voire de rejeter certaines identifications sont intrinsèques aux processus adolescents, à la condition toutefois que l’adolescent puisse tolérer ce vacillement identitaire. Aussi, deviendrait-il toujours plus essentiel pour l’analyste avec les patients adolescents d’interroger jusqu’à quel point ils sont aptes à tolérer l’épreuve du doute, pour mieux apprécier le degré de mobilité psychique dont ils disposent. Dans la même perspective, le souci d’entrevoir ou de déceler « quel identifié investit l’identifiant à chaque instant de l’être du Je ? » [49], constituera l’une des préoccupations majeures de l’analyste. En d’autres termes, l’analyste n’aura plus pour seule tâche de retrouver des représentations refoulées. En effet, croire qu’il serait suffisant de rendre connaissables ces éléments inhérents à la sphère inconsciente pour que le sujet puisse réorganiser ses investissements psychiques se révèle tout à fait illusoire. À l’analyste, il incombera de sentir ce qui aurait trait à la « pulsation de la vie du Je », à suivre ce qui se joue entre le mouvement continu et les moments de rupture identificatoire qui jalonnent la vie du Je. Loin des postures caricaturales qui laissent penser à une attitude dilettante et décontractée de sa part, l’analyste devra être en mesure de proposer une écoute qui corresponde à une « présence totale », l’intensité de son mode de présence s’accentuant encore avec les patients chez lesquels les conflits identificatoires s’avèrent plus aigus.
Processus adolescent et espace identificatoire
« La castration peut se définir comme la découverte dans le registre identificatoire qu’on n’avait jamais occupé la place qu’on avait crue sienne et que, à l’opposé, on était censé occuper une place à laquelle on ne pouvait pas encore être» (Aulagnier, 1975, p. 198).
37Pour résumer les enjeux inhérents à la phase adolescente, il nous paraît opportun de reprendre cette citation de P. Aulagnier qui réaffirme de quelle manière l’adolescence doit coïncider avec la possibilité d’une rédaction individuelle et conclusive du compromis identificatoire du sujet. Citation qui a également le mérite d’indiquer très clairement que les alliances temporaires qui ont pu exister dans le temps de l’enfance avec le Je parental n’ont plus lieu d’être : « La sortie du temps et du monde de l’enfance exige que le Je devienne seul signataire et prenne seul en charge la suite des négociations que comportera sa relation entre lui et la réalité, entre ses désirs et ceux des autres, entre ce qu’il pense être et ses idéaux. Et c’est pourquoi la sortie de l’enfance coïncide avec la mise en place d’une rédaction conclusive concernant les clauses non modifiables du compromis, clauses qui garantissent au Je l’inaliénabilité de sa position dans le registre symbolique, ou si l’on préfère, dans l’ordre temporel et dans le système de parenté » [50]. Autant le Je parental en tant que co-signataire du compromis identificatoire participait à assurer l’identité du sujet en assumant avec lui de définir les limites du modifiable auquel pouvait être soumise son identité, autant à l’adolescence il revient au seul sujet de définir les clauses qui vont préciser ce qui ne pourra pas changer et ce qui restera encore modifiable tout en garantissant sa singularité. Très clairement, c’est au Je du sujet adolescent qu’il revient de rédiger ce « compromis identificatoire », compromis soumis au principe de permanence et au principe de changement, c’est-à-dire un compromis qui détermine ce qui est modifiable et ce qui ne l’est plus dans le registre de sa singularité identitaire. À partir de là, si ce compromis procède d’un certain équilibre, il sera alors susceptible d’assurer une co-existence plus ou moins pacifique entre le Je de l’adolescent et les autres Je qu’il va désormais rencontrer dans un milieu extra-familial.
38Toujours est-il qu’en octroyant aux processus adolescents la fonction première d’organiser l’espace identificatoire du sujet, P. Aulagnier se rapproche des thèses de nombreux auteurs ayant travaillé sur l’adolescence et plus particulièrement des thèses d’É. Kestemberg [51] qui aura largement contribué à mettre ces problématiques de l’identification et de l’identité au cœur de la dynamique psychique adolescente. À ce sujet, P. Aulagnier a souvent écrit et répété « que notre histoire libidinale n’est jamais que la face manifeste d’une histoire identificatoire qui en représente la face latente » [52]. Il existe donc deux composantes étroitement dépendantes l’une de l’autre, l’une libidinale où l’enjeu est à cerner autour de la constitution du refoulé et l’autre identificatoire où l’enjeu réside dans la constitution d’une permanence identificatoire. Si les différentes phases de « l’histoire libidinale » inhérente à la puberté et à l’adolescence ont été rendues familières par de nombreuses contributions théorico-cliniques, ce qui a trait aux étapes décisives de l’histoire identificatoire du Je adolescent s’avérait, jusque-là, nettement moins bien précisé. C’est tout l’intérêt des propositions de P. Aulagnier que de baliser cet espace identificatoire, à l’appui de notions comme celles d’identification primaire, identification secondaire, identification au projet, de « compromis identificatoire », « conflit identificatoire », « projet identificatoire », « mobilité identificatoire ».
