1Aucune technologie ne reproduit d’aussi prêt les conditions de nos productions psychiques que celle du virtuel. C’est pourquoi les psychanalystes devraient s’y sentir à leur aise : tous les avantages et les bénéfices que l’être humain peut tirer de ces technologies sont ceux qu’il peut tirer des ressources de son propre esprit, et il en est de même des risques qu’il y court. Il est dommage que beaucoup d’entre eux n’en voient que le second aspect, et qu’ils soient aussi peu attentifs au formidable modèle dont ils disposent pour en comprendre les particularités : celui du fonctionnement psychique lui-même. C’est cette lacune que nous voulons essayer de combler en abordant une question centrale dans la pratique des jeux vidéo, celle de savoir comment distinguer les usages excessifs – qui ne sont pas forcément pathologiques – et les usages pathologiques qui ne sont pas forcément excessifs. On peut formuler cette question autrement : comment distinguer les usages excessifs qui relèvent de la passion enthousiaste et qui enrichissent la vie, des usages véritablement pathologiques qui l’appauvrissent et l’amputent ? Or nous allons voir que la distinction établie par D. W. Winnicott (1971) entre rêvasser, rêver et imaginer, permet de progresser sur ce chemin. De la même façon que cet auteur a établi des distinctions entre diverses façons de privilégier l’activité de représentation mentale sur l’engagement dans la réalité, nous pouvons établir des distinctions entre différentes façons de préférer l’engagement dans les espaces virtuels à l’engagement dans les espaces réels.
Fantasmer, rêver, vivre
2Des sujets blessés tentent parfois de trouver refuge dans des sortes de rêveries éveillées qui ne sont pas à proprement parler des rêveries, car elles n’entretiennent aucun rapport avec le monde concret. Elles ont en effet pour premier but de se soustraire à une réalité vécue comme menaçante. D. W. Winnicott utilise pour parler de ces productions psychiques le mot de fantasmatisation que son traducteur J.-B. Pontalis a proposé de rendre par « rêvasserie ». En effet, il ne s’agit pas de fantasmes de désir. Dans ceux-ci, un affect est provisoirement associé à une représentation qui ne lui convient pas, mais le fait de pouvoir évoquer cet affect lui donne une première forme communicable et permet d’envisager de l’associer ultérieurement à la représentation adéquate. C’est pourquoi M. Torok (1959) parle des fantasmes de désir comme de fantasmes d’anticipation. Comme les rêves, ils peuvent être interprétés, et même être considérés comme de petits rêves éveillés. Il arrive d’ailleurs que le souvenir d’un rêve s’impose dans la vie diurne avec le caractère intrusif et décalé qui caractérise le fantasme, de telle façon qu’il est parfois difficile de savoir s’il s’agit bien du souvenir d’un rêve ou de la production d’un fantasme qui prend appui sur un reste nocturne. Nous pensons alors : « Est-ce que je l’ai rêvé ou imaginé ? ».
3La fantasmatisation dont parle D. W. Winnicott, au contraire, signe un non accomplissement. Elle fait écran à un traumatisme que non seulement le sujet n’approche pas à travers son fantasme, mais qu’il fuit même dans une activité mentale compulsive. Elle satisfait un désir de toute-puissance irréaliste pour faire écran à une réalité amère que le sujet a renoncé à accueillir dans sa vie psychique, autrement dit qu’il a renoncé à introjecter.
