CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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SOUS LE TITRE « Influence d’avenir », le catalogue met l’accent dès la présentation de ce premier modèle sur la cuisine ouverte : « Le choix d’une cuisine ouverte qui optimise l’espace pour un aspect très contemporain. C’est très épuré, juste ce qu’il faut pour accueillir les amis et refaire le monde avec eux autour d’un simple cocktail ou d’un repas gourmand ».
Catalogue des cuisines Schmidt, « Kitchen Story 2016 », p. 7.

1Depuis le milieu des années 2000, sous l’effet du programme national de rénovation urbaine, les cités HLM sont soumises à de profondes transformations. Les nombreuses démolitions-reconstructions de logements et la restructuration urbaine de ces quartiers bouleversent les conditions d’existence des classes populaires qui y résident. Ces perturbations résultent non seulement de la hausse du coût du logement et du traumatisme causé par les destructions, mais aussi des transformations de leur cadre de vie et de leur impact sur les trajectoires des habitants et leurs styles de vie. Or les recherches sur cette politique se sont jusque-là surtout focalisées sur ses liens avec les mutations de l’action publique [1] ou ses conséquences en matière de peuplement [2], laissant de côté la question des effets sociaux des transformations de l’habitat. C’est celle-ci que nous proposons d’aborder ici, en nous appuyant sur une enquête dans un grand ensemble de la banlieue lyonnaise [voir encadré « Une enquête sur les classes populaires et la rénovation urbaine », p. 109].

Une enquête sur les classes populaires et la rénovation urbaine

L’analyse s’appuie sur une recherche conduite pendant six ans dans deux quartiers du grand ensemble des Minguettes, à Vénissieux [1]. Cette enquête localisée vise à saisir dans un même mouvement la genèse locale de cette politique, la manière dont elle est mise en œuvre, ses effets sur le peuplement et les trajectoires des habitants, mais aussi sur leurs rapports au quartier et à l’espace domestique. Elle combine divers outils d’enquête : 52 entretiens approfondis avec des habitants, 20 entretiens avec des agents des institutions locales, l’analyse statistique des mobilités résidentielles et de l’évolution du peuplement, l’exploration d’archives et de diverses sources écrites produites par les logeurs, ainsi que de multiples observations des espaces publics. Partant du constat de l’importance de l’espace résidentiel dans la construction des groupes sociaux [2], cette recherche décrit la manière dont l’évolution des logiques de peuplement et les transformations matérielles de l’habitat affectent les classes populaires des cités HLM. L’impact de ces changements spatiaux est saisi en étudiant cette classe sociale sur ses « deux jambes » [3] : la position occupée dans l’espace social et les styles de vie. D’une part, l’analyse statistique des mobilités et de l’évolution du peuplement, associée à l’enquête sur l’encadrement institutionnel des mobilités et aux entretiens avec les habitants, permet de mettre au jour la manière dont le processus de rénovation redéfinit les positions et les trajectoires sociales et résidentielles dans les cités HLM.
D’autre part, ces changements sont associés à un processus de transformation des styles de vie, décrits à partir de l’étude des rapports pratiques et symboliques à l’espace résidentiel. L’enquête portait ainsi sur l’évolution des rapports au quartier, saisis grâce à des observations dans les espaces publics et à des entretiens approfondis avec les habitants. Ces derniers comprenaient également de nombreuses questions et relances sur les rapports à l’espace domestique et leur évolution au cours de la rénovation : les sociabilités à domicile, les usages des différentes pièces, les pratiques d’aménagement, de décoration et d’ameublement, mais aussi les goûts en matière d’habitat. Afin de favoriser la production chez les enquêtés de discours indexés sur des pratiques concrètes [4], les entretiens étaient conduits dans le cadre familier du logement et contenaient de nombreuses questions et relances sur les pratiques. Ils s’accompagnaient pour la plupart d’une visite de l’appartement, commentée par leurs occupants, permettant ainsi d’approfondir la description de leur logement et de leurs usages. La prise de photographies, quand les enquêtés l’autorisaient, remplissait la même fonction, tout en offrant une ressource pour objectiver, a posteriori, la description des intérieurs domestiques. Enfin, les situations d’entretien offraient un poste d’observation privilégié des pratiques et interactions domestiques, comme les visites informelles de proches ou les pratiques féminines de réception à domicile en journée. Ainsi, la localisation systématique des entretiens dans le salon (et, à une exception près, jamais dans la cuisine), constitue un indicateur de la spécialisation fonctionnelle des pièces. Les entretiens permettaient également d’observer les interactions entre les membres du foyer, comme par exemple les interférences entre les usages concurrents de la pièce principale dans les appartements avec cuisine ouverte, illustrant la perturbation provoquée par ce dispositif au sein du foyer.

2Parmi les nombreuses transformations que provoque la rénovation urbaine dans les cités HLM, un changement apparemment anodin suscite de vives tensions et constitue chez les habitants un sujet de préoccupation récurrent : l’introduction dans les logements neufs d’un dispositif architectural inédit dans ces quartiers, la cuisine ouverte. En étudiant la réception de cet aménagement, cet article propose de revisiter la question – classique, mais relativement délaissée depuis les années 1980 – des effets de la transformation imposée de l’habitat sur les styles de vie des groupes sociaux subalternes, à propos de laquelle les travaux passés soulignent tantôt ses effets déstabilisateurs et le processus d’acculturation qu’elle provoque [3], tantôt les capacités de résistance et de réappropriation des groupes dominés [4].

3L’enquête auprès des habitants des Minguettes montre ainsi que cet agencement hétéronome, initialement adopté par les fractions cultivées des classes moyennes, suscite un rejet massif, qui atteste de la relative autonomie symbolique des styles de vie populaires face à l’injonction institutionnelle à se convertir à un « nouveau mode d’habiter » [5]. Certains habitants s’installent pourtant dans des appartements avec une cuisine ouverte, qui représente à leurs yeux un attribut symbolique de la promotion sociale qu’ils connaissent avec la rénovation urbaine. L’adaptation à cet agencement se traduit alors moins par une acculturation que par des « appropriations hétérodoxes » [6], qui permettent le maintien de pratiques domestiques ajustées à leurs dispositions à habiter.

Le rejet populaire d’un dispositif hétéronome

4La cuisine ouverte, d’abord adoptée par la petite bourgeoisie intellectuelle, s’apparente lorsqu’elle fait son apparition dans les cités HLM à l’imposition d’un dispositif architectural hétéronome. Imposée par des concepteurs qui se définissent par leur proximité sociale avec les premiers adeptes de ce modèle, elle se traduit par un rejet massif dans les cités, en raison de son incompatibilité avec les styles de vie populaires.

Une innovation des classes moyennes cultivées

5L’essor du modèle de la cuisine ouverte, à partir des années 1970 en France, s’inscrit dans l’histoire de l’évolution et de la différenciation sociale des formes d’habitat. L’amélioration des conditions d’habitat et l’accroissement de la taille des logements, qui font des deux derniers siècles ceux de la conquête de l’intimité et du confort domestique, se matérialisent par la division du logement en pièces spécialisées, dédiées à des fonctions spécifiques (intimité, vie du groupe domestique, réceptions, etc.) [7]. Les formes d’habitat et les manières d’habiter s’organisent selon des oppositions variées, entre ville et campagne, mais aussi entre classes ou fractions de classe. À la fin du XIXe siècle, au-delà des écarts entre groupes sociaux, la pièce désignée comme la « cuisine » occupe dans les appartements bourgeois et dans les logis populaires une place analogue, celle d’un espace relégué à l’écart du logement et réservé au sale [8]. À partir du début du siècle suivant, la diffusion des innovations portées par les réformateurs du logement social et par certaines franges de la bourgeoisie font progressivement sortir cette pièce des marges de l’espace domestique [9]. Elle y acquiert une nouvelle centralité, dans un mouvement intrinsèquement lié au processus de confinement des femmes dans la sphère privée, amorcé dès le XIXe siècle au sein de la bourgeoisie [10]. Au milieu du XXe siècle, le mouvement des arts ménagers et la conception de la cuisine comme un laboratoire destiné à améliorer la productivité du travail de la ménagère [11] consacrent ainsi la cuisine comme le « domaine de la femme » [12].

6C’est en partie en rupture avec cette organisation fondée sur une séparation sexuée des espaces domestiques qu’à partir des années 1980 se développe au sein des fractions des classes moyennes fortement dotées en capital culturel le modèle de la cuisine ouverte. Alors qu’il connaissait jusque-là un rejet dans l’ensemble de la société [13], l’essor de cet agencement se produit en haut de la hiérarchie sociale et résidentielle : dans les maisons individuelles et les logements collectifs privés [14] et avant tout chez les jeunes et les cadres [15]. Il est particulièrement prisé par les « nouvelles classes moyennes », qui y voient une manière d’afficher leur volonté d’organiser de façon moins rigide les rapports individuels [16] et, en lien notamment avec le rejet par ce groupe social de la division traditionnelle des rôles entre les sexes [17], de se distinguer à la fois des goûts populaires et de l’ordre bourgeois fondé sur la séparation entre les sexes et entre les générations [18]. Cette disposition des pièces est aujourd’hui très courante chez les gentrifieurs, qui aménagent fréquemment leur appartement sur le modèle du loft, en supprimant les cloisons entre salon et cuisine, en particulier au nom d’une division sexuée des tâches moins rigide [19]. La cuisine ouverte, beaucoup moins prisée de la bourgeoisie traditionnelle et des classes moyennes et supérieures fortement dotées en capital économique [20], apparaît également en décalage avec les styles de vie des milieux populaires, où le modèle le plus attractif reste celui de la cuisine fermée et suffisamment spacieuse pour y accueillir les repas [21].

