CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le développement de la psychopathologie de l’adolescence a radicalement bouleversé le regard sur certains tableaux cliniques. Ainsi, le fléchissement scolaire assorti d’hostilité à l’égard de la famille entrecoupée de périodes de bouderies n’est-il plus comme on pouvait encore le lire dans les manuels de psychiatrie des années 1970, signes de caractère schizoïde [1]. La prise en compte du travail psychique inhérent à cette période de la vie de l’individu (en particulier l’importance prise par les fluctuations de la thymie) d’un côté, la formidable caisse de résonance que la société constitue pour l’adolescence de l’autre, incitent les psychiatres d’adolescents à plus de circonspection quant à l’établissement d’un diagnostic structurel. Une très large place est désormais faite aux avatars pubertaires. Même la survenue de bouffées délirantes ou de psychoses aiguës à l’adolescence n’est plus seulement considérée sous l’angle d’une possible entrée dans la schizophrénie. Les oscillations thymiques qui colorent la symptomatologie de cette période de la vie peuvent rendre compte de la survenue d’épisodes psychotiques sans lendemain au plan structurel. La référence théorique d’un grand nombre de psychiatres d’adolescents reste d’inspiration psychodynamique, ce qui remet à plus tard la question du diagnostic en termes de structure de personnalité, comme d’un point de vue nosographique, en particulier celui de la schizophrénie, d’autant plus qu’il s’agit essentiellement d’une pathologie du jeune adulte. Pourtant, l’idée de la psychose vient parfois nous visiter lors de consultations avec de jeunes adolescents (12-15 ans) alors qu’il n’existe aucun symptôme psychotique traditionnel. Le suivi de ces patients sur plusieurs années nous interroge sur l’éclosion en tout début d’adolescence de fonctionnements psychotiques en secteur (Laufer, 1986) responsables d’une symptomatologie au premier abord peu spécifique mais nécessitant une prise en charge intensive afin d’éviter (peut-être) une décompensation ultérieure à l’entrée dans l’âge adulte, cette fois sur un mode patent. C’est cette réflexion que nous souhaitons développer ici. Cinq vignettes cliniques étayerons notre hypothèse de travail.

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Gaétan, treize ans, consulte à l’instigation de son professeur de mathématiques (classe de cinquième) en raison d’un comportement anormalement agressif et coléreux à l’égard de ses camarades, assorti d’un sentiment de persécution. Il s’emporte pour un rien, se montre irritable et velléitaire y compris avec des adultes pourtant bienveillants à son égard. Jusqu’alors bon élève, ses notes commencent à chuter. Il présente au moment de la consultation d’importants troubles du sommeil qui inquiètent ses parents (endormissement vers 2 heures du matin). Déjà physiquement assez costaud, une ingestion compulsive de nourriture lui a récemment fait prendre du poids (7 à 8 kilos sur 3 ou 4 mois). Son visage constellé de taches de rousseur et la transformation de son patronyme par les autres élèves constituent autant d’objets de moqueries L’enseignant a évoqué avec les parents un possible état dépressif. Gaétan a été suivi en pédopsychiatrie à l’âge de deux ans en raison de très violentes colères suite au décès de sa petite sœur âgée de 9 jours (malformation cardiaque). Gaétan était persuadé que sa mère lui cachait le bébé, voire qu’elle l’avait fait disparaître. Les parents ont à ce sujet manifesté une surprise quasi admirative devant la réaction de leur fils (précocité de l’expression verbale des affects). On ne trouve pas d’antécédents de troubles thymiques francs dans la famille. En revanche père et mère présentent tous les deux un haut degré d’impulsivité et une difficulté à supporter le travail en équipe. Le père a un parcours professionnel inhabituel. Quasi autodidacte, il s’est hissé à un poste de responsabilité mais veut au moment de la consultation monter sa propre entreprise. La famille s’est installée dans la région un peu sur un coup de cœur (ou de tête ?). Gaétan est l’aîné d’un fratrie de trois. Il a un jeune frère de quatre ans son cadet et une sœur de douze ans plus jeune. Le haut degré d’excitation régnant dans la famille, le mal-être de Gaétan ainsi que les déboires professionnels du père ont concouru à l’apparition d’une violence préoccupante (confrontation physique entre père et fils) conduisant l’équipe soignante à proposer à Gaétan une séparation de son milieu familial. Une première hospitalisation programmée s’est bien déroulée, en revanche la mise en internat thérapeutique s’est soldée par un échec en raison des retrouvailles de Gaétan avec un autre adolescent, connu sur la première structure de soins, et avec lequel il avait eu des difficultés relationnelles. La deuxième hospitalisation a été émaillée par la survenue de comportements surprenants : ce garçon au physique plutôt massif s’est mis à se déguiser en fille et à adopter des comportements ouvertement séducteurs à l’égard des garçons, allant même jusqu’à les embrasser par surprise, pour rire dit-il. L’observation des infirmiers nous laisse à penser que cette excitation était contemporaine de la survenue des premières éjaculations.