4Dans la rêvasserie, le vagabondage des pensées n’a en effet aucun lien ni avec le passé, ni avec le présent, ni avec l’avenir du sujet. Il n’est qu’une façon de s’évader d’une réalité présente – ou du souvenir douloureux d’une réalité passée – au risque de se complaire dans des rêveries stéréotypées et compulsives qui consomment l’énergie psychique du sujet en pure perte. La rêvasserie prend du temps, de l’énergie, mais qui ne participent ni à la vie réelle, ni à la vie imaginaire. Tout y est facile et on y accomplit des choses extraordinaires, mais tout s’y passe en pensée sans aucune relation avec la vie réelle. Chez certaines personnes, elle prend même le pas sur tout le reste. Dès qu’elles le peuvent, elles se réfugient dans leur monde fantastique. Dès lors, elles sont moins disponibles pour la vie réelle. À l’extrême, cet attrait pour le monde intérieur prend l’apparence d’une véritable addiction. Il dissuade l’engagement dans la vie quotidienne et cela aussi bien du point de vue professionnel que social. Les rêvasseries deviennent un refuge. J’ai suivi en thérapie un célibataire qui s’imaginait plusieurs fois par jour sauver une jeune fille menacée par un groupe de malfrats, et se complaisait en pensée à la voir tomber dans ses bras. Aucun des personnages qu’il imaginait n’avait bien sûr d’équivalent dans la réalité. Il n’avait d’ailleurs pas rencontré la jeune fille dont il rêvait d’attirer l’attention, et encore moins les délinquants qu’il se plaisait à rosser en pensée. Et d’ailleurs, si une telle situation s’était produite dans la réalité, il l’aurait probablement fuie aussitôt ! Pourtant il n’était pas psychotique et avait une bonne adaptation professionnelle. Il percevait très bien ces rêvasseries comme une forme de fuite et il en éprouvait de l’angoisse et même de la honte. Le danger est alors que cette honte provoque un retrait social de telle façon que l’attrait pour une activité mentale dissociée s’en trouve renforcé, dans un cercle vicieux sans fin. Inutile de dire que de telles productions psychiques sont ininterprétables. La seule façon de travailler avec ces patients est de les inviter à parler de choses concrètes de leur existence, de façon à leur permettre de commencer à construire de vraies rêveries à leur sujet.
5À l’inverse, la rêverie met en scène des scénarios qui impliquent les différentes personnes qui constituent son entourage, et ses figures intériorisées. Une rêverie a d’autant plus de chances de se trouver liée à la réalité que l’on est capable de l’interrompre et d’en prendre conscience.
6Quant à l’imagination, elle est centrée sur la transformation de sa vie réelle. C’est par exemple le cas lorsqu’on invente un dialogue imaginaire avec quelqu’un pour se préparer à ce qu’on souhaite lui dire.
Dans la même entreprise, trois employés sont en butte aux mêmes frustrations professionnelles. Le premier s’imagine en chevalier terrassant des dragons ou en résistant sauvant des enfants pendant la dernière guerre : il « rêvasse ». Le second imagine qu’il est devenu le patron de l’entreprise et qu’il accorde plus de respect aux employés : il met en scène un accomplissement de désir, on peut dire qu’il rêve bien qu’il soit parfaitement éveillé. Son activité fantasmatique est proche de ce qui arrive dans le rêve. Quant au troisième, celui qui utilise les ressources de l’imagination, il se demande concrètement comment réclamer une augmentation, ou quelle formation professionnelle entreprendre pour changer sa situation. L’opposition entre rêvasser et rêver est, on le voit, bien tranchée, alors qu’elle est beaucoup moins nette entre rêver et imaginer. Les chemins de la rêverie peuvent en effet mener à l’imagination, et il faut parfois avoir beaucoup rêvé pour commencer à imaginer …
8Nous allons voir que ces trois catégories – rêvasser, rêver et imaginer – rendent parfaitement compte des diverses formes de relation qu’un joueur peut avoir avec son jeu vidéo, et que cette approche nous permet de fonder une clinique qui nous affranchit de la métaphore addictive appliquée aux écrans.
Deux formes d’interactions
9Il existe deux formes d’interactions dans les jeux vidéo : sensorielles et motrices d’un côté, narratives de l’autre.
Les interactions sensorielles et motrices
10Dans ce type d’interactions, le joueur est essentiellement occupé à surveiller l’apparition de certains objets sur son écran afin de les faire disparaître, de s’en emparer ou de les classer. Les sensations extrêmes sont au premier plan et les réponses motrices stéréotypées. Les émotions mises en jeu font une grande place au stress : il s’agit d’émotions primaires comme l’angoisse, la peur, la colère, le dégoût … À l’inverse, la préoccupation narrative est peu présente. La violence y est surtout narcissique dans la mesure où le but est d’abattre le plus grand nombre possible de créatures interchangeables.
11Cette manière de jouer évoque une situation de « stimulus-réponse » proche de celle des jeux de hasard et d’argent, mais dans la mesure où elle n’exclut pas la constitution d’équipes, la métaphore du jeu de baby-foot paraît plus pertinente. De la même façon qu’une partie de baby-foot n’a pas d’autre signification que celle de s’exciter un moment ensemble, le jeu sensori-moteur est lui aussi dénué de toute autre signification. Le problème est lorsque le joueur y joue trop souvent seul.
12Pendant longtemps, cette façon de jouer a été la seule possible du fait des limites que la technologie numérique imposait aux jeux. Il n’est donc pas étonnant qu’elle corresponde à l’image qu’un grand nombre de non-joueurs ont des jeux. Mais elle n’est pourtant que l’une des deux façons de jouer.
