1Cet article décrit et analyse les nouvelles trajectoires dans lesquelles les chercheurs circulent à l’intérieur de leur discipline et tente d’identifier quelques-uns des éléments qui concourent à cette circulation. Nous suggérons que, au moins à l’intérieur de certains domaines de la science, de nouvelles structures de fonctionnement et des modes de circulation inédits se sont développés ; ces changements pourraient être une conséquence de la croissance en quantité et en complexité des connaissances scientifiques au cours des dernières décennies. Cette évolution nous semble liée à l’importance grandissante que les chercheurs attachent au fait de travailler de façon intermittente avec des scientifiques d’autres disciplines ; pour cela, ils se situent à la périphérie de leur discipline mère, tout en restant à l’intérieur des frontières de celle-ci mettant en évidence des transformations dans l’architecture même des disciplines scientifiques des XIXe et XXe siècles. Nous désignons cette variante de la disciplinarité traditionnelle : « la nouvelle disciplinarité ».
2Nos descriptions et analyses se fondent sur une étude de six ans, portant sur des scientifiques qui travaillent dans différentes sphères de la recherche à l’échelle nanométrique et appartenant à une grande diversité de disciplines (l’optique, l’acoustique, la physique des basses températures, la physique-chimie, la mécanique, la biologie des protéines, etc.). Les données collectées auprès d’eux dans treize laboratoires universitaires en France et aux États-Unis sont purement qualitatives. Les interviews duraient entre deux et quatre heures et nous sommes retournés interroger un grand nombre de ces chercheurs de nombreuses fois sur une période de plusieurs années. Nous avons également très souvent étudié les articles en relation avec les interviews que nous avons effectués [1]. Le fait que nos données empiriques se cantonnent à la recherche scientifique à l’échelle nanométrique constitue une limite sérieuse à nos résultats. Cependant, ces recherches fédèrent des domaines qui connaissent des développements parmi les plus rapides. Ce qui se dessine là pourrait ouvrir des perspectives sur des transformations plus larges dans l’évolution des connaissances en sciences ; en particulier s’éclairent ainsi les nouveaux modes de circulation à l’intérieur des disciplines, et les changements qui peuvent s’y produire ; et au moins pour ce qui concerne la recherche à l’échelle nanométrique, se dessine la façon dont des chercheurs de disciplines différentes interagissent entre eux.
3La première partie de cet article présente brièvement la trajectoire intellectuelle de trois de nos chercheurs interviewés. Trois éléments émergent comme caractéristiques clés : 1) les scientifiques restent enracinés dans leur discipline mère ; 2) de façon intermittente, ils cherchent à obtenir des informations, des matériaux, des compétences… appartenant à d’autres disciplines ; 3) ce faisant, ils ne traversent pas la frontière de leur discipline mère, mais ils circulent entre le cœur et la périphérie de leur discipline.
4Dans la deuxième partie de l’article, nous discutons quatre caractéristiques de la nouvelle disciplinarité qui organisent les trajectoires des chercheurs. L’architecture qui s’en dégage montre que la nouvelle disciplinarité se développe et s’adapte dans le paysage des disciplines traditionnelles qui continue de structurer l’ensemble. Ces caractéristiques ou marqueurs de la nouvelle disciplinarité sont les suivants :
51. Le référent, c’est-à-dire l’ensemble des perceptions, actions et stratégies qui orientent les choix de recherche. Deux dispositions et trois conditions de la mise en œuvre de sa dynamique permettent de le définir. La première disposition concerne les attentes qui prennent forme dans le référent. Par opposition aux attentes de la disciplinarité traditionnelle qui sont plus délimitées, elles sont ouvertes sur de vastes horizons qui dépassent le cadre des frontières de la discipline. La deuxième disposition concerne la capacité des chercheurs à regarder à la fois à l’intérieur de leur discipline et vers l’extérieur, vision double qui élargit considérablement l’étendue des informations, des choix et des actions grâce à laquelle s’organisent leurs travaux. Dire qu’un scientifique opère depuis son référent, signifie que sa réflexion, ses actions et ses stratégies s’élaborent en vertu de ces deux dispositions.
62. Seconde caractéristique de la nouvelle disciplinarité, l’existence de « confins » (« borderland »). On peut les comparer à une bande de territoire jouxtant les frontières d’une discipline d’où, tout en restant dans la sécurité de leur propre discipline, les chercheurs peuvent s’interpeler et communiquer avec des scientifiques de disciplines différentes qui eux-mêmes demeurent aux confins de leur territoire disciplinaire. L’existence des confins permet que des échanges se fassent à travers les frontières des disciplines sans rupture avec la discipline mère.