7L’introduction contemporaine de la cuisine ouverte dans les cités HLM ne découle pas comme dans le passé de la volonté des concepteurs d’« apprendre à habiter » aux catégories populaires [22]. Elle renvoie d’abord aux contraintes des constructeurs, qui conduisent à réduire au maximum les surfaces des logements neufs, plus petites, à nombre de pièces égal, que celle des logements des années 1960 et 1970. À cela s’ajoutent les normes actuelles de construction en termes d’accessibilité aux handicapés qui, en imposant une surface minimale pour des pièces autrefois plus étroites (couloirs, salle de bains et toilettes), imposent la diminution de la surface des autres pièces. Une troisième raison tient à l’attractivité supposée de ce dispositif. Hormis le gain de place qu’elle permet, la cuisine ouverte, considérée comme « moderne » – surtout si elle est « américaine » [23] –, a pour fonction de rendre ces logements plus attractifs. Elle participe des stratégies des concepteurs pour distinguer les nouvelles résidences du parc résidentiel ancien et disqualifié des cités HLM, afin de les rapprocher du standing du reste de l’agglomération : les nouveaux logements sont le principal outil de la politique de rénovation urbaine, celui qui doit permettre, au nom de la « mixité sociale », l’installation dans ces quartiers de ménages plus favorisés. Comme l’explique le directeur d’agence d’un office HLM, la volonté d’attirer ceux qui d’ordinaire fuient le quartier justifie le choix, pour les nouvelles résidences, d’un agencement « novateur », comprenant l’organisation en duplex de certains appartements, ainsi que les cuisines ouvertes : « La cuisine américaine, qui était pas indépendante […] ça donne du cachet, et du coup on sort un peu du milieu HLM classique. C’est ça, aussi, l’intérêt ».

8L’introduction de la cuisine ouverte ne relève donc pas d’une intention éducative. Ce choix témoigne néanmoins des représentations ethnocentristes des agents qui mettent en œuvre la rénovation urbaine. Pour les architectes et les cadres des organismes de logement qui ont dessiné et validé les plans de ces logements, la présence de cuisines ouvertes apparaît en effet naturelle [24], c’est-à-dire ajustée à leurs goûts en matière d’habitat, et les réactions qu’elle va susciter ne sont aucunement anticipées, suscitant chez les agents des organismes de logement une extrême surprise.

Un agencement incompatible avec les styles de vie

9Aux Minguettes, le parc résidentiel reste comme dans les autres cités HLM dominé par les immeubles des années 1960-1970. Les ménages qui vivent dans des appartements neufs construits dans le cadre de la rénovation urbaine sont donc minoritaires. Leur accès est toutefois potentiellement ouvert à tous : il l’est en priorité aux habitants des tours démolies, qui bénéficient lors du relogement d’un accès prioritaire aux nouveaux logements sociaux, mais également à l’ensemble des habitants, originaires ou non des Minguettes, qui ont théoriquement la possibilité d’accéder à ces nouveaux logements sociaux ou privés. La plupart des enquêtés, y compris lorsqu’ils résident dans les logements anciens, savent qu’une partie des nouveaux logements possède une cuisine ouverte et ont le plus souvent sur celle-ci une opinion bien définie.

10La réaction la plus immédiate et la plus courante est la critique virulente [25]. Certains ménages refusent ainsi de s’installer dans le logement neuf qu’ils sollicitaient lorsqu’ils découvrent, lors de la visite, la présence d’une cuisine ouverte. D’autres, qui y résidaient, ont pour ce même motif finalement demandé une mutation pour une HLM ancienne des Minguettes, malgré le déclassement objectif que représente un tel déménagement. Dans une des nouvelles résidences HLM, le bailleur peine à trouver des candidats, la cuisine ouverte venant parmi les principaux motifs de rejet, avec la petite taille des logements et le montant élevé des loyers. Dans une autre, une enquête de satisfaction conduite par l’office HLM auprès des nouveaux locataires indique que la principale difficulté recensée porte sur « la taille de la cuisine et son ouverture sur le séjour ».

11Pour les agents des institutions locales, ces refus ont quelque chose de surprenant. Les nouveaux logements, peu nombreux et difficiles d’accès, sont relativement prisés par les habitants des Minguettes. Cependant, ces derniers ont toutes les chances d’avoir incorporé au cours de leurs expériences passées des dispositions à habiter qui impliquent la séparation entre cuisine et salon [26], un dispositif qui permet la division sexuée de l’espace domestique [27]. La préférence populaire pour la cuisine fermée et spacieuse est solidement enracinée. Lorsqu’il décrit la hiérarchie interne aux classes populaires, Richard Hoggart souligne l’importance des différences résidentielles et la cuisine est le premier élément qu’il mentionne : « Les gens du peuple savent reconnaître et doser savamment les différences de prestige qui séparent une rue de l’autre ou, dans une même rue, deux maisons voisines : celle-ci est “mieux” parce qu’elle a une cuisine indépendante […] » [28]. Les classes populaires des Minguettes sont également fortement marquées par la présence d’immigrés (essentiellement du Maghreb) ou d’enfants d’immigrés, dont les manières d’habiter viennent renforcer, en se combinant à elles, les pratiques domestiques populaires locales [29].

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UNE CUISINE OUVERTE dans un quartier gentrifié.
© Hortense Soichet, « Habiter la Goutte d’or, Paris », 2010.

12Si les classes populaires (immigrées ou non) sont fortement soumises aux forces de l’acculturation en raison de la multiplication des contacts avec les autres groupes sociaux [30], tout laisse penser que les manières d’habiter résistent davantage à l’influence de la culture dominante que d’autres dimensions constitutives des styles de vie. D’une part, l’espace domestique est un domaine relativement protégé des rapports de domination. « Charbonnier maître chez soi », assure le proverbe : même le plus humble d’entre tous, qui occupe dans de nombreux espaces une position subordonnée, dispose dès qu’il franchit le seuil de son foyer du pouvoir d’organiser à sa guise son existence. Cette affirmation doit bien sûr être nuancée : il suffit, à titre d’exemple, de songer aux différences de statut d’occupation entre locataires et propriétaires (directement liée à la position occupée dans l’espace social), qui confère des droits très différents à disposer de son lieu de résidence, ou encore de noter que le logement est aussi un espace de plein exercice d’autres formes de domination, en premier lieu celle entre les sexes. Le proverbe n’en traduit pas moins la spécificité de l’espace privé et l’importance qu’il recouvre pour les classes populaires, en raison précisément de la position dominée qu’occupent ses membres dans d’autres lieux – au travail, à l’école, etc. Le logement est bien ce domaine appropriable, sur lequel on dispose du pouvoir d’organiser à sa façon son espace et son temps, un « marché franc » [31] à l’abri des formes de subordinations directes connues par ailleurs, où peuvent s’exprimer plus librement les styles de vie : « Le lieu privilégié de leurs activités culturelles les moins marquées par les effets symboliques de la domination » [32]. D’autre part, la population des cités HLM est moins soumise que d’autres fractions des classes populaires aux contacts avec les autres groupes sociaux [33]. Dans ce contexte, si la cuisine ouverte fait l’objet d’un tel rejet, c’est que la cloison qui sépare la cuisine du salon assure une fonction sociale importante, qui met en jeu la possibilité de maintien des styles de vie populaires.

Les fonctions sociales de la cloison

13Trois thèmes reviennent de façon récurrente dans les entretiens, à propos de la cloison entre la cuisine et le salon : l’impossibilité de disposer d’un espace personnel ; la circulation des odeurs (liée aux habitudes culinaires et aux représentations du propre et du sale) ; et l’absence de séparation spatiale permettant de s’épanouir dans un entre-soi genré. Dans l’extrait d’entretien suivant, une habitante, propriétaire d’un logement avec cuisine fermée dans un immeuble ancien des Minguettes, résume les principales raisons de ce rejet de la cuisine ouverte :

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« Et les cuisines américaines, parce qu’ils en font pas mal [dans les nouveaux logements] ?
Ah, ça j’aime pas moi, parce que, quand vous cuisinez, vous préférez être tout seul, alors que les cuisines américaines, il faut toujours être en relation avec celui qui est au salon, c’est ça, vous pouvez pas donner votre tête à la cuisson et puis en même temps bavarder, on peut pas, faut faire les choses à part, si vous voulez. […] Quand vous cuisinez, c’est un peu tout, l’odeur, enfin, qu’elle soit bonne ou mauvaise, celui qui est au salon il va pas se sentir bien, ou il aimerait pas. […] Les cuisines américaines, ça m’a jamais [intéressée].
Ouais, c’est pas…
C’est pas mon [truc]. En tout cas, comme là [chez moi], ça c’est bien, on ferme la porte, on n’a pas de, on est indépendant, si vous voulez, je peux papoter avec ma copine très bien alors que mon mari peut très bien discuter avec son copain qui est ici [au salon], c’est toujours bien. Alors que la cuisine américaine, […] on est obligés de chuchoter, si vous voulez, on peut pas dire ce qu’on pense clairement, on est obligés de chuchoter, si vous voulez, les cuisines américaines, c’est pas très bien, en fait, pour moi, j’aime pas trop. ».
(Azra Bekala, 35 ans, femme au foyer, mari entrepreneur dans le bâtiment, trois enfants)

15La cuisine ouverte vient ainsi contrarier les styles de vie des habitants des Minguettes pour une triple raison. La première renvoie au processus historique de montée de l’intimité et d’investissement de la sphère domestique. Ce processus se traduit par un allongement du temps passé dans le logement, où les situations de coprésence entre les membres du foyer se multiplient. Cette coprésence n’est pas sans susciter de tensions au sein du ménage, qui sont résolues par la possibilité de disposer d’« espaces personnels » [34].