Les interactions narratives
13Dans cette seconde façon de jouer, les sensations jouent un rôle moins important et la réponse motrice est moins impérieuse : le joueur réfléchit avant d’agir. Les émotions mises en jeu sont complexes dans la mesure où le jeu encourage l’identification et l’empathie : le joueur est invité à « avoir des sentiments pour », et « des sentiments avec ». Les angoisses mises en jeu peuvent même être qualifiées d’ œdipiennes dans la mesure où elles engagent une rivalité et une initiation : il s’agit d’abattre un ennemi puissant pour prendre sa place.
14De la même façon que le modèle des interactions sensorielles et motrices est donné par le baby-foot, le modèle des interactions émotionnelles et narratives est celui des « livres dont vous êtes le héros ». Le joueur y construit l’histoire de son avatar. La préoccupation narrative y est donc centrale.
Interactions complémentaires ou exclusives
15Je fais l’hypothèse que le passage du jeu normal – éventuellement excessif – au jeu pathologique se produit quand le joueur passe d’interactions complexes, à la fois narratives et sensori-motrices, à des interactions exclusivement sensori-motrices. Quand les deux formes d’interactions sont présentes, le joueur invente et se socialise. Les jeux stimulent en effet plusieurs capacités et peuvent constituer un puissant support pour la vie sociale et imaginative. Ils développent l’intelligence visuelle, mettent en scène toutes les formes d’angoisse en incitant l’enfant à se projeter dans des comportements adultes de manière ludique, invitent l’enfant à anticiper des épreuves qu’il n’a pas vécues, mais qu’il imagine comme possibles, lui apprennent à gérer les contacts sociaux et à explorer divers registres identitaires.
16À l’inverse, quand le joueur s’enferme dans des interactions exclusivement sensori-motrices, son monde s’appauvrit de plus en plus. Ce passage est le plus souvent destiné à apaiser une souffrance. Il ne s’agit plus d’augmenter son plaisir et d’enrichir sa vie en jouant, mais de réduire un déplaisir. Celui-ci peut trouver son origine dans une réalité objective particulièrement difficile : par exemple un échec dans la vie personnelle ou familiale, un deuil, un harcèlement scolaire… Mais il peut aussi s’enraciner dans des désordres psychiques personnels : une dépression, une difficulté à vivre des relations affectives, l’angoisse de la séparation, etc. Il s’agit alors bien souvent de pathologies de l’attachement, qui correspondent à des modèles mis en jeu dans les premières interactions. Dans toutes ces situations, l’enfant établit avec sa console de jeu et/ou les espaces virtuels auxquels elle donne accès, une relation exclusive qui tend à prendre la place de toutes les autres, que j’ai appelée « la dyade numérique » (Tisseron, 2006).
Les quatre pôles de la « dyade numérique »
17Le mot de « dyade » évoque la relation à un partenaire privilégié censé répondre à chacune de ses attentes, sur le modèle de celle qu’organise un nouveau-né avec son environnement. Cette dyade peut être très provisoire – par exemple après une déception sentimentale – ou prolongée. C’est toute la différence entre « jouer pour oublier un traumatisme » et « finir par tout oublier en jouant ». Si, dans une culture donnée, tous peuvent être frappés par les mêmes traumatismes, comme un deuil ou une séparation, tous ne sont pas égaux dans leur capacité de s’en remettre. Selon le joueur et le moment, la construction de cette dyade numérique peut privilégier quatre domaines : la sécurisation de l’attachement, l’adéquation du régime d’excitations aux attentes du joueur, la création d’un espace d’accordage multi-sensoriel, ou encore la construction d’une représentation idéalisée de soi et de son interlocuteur privilégié.
Rechercher un attachement sécurisé
18Dans les premiers mois de la vie, le nouveau-né éprouve l’illusion de contrôler le monde environnant. C’est la base de sa sécurité psychique (Bowlby, 1969-1980). À défaut d’avoir vécu une telle expérience fondatrice, il en résulte de l’insécurité et la peur de l’abandon. Les espaces virtuels peuvent alors être mis à contribution pour tenter de colmater cette angoisse en développant des rêveries de toute-puissance. L’activité de jeu est alors compulsive et stéréotypée, avec pour seul but de permettre à celui qui s’y adonne d’échapper à des angoisses vécues comme insurmontables.