73. Par Projet, on entend des recherches conçues dans le cadre d’une discipline, mais qui nécessitent l’intervention d’autres disciplines pour résoudre un problème. Un projet peut être une conséquence essentielle des transformations et de la complexité croissante de la recherche scientifique contemporaine.
84. Les termes de « déplacement », « élasticité » et « temporalité » viennent s’adjoindre au modèle de la nouvelle disciplinarité. Le déplacement concerne le mouvement intermittent de va-et-vient des chercheurs entre l’orientation classique et orthodoxe de leur discipline mère et sa périphérie. Par ailleurs, le déplacement implique une élasticité vis-à-vis de l’orientation classique de leur discipline mère ; en ce sens, l’élasticité prend forme dans les attentes « non-orthodoxes », nourries de connaissances issues d’autres disciplines et importées dans la réflexion comme des éléments spécifiquement choisis ou proposés de l’extérieur pour répondre à des besoins particuliers. Implicite lorsqu’on parle de déplacement, l’élasticité fait partie de cette mobilité au sein de la discipline mère. L’élasticité s’exprime dans le cadre d’une temporalité multiple – des moments courts aux confins de la discipline, suivis de longues périodes où la recherche se fait de façon plus classique et dans la perspective et les modèles de la discipline.
9C’est la combinaison de ces quatre éléments qui constitue ce que nous appelons la nouvelle disciplinarité. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de cet article.
Terreau et trajectoire : trois études de cas
10Les entretiens que nous avons réalisés avec cinquante chercheurs en nano- sciences travaillant dans treize laboratoires de physique, chimie et sciences de la vie (huit laboratoires aux États-Unis et cinq en France) révèlent quatre grandes catégories de trajectoires parmi lesquelles trois cadrent avec la nouvelle disciplinarité. Seule une catégorie reflète les caractéristiques et les structures cognitives associées à la disciplinarité traditionnelle où les chercheurs restent entièrement inscrits dans la « patrie » (le chez soi) de leur discipline.
11En revanche, dans le premier type de trajectoire de chercheurs en nanosciences que nous traiterons ici – « étendre son répertoire » –, les scientifiques manifestent des attentes et adoptent un comportement cohérent avec l’idée de référent et voyagent vers les « confins » de leur territoire. Ils sont poussés par exemple par leur recherche de nouveaux matériaux qui leur permettent d’élargir leur problématique – véritable fil d’Ariane cognitif qui traverse toute leur carrière. Ils collaborent ainsi dans des limites bien définies, avec des scientifiques de disciplines différentes. Dans ce processus, des éléments extérieurs à leurs référents disciplinaires sont choisis et incorporés, mais sans qu’il leur soit nécessaire d’acquérir une connaissance particulière étrangère au cœur de leur domaine.
12Dans la deuxième configuration – « un territoire commun pour répondre à des questions de chez soi » – les chercheurs travaillant dans des disciplines différentes, circulent vers les confins de leur territoire en quête de nouveaux moyens pour redonner vie à des questions restées sans solution. Ils se déplacent sans contrainte depuis le noyau de leur discipline vers ses confins où des collaborations qui leur donnent une perspective nouvelle et plus large, permet de trouver un nouveau souffle à des problématiques anciennes. Dans la première trajectoire, un scientifique cherche tous azimuts des collaborations de court terme s’inscrivant dans des perspectives très différentes. Dans la deuxième trajectoire, la rencontre entre deux chercheurs de champs distincts poursuivant leurs buts propres s’enrichit par leurs échanges qui se font par épisodes, sur la longue durée. Chacun d’eux reste dans le cercle de ses propres chez soi.
13La dernière trajectoire que nous examinerons – « projets successifs » – illustre des dynamiques à long terme qui déterminent des va-et-vient entre la discipline mère (de référence) et les projets. Dans l’exemple présenté plus bas, le scientifique visite régulièrement les confins de son territoire. Il conserve les bases cognitives de son domaine, mais en même temps il retire de ce qu’il apprend de ses collègues d’autres disciplines, des éléments qui enrichissent progressivement son parcours et peu à peu redirigent autrement son chemin. Ces projets successifs finissent par acquérir leur propre logique.