16L’importance de la séparation entre cuisine et salon est renforcée par le contexte spécifique des cités HLM. Celui-ci se différencie en effet des conditions d’habitat des classes populaires du monde rural ou périurbain, où domine l’habitat pavillonnaire, qui offre de nombreux espaces personnels, notamment masculins – jardin, atelier, etc. – propices au déploiement d’un « goût [populaire] de l’activité » [35]. Les cités HLM offrent à leurs occupants très peu de ces « tiers espaces » [36] entre le logement et le travail. La présence d’une cloison entre la cuisine et le salon a dès lors une importance considérable : dans un contexte de rareté des espaces disponibles, elle permet de disposer d’espaces à soi (le plus souvent le salon pour les hommes, la cuisine pour les femmes), espaces qui peuvent aussi servir de support à l’entre-soi masculin ou féminin lors des réceptions dans le logement. Cette cloison constitue donc un rempart pour préserver les arrangements domestiques, souvent fragiles, au sein du monde privé des classes populaires.

17Cette partition de l’espace domestique s’inscrit dans des rapports sociaux de sexe inégalitaires au sein des couples, l’espace féminin de la cuisine et du travail domestique se distinguant du salon, lieu masculin de la détente et des loisirs. Loin d’être un tropisme populaire, la spécialisation sexuée des tâches comme l’inégale répartition du travail domestique, bien que légèrement plus prononcée au sein des classes populaires, qui à la différence des catégories supérieures disposent rarement de la possibilité de déléguer à des tiers les tâches domestiques, reste une tendance structurante dans tous les milieux sociaux [37]. Mais la répartition inégale des tâches domestiques commune à l’ensemble des groupes sociaux s’accompagne dans les classes supérieures de la valorisation du principe d’égalité, alors qu’en bas de la hiérarchie sociale on observe un attachement au modèle de la spécialisation sexuée des rôles [38]. Or la suppression de la cloison entre la cuisine et le salon vient contrarier cette représentation différenciée. La deuxième raison du rejet tient au modèle de la séparation des espaces privés et publics du logement qui domine aux Minguettes. À propos de la cuisine ouverte, les enquêtés mentionnent souvent le problème de la circulation des odeurs de cuisine. Celui-ci découle notamment d’habitudes culinaires, comme la friture ou les plats bouillis, qui impliquent des cuissons longues et odorantes. En raison de la différenciation symbolique entre les pièces du logement, cette circulation crée chez les habitants une sensation de malaise, un mélange désagréable, un enchevêtrement entre des domaines de la pratique censés être séparés.

18Les milieux populaires partagent une conception relativement rigide de la séparation entre les pièces du logement, davantage que dans les classes moyennes et supérieures. Les visiteurs (hormis les plus proches) sont accueillis presque exclusivement dans le salon, la cuisine étant réservée aux repas quotidiens et familiaux, et l’accès aux chambres n’est ouvert qu’aux visiteurs les plus intimes [39]. En continuité avec la fonction historique de cet espace, ce style de vie renvoie à une conception de la cuisine comme un espace avant tout féminin, mais aussi relevant du domaine du sale et devant rester caché aux yeux extérieurs. La cuisine ouverte apparaît dès lors « bizarre » à de nombreux habitants, qui soulignent la nécessité de tenir cet espace à l’abri des regards, comme si rendre visible le désordre de la cuisine risquait de mettre en péril l’honorabilité du foyer.

19Chez les quelques ménages résidant dans un logement avec cuisine ouverte, les travaux d’aménagement consistent la plupart du temps à masquer la cuisine depuis l’espace de réception (les canapés du salon), autrement dit à la rendre invisible pour les invités. Toutefois, aucun de ces ménages n’a fermé complètement cette pièce, ce qui indique que la circulation des odeurs est bien moins problématique que le caractère visible de la cuisine. Les propriétaires des appartements neufs, qui avaient initialement le choix de la configuration de leur appartement, ont le plus souvent opté pour la fermeture pour cette raison.

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« C’est vous qui avez décidé de fermer ici, ou ça l’était déjà ?
Non, là c’est fermé, c’est comme ça sur les plans. Et après c’est vous qui disiez si vous ouvrez ou pas, une cuisine ouverte ou pas. Moi, j’ai des petits donc je préfère pas faire une cuisine ouverte. […] Puis même, ça ferait désordre, si la cuisine est en fouillis, pas rangée, je pourrais pas, je pourrais pas gérer ça. Donc chez nous, la cuisine, c’est comme ça. »
(Yasmina Amar, 36 ans, caissière, mari agent d’entretien municipal, trois enfants, propriétaires dans une nouvelle résidence, cuisine fermée)

21Si préserver la cuisine hors de la vue des visiteurs apparaît si important, c’est que cette pièce joue un rôle particulier dans la respectabilité dans les quartiers populaires : savoir tenir sa cuisine est un enjeu d’honorabilité et de réputation. Norbert Elias et John Scotson notaient ainsi qu’un des thèmes récurrents de la stigmatisation des « marginaux » par les « établis » était la propreté, et tout particulièrement celle de la cuisine [40]. Aux Minguettes, la critique des voisins trop « sales » se cristallise souvent sur la question des cafards. Ces insectes invasifs, qui se nourrissent dans les cuisines, alimentent non seulement la crainte de la contamination physique du chez-soi, mais aussi la peur d’une contagion symbolique : leur présence, attribuée à des voisins jugés peu soigneux, menace de disgrâce et de déclassement l’ensemble de l’immeuble et de ses habitants.

22La nécessité de fermer la cuisine tient également à la spécificité des sociabilités en milieu populaire. Si les pratiques de réception dans le logement y sont davantage réservées aux proches qu’en haut de la hiérarchie sociale, ce qui permet de se préserver des regards extérieurs, ces sociabilités sont aussi marquées par leur caractère informel et peu prévisible : elles font moins souvent l’objet d’une planification. Il s’agit là d’un trait classique de la culture des classes populaires [41], qui demeure encore fortement ancré aux Minguettes, mais aussi d’un héritage des styles d’habiter au Maghreb, où la norme de l’hospitalité impose d’être prêt à recevoir à tout moment [42]. Par ailleurs, si les visiteurs sont pour l’essentiel des membres de la parenté ou des cercles d’interconnaissance (voisins, collègues de travail, etc.), le logement des classes populaires subit aussi de façon occasionnelle l’intrusion d’agents de diverses institutions de contrôle social [43]. Lors de ces visites, les enjeux d’honorabilité liés à la propreté de la cuisine et à la bonne tenue du logement se trouvent décuplés, la perception que ces agents ont de l’état du logement ayant non seulement un impact sur la réputation du foyer, mais aussi des conséquences matérielles et économiques concrètes [44].

23Enfin, la troisième raison du rejet tient à des pratiques de sociabilité fondées en partie sur la séparation entre les sexes, plus fréquente au sein des classes populaires [45], notamment lors des réceptions dans le logement. Contrairement à l’idée selon laquelle les relations sociales dans les cités seraient marquées par l’isolement social ou dominées par des conflits entre habitants [46], on observe aux Minguettes des sociabilités intenses et une forte interconnaissance, qui s’expliquent par l’ancrage local et familial d’une part importante des habitants. Ces relations se déploient notamment dans les nombreux espaces publics du quartier, lors du grand marché bi-hebdomadaire ou à la sortie des écoles, et se matérialisent au sein du voisinage par des échanges fréquents de services ou de plats préparés. Elles prennent aussi place dans des lieux réservés aux sociabilités masculines, comme les cafés (dont la fréquentation fait l’objet d’un fort discrédit parmi les habitants) ou les espaces plus respectables dédiés aux sports ou au culte. On retrouve également aux Minguettes les sociabilités féminines populaires traditionnelles autour de la « tasse de café » ou de la « tasse de thé » [47] pendant la journée, notamment chez les femmes au foyer, mais également chez celles ayant des horaires de travail réduits ou atypiques. Ces sociabilités féminines se déroulent à la fois entre amies et au sein du réseau familial [48]. La division sexuée des sociabilités repose notamment sur une distinction des espaces publics du logement lors des réceptions où, en alternance avec des temps de regroupement mixte, les hommes restent au salon pendant que les femmes se retrouvent à la cuisine.