Devenir maître des excitations
19L’enfant qui ne parvient pas à maîtriser les excitations qui l’assaillent peut être tenté de les dévier sur l’écran. Il règle le niveau de difficulté de son jeu de façon à être constamment maître de la situation. Comme dans le cas précédent, il nourrit des rêveries de toute-puissance aux dépens de sa vie réelle. Cette situation peut être liée à une crise d’adolescence particulièrement difficile, à l’existence de traumatismes psychiques précoces – notamment des situations de maltraitance – ou à la difficulté à dire et à exprimer leurs émotions par lesquelles ils craignent d’être submergés, ce que J. McDougall (1982) a appelé « l’alexithymie ».
Expérimenter un accordage affectif satisfaisant
20L’enfant trouve normalement chez les adultes qui l’entourent un miroir de ses attitudes et de ses comportements. D. Stern (1989) a décrit cette situation sous le nom d’accordage affectif. Un enfant qui n’a pas trouvé dans son environnement un accordage affectif suffisant peut tenter, à l’adolescence, de le construire par ordinateur interposé. Il se tourne alors vers celui-ci comme vers un espace qui lui procure un miroir de ses gestes, mais aussi de ses pensées et émotions. Il y cherche un miroir d’approbation.
Incarner l’idéal
21L’enfant reçoit normalement de la part des adultes des réponses qui lui permettent de se construire une estime de soi adaptée. Mais lorsque l’environnement précoce n’a pas joué ce rôle – et notamment lorsqu’il a dévié les réussites de l’enfant pour soigner ses propres préoccupations dépressives – l’enfant reste fixé à des formes inadaptées du narcissisme. À l’adolescence, il peut tenter de dépasser ce dysfonctionnement en donnant forme à une figure qui correspond à ce que H. Kohut (1971) appelle un « soi grandiose idéalisé ». Il se fabrique un avatar qui possède des armes et des vêtements exceptionnels qui le font remarquer et admirer. Il cultive une forme de représentation de lui-même sans rapport avec la réalité, et le fossé se creuse progressivement entre la représentation de ses propres capacités dans le réel et cette image idéalisée de lui dans le virtuel.
Jouer pour rêvasser : la rêvasserie assistée par ordinateur
22Reprenons maintenant ces diverses distinctions en gardant à l’esprit les trois formes de relation à l’activité représentative distinguées par D. W. Winnicott : la rêvasserie, la rêverie et l’imagination. Ces repères nous permettent de distinguer trois façons de jouer aux jeux vidéo qui s’opposent à la fois par le mode d’investissement de l’objet virtualisé et par le mode de relation à ses propres objets internes. Cette approche présente non seulement l’intérêt de nous écarter du modèle de l’addiction, mais aussi de permettre une meilleure compréhension des diverses orientations thérapeutiques possibles et de leurs indications.
23La rêvasserie n’a pas attendu les jeux vidéo pour exister, mais elle trouve un support qui la potentialise dans une certaine façon d’utiliser les espaces virtuels, et notamment les jeux vidéo. Nous avons vu que c’est une organisation défensive dans laquelle le sujet se crée un espace de toute-puissance fantasmatique sans aucun lien avec la réalité et dans lequel tout est possible. C’est exactement ce qui se passe quand un joueur fuit une réalité problématique – interne ou externe – pour se réfugier dans un espace virtuel centré sur la satisfaction de ses désirs d’emprise et de toute-puissance. Alors que cet espace virtuel est uniquement psychique dans le cas de la rêvasserie telle que la définit D. W. Winnicott, elle s’appuie sur les espaces virtuels des écrans dans le cas de la rêvasserie assistée par ordinateur. On peut alors considérer qu’une véritable homothétie s’établit entre les espaces virtuels numériques et son rapport à des objets internes virtuels coupés de tout lien à des objets concrets externes. Le lien de parallélisme que G. Deleuze établit entre l’investissement de l’objet actuel et l’investissement de l’objet virtuel est rompu. Cette situation est la plus proche de celle qu’on peut définir comme « addiction ». Le sujet en est en effet prisonnier, il la subit plus qu’il ne l’agit. Mais le mot « addiction » n’est pas adapté car il n’y a évidemment pas de manque ni de sevrage. Si le sujet se trouve dans l’obligation d’accomplir des tâches précises, et encore plus quand ces tâches sont valorisantes, il se détourne rapidement de sa rêvasserie.