39C’est précisément la mobilité identificatoire du sujet qui conditionnera sa tolérance aux auto-modifications, au fait de se séparer de ce qu’il a été jusqu’alors. À rebours, les difficultés à assumer les mouvements d’auto-altération de soi seront liées à la tendance à se cramponner à certaines identifications compromettant toute souplesse du positionnement subjectif. À moins qu’une propension trop grande à l’auto-altération de soi n’implique au final une altération trop conséquente de la permanence identificatoire, jusqu’à provoquer un vacillement identitaire. L’équilibre est ainsi très difficile à trouver pour le Je à un moment où, en lien avec les remaniements identificatoires rendus impératifs par le pubertaire, le Je adolescent se met en quête d’objets identificatoires. « Or, le propre de la demande d’identification est de ne pouvoir rester sans réponse, faute de quoi elle se dissout dans le gouffre de l’angoisse » [53]. Freud avait su montrer comment la libido était susceptible de se transformer en angoisse. Pour sa part, P. Aulagnier fait la démonstration que l’autre versant du libidinal, à savoir le registre identificatoire, peut lui aussi contribuer à l’émergence d’angoisse dans la mesure où la demande d’identification ne supporte aucune vacance par rapport à cette attente. À ce titre, en imposant des identifiés impossibles à réaliser, l’idéalisation peut largement contribuer à ces situations d’angoisse puisqu’elle va tendre à compromettre tout investissement des projets identificatoires.
40Pour ne pas s’exposer à cette paralysie du processus identificatoire, il revient à l’adolescent de faire advenir une « mobilité interprétative » dans la construction de sa propre histoire, en sachant que, là encore, tous les sujets ne sont pas égaux quant au capital mnésique vivant dont ils disposent. Là où le Je de l’enfant devait être à même d’amener comme réponse aux questions sur ses origines des constructions comme les théories sexuelles infantiles et le roman familial, le Je adolescent devra investir « un projet identificatoire qui le projette ou l’anticipe en la place d’un parent potentiel » [54]. Réponse fantasmatique ou réponse romancée ne seraient donc plus de mise à l’adolescence comme cela était le cas pendant l’enfance. L’adolescent n’a plus le loisir de faire comme s’il pouvait ignorer le vraisemblable ou de faire fi de l’ordre sémantique et de son rapport à l’ordre de la compréhension, ce dernier passant par le respect du principe de non-contradiction. Bref, le biographe adolescent rentre dans une relation d’interdépendance entre les « pensants » où il devra tenir compte de critères de vérification culturellement admis, partagés, imposés. Tout ceci représente donc un degré de renoncement significatif pour le Je qui, pour y parvenir, devra s’appuyer sur un idéal du Moi apte à accompagner ce renoncement pacifié aux fantaisies imaginatives de l’enfance. « Aux théories infantiles sexuelles refoulées, au roman familial critiqué ou oublié le sujet devra, au déclin de l’enfance, ajouter une histoire qui aura la particularité de devoir se plier aux caractères de la communication, du partageable, devra respecter une logique qui tient compte du possible et de l’impossible, du permis et du défendu, du licite et de l’interdit » [55]. Aucune théorie sexuelle adolescente, comme aucun roman familial [56], ne semble donc plus avoir droit de cité dans un temps où il convient pour l’adolescent de se plier aux critères répondant à des règles et à des logiques placées sous la tutelle des processus secondaires.