24Elle est également illustrée par le cas de Nadia Arrache (42 ans, agent de service hospitalier, mari ouvrier qualifié des transports, trois enfants), qui a emménagé dans un duplex avec cuisine ouverte d’une nouvelle résidence HLM, dont elle retire un sentiment très marqué de promotion sociale. Lors de mon arrivée en début d’après-midi, Nadia est installée dans le salon avec deux amies, anciennes voisines de la tour où elle résidait auparavant, autour d’un thé et de pâtisseries orientales – offertes par une autre habitante du quartier à l’occasion du mariage de sa fille. L’entretien se déroule en présence des amies, qui interviennent de temps en temps. Dans l’extrait suivant, Nadia et l’une d’entre elles affirment très explicitement la nécessité de disposer d’un espace séparé où les conversations puissent s’épanouir dans l’entre-soi féminin :

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« [Nadia] Y en a beaucoup qui, parce que comme on est musulmans, y en a beaucoup des gens qui sont musulmans ici, nous, on ferme beaucoup entre les hommes [et les femmes], parce que y en a qui reçoivent, y a des familles qui sont un peu…
[Son amie] Enfin, y a pas la mixité, on va dire.
[Nadia] La mixité, ouais. Les femmes à part, les hommes à part.
[Son amie] C’est parce qu’on est mieux entre nous [rires]. Dans n’importe quelle culture, hein, musulman, pas musulman, on est beaucoup plus à l’aise quand y a des discussions de femmes que, y a certains sujets qu’on peut pas aborder devant des hommes, ça c’est clair. Et vice versa. Vous allez écouter la discussion dans un groupe d’hommes, et écouter la discussion dans un groupe de femmes, y a des discussions, c’est pas compatible, c’est pas possible. Donc nous, on se lâche plus [davantage] quand on est que entre femmes, ça c’est clair. Et ça, c’est chez tout le monde, c’est vraiment chez tout le monde.
[Nadia] C’est pour ça aussi qu’on est… C’est pour ça, les gens, ils demandent que ce soit un peu la salle à manger fermée et la cuisine séparée aussi, comme ça, ça peut…
Ouais, ça permet de rester entre femmes d’un côté, et entre hommes de l’autre.
[Nadia] Et moi, j’ai remarqué, une fois, quand ma voisine elle avait eu son enfant, c’est vrai, les hommes, elle était obligée de passer, pour aller donner le sein, […] monter dans la mezzanine. Parce qu’en plus c’est en hiver, alors il pleut dehors, ils sont obligés de rentrer, les hommes, ils sont obligés de passer [dans le salon] pour aller dans les chambres au lieu de, c’est pas comme un salon, une salle à manger séparée, c’est-à-dire, on met un peu les femmes ici, et les hommes… »

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UN SALON marocain.
© Hortense Soichet, « Habiter la Goutte d’or, Paris », 2010.
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UNE CUISINE FERMÉE avec vue sur le salon.
© Hortense Soichet, « Espaces partagés », Les Fenassiers, Colomiers, 2012.

26Ce style de vie fortement organisé autour des sociabilités féminines locales, résulte avant tout des multiples contraintes que subissent les femmes des Minguettes sur le marché du travail, d’où elles demeurent encore largement exclues, comme le montrent la faiblesse du taux d’emploi des femmes et le taux élevé parmi elles de temps partiels [49]. Cette position dominée sur le marché du travail trouve une compensation dans la place valorisée qu’elles occupent dans l’espace local et au sein de la famille, dont la définition de la cuisine comme un espace féminin est une traduction concrète dans l’espace de l’appartement. L’attachement des femmes à la cuisine fermée s’explique par les aspirations à disposer dans le logement d’une zone « non-mixte », d’un espace d’autonomie pour soi et pour l’entre-soi féminin, qui permet de s’extraire, en partie, des rapports de domination liés au genre – et dont l’absence de séparation avec le salon vient remettre en cause l’existence.

27Au-delà de la question de l’adéquation entre un dispositif architectural et des manières d’habiter, les réactions des habitants face à la cuisine ouverte doivent aussi se comprendre en relation avec les transformations provoquées par la rénovation urbaine et la manière dont celle-ci affecte les trajectoires des habitants. Cette politique tend en effet à accentuer fortement la hiérarchie locale de l’habitat et crée une situation de concurrence entre les habitants pour l’accès aux logements neufs. Elle offre ainsi aux ménages les moins précaires des opportunités de promotion résidentielle, dont le corollaire est, pour le reste de la population, une forme de déclassement social et résidentiel. En accroissant les écarts objectifs et subjectifs entre les trajectoires des habitants, elle instaure ainsi une distance sociale entre les différentes fractions des classes populaires qui partagent un même territoire. Les ménages qui connaissent une promotion locale en accédant aux logements neufs, qui appartiennent plutôt aux fractions stables des classes populaires (couples bi-actifs, formés d’ouvriers et/ou d’employés qualifiés, en emploi stable), adoptent à l’égard de leurs voisins des stratégies de distinction, qui reposent sur des discours de mise à distance et sur l’adoption de pratiques novatrices en matière d’habitat, de sociabilité ou d’encadrement des enfants. De leur côté, les fractions précaires et déclassées réagissent à ces transformations par des formes de quant-à-soi, par la critique de la rénovation urbaine et la dénonciation de l’embourgeoisement du quartier comme de ses habitants les plus favorisés. Dans ce contexte qui accroît la disqualification de l’habitat ancien et de ses habitants, le rejet de la cuisine ouverte est pour ces derniers une manière de prendre ses distances avec les changements en cours. Il est pour cette raison davantage affirmé par les ménages les plus âgés et les plus précaires, pour qui la rénovation se traduit par une forme de déclassement. Il est aussi partagé par certains enquêtés plus jeunes et au profil plus favorisé – comme la famille Bekala qui connaît une promotion résidentielle – en raison de son incompatibilité avec leur mode de vie. Si la critique de ce modèle domine dans la population et est exprimée avec force, elle recèle cependant souvent une part d’ambivalence. Malgré les logiques puissantes du rejet, l’image moderne et novatrice associée à ce modèle exerce un certain attrait sur les habitants. En rejetant ce dispositif, ils prennent le risque d’apparaître comme étant davantage situés du côté de la tradition que du changement et, en manifestant un goût plus classique et moins distinctif, de faire l’objet du mépris des ménages les plus novateurs.

28C’est le cas de Sonia Bismili (40 ans, quatre enfants). Immigrée algérienne d’origine rurale, mariée à un ouvrier originaire du secteur, elle fait partie des ménages ayant un fort ancrage au quartier, où elle a reconstitué une famille de substitution après son arrivée en France. Bénéficiant en raison de son autochtonie et de la solvabilité de son foyer d’un profil plutôt favorable auprès du bailleur, elle se voit proposer au moment du relogement un appartement dans une nouvelle résidence. Après avoir visité ce qu’elle appelle une « villa », elle refuse la proposition qui lui permettrait de connaître une promotion locale et préfère s’installer dans une tour HLM du quartier. Son refus est motivé par la petite taille des nouveaux logements, mais surtout par la présence d’une « cuisine américaine », sur laquelle elle porte un jugement très négatif, en raison de la distance avec ses manières d’habiter (sociabilités séparées entre les sexes, gestion de la saleté, etc.). En justifiant son refus – « la cuisine américaine, c’est pas mon style » –, elle est ainsi conduite à affirmer son attachement à un style d’aménagement domestique « classique », qui s’oppose au caractère « moderne » de la cuisine ouverte :

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« Ah, ça me plaît pas. La vérité, non. […] C’est, maintenant, les trucs de maintenant. Peut-être ils changent de style, ils voient les styles américains ou je sais pas quoi, mais je sais pas. Y a beaucoup des gens qui aiment le style classique, pas moderne. La vérité, y a rien de mieux que le classique. Un truc simple, mais c’est mieux. Un truc de moderne, maintenant, c’est pourri, la vérité, c’est pas bon, non. Y en a qui habitent là-bas et qui le regrettent. »

30Dans le contexte de transformation matérielle et symbolique de l’habitat provoquée par la rénovation, la critique de la cuisine ouverte conduit mécaniquement à apparaître dans le camp de ceux qui refusent le « style moderne » et ne se situent pas du côté des « novateurs » qui, eux, accèdent à une condition sociale et résidentielle supérieure. La cuisine ouverte participe ainsi des signes qui font des résidences neuves un symbole de promotion sociale. Cela explique que, malgré tout, une partie des habitants accepte de s’installer dans les logements neufs et se trouve contrainte de composer avec cet agencement hétéronome.

Ce que la cuisine ouverte fait aux styles de vie

31Une minorité importante des habitants réside désormais dans un logement avec une cuisine ouverte et doit composer avec ce cadre matériel – c’est le cas de 7 des 52 ménages rencontrés. La plupart d’entre eux ont une représentation plutôt ambivalente de ce dispositif, rejeté pour ses inconvénients mais reconnu comme une forme d’agencement « moderne », et faisant par conséquent l’objet de valorisation et d’appropriation.

Les conditions sociales de l’adoption du modèle

32Dans les entretiens, la cuisine ouverte est désignée comme à la « mode », associée à « quelque chose de luxe ». Comme le résume Rachid Daoud (39 ans, aide-soignant, femme auxiliaire de vie, trois enfants, locataire HLM dans une nouvelle résidence, cuisine ouverte) : « C’est bien, ça change de l’architecture des appartements qu’on a connus. On va dire que ça fait style ». Qu’ils occupent ou non un logement avec cuisine ouverte, une large partie des habitants perçoit ce dispositif comme moderne et novateur, y compris ceux qui comme Sonia Bismili le rejettent. Et chez une minorité significative des ménages rencontrés, parmi ceux qui connaissent une trajectoire ascendante dans l’espace local, la cuisine ouverte est même fortement valorisée.