Étendre son répertoire
14Pour un certain nombre de chercheurs en nanosciences, un ensemble de questions reviennent qui structurent une grande partie de leurs travaux. Ils se déplacent alors vers les confins de leur discipline pour trouver des ressources cognitives nécessaires et étendre leur répertoire. Dans ces démarches, ils ne cherchent pas à devenir spécialistes d’une autre discipline. Les contacts qu’ils y développent sont fortement marqués par le court terme et se bornent à un projet précis.
15Pendant les quinze premières années de sa carrière, James Gimzewski (professeur à UCLA) [2] a travaillé en restant profondément ancré dans sa discipline, la mécanique physique. Il explorait les propriétés physiques de surface comme, par exemple, le comportement magnétique et électronique des photons pour des substances telles que le cuivre, l’or, le sélénium. Lorsque les microscopes à champ proche tels que le microscope à effet tunnel (Scanning Tunneling Microscope STM) [3], et surtout le microscope à force atomique (Atomic Force Microscope AFM), ont été inventés et mis sur le marché de la recherche, il les a immédiatement adoptés. Ses travaux lui valurent de recevoir en 1997 avec Christian Joachim, le célèbre prix Feynman en nanotechnologie. Avec l’AFM, il orienta de plus en plus ses travaux sur les propriétés mécaniques des objets nanométriques qui devinrent un domaine clé de ses recherches. Les interactions entre ces objets et la pointe de détection de l’AFM sont transmises mécaniquement à travers un levier. Ce sont ces mouvements mécaniques qui permettent d’étudier les propriétés de la substance ciblée. Augmentant la précision de ses instruments, Gimzewski pouvait non seulement mieux mesurer les propriétés mécaniques vibrationnelles des objets qu’il observait, mais encore étendre le champ de ses explorations à d’autres matériaux.
16Dans la brèche ainsi ouverte, il commença à envisager des recherches avec des scientifiques d’autres disciplines que la sienne ; des projets prirent forme. Ils impliquaient que soient fédérés les efforts de plusieurs champs disciplinaires, la physique, la chimie, la biologie qui tout en s’associant, poursuivaient chacune son propre questionnement. Des combinatoires nouvelles de questions, d’instruments et d’informations émergèrent. Dans ces collaborations avec d’autres domaines que le sien, Gimzewski rejoignait de façon intermittente les confins de son territoire, manifestant ainsi son inscription dans ce que nous appelons la nouvelle disciplinarité. À mesure que ses travaux et son instrumentation se développaient et florissaient, Gimzewski posait de nouvelles questions intéressantes pour sa problématique propre (la mécanique vibrationnelle), et regardait de plus en plus vers de nouveaux horizons où il pourrait aborder des problèmes enrichissants pour son domaine.
17En 2000, il s’engagea sur un projet avec des chercheurs en sciences du vivant. Des articles communs exposent les résultats de ces recherches dont par exemple « Translating biomolecular recognition into nanomechanics » [4] [voir encadré, p. 55]. Dans cette collaboration, la question était pour lui de décrire et analyser la mécanique physique nanométrique à l’œuvre dans des matériaux biologiques et ainsi d’approfondir sa compréhension des phénomènes vibrationnels. Pour leur part, les biologistes recherchaient les moyens nouveaux qu’offrait la mécanique instrumentale nanométrique (AFM), pour explorer des questions anciennes d’élasticité membranaire. Les combinatoires se sont donc construites à partir des deux disciplines et à leurs « confins ». Gimzewski devait acquérir un bagage minimum pour comprendre les questions posées par les biologistes et leurs implications sur le plan expérimental. Mais en s’adjoignant des connaissances de chimie ou de biologie, il ne s’investissait pas dans l’apprentissage exhaustif de ces disciplines et il ne sacrifiait pas à une forme d’hybridation qui aurait fait de lui un physico-chimiste ou un biophysicien.
« Des cellules qui chantent » : sonologie à l’échelle nano
par Andrew E. Pelling [1].
Les cellules vivantes sont des organismes dont les membranes produisent de nombreux types de mouvements à des échelles très petites (nanométrique et micrométrique). Élément essentiel dans les processus vitaux d’une cellule, la membrane fait l’interface entre son milieu interne et son environnement. C’est une barrière à travers laquelle beaucoup de processus cellulaires, dont ceux de répondre à leur environnement et à leurs cellules voisines, se passent. Le Microscope à force atomique (AFM), inventé en 1986 par Binnig, Quate et Gerber utilise le sens du « touché » pour générer des images de très haute résolution en trois dimensions. Il explore les surfaces avec une pointe au bout d’un levier monté sur un tube de cristal piézo électrique. On l’utilise aujourd’hui couramment pour visualiser des molécules biologiques comme les protéines.