41Si, à l’adolescence, dire « Je » et plus encore affirmer « Je suis » peut s’avérer inquiétant, c’est aussi dans la mesure où le Je est immédiatement la marque, l’indice d’une extériorité, d’une différence par rapport au Je de l’Autre, puisque le non-identique est au cœur de l’existence même du Je. Aussi, le degré d’assurance dont dispose le sujet quant à sa différenciation subjective d’avec l’Autre participe grandement des préconditions qui vont déterminer l’éventail des choix relationnels qui sera offert ou non à un individu donné, c’est-à-dire à la définition des possibles relationnels accessibles à un sujet donné. Pour penser les possibilités et les limites d’un individu donné dans le champ relationnel et ce qui va permettre la différenciation et l’extension des espaces d’investissement de ce même individu, il sera nécessaire d’entrevoir quelles suites d’identifiés viennent se joindre à l’identifiant, afin de permettre au Je son travail d’auto-affirmation, affirmation se faisant en faveur ou à l’encontre du désir de l’Autre.
42L’une des préoccupations cliniques majeures de P. Aulagnier aura ainsi été dirigée sur cette axiomatique identificatoire, son souci premier s’orientant en direction des sujets dont le Je est amené à défendre sans relâche son propre espace identificatoire. C’est-à-dire des sujets ayant sans cesse à lutter afin d’écarter le risque de se faire coloniser par un maître étranger capable d’épingler et de fixer le Je [57] à un identifié unique pour mieux l’enfermer dans une position aliénante.
Notes
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Médecin psychiatre, Piera Aulagnier est née Piera Spairani à Milan en 1923 et décédée à l’âge de soixante-six ans d’un cancer du poumon le 31 mars 1990. Elle passera une partie de son enfance à Paris et son adolescence en Égypte, une adolescence durant laquelle elle fut passionnée d’équitation. C’est à Rome qu’elle fit ses études de médecine avant de partir en France au début des années 1950 pour parfaire sa formation en psychiatrie. Elle devient attachée de psychothérapie à l’hôpital Sainte-Anne dans le service du docteur Georges Daumezon. À cette même période, elle rencontre Jacques Lacan, avec lequel elle entreprend une analyse qui durera six ans (entre 1955 et 1961). J. Lacan l’introduit également à la Société française de psychanalyse, puis, après la scission, à l’École freudienne de Paris, dont elle démissionnera en 1969 avec François Perrier et Jean-Paul Valabrega s’opposant à la mise en pratique au sein de l’école de la procédure de la « passe ». Ils créent alors ensemble le Quatrième groupe, et la même année Piera Aulagnier fonde la revue Topique dont elle assurera la direction jusqu’à sa mort. En 1975, elle épouse le philosophe et politologue Cornelius Castoriadis, et son premier livre La violence de l’interprétation paraît aux Presses Universitaires de France. Ce livre naît des nouvelles questions métapsychologiques que lui pose sa clinique quotidienne des psychoses, questions qui vont constituer le fil conducteur de toute son œuvre. Deux autres livres suivront, Les destins du plaisir. Aliénation, amour, passion (1979) et L’apprenti-historien et le maître-sorcier. Du discours identifiant au discours délirant (1984a). Enfin, une longue série d’articles publiés à partir de 1961, notamment dans la revue Topique, seront rassemblés dans l’ouvrage Un interprète en quête de sens (1986a).
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[2]
Texte publié dans l’ouvrage collectif Psychanalyse, adolescence et psychose. Paris : Payot, 1986b et dans l’ouvrage Un interprète en quête de sens. Paris : Payot, 1986a.
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[3]
Texte publié dans Adolescence, 1984b, T. 2, n°1.
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[4]
Aulagnier, 1989, p. 195 et confer l’article dans ce même numéro, pp. 716-717.
-
[5]
Ces points d’ancrage font référence aux notions de points de capiton et de traits unaires sur lesquelles nous reviendrons plus loin dans ce texte.
-
[6]
Aulagnier, 1989, p. 201 et confer l’article dans ce même numéro, pp. 722-723.
-
[7]
Aulagnier, 1986a, pp. 416-417.
-
[8]
Aulagnier, 1975, p. 169.
-
[9]
Ibid., p. 201.
-
[10]
Aulagnier, 1984a, p. 204.
-
[11]
Ibid., p. 233.
-
[12]
« Dans la théorie de P. Aulagnier, les énoncés identifiants jouent pour le Je une fonction analogue à celle qu’en théorie lacanienne le signifiant joue pour le sujet » (Charron, 1993, p. 244). Tout signifiant renverrait donc à une appellation identifiante et constituante du Je.
-
[13]
Aulagnier, 1979, p. 26.
-
[14]
Ibid., pp. 31-32.
-
[15]
Charron, 1993, p. 101.
-
[16]
Aulagnier, 1989, p. 201 et confer l’article dans ce même numéro, p. 723.
-
[17]
Aulagnier, 1986a, p. 183.
