CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les pratiques vidéo ludiques sur Internet intéressent de plus en plus de thérapeutes, et c’est tant mieux ! La revue Adolescence y a déjà consacré deux numéros : le premier sur le Virtuel (2004, T. 22, n°1) et le second sur Les Avatars (2009, T. 27, n°3), ces créatures de pixels qui nous permettent d’entrer dans les espaces numériques et d’y interagir. Parallèlement, la tendance à considérer les pathologies du virtuel en termes d’addiction semble en régression. Ce n’est pas un hasard. Une meilleure connaissance de la complexité et de la variété des jeux vidéo et de leurs usages rend le modèle toxicomaniaque insuffisant. Sans compter que les mots de dépendance et d’addiction, qui semblent nous rapprocher du monde anglo-saxon, font en réalité plus illusion que consensus : addiction n’a pas le même sens que « addiction » en français, et « dépendance » peut correspondre à dependance et dependancy qui ne signifient pas la même chose. Ajoutons à cela que les deux grandes classifications de troubles mentaux – le dsm de l’American Pychiatric Association et la cim de l’Organisation Mondiale de la Santé ne reconnaissent pas l’existence d’une « dépendance » ou d’une « addiction » à Internet et aux jeux vidéo. En plus, alors que les joueurs des années 2000 présentaient la recherche d’excitation comme leur motivation principale, ce sont plutôt les expériences sociales qui sont aujourd’hui mises en avant. Enfin, les études du fonctionnement cérébral à l’adolescence révèlent des particularités qui incitent à la plus grande prudence : le mot « addiction » qui désigne la perte du contrôle des impulsions chez quelqu’un qui l’a acquis n’est manifestement pas adapté au cas des adolescents qui ne l’ont pas encore installé. À cet âge, l’impossibilité physiologique de contrôler les impulsions donne volontiers une apparence addictive à des comportements qui sont en réalité transitoires et accompagnent le passage de l’enfance à l’âge adulte.

2Mais tout cela ne signifie pas que nous ne devions pas réfléchir au jeu pathologique, il faut seulement le faire autrement. Tout d’abord, prenons l’habitude de parler « des jeux » et non plus « du jeu », en précisant à chaque fois ceux dont il est question : FPS, jeu de stratégie, jeu d’aventure, en réseau ou pas, etc. Ensuite, nous devons apprendre à mieux distinguer les pratiques vidéo ludiques qui relèvent de la passion, de celles qui relèvent de la pathologie. Les unes et les autres sont excessives, mais les premières enrichissent la vie alors que les secondes l’appauvrissent. Enfin, il est essentiel de mieux comprendre ce que vit chaque joueur en relation avec son émotivité, son estime de soi, ses mécanismes de défense, sa plasticité psychique et finalement sa résilience, cette capacité de résister aux agressions et de se reconstruire après elles.

3Ce sont ces trois axes que nous allons développer dans ce numéro. Nous le ferons d’abord en donnant une grande place à un article de Mark D. Griffiths, l’un des chercheurs les mieux reconnus sur la question des addictions. Depuis 1987, Mark D. Griffiths travaille en effet sur la thématique de la dépendance, d’abord aux jeux d’argent, puis progressivement aux jeux vidéo et aux jeux sur Internet. Il s’emploie à essayer de définir les critères d’une dépendance aux jeux vidéo tout en s’interrogeant sur la pertinence qu’il y a à vouloir utiliser ce mot dans ce domaine. L’article, rédigé avec Daria J. Kuss, qu’il a choisi de proposer à la revue Adolescence fait le point sur l’ensemble des recherches actuellement disponibles, et constitue donc, à ce titre, une remarquable source bibliographique pour tous ceux qui veulent travailler sur un aspect ou l’autre de ces questions. Malheureusement, sa position personnelle y est peu mise en valeur, c’est pourquoi nous avons également reproduit l’intervention qu’il a faite à la Journée d’études du Centre d’Analyse Stratégique (cas) auprès du Premier ministre, organisée le 23 novembre 2010 sur le thème : « Jeux vidéo : Addiction ? Induction ? Régulation ». Au cours de cette journée, que j’étais chargé d’introduire et de conclure, plusieurs chercheurs européens ont été auditionnés, notamment Mark D. Griffiths et Marc Valleur. Pour Mark D. Griffiths, une dépendance est définie par l’association de six éléments : le repli sur soi, la modification de l’humeur, l’augmentation irrésistible du temps de jeu (la « tolérance »), le manque, le phénomène de rechute et la génération de conflits dans la vie de l’intéressé. Il constate que ces six éléments ne sont pratiquement jamais associés dans le cas des jeux vidéo (en particulier, le risque de rechute serait pratiquement nul). À partir de là, il insiste sur la différence entre le jeu excessif et le jeu dépendant : s’il n’y a pas de conséquences négatives sur la vie de la personne, le comportement excessif n’est pas un comportement dépendant.