33Cette image de modernité traduit le processus de diffusion verticale du modèle, depuis le haut de la hiérarchie sociale, où il a été initialement adopté par les classes moyennes cultivées, vers les classes populaires. Les médias de masse semblent ici jouer un rôle important, notamment à travers la multiplication depuis les années 2000 d’émissions télévisées de décoration et d’aménagement, au premier rang desquelles celle de Valérie Damido, D&Co, que deux enquêtés citent spontanément lorsqu’on aborde la question des cuisines ouvertes. C’est le cas de Saïd Bouziane (34 ans, petit commerçant, femme employée de commerce, deux enfants), nouveau venu aux Minguettes et locataire HLM dans une résidence neuve, avec une cuisine fermée :

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« Et dans certains nouveaux logements, ils ont fait des cuisines américaines, des cuisines ouvertes. Ça, ça vous aurait intéressé ?
Ouais bien sûr, bien sûr. Parce que nous, on est comme tout le monde, on a une télé et on voit ce qui se fait dans les séries télévisées modernes, on voit ce qui se fait dans D&Co, etc., donc du coup ça nous donne des petites idées, on s’dirait “bah on aimerait bien”. Voilà. En fait on aimerait bien, ouais avoir un truc stylé, un truc classe. Après c’est vrai que, avoir un bel appartement, ça rend fière une personne, quoi. »

« Le phénomène d’ouverture de la cuisine sur la salle à manger provient des États-Unis. De l’autre côté de l’Atlantique, cet aménagement est désormais devenu une norme quasi-systématique. Il faut bien avouer qu’une telle implantation n’est pas dénuée de bon sens et présente plusieurs avantages. Ouvrir la cuisine sur la salle à manger permet tout d’abord d’accroître la luminosité de la pièce. […] Dans certains cas, le gain d’espace est tel que la nouvelle pièce s’apparente à un véritable loft. En outre, une cuisine ouverte apporte une touche de convivialité à la pièce puisqu’elle offre la possibilité à celui ou celle qui cuisine de participer à la conversation qui se tient dans le même temps dans la salle à manger. Inversement, les invités, confortablement installés dans le salon pour l’apéritif se lèchent les babines grâce aux odeurs émanant des fourneaux. Elle devient donc un véritable lieu de vie de la maison. »
« Dossier : la cuisine ouverte », Deco.fr, site web de l’émission télévisée D&Co, 16 septembre 2015.

35La cuisine ouverte représente donc pour une partie des enquêtés un attribut de modernité. Deux des ménages rencontrés, locataires en HLM, ont même envisagé de transformer leur appartement en supprimant la cloison entre cuisine et salon. C’est le cas de Mario et Agnès Montout (37 et 40 ans, ouvrier dans le bâtiment et agent de service hospitalier, deux enfants), qui ont dû renoncer à leur projet parce que cette cloison de leur HLM est un mur porteur, mais ont néanmoins aménagé, en lieu et place de l’ancienne porte entre le salon et la cuisine, un « petit bar » faisant office de passe-plat entre les deux pièces. Une autre famille (monoparentale) envisage également la suppression de la cloison, que la mère juge peu commode pour rester auprès de ses invitées lors des réceptions, mais renonce finalement en raison des problèmes liés à la circulation des odeurs, du coût des travaux et de son statut de locataire qui impose de remonter la cloison au moment de son départ.

36On observe ainsi une tension, voire une contradiction, partagée par bon nombre d’habitants (notamment les plus jeunes) entre l’image moderne de la cuisine ouverte et un style de vie en décalage avec ce dispositif. Dans ce contexte, parmi les conditions sociales qui conduisent certains à l’adopter, la trajectoire et le profil des enquêtés apparaissent déterminants.

37Le fait d’avoir vécu pendant plusieurs années dans un pays où ce modèle était selon elle courant (l’Australie) prédispose Michèle Grange (50 ans, ouvrière non qualifiée, mère seule avec trois enfants, locataire HLM d’une résidence neuve, cuisine fermée) à le valoriser. À l’inverse, une expérience professionnelle passée durable dans la restauration amène Réhane Ascarian et son conjoint (44 ans, ouvrière non qualifiée, mari employé de commerce, deux enfants) à préférer une cuisine fermée et un grand salon – choix qu’ils matérialisent en modifiant le plan de leur logement avant sa construction –, afin de jouer de la même façon entre la scène et les coulisses pendant les fréquentes réceptions familiales qu’ils organisent dans leur logement.

38L’adhésion au modèle de la cuisine ouverte est également la plus forte chez les jeunes couples mixtes, composés d’un immigré et d’un non-immigré (souvent issu de l’immigration). C’est le cas de six des sept enquêtés qui habitent dans un appartement avec cuisine ouverte. Plusieurs raisons l’expliquent. D’abord, les fortes aspirations à l’ascension sociale liées à la trajectoire migratoire favorisent l’adhésion aux signes qui peuvent en constituer un attribut. Ensuite, parce qu’elle implique nécessairement un changement de contexte socioculturel, la migration prépare davantage à l’acceptation de contextes contradictoires avec les dispositions intériorisées, tant que ceux-ci permettent en contrepartie de matérialiser une trajectoire ascendante. Par ailleurs, ces primo-migrants (venus avant tout du Maghreb) appartiennent aux vagues d’immigration récentes, différentes des migrations d’origine plus souvent rurale et populaire des années 1960 et 1970 [50]. Plus diplômés, plus souvent issus des classes moyennes et d’origine urbaine, ils ont incorporé au cours de leurs expériences de socialisation des dispositions à habiter moins contradictoires avec le dispositif de la cuisine ouverte que les générations précédentes.

39Mais le rôle de la trajectoire dans la construction du rapport à la cuisine ouverte tient avant tout au fait que l’accès à un logement neuf aux Minguettes participe d’une petite mobilité résidentielle qui, malgré sa modestie, n’en est pas moins essentielle aux yeux des enquêtés car elle marque l’accès aux fractions stables et respectables des classes populaires. Avec d’autres éléments distinctifs des logements neufs (immeubles de petite taille, fermés par des grilles, agencements atypiques, etc.), la cuisine ouverte permet de mettre à distance le stigmate qui touche la partie ancienne et dégradée des Minguettes. Si les nouveaux logements accueillent à la fois des ménages venus de l’extérieur et des familles bénéficiant d’un fort ancrage local, c’est chez ces dernières que l’adhésion à la cuisine ouverte est la plus marquée, car elle fonctionne comme un attribut de distinction par rapport aux autres logements du quartier et vis-à-vis des autres habitants des Minguettes, permettant aux visiteurs, qui pour partie habitent le quartier et sont en mesure de comparer, de percevoir la différence.

40Outre les effets de la trajectoire, le rapport à la cuisine ouverte est aussi lié au genre et aux modes de relation des femmes au sein du logement et dans le quartier. C’est ainsi dans les familles monoparentales, où la gestion des espaces personnels et de l’entre-soi de sexe se pose différemment qu’au sein des couples hétérosexuels, qu’on trouve les discours les plus favorables à ce dispositif. Par ailleurs, parmi les couples, l’adhésion est plus courante chez les bi-actifs : passant moins de temps dans le logement, ils manifestent un besoin moins pressant de disposer d’un espace personnel. Les femmes jouent un rôle particulièrement actif dans l’acceptation ou le rejet de l’ouverture entre la cuisine et le salon. Ce sont elles qui portent les avis les plus tranchés sur la cuisine ouverte, l’ouverture sur le salon mettant spécifiquement en danger leur espace personnel et de sociabilité. C’est aussi sur elles que pèsent les enjeux de réputation sur le caractère propre et ordonné du logement. Surtout, en raison de la division sexuée du travail domestique et parental, tout laisse à penser que c’est essentiellement sur elles que repose la reproduction sociale des manières d’habiter et chez elles que les dispositions domestiques, en particulier celles liées à l’usage de la cuisine, sont le plus durablement et le plus solidement ancrées.

41L’attitude face à ce dispositif dépend aussi de l’insertion féminine dans des réseaux locaux de sociabilité à base familiale. En effet, si ceux qui adhèrent à la cuisine ouverte sont parfois bien insérés dans les sociabilités locales, les femmes y sont toujours isolées de leur famille (géographiquement, ou suite à des conflits). À l’inverse, les femmes qui entretiennent des liens fréquents avec les membres de leur parentèle résistent davantage à l’attrait de ce modèle novateur et le rejettent de façon plus définitive. Dans leur cas, l’incorporation de dispositions à habiter se combine à un contexte favorable à leur réactivation, contribuant au maintien d’un modèle d’habiter rendant indispensable la séparation entre cuisine et salon. Pour ceux qui l’adoptent, la cuisine ouverte ne génère cependant pas une transformation radicale des styles de vie, mais plutôt des formes d’accommodements avec les manières d’habiter incorporées.