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Frédéric, treize ans et neuf mois, est en classe de quatrième lorsqu’il consulte à la demande des enseignants qui ne supportent pas la manière étrange avec laquelle il fixe ses interlocuteurs. Son regard fait peur. Il semble fréquemment contenir une violence intérieure que les enseignants craignent de voir s’extérioriser à tout instant. En classe, il a toujours besoin de se faire remarquer. C’est un adolescent pertinent, mais le caractère brillant de ses interventions est parfois déplacé : il parle trop facilement de sa propre expérience au lieu d’apporter des éléments de débat lors de la discussion. Il existe des antécédents de troubles thymiques dans les deux lignées paternelle et maternelle. Le père se décrit comme impulsif et se compare à son fils au plan des réactions. Frédéric présente des difficultés relationnelles importantes avec ses camarades au collège et dans son quartier. Il se sent persécuté (il évoque un racket qui n’a jamais pu être prouvé) et refuse de sortir de chez lui quand il voit par la fenêtre certains camarades. Il présentera d’ailleurs un court épisode (2 mois) de phobie scolaire ayant nécessité une hospitalisation de trois semaines. Il présente des troubles importants du sommeil (endormissement vers 3-4 heures du matin). Il est le dernier enfant d’une fratrie de trois, avec un important écart d’âge entre les aînés et lui. Les troubles ont commencé au moment de la mise en couple de sa sœur aînée et du départ de son frère aîné de la maison familiale (entrée dans la vie active). Suite à un licenciement du père et au décès du grand-père maternel, les troubles des conduites redoublent avec apparition d’un état dépressif franc assorti de destruction de mobilier (rampe d’escalier arrachée) et d’idées suicidaires. La symptomatologie a été partiellement amendée par la prescription initiale d’antidépresseur. L’association à un thymorégulateur a amené une sédation permettant la reprise de la scolarité. Deux ans après la sortie des services de pédopsychiatrie où il avait été soigné, nous avons appris par la justice qu’il faisait l’objet d’une plainte pour attouchements sexuels sur un petit voisin de six ans ; les faits remontent aux périodes d’hospitalisation et de suivi psychiatrique.

4

Marc, douze ans et neuf mois, consulte à la demande de ses parents pour angoisse de séparation, difficultés relationnelles importantes avec les camarades de collège et dysmorphophobie (peur d’avoir un petit sexe). Les parents ont eu tous les deux une puberté tardive. Le diagnostic de retard pubertaire simple sera d’ailleurs porté par un pédiatre pour Marc. Ce dernier présente des difficultés d’endormissement en lien avec la survenue de cauchemars : il est avec des copains qui d’un seul coup disparaissent, il se trouve dans un grand espace vide, seul. Il tombe et alors est incapable de marcher et de parler. En fait il est réduit à une simple tête. Soudain ses parents et grands-parents apparaissent tenant des mitraillettes modernes à laser. Des rayons de couleur sortent des yeux des parents. Un combat coloré s’engage entre eux et lui. Les fusils tirent sur sa tête qui soudain est réduite en poussière et disparaît.
Les parents s’inquiètent du possible retentissement de ces préoccupations sur les résultats scolaires. Plutôt bon élève jusqu’alors, Marc semble vouloir travailler « à la tête du professeur », turbulent et fanfaron avec certains, rêveur et manquant d’intérêt avec d’autres.