4Bien entendu, nous faisons suivre cette contribution par celle que Marc Valleur a faite le même jour. Il se situe dans une optique résolument pragmatique et rappelle qu’il n’y a pas de vraie définition objective possible de l’addiction. La seule vraie définition d’une addiction en clinique est le fait que la personne concernée veut cesser sa conduite mais n’y parvient pas. Ce critère lui suffit à titre personnel pour décider qu’il s’agit d’un cas d’addiction. Qu’il s’agisse d’usage de drogue ou d’addiction sans drogue, c’est la souffrance des personnes concernées qui légitime l’intervention. À la différence de Mark D. Griffiths, Marc Valleur laisse donc de côté la question d’un diagnostic différentiel de l’addiction distinguée des stéréotypies motrices et des compulsions qui peuvent amener elles aussi à consulter. Il rejoint en revanche Mark D. Griffiths sur le fait que pour les jeux vidéo, l’addiction ne concernerait qu’une partie infime de la population, mais que l’abus et l’usage nocif sont préoccupants en termes de santé publique.

5Afin d’ouvrir largement le débat, nous avons ajouté à ces deux points de vue de spécialistes celui d’un … usager, et pas des moindres, puisqu’il s’agit d’Elie Rotenberg. Ce jeune normalien a dirigé pendant des années la Guilde Millénium dans le jeu en réseau World of Warcraft. Une guilde est un groupe de joueurs – 20 à 30 ans en général – qui s’unissent pour mener des combats ensemble. La guilde Millenium a longtemps été classée première des guildes françaises pour ses combats contre les créatures monstrueuses générées par l’ordinateur (les « boss ») et reconnue comme l’une des meilleures du monde. Elie Rotenberg montre comment la logique du jeu en réseau est inséparable des processus de socialisation qui y sont à l’œuvre, et de la création de nouvelles formes de relations d’apprentissage sur le modèle traditionnel du maître et du compagnon. Il rejoint Mark D. Griffiths sur un point. S’il est difficile à un joueur en train de jouer d’arrêter sa partie, il est facile à quelqu’un qui s’est arrêté de jouer de se consacrer à autre chose. La crise de sevrage est absente du monde du joueur – il n’existe pas de « delirium ludens » ! Enfin, il évoque l’importance de la socialisation dans les jeux en réseau et la nécessité de bien distinguer le jeu excessif qui relève de la passion de celui qui relève de la pathologie.

6Nous continuons ensuite avec un article que nous avons demandé à Pascal Minotte, après qu’il ait été l’un des rédacteurs du rapport que l’Institut Wallon pour la Santé Mentale (Belgique) a réalisé sur les nouvelles pratiques d’Internet, et notamment sur les jeux vidéo. Ce rapport avait été demandé par la ministre wallonne de la Santé, de l’Action sociale et de l’Égalité des Chances, sur deux questions sensibles : le surinvestissement dont les jeux vidéo font l’objet, appelé parfois « cyberdépendance » ou « passion obsessive » ; et la possible exportation dans la vie quotidienne réelle du contenu violent de certains d’entre eux. Il nous présente ici un résumé des connaissances sur ces deux questions en évoquant leurs importantes implications idéologiques et politiques.

7Dans une seconde partie, nous donnons la parole à cinq auteurs qui abordent le jeu vidéo du point de vue de la posture psychique particulière qu’il suscite chez le joueur.

8Tout d’abord, Benoît Virole propose trois clés pour comprendre la réalité des pratiques numériques adolescentes, articulées autour de trois images : l’exil, le combat et la mascarade. Il reconnaît lui-même que ces images sont insuffisantes pour rendre compte de la complexité des pratiques, mais il attire notre attention sur le fait que nous sommes devant une exigence de dépassement des limites de notre compréhension et que nous devons d’urgence réinterroger la pertinence de nos repères théoriques traditionnels. C’est seulement ensuite, dans un second temps, que nous pourrons juger de la valeur des nouvelles pratiques adolescentes dans les mondes virtuels.

9Yann Leroux s’attache ensuite à comprendre le mécanisme de l’immersion. Il en distingue pour cela trois formes : sensorielle, systémique et fictionnelle. Cette immersion peut être provoquée par la saturation des sens, la maîtrise des processus de jeu ou par l’identification au protagoniste. Les différents types d’immersion vidéo ludique correspondent également à des manières de s’approprier le monde et correspondent à des symbolisations en corps, en images ou en mots.