La déstabilisation des arrangements domestiques

42L’absence de cloison entre la cuisine et le salon perturbe les habitudes pratiques et met à l’épreuve les arrangements domestiques construits au sein du foyer. En raison du caractère peu prévisible des visites de proches, ce dispositif implique en premier lieu le risque de rendre visible le désordre de la cuisine. Pour garder propre à tout moment le salon et la cuisine, il impose une intensification du travail ménager :

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« Moi, la cuisine ça va pas du tout. Toujours, je m’énerve juste pour la cuisine, toute la journée, je suis juste pour nettoyer. […] C’est pour ça, on a fait plusieurs fois les dossiers [pour déménager], ça marche pas. […] Le salon, c’est pareil, on mange là-bas, ça salit toute la journée, toute la journée je suis en train de nettoyer. Parce que là, on fait là-bas à manger, on mange ici, on regarde la télé ici, c’est tout ouvert. »
(Mme Belkadi, 41 ans, assistante maternelle, mari ouvrier non qualifié des transports, six enfants, cuisine ouverte)

44La difficulté de séparer le propre du sale, qui ne permet pas de protéger l’espace du salon des salissures du repas, est une source quotidienne de gêne. Les efforts pour minimiser ces perturbations génèrent ainsi un surcroît de travail domestique, qui pèse avant tout sur les femmes. L’absence de cloison limite également la possibilité pour les deux membres des couples de disposer d’un espace personnel dans le logement. Cela est surtout vrai lorsque l’un voire les deux membres du couple passent beaucoup de temps au domicile, ce qui n’est pas rare : lorsque la femme travaille à domicile [51] ou que l’un des deux alterne périodes de chômage et d’emploi, qu’il travaille à temps partiel ou avec des horaires décalés. Cela pèse par ailleurs sur les pratiques de réception dans le logement, dont l’organisation genrée est désormais difficile à préserver. Cela conduit à une réorganisation des sociabilités et des activités personnelles, qui se manifeste notamment par l’exclusion des hommes des pièces publiques du logement. L’espace personnel masculin se reconstitue alors parfois dans la chambre parentale ou bien autour de l’ordinateur familial, fréquemment hébergé dans une chambre d’enfant, que les hommes utilisent dans la journée pendant l’absence des enfants (notamment lorsqu’ils travaillent de nuit), mais aussi parfois en soirée, alors que les enfants dorment à côté.

45Les hommes ont surtout recours à l’extérieur du logement comme lieu de sociabilité ou comme espace personnel : lors d’activités sportives solitaires, comme la course à pied, ou pour des activités collectives, qu’elles soient sportives (dans les terrains de sport du quartier), cultuelles (notamment dans les mosquées installées au rez-de-chaussée des immeubles) ou informelles lors de regroupements dans les espaces extérieurs du quartier. Ces sorties du logement sont nécessaires non seulement pour eux, mais aussi pour permettre à leur conjointe de recevoir ses amies ou de se retrouver seule. Le contexte résidentiel des cités HLM – qui procure peu d’espaces à soi hors du logement – rend cependant ces activités extérieures peu confortables. Comme l’indique la fin de l’extrait d’entretien avec Nadia Arrache cité plus haut, l’extérieur du logement offre un cadre précaire aux sociabilités masculines, qui doivent parfois se replier sur l’intérieur (en cas d’intempéries), ce qui fragilise à son tour l’entre-soi féminin : la transparence du salon-cuisine oblige une invitée à se réfugier dans une autre pièce pour allaiter son enfant.

Des appropriations hétérodoxes

46Parce que la cuisine ouverte perturbe les arrangements domestiques, la vie quotidienne avec cet agencement conduit nécessairement les résidents à adapter leurs pratiques. Les époux Filali (35 et 42 ans, assistante maternelle et agent de sécurité, trois enfants), qui ont accepté à contrecœur un logement dans une résidence neuve et n’ont pas un sentiment très net de connaître une promotion résidentielle, affirment ainsi s’être « habitués » à la cuisine ouverte et même « avoir changé de modèle ». Cette acculturation concerne notamment les pratiques culinaires. Le problème de circulation des odeurs dans le logement ainsi que les difficultés matérielles à organiser la cuisson des plats traditionnels conduisent les habitants à modifier leurs pratiques, en privilégiant la « cuisine à la vapeur » ou en utilisant davantage de plats préparés. La transformation de l’habitat accompagne ainsi, en l’accélérant, un processus plus large de transformation des habitudes alimentaires en milieu populaire. Ce changement concerne surtout les enquêtés les plus jeunes et les plus favorisés, notamment les habitants des nouvelles résidences, comme Nassera Derkaoui (31 ans, téléconseillère, mari ouvrier qualifié, deux enfants, locataires d’un appartement neuf du secteur privé, cuisine fermée), qui explique qu’en raison du cumul des contraintes de temps liées au travail et à la gestion des enfants en bas âge, elle prépare « des plats moins élaborés » que par le passé. La cuisine ouverte apparaît dès lors plus adaptée aux habitudes des jeunes générations, comme le remarque Djamila Mohammedi (46 ans, gardienne d’une résidence neuve et habitante d’une tour HLM), qui considère appartenir plutôt à l’ancienne génération :

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« Maintenant les jeunes, ils préfèrent une cuisine américaine. Toutes les constructions, elles ont des cuisines américaines. Peut-être que nous ça nous plairait pas, parce que c’est pas notre style, quoi. Nous, on aime bien faire à manger, on aime bien la popote. Maintenant, c’est tout surgelé, c’est tout micro-ondes, c’est tout ça. »

48Faisant obstacle à la préparation de certains plats, ce dispositif semble produire des effets de socialisation ou, tout du moins, accompagner un processus plus large de transformation des habitudes culinaires en milieu populaire. Il n’est toutefois pas possible d’en dire autant des autres dimensions des manières d’habiter, en particulier de la division sexuée des sociabilités. Pour les habitants des Minguettes, en particulier lorsqu’ils sont fortement insérés dans les sociabilités locales, le principe de la séparation sexuée des relations demeure prégnant et n’est pas remis en cause par la présence d’une cuisine ouverte. Si dans certaines conditions (trajectoire de promotion locale, faiblesse du réseau matrilocal, etc.), les habitants sont davantage portés à adhérer au modèle de la cuisine ouverte, cette adoption demeure surtout une adhésion au signe (de modernité) que représente cet agencement, non pas aux usages et aux représentations que les nouvelles classes moyennes lui ont associé en l’adoptant. Qu’ils soient locataires ou propriétaires, tous ces habitants ont ainsi réalisé des aménagements visant à fermer davantage la cuisine que dans l’organisation initiale. Il s’agit le plus souvent des modifications les plus importantes apportées à leur logement : installation de rideaux ou de cloisons pour masquer partiellement la cuisine depuis l’espace de réception, construction de cloison à mi-hauteur avec un passe-plat pour faciliter le rangement et matérialiser la différenciation des espaces, ajout d’une paroi partant du plafond (façon alcôve) pour marquer symboliquement la séparation. Chez ceux qui réalisent ces travaux, la principale motivation est la préservation de l’invisibilité de la cuisine depuis le salon :

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« On a fermé, là, parce que la cuisine était ouverte. La cuisine, c’était ouvert sur le salon et ma femme, ça lui convenait pas. Donc on a fait une cloison et puis on a mis une porte.
Et ça lui convenait pas pour quelle raison ?
Bah quand elle fait la cuisine, supposons quand on, y a des invités, des personnes, y a des amis qui viennent, voilà, pour l’intimité, on va dire, entre guillemets, comme ça elle est tranquille dans sa cuisine. »
(Rachid Daoud, 39 ans, aide-soignant, femme auxiliaire de vie, trois enfants, résidence HLM neuve)

50Pour éviter la perturbation provoquée par la cuisine ouverte, les habitants aménagent donc leur logement afin de l’adapter à leurs usages. En revanche, hormis chez les propriétaires qui choisissent initialement sur plan une cuisine indépendante, aucun de ces aménagements ne consiste à fermer complètement la cuisine : cela reviendrait à perdre le bénéfice symbolique du dispositif. Ainsi, après avoir construit une cloison pour masquer la cuisine depuis le salon (« comme ça on voit pas ce qui se passe dans la cuisine »), le couple Belkadi décide finalement de la supprimer, jugeant cette fermeture « pas super esthétique ».

51Les habitants parviennent à contourner en partie les contraintes spatiales créées par la cuisine ouverte, en s’appuyant notamment sur la gestion temporelle des sociabilités. L’espace mixte du salon-cuisine devient masculin à certains moments, féminin à d’autres. Lorsque la femme est inactive ou que ses horaires de travail sont décalés, les réceptions féminines peuvent se dérouler aisément dans la journée, pendant les heures de travail du conjoint. Chacun tente également de recréer un espace à soi, à l’intérieur ou à l’extérieur du logement. Lors des réceptions, l’entre-soi de sexe est également rendu possible par l’exclusion d’un des membres du couple – ou de l’ensemble de l’un des sexes, le plus souvent les hommes – hors de la pièce principale, dans une des chambres ou à l’extérieur du logement. Lorsque sa femme reçoit ses amies, Nour Belkadi se réfugie ainsi dans la chambre conjugale, malgré son inconfort. De même, lorsque Melvut Uskudar (23 ans, petit entrepreneur du bâtiment, femme employée qualifiée en comptabilité au chômage, un enfant) accueille ses amis pour des soirées consacrées aux jeux vidéo dans le salon, c’est dans la chambre que sa femme trouve refuge.