5

Brice, treize ans, est adressé par le pédiatre qui le suit depuis l’enfance en raison de difficultés relationnelles avec les jeunes de son âge, de questionnements obsédants sur l’image de soi (en particulier les cheveux et les vêtements), le tout sur fond de troubles des conduites en milieu familial : il agresse sa sœur, sa mère et présente des conduites caractérielles devant la frustration avec bris de matériel, coups de pied dans les portes. Les parents sont également très inquiets d’une chute progressive des résultats scolaires liée à des difficultés de concentration et mise en lien avec l’angoisse corporelle (Brice interrompt son travail pour aller aplatir un « épi » dans ses cheveux devant la glace). Les deux parents ont présenté des problèmes physiques dans leur jeunesse à l’origine de disgrâces physiques toujours actuelles : perte accidentelle d’un œil pour le père, opération tardive d’un strabisme pour la mère. Les parents disent avoir souffert du regard de leurs camarades à l’adolescence. Les angoisses actuelles du fils correspondent à celles du père vingt ans plus tôt.
Brice est l’aîné d’une fratrie de deux. Il est né après stimulation ovarienne. Dans l’enfance, lorsque Brice parlait tout le monde se taisait. Madame fait état de relations conflictuelles entre sa belle-mère et elle. Celle-ci lui reprochait de ne pas savoir s’occuper de son mari en particulier au niveau de sa coupe de cheveux et de ses vêtements. Brice a peur de perdre ses copains du fait de sa coiffure. En même temps, il se dit conscient de l’envahissement de son champ de pensée par ces préoccupations et reconnaît que cela peut contribuer à éloigner ses copains. Il est également ennuyé par son impulsivité et son besoin de se défouler (il a cassé un carreau par inadvertance). Il décrit des idées suicidaires fréquentes, pour faire céder « tout ça ». Au plan familial, un oncle paternel est schizophrène. Le père s’interroge sur une possible hérédité. La mère a présenté un état dépressif assez sévère du post-partum qui l’a contrainte à confier son fils à sa propre mère durant les premiers mois de sa vie. Brice accepte les soins mais ne veut surtout pas être vu sortant du service de psychiatrie.

6

La mère de Suzanne (douze ans et demi) consulte en raison de conflits incessants avec sa fille. Elle pense que sa fille lui en veut de ne pas pouvoir lui donner des informations sur son père. Le père de Suzanne l’aurait quittée quand Suzanne était âgée de quatre mois. Madame n’a entrepris aucune démarche pour tenter de le retrouver car elle a eu peur de subir de nouvelles violences de la part de cet homme instable, auteur de nombreux actes de délinquance (revente de drogue, attaques à main armée) pour lesquels il a été emprisonné à plusieurs reprises. Elle reconnaît avoir toujours été attirée par les hommes marginaux et relie ce penchant au viol qu’elle a subi de la part de l’un de ses frères aînés durant quatre ans (entre huit et douze ans). La plupart des conflits ont pour objet les relations de Suzanne avec les garçons. Cette situation fait suite à une petite enfance de Suzanne très idéalisée. Petite fille gracieuse, très bonne élève, Suzanne a toujours aidé sa mère dans les tâches ménagères. La mère dit se reconnaître dans sa fille : pubère de bonne heure (onze ans) comme sa fille, son entourage lui a toujours reproché des allures aguichantes. L’autre symptôme particulièrement conflictuel est l’utilisation répétée de la carte bleue de la mère pour réaliser des commandes de produits de beauté vendus par correspondance. La mère n’est absolument pas coquette et ne dispose pas de revenus suffisants pour s’autoriser de telles dépenses. Au fil du suivi il s’avère que la mère a continué à garder des relations avec son « ex » durant huit ans, alors même qu’elle vivait avec un autre homme. Elle a gardé de nombreuses lettres dont elle n’a jamais parlé à sa fille. Madame révélera également un inceste de la part du père, révélation sur laquelle nous nous sommes interrogés. Toute tentative de suivi de Suzanne se solde par des immixtions théâtrales de la mère, toujours dans l’urgence mais avec une crédibilité douteuse [2]. De son côté, Suzanne commence à présenter des troubles des conduites assez sérieux (fugues, fréquentation d’hommes marginaux). Ses résultats scolaires sont en chute libre, elle est souvent très excitée, présente une humeur hypomane et accélère le rythme des commandes par correspondance. Outre les produits de beauté, elle se met à commander par grandes quantités des couches pour adulte incontinent…

7Pourquoi présenter ces cinq vignettes cliniques qui pourraient paraître bien banales à un psychiatre d’adolescents habitué à recevoir des demandes de soins pour ce type de symptômes ? Quelles attitudes, quels propos, quelles interactions durant les entretiens nous ont conduit à nous poser la question de l’éventualité d’un fonctionnement psychotique avec pour corollaire celle du devenir structurel ? S’agit-il d’un fonctionnement transitoire ou ces épisodes portent-ils en germe les prémices d’une psychose organisée ?