24Les deux premières formes de dyade numérique que nous avons identifiées comme tentatives de fuir un déplaisir dans le jeu renvoient à cette situation. Le joueur investit un espace virtuel pour lutter contre l’angoisse d’une séparation qui le laisse impuissant, vulnérable et désarmé ; soit parce qu’il se sent menacé par une situation contenant un potentiel d’excitation inadéquat, par excès ou par défaut. Dans les deux cas, son investissement du jeu valorise les désirs de toute-puissance dans un monde sans lien avec la réalité. On ne s’étonnera donc pas que le joueur qui est dans cette situation préfère les jeux qui se déroulent dans un monde moyenâgeux fantaisiste, comme World of Warcraft, à ceux qui sont susceptibles de susciter des projections liées à des désirs réels de sa vie quotidienne, comme les Sims. À la limite, le joueur fuit les contacts autant dans les mondes virtuels que dans les mondes réels et se complaît à accomplir des performances répétitives dans un monde vide.
25Celui qui s’abandonne à cette façon de jouer est totalement dissocié à la fois de sa vie et de son imagination. Il a l’illusion que sa vie est toujours pleine, se cache à lui-même cette situation par la pratique de jeux compulsifs et obsessionnels solitaires. Pour ceux qui ne jouent pas aux jeux vidéo, il peut s’agir des mots croisés, ou de parties solitaires de « réussites » aux cartes. On n’a jamais parlé d’addiction pour ces personnes, alors pourquoi le faire pour les joueurs de jeux vidéo ? Le problème est que tôt ou tard, ces personnes sentent que les gens qui attendent quelque chose d’elles sont déçus. Et le risque est qu’elles finissent par se décevoir elles-mêmes. La honte est parfois au rendezvous, et peut les amener à rétrécir encore plus leur univers au jeu vidéo, dans un cercle vicieux sans fin.
26Lorsque de tels joueurs sont suivis en thérapie – ou de façon plus générale, des personnes engagées dans des rêveries parasitaires dissociées à la fois de leur vie psychique et de leur vie relationnelle – le thérapeute doit bien se garder d’interpréter quoi que ce soit. Le jeu compulsif et stéréotypé ne s’interprète pas. En revanche, il se soigne. La forme de thérapie la plus adaptée à ces joueurs est alors la création d’un groupe associant plusieurs joueurs et deux ou trois intervenants adultes : animateur, éducateur, psychologue ou psychiatre. Le but est de redonner au joueur compulsif le goût du jeu partagé et du lien vivant.
Jouer pour rêver : la rêverie assistée par ordinateur
27La rêverie trouve elle aussi un support et un équivalent dans la pratique des mondes numériques. Rappelons qu’elle se caractérise par le fait d’être en lien avec la réalité, mais sans projet de transformation du monde. Elle met en scène des scénarios de désirs où l’environnement réel est figuré, mais sans que le rêveur ne cherche à leur donner un début de réalisation dans sa vie concrète. Les performances exceptionnelles permises par les espaces virtuels permettent, selon les cas, de prendre la place d’un rival symbolique, de séduire une figure maternelle ou paternelle, d’agresser un personnage en situation fraternelle, de lui venir en aide, etc. Cette façon de jouer peut retrancher provisoirement le joueur de la vie sociale, mais, à la différence de la précédente, elle ne le retranche pas de sa vie psychique. Elle peut même constituer pour lui une façon de se familiariser avec celle-ci, d’en renforcer certains aspects et d’y prendre solidement pied pour dépasser certaines difficultés, ou sortir de l’adolescence.
28Cette façon de jouer peut être ni plus ni moins envahissante que la précédente, et pourtant un changement qualitatif essentiel s’y manifeste. Les objets de la vie psychique du sujet sont présents et mis en scène de façon à permettre des accomplissements de désir. Le joueur n’est plus engagé dans une relation virtuelle et virtualisante au monde, mais dans une relation d’objet virtuel à fin narcissique telle que Freud l’a étudiée. Ce n’est plus le désir de toute-puissance qui est au premier plan, mais la possibilité d’établir des formes de relation avec autrui centrées sur la gratification de soi.
29Cette situation correspond aux troisième et quatrième formes de dyade numérique que nous avons identifiées, à savoir l’édification d’un accordage multi-sensoriel avec son avatar et l’édification d’un soi grandiose idéalisé. Il ne s’agit plus seulement, comme dans les deux premières formes de dyade numérique, de développer des rêveries de toute-puissance, mais de s’engager dans l’exploration de ses rêveries personnelles, même si elles sont sans lien avec la réalité quotidienne concrète du joueur. Sa façon de jouer organise le jeu en un territoire de significations dans lequel ses enjeux symboliques personnels sont au premier plan. C’est pourquoi, alors que le jeu compulsif ne s’interprète pas, cette forme de jeu peut être interprétée en situation thérapeutique.