10Frédéric Tordo s’avance lui aussi vers une meilleure compréhension de la dynamique psychique du joueur, mais en s’intéressant à l’action. Il pose celle-ci comme une donnée fondamentale : d’une part, parce que le joueur se projette dynamiquement par l’action dans un personnage en mouvement ; et d’autre part, parce que le joueur doit se représenter ces actions comme siennes, même si elles sont impossibles à réaliser en réalité. En partie seulement, puisque la dimension ludique tiendrait justement à ce que le joueur s’amuse à voir représenter des actions impossibles de son propre corps. Le personnage virtuel est à la fois double de soi et nécessairement différent de soi.

11Puis Catherine Cerezo étudie les conséquences d’un serious game junior (L’Oricou) comme vecteur d’estime de soi et d’apprentissages pour des élèves de cm2.

12Enfin, cette seconde partie se termine par un article dans lequel je soumets les pratiques vidéo ludiques aux repères posés par D. W. Winnicott autour de trois formes d’activité psychique : fantasmer (au sens de « rêvasser »), rêver et imaginer. Ce rapprochement est destiné à montrer que les psychanalystes ont un formidable outil pour comprendre ces technologies : leur compréhension des mécanismes psychiques eux-mêmes. Car les technologies numériques ne font qu’accentuer toutes les possibilités de notre esprit. Ce qu’il peut faire sans elles, il le fait encore mieux avec elles, pour le meilleur et pour le pire. Elles peuvent en effet être mises aussi bien au service de la symbolisation et de la création des liens que de la fuite et des mécanismes de défense. Elles servent pareillement le désir de réciprocité que celui d’emprise.

13Dans une troisième partie, nous regroupons cinq articles plus centrés sur la question de la médiation thérapeutique.

14Un texte général de Benjamin Thiry analyse la trame scénaristique du jeu en réseau World of Warcraft. Il montre qu’au travers des quêtes, ce sont les notions d’introjection, de dépassement de la position de toute-puissance, de gestion des pulsions agressives et d’intériorisation du processus civilisateur qui sont activées. Le jeu, à l’instar du conte merveilleux, permettrait de rejouer de manière métaphorique des problématiques psychiques inscrites dans une trame signifiante.

15Michel Hajji expose ensuite plusieurs expériences d’ateliers jeu vidéo qui ont eu lieu avec des adolescents dans un point d’accueil et d’écoute jeunes. Les éléments du cadre clinique rejoignent l’accompagnement psychologique sur le virtuel pour faire place à un espace d’expression pour ces jeunes. Et, c’est pendant les moments de verbalisation après le jeu que l’efficacité de cette médiation est mise à l’épreuve.

16Puis Geoffroy Willo (dans un article cosigné par Sylvain Missonnier) étudie ce qu’il appelle le « surgissement » cybernétique, qui serait pour lui un opérateur du transfert dans la psychose. Ce surgissement remplirait trois fonctions : le jeu apparaît chargé de promesses ; l’apparente autonomie de la machine permet au patient de penser qu’il n’est pas à l’origine des représentations qui apparaissent sous ses yeux ; enfin, ce « générateur de représentations » permettrait de « présentifier formellement le symptôme ». Les étapes d’une « psychothérapie par le virtuel » d’un adolescent psychotique tentent d’éclairer ce processus.

17Jean-Yves Le Fourn nous propose ensuite un texte dérangeant dans lequel il nous raconte une thérapie d’adolescent menée par webcam. Il y questionne à la fois la clinique, le cadre thérapeutique et le statut du dysfonctionnement de l’adolescent. Dans quelle mesure ce dysfonctionnement, même grave, relève-t-il d’une pathologie psychiatrique ? Au moment où quelques psychiatres rêvent de créer une nouvelle catégorie nosographique calquée sur ce que sont les « okikomori » au Japon, Jean-Yves Le Fourn montre qu’il est possible de considérer un adolescent qui reste enfermé dans sa chambre pendant deux ans comme un être en détresse à accompagner et pas comme un malade auquel prescrire d’urgence des neuroleptiques et des antidépresseurs.

18Suit une étude de cas de Hélène Riazuelo. Il s’agit d’un adolescent entre deux machines, un hémodialyseur et un ordinateur. Son texte aborde la complexité de conduire simultanément un « travail d’adolescence » et un « travail sur la maladie » pour un adolescent atteint de maladie somatique grave depuis l’enfance et en hémodialyse. Sa vie et le jeu se mélangent, virtuel et réalité se confondent pour rendre plus supportable cette dernière, et plus supportable l’idée qu’il ne peut vivre que grâce à une machine.

19Le lecteur trouvera dans ce numéro suffisamment de contributions originales pour se décider enfin – s’il ne le fait pas déjà – à s’intéresser à la richesse des technologies numériques, à l’éclairage nouveau que leur pratique apporte sur le fonctionnement psychique, et au puissant support qu’elles peuvent constituer dans les thérapies d’adolescents.

Serge Tisseron
Univ. Paris Ouest Nanterre
LASI, EA 3460
92001 Nanterre, France
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2012
https://doi.org/10.3917/ado.079.0009
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