8« Trois dimensions centrales caractérisent le remaniement intrapsychique qui s’opère à l’adolescence : la dimension corporelle, le problème de l’identité et celui de l’équilibre entre investissement narcissique et investissement objectal. Ces trois dimensions font évidemment partie de tout processus psychotique… les avatars de ces trois dimensions dans le cadre du processus de l’adolescence soulèvent donc le problème d’un état psychotique plus spécifique à cet âge » [3]. Nombreux sont les auteurs qui ont soutenu l’idée d’une similitude entre certains processus intrapsychiques spécifiques de cette étape du développement et certaines caractéristiques psychopathologiques propres aux états psychotiques.

9Ces trois dimensions se retrouvent chez les cinq adolescents :

  • La dimension corporelle : Gaétan, Marc, Brice, Frédéric et même Suzanne, pubère de bonne heure, rencontrent des difficultés pour intégrer dans leur identité la sexualisation de leur corps. Gaétan présente une confusion identitaire lors des premières éjaculations, Marc a peur d’avoir un sexe trop petit, Brice s’inquiète pour sa coiffure, Frédéric a dû se rassurer auprès de jeunes enfants et Suzanne ne sait comment gérer cette féminité naissante face à une mère qui refuse violemment toute marque de féminité, l’associant à la séduction et au viol. De toute évidence pour ces cinq adolescents, le corps devient un objet de souffrance, voire même de persécution (Brice). Il est désigné comme la cause de la rupture de l’équilibre de l’enfance.
  • L’équilibre narcissico-objectal : tous ces adolescents mettent en avant un surinvestissement quasi obsédant de la relation aux pairs. Chacun évoque le besoin d’avoir des copains, la peur d’être seul et de perdre le contact avec les copains. Tout se passe comme s’ils ne disposaient pas d’espace psychique de rêverie leur permettant d’attendre la rencontre. Est-ce l’urgence ressentie à se dégager du lien aux parents éprouvé comme potentiellement désorganisant ? De fait, on assiste à un accrochage au percept (Jeammet, 1980) qui peut même devenir persécuteur comme chez Frédéric qui est persuadé que ses camarades le surveillent. Gaétan ne pourra rester en internat thérapeutique suite à une importante crise de violence déclenchée par la présence d’un adolescent qu’il avait connu auparavant dans un autre lieu de soin. Malgré la relative séparation des deux adolescents, il lui était insupportable de savoir que cet adolescent l’avait connu auparavant et pouvait de ce fait révéler des choses sur lui.
    Du côté du narcissisme, tous ont un vif besoin de reconnaissance, un désir de se montrer intelligents, trace probable du fort investissement parental dans l’enfance. Frédéric interpelle les enseignants par ses remarques pertinentes mais déplacées. Dans un tel contexte les difficultés scolaires déclenchent de très fortes colères, comme chez Gaétan et Brice. Chacun, à sa façon, tente d’ailleurs de donner le change. À aucun moment les enseignants ou les parents n’ont évoqué la possibilité de difficultés de compréhension mais plutôt des attitudes « frondeuses » dont le caractère affectif n’a échappé à personne : « turbulent et fanfaron avec certains, rêveur et manquant d’intérêt avec d’autres » diront les parents de Marc. Tous ces adolescents avaient bien investi leur scolarité comme nous l’a prouvé leur bonne réussite ultérieure. La déception à l’égard de cette activité bien investie a certainement constitué pour ces adolescents une profonde blessure narcissique.
  • L’axe identitaire : ces remaniements (intégration de la sexualisation et nouvel équilibre naircissico-objectal) concourent à rompre, dans certaines circonstances, le sentiment de continuité, en particulier lors d’interactions avec les parents. Le rapproché parental, du fait de la similitude de la problématique, crée une menace de confusion identitaire. Les parents de Marc ont très vite engagé une demande de consultation pour leur fils lorsque ce dernier a émis les premières inquiétudes concernant la taille de son sexe. Eux-mêmes ont souffert en raison d’une puberté tardive. La mère de Suzanne paraît terrorisée à l’idée que sa fille découvre le pouvoir de la séduction car cela pourrait la conduire à vivre un viol comme cela lui est arrivé. De plus, tous