On peut utiliser l’AFM non seulement pour obtenir des images de haute résolution de cellules vivantes, mais aussi pour explorer les nano-mouvements de leurs membranes. La pointe de l’AFM peut se déplacer le long de la surface de la membrane, mais elle peut aussi sentir des mouvements de cette surface lorsque celle-ci est immobile. Si la pointe reste stationnaire au-dessus de la surface qui vibre ou bouge, le levier et sa pointe vont plier pour suivre ces mouvements. Nous savons que tout objet en oscillation produit un son. Les fréquences observées pour les membranes cellulaires sont dans la gamme de celles audibles pour l’oreille humaine. Inspirés par ces découvertes, nous avons développé un moyen de convertir les données sur les mouvements, en sons ; ce qui nous a permis d’écouter les cellules.
Nous avons observé que les cellules cancéreuses produisent des sons très bruyants, sans oscillation particulière. Dans l’avenir nous espérons que nos recherches en sonocytologie pénétreront des disciplines médicales comme la recherche sur le cancer. « Écouter les cellules » pourrait permettre un diagnostic précoce du cancer, sans utilisation de drogue ou de chirurgie. La sonocytologie pourrait aussi permettre de détecter des cancers avant même la formation des tumeurs, et cela par la détection des sons de membranes d’une seule cellule.
18Entre les débuts de ces collaborations et 2012, Gimzewski a publié plus d’une centaine d’articles, résultats de ces interactions entre physique et biologie. Dans ces différents projets, et tout en restant fortement attaché à ses référents propres, Gimzewski exprime très nettement combien dans les nanosciences, les déplacements et les temporalités multiples de la nouvelle disciplinarité sont présents.
Un territoire commun pour répondre à des questions de chez soi
19Le cas présenté ici traite d’une forme de nouvelle disciplinarité dans laquelle des scientifiques d’une même discipline (la physique) mais dans des spécialités suffisamment différentes pour ne pas partager tout à fait le même langage, forment des projets communs et se déplacent temporairement les uns vers les autres. Ici, la collaboration s’est construite entre un spécialiste en optique, Bernard Jusserand, un spécialiste en acoustique, Bernard Perrin (tous les deux à l’Institut des nanosciences de Paris (INSP) – CNRS), et un épitaxieur, Aristide Lemaître (Laboratoire de photonique-photo-luminescence et nanostructures (LPN) de Marcoussis – CNRS) [5] qui fournit les deux premiers en échantillons de semi-conducteurs et qui a fabriqué pour eux des nano-cavités complexes qu’ils pouvaient utiliser pour étudier à la fois les ondes lumineuses et sonores. L’opticien, Jusserand, avait une expérience de la propagation des ondes optiques dans les nano-cavités. Perrin, l’acousticien, cherchait à développer des systèmes vibrationnels de haute fréquence dans des semi-conducteurs et à comprendre la dynamique de ces vibrations. Chacun dans son domaine, était arrivé au bout de ses possibilités pour traiter ces questions. Travaillant ensemble, chacun étant situé temporairement dans ses « confins », ils pouvaient étudier plus profondément ses problématiques propres, et explorer les relations complexes entre les deux types d’ondes. Dans certaines de leurs expériences communes, ces deux catégories d’ondes (optiques et acoustiques) se produisaient en même temps, générant ainsi une famille de phénomènes hautement originaux et complexes.
20Un des éléments qui incita les deux chercheurs à s’associer dans un projet commun était la nécessité de travailler avec des objets taillés à l’échelle nanométrique. Ceci impliquait une collaboration avec l’épitaxieur Aristide Lemaître, qui pouvait produire des échantillons et les modifier en fonction des demandes des deux scientifiques à mesure que leurs recherches progressaient. Une telle collaboration met également en lumière une autre caractéristique importante des recherches en nanosciences : la place centrale du contrôle sur la position d’une molécule unique ou même d’un atome. Pour la partie « épitaxie » du projet, le contrôle est crucial, puisque par exemple, des miroirs de Bragg ont été introduits à l’intérieur des nano-cavités ; mais il était également essentiel pour les expériences proprement dites, où les impulsions de son et de lumière devaient être générées de façon très précise puis mesurées.