52L’adoption par une partie des habitants de la cuisine ouverte manifeste ainsi la diffusion de ce modèle depuis les nouvelles classes moyennes vers le bas de la hiérarchie sociale. Cependant, pour reprendre la formule de Daniel Thin et par analogie aux attitudes populaires face aux logiques scolaires, les usages populaires de ce dispositif prennent la forme d’« appropriations hétérodoxes » [52], c’est-à-dire d’appropriations selon des logiques distinctes de celles conçues initialement, en particulier à distance du principe de mixité des sociabilités qui a présidé à la diffusion de ce modèle au sein des classes moyennes cultivées. L’adhésion à la cuisine ouverte comme signe de modernité n’empêche donc pas le maintien de manières d’habiter populaires. Cette appropriation se déroule suivant une « loi générale » établie par les nombreuses enquêtes sur les processus de diffusion culturelle et d’acculturation des groupes dominés, selon laquelle « les éléments non symboliques (techniques et matériels) d’une culture sont plus facilement transférables que les éléments symboliques » [53]. L’adoption du dispositif matériel de la cuisine ouverte se réalise donc de manière hétérodoxe, sans porter atteinte au principe symbolique de division genrée des sociabilités et des espaces propre aux styles de vie populaires. Les possibilités du maintien de ce style de vie restent toutefois limitées, ce dispositif générant aussi des tensions et mettant à l’épreuve les arrangements domestiques.

53L’introduction de la cuisine ouverte dans les cités HLM s’apparente ainsi à l’imposition aux classes populaires d’un dispositif hétéronome. L’analyse de la réception de cette innovation architecturale présente un double intérêt pour la description des classes populaires contemporaines et de la manière dont la rénovation met à l’épreuve leurs styles de vie. D’une part, les perturbations que suscite ce dispositif ont un effet heuristique de portée générale. En créant une rupture dans les routines résidentielles et en contraignant les habitants à affirmer leurs préférences en termes d’habitat, il suscite chez eux une plus grande réflexivité sur leurs pratiques quotidiennes [54], encourage la mise en discours de leurs préférences et conduit à expliciter leurs styles de vie et leurs choix résidentiels. D’autre part, le constat du rejet et des appropriations hétérodoxes de la cuisine ouverte conduit à souligner la relative autonomie symbolique des classes populaires face aux transformations qui leurs sont imposées. Si la rénovation urbaine déstabilise les arrangements domestiques, elle ne se traduit pas par une franche acculturation des manières d’habiter. L’analyse d’autres dimensions des styles de vie indique toutefois que la rénovation contribue à un changement social plus profond. La cohabitation au sein d’un même espace entre ces différentes fractions de classes populaires se traduit en effet par des logiques de distinction qui, chez les ménages en ascension sociale, conduisent à adopter, à distance des pratiques locales « traditionnelles », des styles de vie nouveaux, marqués par un retrait des sociabilités locales, des pratiques novatrices en termes de décor du logement ou en matière d’encadrement des sociabilités enfantines. Si les réactions face à la cuisine ouverte indiquent la relative résistance des styles de vie populaires, ces derniers, sous d’autres aspects, se trouvent plus profondément affectés. En enclenchant un processus d’acculturation accélérée chez une partie des habitants, cette politique exacerbe ainsi les clivages internes à la population des cités HLM et participe, plus largement, des transformations des classes populaires contemporaines.

figure im5
« À chacun son tablier », catalogue Ikea 2017, p. 36-37.

Notes

  • [1]
    Renaud Epstein, La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris, Presses de la FNSP, 2013.
  • [2]
    Christine Lelévrier, « La mixité dans la rénovation urbaine : dispersion ou reconcentration ? », Espaces et sociétés, 140-141, 2010, p. 59-74. Pour un panorama sur ces travaux, voir Agnès Deboulet et Christine Lelévrier (dir.), Rénovations urbaines en Europe, Rennes, PUR, 2014.
  • [3]
    Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964 ; Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955 ; Abdelmalek Sayad, « Un logement provisoire pour des travailleurs “provisoires”. Habitat et cadre de vie des travailleurs immigrés », Recherche sociale, 73, 1980, p. 3-31 ; Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social. L’îlot n° 4, Paris 13e, Paris, Les Éd. ouvrières, 1966.
  • [4]
    Philippe Boudon, Pessac de Le Corbusier, Paris, Dunod, 1969 ; Daniel Miller, “Appropriating the state on the council estate”, Man, 23(2), 1988, p. 353-372.
  • [5]
    Expression utilisée par le directeur de l’agence locale d’un office HLM pour désigner l’intention guidant les transformations de la morphologie urbaine, des espaces extérieurs et du logement, dans le cadre de la rénovation urbaine.
  • [6]
    Daniel Thin, « Milieux populaires et logiques socialisatrices dominantes : une analyse de la confrontation », mémoire HDR, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2010.
  • [7]
    Philippe Ariès et Georges Duby (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1985 ; Susanna Magri, « L’intérieur domestique. Pour une analyse du changement dans les manières d’habiter », Genèses, 28, 1997, p. 146-164.
  • [8]
    Monique Eleb et Anne Debarre, Architectures de la vie privée. Maisons et mentalités, XVIIe-XIXe siècles, Bruxelles/Paris, AAM/Hazan, 1999 ; Alain Faure, « Comment se logeait le peuple parisien à la Belle Époque ? », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 64, 1999, p. 41-52.
  • [9]
    Gwendolyn Wright, Building the Dream. A Social History of Housing in America, New York, Pantheon Books, 1981 ; S. Magri, art. cit.
  • [10]
    Leonore Davidoff et Catherine Hall, Family Fortunes. Hommes et femmes de la bourgeoisie anglaise, 1780-1850, Paris, La Dispute, 2014.
  • [11]
    Christine Frederick, Le Taylorisme chez soi : pratique de la direction de la maison, Paris, Dunod, 1920 ; Joël Lebeaume, L’Enseignement ménager en France. Sciences et techniques au féminin, 1880-1980, Rennes, PUR, 2014 ; Nicole Rudolph, « La cuisine, cellule de base de la modernisation française. L’architecture, la modernisation et le genre dans la France des Trente Glorieuses », mémoire de DEA, Paris, EHESS-ENS, 1999.
  • [12]
    Comme l’écrit Nicole Haumont, dans un style qui ne permet pas toujours de distinguer la description de la prescription, voir Les Pavillonnaires. Étude psychosociologique d’un mode d’habitat, Paris, Centre de recherche d’urbanisme, 1966, p. 65.
  • [13]
    Ibid. ; N. Rudolph, op. cit.
  • [14]
    Jean-Michel Léger, « Ouvertes ou fermées ? Cuisine, cuisines et cuisinières », Les Cahiers de l’OCHA, 11, 2006, p. 10-15.
  • [15]
    Yvonne Bernard, La France au logis. Étude sociologique des pratiques domestiques, Liège, Mardaga, 1992.
  • [16]
    Sabine Chalvon-Demersay, Le Triangle du XIVe. Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, Paris, Éd. de la MSH, 1984.
  • [17]
    Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 1984.
  • [18]
    Jean-Michel Léger, Derniers domiciles connus. Enquête sur les nouveaux logements 1970-1990, Grâne, Créaphis, 1990.
  • [19]
    Anaïs Collet, « Générations de classes moyennes et travail de gentrification. Changement social et changement urbain dans le Bas Montreuil et à la Croix-Rousse, 1975-2005 », thèse de sociologie, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2010.
  • [20]
    Carolina Pulici, « Le goût dominant comme goût traditionnel : préférences et aversions esthétiques des élites de São Paulo », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 216-226. Il n’y a pas à notre connaissance de travaux sociologiques sur cette question en France. Un parcours des catalogues commerciaux semble cependant confirmer cette hiérarchie : si elle est régulièrement proposée dans les catalogues de moyenne gamme, la cuisine ouverte disparaît dans les catalogues haut de gamme, où on retrouve la cuisine séparée, dans la continuité du modèle traditionnel bourgeois.
  • [21]
    François de Singly, Habitat et relations familiales : bilan, Paris, Plan construction et architecture, 1998.
  • [22]
    Jean-Michel Léger et Benoîte Decup-Pannier, « La famille et l’architecte : les coups de dés des concepteurs », Espaces et sociétés, 120-121, 2005, p. 15-44.
  • [23]
    La cuisine américaine est constituée par une cloison à mi-hauteur entre le salon et la cuisine, à la façon d’un bar. Il s’agit d’une des multiples configurations que peut prendre la cuisine ouverte : cuisine américaine, kitchenette, ouverture d’une seule des cloisons donnant sur le salon, aménagement d’un passe-plat, etc.
  • [24]
    Je n’ai malheureusement pas pu rencontrer les architectes de ces logements au cours de l’enquête. Les entretiens avec les cadres des institutions en charge du logement (bailleurs et promoteurs) montrent cependant que le décalage entre ce dispositif et les manières populaires d’habiter n’avait nullement été anticipé.
  • [25]
    Ce rejet s’observe dans d’autres cités rénovées : voir Camille François, « Péril en la demeure. Bailleur social et locataires d’une ZUS face à la démolition et au relogement de leur tour HLM », mémoire de master 1, Paris, EHESS-ENS, 2009 ; Paul Gaudric et Émilie Saint-Macary, « L’architecture sans les habitants ? Les choix architecturaux dans les projets de rénovation urbaine », Métropolitiques, 2013, www.metropolitiques.eu/L-architecture-sans-les-habitants.html.
  • [26]
    Ces ménages appartiennent en effet de manière quasiment exclusive aux classes populaires. En 2008, les ouvriers et employés représentent 83 % de la population active des Minguettes, les cadres 2 % (INSEE, recensement de la population).
  • [27]
    Voir notamment : Jean-Yves Authier et Yves Grafmeyer, Les Relations sociales autour du logement. État des savoirs et perspectives de recherche, Paris, Plan construction et architecture, 1997 ; Olivier Schwartz, Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris, PUF, 1990 ; Y. Bernard, op. cit. ; J.-M. Léger, Derniers domiciles connus…, op. cit.
  • [28]
    Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970, p. 47.
  • [29]
    Voir par exemple Jennifer Bidet, « Vacances au bled de descendants d’immigrés algériens. Trajectoires, pratiques, appartenances », thèse de doctorat de sociologie, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2013, ainsi que les références citées plus bas.
  • [30]
    Olivier Schwartz, « La notion de “classes populaires” », mémoire d’HDR, Guyancourt, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 1998.
  • [31]
    Pierre Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” ? », Actes de la recherche en sciences sociales, 46, 1983, p. 98-105.
  • [32]
    Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989, p. 81.
  • [33]
    Les habitants des cités échappent en partie aux processus décrits par Olivier Schwartz (« La notion de “classes populaires” », op. cit.) : ils résident dans des quartiers connaissant une forte ségrégation résidentielle, ont des parcours scolaires marqués par une relégation précoce et occupent plus rarement des emplois « relationnels ».
  • [34]
    O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers…, op. cit.
  • [35]
    Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, INRA-Éd. de l’EHESS, 1989.
  • [36]
    O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers…, op. cit.
  • [37]
    Cécile Brousse, « Travail professionnel, tâches domestiques, temps “libre” : quelques déterminants sociaux de la vie quotidienne », Économie et statistique, 478-479-480, 2015, p. 119-154.
  • [38]
    Marie-Clémence Le Pape, « Être parent dans les milieux populaires : entre valeurs familiales traditionnelles et nouvelles normes éducatives », Informations sociales, 154, 2009, p. 88-95 ; François de Singly, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, 196, 1993, p. 54-64.
  • [39]
    J.-Y. Authier et Y. Grafmeyer, op. cit. Cette distinction très franche entre les espaces publics et privés du logement structure aussi les manières d’habiter des immigrés du Maghreb. Voir notamment : A. Sayad, « Un logement provisoire… », art. cit. ; Rabia Bekkar, Nadir Boumaza et Daniel Pinson, Familles maghrébines en France, l’épreuve de la ville, Paris, PUF, 1999 ; Philippe Bonnin et Roselyne de Villanova (dir.), D’une maison l’autre. Parcours et mobilités résidentielles, Grâne, Créaphis, 1999.
  • [40]
    « Les vieilles familles soupçonnaient que les maisons de “là-bas”, surtout les cuisines, n’étaient pas aussi propres qu’elles auraient dû l’être ». Voir Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997, p. 42.
  • [41]
    J.-Y. Authier et Y. Grafmeyer, op. cit.
  • [42]
    Voir les références déjà citées. Au Maghreb, une pièce spécifique est destinée aux réceptions, le bit-ed-diaf. Voir Françoise Navez-Bouchanine, « Que faire des modèles d’habiter ? Modèles d’habiter au Maghreb, logiques des concepteurs et compétences des habitants », Architecture et comportement, 10(3), 1994, p. 295-316.
  • [43]
    Delphine Serre, Les Coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Paris, Raisons d’agir, 2009 ; Ana Perrin-Heredia, « Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires. Ethnographie économique d’une “zone urbaine sensible” », thèse de doctorat de sociologie, Reims, Université de Reims-Champagne-Ardenne, 2010 ; Le Collectif Onze, Au tribunal des couples. Enquête sur des affaires familiales, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 105-106.
  • [44]
    Au cours de la rénovation, cela affecte par exemple les chances d’accéder à un logement neuf.
  • [45]
    Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Nicolas Renahy, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, 2015.
  • [46]
    Pierre Gilbert, « L’effet de légitimité résidentielle : un obstacle à l’interprétation des formes de cohabitation dans les cités HLM », Sociologie, 3(1), 2012, p. 61-74.
  • [47]
    O. Schwartz, Le Monde privé des ouvriers…, op. cit. ; Michel Bozon, Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province. La mise en scène des différences, Lyon, PUL, 1984.
  • [48]
    Catherine Bonvalet, « La famille-entourage locale », Population, 58(1), 2003, p. 9-43.
  • [49]
    En 2008, le taux d’emploi des femmes de 25-54 ans est de 47 % aux Minguettes, contre 77 % dans l’unité urbaine de Lyon. Et parmi les femmes salariées des Minguettes, 38 % sont à temps partiel, contre 28 % dans l’unité urbaine (INSEE, Recensement de la population).
  • [50]
    Rafik Bouklia-Hassane, « La migration hautement qualifiée de, vers et à travers les pays de l’Est et du Sud de la Méditerranée et d`Afrique subsaharienne. Recherche transversale », CARIM Notes d’analyse et de synthèse, 33, 2010.
  • [51]
    Deux enquêtées sont assistantes maternelles.
  • [52]
    D. Thin, op. cit.
  • [53]
    Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2010, p. 61.
  • [54]
    Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998 ; Gérard Mauger, « Sens pratique et conditions sociales de possibilité de la pensée “pensante” », Cités, 38, 2009, p. 61-77.
Français