ces adolescents ont été investis par leurs parents de manière très narcissique dans leur enfance : pendant longtemps, quand Brice parlait, tout le monde se taisait ; Gaétan a émerveillé ses parents par sa réaction lors du décès de sa sœur ; Frédéric est le « petit dernier », né alors que les parents ne s’y attendaient plus ; Marc est le premier petit-fils des deux lignées paternelle et maternelle ; Suzanne a comblé l’attente de sa mère durant la petite enfance. À la force de l’investissement parental initial répond en miroir la réaction violente de l’adolescent au moment de la construction de son identité. Tout se passe comme s’il mettait en acte le fantasme de reduplication narcissique parental. Les symptômes présentés par l’adolescent semblent être une représentation scénique (au sens de porter sur la scène) de la problématique adolescente parentale, où l’adolescent jouerait et ferait jouer une scène dont les enjeux lui seraient ainsi dévoilés en même temps que l’origine en reste énigmatique. Du côté des parents, la reconnaissance chez leur adolescent d’une situation éprouvée du temps de leur propre adolescence favorise les identifications projectives dont on connaît les effets pathologiques sur les mouvements de séparation-individuation. On peut soulever l’hypothèse que les changements induits par l’entrée dans l’adolescence de leur enfant réactivent l’histoire parentale. Mais ces mouvements normaux sont alors perçus par le groupe familial comme une menace en raison d’une « identité parentale diffuse » (Erikson, 1972). Chaque membre y réagit par un recours aux mécanismes de défense archaïques. « Ces mécanismes ont à la fois pour fonction et pour conséquence d’estomper les limites interindividuelles rendant confuse l’individualité et par conséquent l’identité de chacun » [4]. Nous avons observé, dans toutes les consultations, de nombreux moments où existait une confusion à propos du récit : de qui était-il question ? de l’adolescent ? des parents du temps de leur propre adolescence ? des parents ou des grands-parents ? Pour R. L. Shapiro (1969), « le mécanisme principal qui sous-tend les délimitations défensives est l’identification projective ». Tant que ce mécanisme reste à l’œuvre de manière prépondérante et que les besoins défensifs des parents sont particulièrement intenses, les possibilités d’une authentique séparation-individuation de l’adolescent sont bloquées. « Ce que nous avons pu observer de manière répétitive dans les familles de nos adolescents perturbés, c’est l’extrême importance de l’identification projective et son utilisation par les parents (souligné par l’auteur) des adolescents » (Ladame, 1978). Cette confusion des identités est à l’origine d’une grande violence amplifiée par les troubles de l’humeur particulièrement marqués en début d’adolescence.
Du côté de l’adolescent, la force antiséparatrice du début de l’adolescence (le « pubertaire » de Ph. Gutton, 1991) le contraint à percer l’énigme de la réaction parentale : comment comprendre en effet un tel changement d’attitude après avoir été l’objet d’une si forte idéalisation dans l’enfance ? On peut penser que la réaction parentale au changement pousse l’adolescent à transformer à dessein (pour en savoir plus) en symptôme ce qui au départ n’est que l’expression d’un changement lié à la puberté. En quelque sorte, l’entrée dans l’adolescence de leur enfant activerait les conduites pathologiques parentales en particulier les défenses par identification projective, entravant ainsi les possibilités évolutives et maturatives de l’adolescent. Dans un tel contexte, les conduites observées portent la marque d’un fonctionnement psychotique aliénant tant pour l’adolescent que pour ses parents. Quel que soit le mode de fonctionnement du groupe familial (Stierlin, 1974) – l’enchaînement (toute séparation est impossible car la sécurité de base et les satisfactions fondamentales ne peuvent être obtenues que dans la famille), la délégation (l’adolescent est projectivement chargé par les parents de jouer un rôle à l’extérieur de la famille) ou l’expulsion (lorsque celle-ci est jugée nécessaire pour la résolution de la crise parentale) –, le recours aux mécanismes de défense archaïques (clivage, déni, identification projective) demeure prévalent.