21Grâce à leur collaboration et à l’élaboration d’un projet commun, Jusserand en optique et Perrin en acoustique, ont pu développer leurs propres questions et produire des résultats intéressants dans un domaine nouveau et novateur [6] [voir encadré, p. 56]. La démarche des deux chercheurs aux « confins » de leurs domaines respectifs, leur a permis d’élaborer un concept, « son et lumière », qui a donné lieu à l’organisation de congrès et à un programme d’enseignement. Ce projet a occupé pour chacun une part importante dans sa carrière. En huit ans, ils ont publié ensemble 24 articles. Mais la majorité de leurs publications respectives se situent dans leurs domaines propres : par exemple depuis leur rencontre en 2004, sur ses 67 articles, Jusserand en a publié 43 sans Perrin.
Un acousticien et un opticien aux confins de leurs approches : richesse, complexité, difficultés
Perrin (l’acousticien) [3] : La rencontre avec Jusserand a été capitale… Alors que jusqu’alors on avait beaucoup d’échecs parce que nos matériaux n’étaient pas du tout à la hauteur… Avec Jusserand qui avait une source pour les échantillons, on a commencé à travailler sur des réseaux miroirs acoustiques… Là, il y a un enrichissement double : ils viennent avec une idée, des matériaux, et nous, avec une idée, une façon de conduire l’expérience… Ils nous ont apporté aussi une façon nouvelle d’aborder les problèmes de phonon et toute leur expérience des semi-conducteurs, … de la spectroscopie, notamment une clarification des processus grâce aux fameuses règles de sélection qu’on avait tendance à passer un peu sous silence ; nous, on amenait une connaissance sur la propagation des ondes ; quand elles se propagent, il leur arrive des tas de choses… Il y a des effets non linéaires, elles s’amortissent, elles ne vont pas toutes à la même vitesse et donc c’est l’enrichissement des deux cultures qui produit évidemment ces beaux résultats.
Les phénomènes étudiés correspondent à des domaines de compétence complémentaires mais qui se rencontrent difficilement. Différence de langage, différence de culture, différences d’interprétation expérimentale, différence d’instruments et de manips…
Jusserand : Je peux essayer de le dire très simplement : dans mon approche, il s’agit d’un phénomène instantané. La lumière arrive, elle perturbe l’échantillon, et une fois qu’elle est passée, l’échantillon n’est plus perturbé. … ça c’est l’approche « lumière » ; dans l’approche de Bernard, on considère plutôt que l’impulsion lumineuse va changer l’état d’équilibre du système, mais qu’ensuite le système va rester dans un état perturbé pendant longtemps. Les explications des acousticiens sont incompatibles avec les nôtres. On peut avoir des explications générales du phénomène… mais ça n’empêche pas d’avoir des désaccords profonds…, les acousticiens viennent plutôt des métaux où ces mécanismes sont différents de ce qu’ils sont dans les semi-conducteurs, mais ils les appliquent sans réfléchir à tous les matériaux… de même que nous on les applique aussi sans réfléchir… On a chacun nos habitudes de pensée… On a commencé par des discussions informelles. C’est vraiment en « faisant » qu’on a appris l’un de l’autre et qu’on a ajusté nos idées.
Perrin : Il y a des difficultés par rapport à la compréhension des mécanismes de couplage entre la lumière et le son, et ces mécanismes ne sont pas bien connus ; les approches acoustiques et optiques, sont vraiment orthogonales, de ce point de vue là… et pour le moment, elles ne sont pas du tout réconciliées… Le fait de mettre un acousticien et un opticien ensemble, ça donne une sorte de devoir d’explication. On a des cultures un peu différentes. Pour le démarrage, on a choisi des sujets « faciles ». Aujourd’hui, on peut aborder des questions de plus en plus difficiles, et enrichir notre domaine propre avec les avancées dans celui de l’autre. Une sorte de synergie. Les discussions restent rudes, mais les résultats sont beaux.