30C’est probablement parmi ceux qui jouent de cette façon qu’on trouve les joueurs dits « problématiques », qui ne présentent que quelques signes de la série définissant une dépendance. Ces joueurs peuvent bénéficier d’une thérapie individuelle, mais cela suppose que le thérapeute connaisse suffisamment les jeux vidéo pour les accompagner à la rencontre des significations personnelles qu’ils y créent, sans confondre celles-ci avec les significations imposées par les algorithmes du jeu, qui sont indépendantes de la volonté du joueur. Le moyen pour y parvenir est de les inviter à construire explicitement la narration qu’ils mettent en scène dans leur jeu. Autrement dit, il s’agit de les inviter à devenir le maître narrateur de leurs identités successives. Cela doit évidemment se faire avec empathie. Pour cette raison, les thérapeutes qui ont les jeux vidéo en horreur doivent s’abstenir de suivre de tels patients ! L’élaboration psychique autour des difficultés et des déceptions rencontrées dans le jeu est destinée à favoriser, dans un second temps – mais dans un second temps seulement – l’abord des difficultés personnelles qui ont pu être à l’origine d’un refuge dans le jeu. Inviter un joueur à raconter ses plaisirs et ses déplaisirs dans son jeu a pour seul objectif de le rapprocher du moment où il pourra aborder sans angoisse excessive les situations angoissantes de sa vie réelle.
La rencontre avec la réalité
31Enfin, le joueur peut utiliser les mondes virtuels comme des espaces potentiels au sens où en parle D. W. Winnicott (1971). Son jeu est constitué en espace qui témoigne de sa vie psychique, mais aussi en espace d’échanges réels, voire de convivialité. C’est le cas du joueur qui joue avec des partenaires qu’il connaît, et qui les retrouve régulièrement. Comme dans le cas précédent, les enjeux symboliques sont très importants dans sa façon de jouer, mais ses liens dans la réalité le sont aussi. Certains de ces joueurs sont des adolescents qui passent plus de quatre heures par jour sur leurs jeux vidéo, c’est-à-dire qui peuvent être considérés selon les critères classiques comme « joueurs excessifs », mais qui ont une excellente socialisation, dont témoigne la fréquentation de leurs camarades après l’école [1]. Ces joueurs ne sont pas problématiques, et encore moins pathologiques. Ils sont des joueurs excessifs normaux qui jouent de façon à enrichir leur vie, alors que les joueurs pathologiques jouent d’une façon qui appauvrit la leur et les engage sur la pente de l’isolement et de la désocialisation. Ils n’ont pas besoin d’être suivis en thérapie, et d’ailleurs, quand ce sont des adolescents, ils s’écartent le plus souvent eux-mêmes du jeu à partir du moment où ils s’insèrent dans des réseaux qui poursuivent des objectifs réels, notamment des réseaux professionnels. C’est parmi eux que se recrutent ceux qui deviennent officiers dans les guildes, puis joueurs professionnels ou qui s’engagent ensuite dans l’une des nombreuses professions du jeu vidéo. Ils représentent la majeure partie des demandes de consultation, car ils sont amenés par des parents inquiets que leur enfant développe une « addiction aux jeux vidéo ». Ces consultations ne sont pas pour autant inutiles : elles permettent d’éclairer les parents sur ce que sont ces jeux, de les rassurer, et de mettre en place avec eux, et avec leur rejeton, les cadres qui protégeront leur enfant d’une évolution vers le jeu problématique. Car les adolescents sont fragiles, et aucun d’entre eux n’est à l’abri d’une difficulté qui le fasse basculer d’un jeu créatif et socialisant à un repli sur des rêveries narcissiques réconfortantes, voire vers un jeu compulsif et stéréotypé clivé à la fois de leur vie psychique personnelle et de leur vie relationnelle.
32En tout cas, nous voyons que les psychanalystes possèdent un atout considérable pour penser la pratique des espaces virtuels : leur compréhension formidablement fine du fonctionnement psychique lui-même. À condition qu’ils s’y appliquent.
Notes
-
[1]
Rapport du Centre Henri Wallon pour la Santé Mentale, janvier 2010, Namur (Belgique).