À partir d’une enquête localisée dans le grand ensemble des Minguettes (Vénissieux), cet article analyse la réception par les classes populaires d’un dispositif architectural inédit dans les cités HLM. Adoptée par les « nouvelles classes moyennes » à partir des années 1980, la cuisine ouverte est aujourd’hui introduite dans ces quartiers par les concepteurs de la politique de rénovation urbaine, qui voient là un habitat moderne et attractif censé permettre d’y recréer de la « mixité sociale ». Les habitants rejettent pourtant de façon massive ce dispositif, qui vient contrarier en profondeur leurs styles de vie populaires – marqués notamment par une gestion spécifique du propre et du sale, la possession d’espaces personnels et réservés à l’entre-soi de sexe. Certains ménages appartenant aux fractions stables des classes populaires s’installent malgré tout dans les logements neufs avec une cuisine ouverte, dans laquelle ils voient un attribut symbolique de leur petite promotion sociale. Ils s’approprient alors celle-ci de façon hétérodoxe, à travers des usages éloignés de ceux des premiers adeptes de ce modèle, qui leur permettent de limiter la perturbation que celui-ci exerce sur leurs styles de vie.

Deutsch

Unruhe im Haushalt

Auf Grundlage einer grossen Wohnsiedlung in Minguettes (Vénissieux), untersucht dieser Aufsatz wie die Arbeiterschichten auf ein architektonisches Dispositiv reagieren, das in den Siedlungen des sozialen Wohnungsbaus unbekannt ist. Die offene Wohnküche, die bei den „neuen Mittelschichten“ seit den 1980er Jahren beliebt ist, wird heute auch in Vierteln eingeführt, die von der urbanen Erneuerung berührt sind, deren Verfechter hierin ein Mittel zur Beförderung der attraktiven Wohnraumerneuerung und sozialen Durchmischung sehen. Die Einwohner lehnen dieses Dispositiv allerdings ab, da es den eingefleischten Lebensformen der Arbeiterschicht widerspricht, die von einer strengen Trennung der Sphären von sauber und schmutzig und der Geschlechter geprägt ist. Dennoch lassen sich einige Haushalte der Arbeiterschicht in diesen neuen Wohnungen mit offenen Wohnküchen nieder und sehen in ihr ein kleines Attribut des sozialen Aufstiegs. Sie eignen sich die Räumlichkeiten in heterodoxer Art an, indem sie sie in Weisen nutzen, die von jenen der Planer weit entfernt sind, und die es ihnen erlauben, die Störung ihrer Lebensgewohnheiten zu minimieren.

Español

Desordenes de orden privado

A partir de una investigación localizada en el gran conjunto de Minguettes (Vénissieux) este articulo analiza la recepción por las clases populares de un dispositivo arquitectural inédito en las ciudades HLM. Adoptada por las “nuevas clases medias” a partir de los años 80, la cocina abierta es hoy en día introducida en esos barrios por los diseñadores de la política de renovación urbana, que ven ahí un hábitat moderno y atractivo considerado a permitir de recrear la “mixidad social”. Los habitantes no obstante rechazan de forma masiva ese dispositivo, que viene a molestar de manera profunda su etilo de vida popular – marcados especialmente por una gestión especifica de la limpieza y suciedad, la posesión de espacios personales y reservados a la privacidad del sexo. Ciertos hogares perteneciendo a las fracciones estables de clases populares se instalan a pesar de todo en las viviendas nuevas con una cocina abierta, en la cual ellos ven un atributo simbólico de su pequeña promoción social. Estos se apropian entonces la cocina abierta de manera heterodoxa, a través de usos alejados de los primeros adeptos al modelo, que le permiten limitar la perturbación que este ejerce sobre sus estilos de vida.

Mis en ligne sur Cairn.info le 16/01/2017
https://doi.org/10.3917/arss.215.0102
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