10Dans nos observations, le discours des consultants est dominé par l’absence de refoulement et des habituels processus d’inhibition. Parents et adolescents s’expriment sans réserve dès le premier contact, parfois même lors de la prise de rendez-vous auprès de la secrétaire dans une sorte de confusion des personnes et des fonctions. Les secrétaires se trouvent souvent embarrassées par des révélations qu’elles n’ont pas sollicitées. Au cours des entretiens, les parents rapportent parfois de manière assez crue des fantaisies perverses. L’adolescent fonctionne également dans ce registre qui fait prévaloir les processus primaires sur les secondaires, ce qui est fréquemment souligné par les adultes à son contact et responsable d’un malaise certain. C’est ce que décrivaient bien les enseignants de Frédéric rendus mal à l’aise par la fixité de son regard et ses interventions pertinentes mais déplacées.

11Pour synthétiser notre point de vue, nous dirons que tout se passe comme si les « saillances » (les traits saillants) du comportement de l’adolescent venaient accrocher les zones énigmatiques du fonctionnement parental, réalisant ainsi une confusion intergénérationnelle : l’entrée dans l’adolescence de l’un réactivant les avatars de la construction de la personnalité de l’autre, ce qui se traduit par des « scènes familiales » où un rapproché excitant entre parents et adolescent flirte dangereusement avec la menace de déchaînement agressif et violent. Cette confusion entre en résonance avec le scénario pubertaire dont l’adolescent aura les plus grandes difficultés à se désengager. Dans les cas extrêmes, l’empêchement de la subjectivation (Cahn, 1991) conduira à l’expression d’une psychose. En début d’adolescence cependant, la dynamique n’est pas encore figée. La symptomatologie et les interactions entre les parents et leur adolescent peuvent certes faire penser à une psychose débutante, mais il s’agit plus d’un fonctionnement que d’une structure. En effet, il existe des zones de fonctionnement psychotique, celles-ci concernent en particulier la problématique corporelle et l’humeur, deux aspects très largement mis en lumière par la puberté. Dans ces zones se crée un écho entre parents et adolescent concourant à la confusion identitaire. Lorsque l’identification projective constitue le mode prévalent d’interaction entre les protagonistes et qu’il existe d’importantes fluctutations thymiques, le tableau clinique prend un caractère inquiétant. Préoccupations corporelles et fluctuations thymiques sont en effet souvent prises comme objet des identifications projectives (on trouve en effet une sur-représentation des troubles thymiques dans toutes nos observations). D’une manière générale, les fluctuations thymiques, qu’elles soient prises ou non comme zone de projection, confèrent au tableau clinique un caractère de gravité. L’évolution d’une telle configuration va dépendre en grande partie de la possibilité ou non de dénouer ces zones de fonctionnement psychotique avant qu’elles n’envahissent la totalité de l’organisation de la personnalité. L’évolution de Frédéric, désormais suivi en secteur psychiatrique adulte pour une psychose non schizophrénique, nous le rappelle.

12Trois aspects doivent être pris en compte dans le traitement :