-
[18]
Aulagnier, 1975, p. 197.
-
[19]
Ibid., p. 244.
-
[20]
Aulagnier, 1979, p. 33.
-
[21]
Aulagnier, 1989, p. 197 et confer l’article dans ce même numéro, p. 718.
-
[22]
Ibid., et confer l’article dans ce même numéro, p. 719.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Ibid., p. 193 et confer l’article dans ce même numéro, p. 715.
-
[25]
Ibid., p. 205 et confer l’article dans ce même numéro, p. 726.
-
[26]
Aulagnier, 1986a, p. 345.
-
[27]
Troisier, 1988, p. 49.
-
[28]
Aulagnier, 1989, p. 202 et confer l’article dans ce même numéro, p. 723.
-
[29]
Lacan, 1966, p. 825.
-
[30]
Aulagnier, 1975, p. 91.
-
[31]
Ibid., p. 90.
-
[32]
Aulagnier, 1989, p. 202 et confer l’article dans ce même numéro, p. 724.
-
[33]
Aulagnier, 1984a, p. 30.
-
[34]
Zaltzman, 2009, p. 49.
-
[35]
Aulagnier, 1986a, p. 344.
-
[36]
Ibid., p. 347.
-
[37]
Aulagnier, 1975, p. 295.
-
[38]
« La représentation fantasmatique de la mère ne renvoie pas le psychotique, contrairement au névrosé, à l’image d’une femme phallique au sens qu’on donne à ce terme, c’est-à-dire à l’image d’une femme qui n’aurait pas subi la castration et qui aurait pu garder ce pénis qu’on menace de vous arracher. Pour le psychotique, l’imago maternelle est l’incarnation d’une engendrante qui a le pouvoir d’enfanter ou de refuser la vie à la totalité des vivants. Son sein est bel et bien dispensateur tout-puissant qui peut décider de garder vivant ou de condamner à mort ceux que son ventre a fait être et naître » (Aulagnier, 1984a, p. 141).
-
[39]
Ibid., p. 259.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Aulagnier, 1975, p. 239.
-
[42]
Aulagnier, 1984a, p. 188.
-
[43]
Ibid., p. 187.
-
[44]
Aulagnier, 1979, p. 33.
-
[45]
Aulagnier, 1984a, p. 186.
-
[46]
Ibid., p. 146.
-
[47]
Aulagnier, 1979, p. 73.
-
[48]
Ibid., p. 26.
-
[49]
Ibid., p. 29.
-
[50]
Aulagnier, 1986a, p. 417.
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[51]
Les propos d’H. Troisier dans son ouvrage consacré à l’œuvre de P. Aulagnier viennent largement conforter l’hypothèse du rôle central occupé par la problématique des identifications : « Toute l’œuvre de Piera Aulagnier est sous-tendue par un fil qui organise l’ensemble : c’est la problématique identificatoire. Ce concept est présent depuis ses premiers articles tels que “ Demande et identification ” qui s’appuie sur la théorisation lacanienne, jusqu’à L’apprenti-historien et le maître-sorcier qui porte comme sous-titre Du discours identifiant au discours délirant, où Piera Aulagnier déclare : “ Pour l’essentiel, ma conception du processus identificatoire est restée fidèle à celle proposée dans La violence de l’interprétation ” » (Troisier, 1998, p. 40).
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[52]
Aulagnier, 1989, pp. 212-213 et confer l’article dans ce même numéro, pp. 733-734.
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[53]
Aulagnier, 1986a, p. 186.
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[54]
Aulagnier, 1989, pp. 215-216 et confer l’article dans ce même numéro, p. 736.
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[55]
Ibid., p. 214 et confer l’article dans ce même numéro, p. 735.
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[56]
« Théories sexuelles et roman familial, malgré tout ce qui sépare leur statut et leur rôle dans le fonctionnement psychique, ont à voir avec cette réponse que le sujet doit s’apporter sur son origine » (Ibid.). Théories sexuelles et roman familial sont aussi les seules constructions du Je qui ont un véritable caractère d’autonomie.
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[57]
Lorsque le Je se demande « ce qu’il est » ou « qui il est », le Je n’est rien d’autre que ce que le sujet inconscient est en mesure d’offrir à sa propre demande identificatoire. Aussi, de cet état de fait, découle l’idée que la demande d’analyse doit d’abord être entendue comme étant en lien direct avec la volonté du sujet d’appréhender et d’éclairer un peu mieux son propre puzzle identificatoire.