  • L’alliance thérapeutique avec les parents est, de notre point de vue, déterminante. Lorsque la famille se révèle suffisamment mobilisable dans le sens d’un dégagement de la confusion, l’évolution peut être favorable. En revanche, lorsque les parents ne peuvent sortir d’une position caractérielle voire perverse, les possibilités d’évolution positive se révèlent beaucoup plus minces. Lorsque les parents vivent en couple, il est possible pour réaliser ce dégagement de s’appuyer sur l’un des deux, celui qui est le moins pris par l’affectivité et la confusion des identités, par la symptomatologie de l’adolescent. Des propositions d’aménagement du cadre (mise en internat, hospitalisation programmée, séjour chez des amis, etc.) se révèlent alors intéressantes.
  • L’amplification des symptômes par la dimension thymique nécessite de toujours prendre en compte cet aspect, souvent en première intention. La prescription d’antidépresseurs (IRS ou antidépresseurs de la quatrième génération agissant sur le métabolisme de la sérotonine et de la dopamine) se révèle souvent efficace. La dimension impulsive et le caractère cyclique des troubles peuvent conduire à prescrire avec succès un thymorégulateur. Ce traitement doit répondre aux critères actuellement retenus pour la conduite du traitement (prescription à renouveler sur une durée entre six et dix-huit mois).
  • Du côté de l’adolescent, le psychodrame, surtout individuel, paraît être la meilleure indication car non seulement il est bien adapté en général au fonctionnement psychique des jeunes adolescents, mais il l’est tout particulièrement à ces situations dans lesquelles le symptôme scénarise le fonctionnement familial.
Pour conclure, deux points nous paraissent essentiels :
  • La nécessité d’organiser le travail psychothérapique conjointement autour de ces trois axes, ce qui doit faire surseoir à une psychothérapie individuelle et isolée de l’adolescent. La thérapie de Suzanne en est une bonne illustration.
  • L’importance de la rapidité du repérage de ce fonctionnement afin de mettre en œuvre le plus rapidement possible les soins les plus efficaces compte tenu de la haute vulnérabilité de cette période.

Notes

  • [1]
    « La préschizophrénie : c’est avant tout le fléchissement de l’activité qui se caractérise par la perte de vitesse du bon élève, son désintérêt, ses flâneries, l’incurie, l’abandon du travail ou les changements répétés d’emploi… C’est aussi la modification de l’affectivité… Ce comportement aboutit à des attitudes de bouderies, de maussaderies le plus souvent entrecoupé d’actes ou de sentiments paradoxaux : un intérêt subit pour le théâtre, la philosophie, la politique, les milieux excentriques. L’hostilité contre la famille est constante : elle trahit un conflit de tendances (fixation-aversion) qui annonce l’ambivalence de la période d’état. » Ey, Bernard, Brisset, 1974.
  • [2]
    Suzanne a d’abord été suivie en entretiens individuels hebdomadaires par un psychologue, mais ce dernier après six mois de rencontres régulières se heurte à une absence de changement, il nous l’adresse afin qu’elle puisse bénéficier d’une thérapie institutionnelle organisée autour de groupes thérapeutiques à médiateur (Catheline, 2001).
  • [3]
    Marcelli, Braconnier, 1999, p. 274.
  • [4]
    Marcelli, Braconnier, 1999, p. 300.
Français

Résumé

La symptomatologie de la prime adolescence (treize-quinze ans) suscite de nombreuses interrogations : s’agit-il de l’expression des changements induits par la puberté ou faut-il y voir en germe les prémices d’une pathologie mentale (schizophrénie par exemple) ? La réaction parentale à l’adolescence de leur enfant nous semble un élément déterminant pour tenter de répondre à cette question. En effet lorsque la puberté de l’enfant sollicite trop vivement le vécu de l’adolescence des parents, une confusion intergénérationnelle peut alors se mettre en place obérant les processus de désengagement des liens œdipiens et entravant les processus identitaires de l’adolescent.

Mots-clés

  • prime adolescence
  • fonctionnement psychotique
  • confusion intergénérationnelle
  • crise du milieu de vie
  • désengagement des liens œdipiens
Español

Resumen

La sintomatología de la primera adolescencia (trece-quinze años) suscita numerosas interrogaciones : ¿ Se trata de la expresión de los cambios inducidos por la pubertad o es que hay que verlo como una germinación de las premisas de una patología mental (por ejemplo la esquizofrenia) ? La reacción parental durante la adolescencia de su niño nos parece un elemento determinante para tratar de responder a esta pregunta. En efecto, cuando la pubertad del niño solicita demasiado la vivencia de la adolescencia de los padres una confusión intergeneracional puede operarse accionando procesos de abandono de los vínculos edípicos y truncando los procesos identitarios del adolescente.

Palabras claves

  • primera adolescencia
  • funcionamiento psicótico
  • confusión intergeneracional
  • crisis del medio de vida
  • abandono de los vínculos edípicos

Bibliographie

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Nicole Catheline
Centre Hospitalier Henri Laborit
« Mosaïque »
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Boîte Postale 587
86021 Poitiers Cedex, France
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