22Ainsi, même si l’idée originelle qui les a réunis était fructueuse et si leur collaboration est toujours très importante pour eux, Jusserand comme Perrin ont continué à travailler au cœur de leur discipline propre. Pour construire leur projet commun, ils devaient se tenir sur les confins du territoire de leurs spécialités et se parler aussi simplement que possible à travers le mur qui les sépare. Ils devaient se déplacer depuis leur centre pour aller à la périphérie, à la rencontre de l’autre, mettant en exergue les temporalités dans lesquels est pris le travail de recherche : la temporalité de leur collaboration et la temporalité des efforts au long cours à l’intérieur de leur discipline propre. Chacun d’eux se trouvait pris dans la dynamique d’un mouvement « élastique » de va-et-vient entre les thèmes d’investigation qu’ils abordaient ensemble et ceux qu’ils étudiaient séparément. On peut regarder leur investissement dans leur collaboration comme un moyen pour progresser dans leurs propres lignes de recherche. Mais on peut également les considérer comme une authentique exploration pour comprendre les questions d’un autre scientifique, et sa logique de pensée. En fait, l’effort de se déplacer vers les confins de chaque territoire impliquait de réajuster et d’adapter leurs cadres conceptuels : chacun devait reformuler ses questions, s’investir dans de multiples discussions pour construire un dialogue fructueux. Dans cet exemple où deux scientifiques d’horizons différents travaillent ensemble sur un projet commun, nous voyons une combinatoire complexe des ressources intellectuelles, instrumentales et matérielles.
Projets successifs
23Dans le parcours du physicien Shimon Weiss (professeur à UCLA) [7], la continuité de son travail est largement démontrée par le thème qui parcourt de façon centrale tous ses travaux : la recherche de systèmes de détection nouveaux dans différents environnements. Ici, les projets dans lesquels il s’engage se cumulent les uns aux autres. La croissance des combinatoires (problématiques, matériaux, instruments, compétences scientifiques) engagées dans ses projets exprime la nécessité pour lui de fédérer de multiples collaborations avec des domaines différents pour poursuivre ses propres recherches. Ses projets n’impliquent pas seulement la collaboration d’éléments toujours nouveaux, mais encore ils l’attirent toujours plus loin vers les confins de sa propre discipline, l’instrumentation de détection en physique.
24Weiss a commencé sa carrière vers la fin des années 1980 par des travaux sur les ondes optiques lasers, notamment sur les semi-conducteurs. Assez vite il fut poussé vers les nanosciences grâce à des recherches sur la détection de signaux optiques sur des molécules uniques. Ceci impliquait des combinatoires importantes d’instruments, de compétences et de matériaux (lasers, STM, spectroscopie, boîtes quantiques, photoluminescence, etc.). Les performances des techniques qu’il met alors au point le mettent sur la voie de l’étude des interactions entre deux molécules voisines et sur le comportement de ces molécules l’une par rapport à l’autre. Peu à peu, il est amené à développer des techniques de marquage de molécules sur des sites précis, ce qui impliquait un haut degré de contrôle des objets nanométriques. Dans ce contexte, les molécules d’ADN offraient un potentiel remarquable, mais elles n’intéressaient Weiss que comme environnement facilement contrôlable pour ses systèmes de détection optique avec un laser et non en tant que molécules biologiques. Là, il fallut résoudre des problèmes d’aberration optique produites par les lasers lorsqu’utilisés sur plusieurs sites d’une seule molécule. La solution trouvée fut d’utiliser des « boîtes quantiques » (objet nanométrique semi-conducteur utilisable comme marqueur émetteur de photons). Mais celles-ci sont hydrophobes. Il fallut la collaboration de chimistes pour trouver un revêtement spécifique permettant de les inclure dans un milieu biologique. Les combinatoires d’instruments, de compétences et de matériaux se multiplient peu à peu (biologistes d’horizons différents, spécialistes des sciences des matériaux). Mais ce qui intéresse Weiss, la physique des émissions optiques à l’échelle nanométrique, continue de l’ancrer fortement dans ses questionnements au sein de sa discipline propre. Cela lui donne une assise essentielle pour des travaux qui poussent de plus en plus ses recherches en direction des processus vitaux in vivo. Par exemple, il utilise sa technique d’excitation d’un seul photon pour modifier la transcription de l’ADN dans une cellule embryonnaire de poisson zèbre [8].
25Du point de vue de Weiss, on peut regarder les projets successifs qu’il a entrepris comme une chaîne d’interrogations découlant d’une même question cruciale et qui ne pouvait être résolue que grâce à des collaborations et des combinatoires avec d’autres disciplines et d’autres compétences. Pour Weiss, chaque participant, instrument, matériau… devait converger vers le but qu’il s’était fixé, les autres chercheurs enracinés dans leur discipline gardant leurs buts propres.
Les marqueurs de la « nouvelle disciplinarité »
Discipline et référent
26À première vue ce que nous appelons les « référents » pourrait sembler synonyme de « discipline ». Mais ce serait un contre-sens : les référents de la nouvelle disciplinarité reposent partiellement sur les fondations de la disciplinarité traditionnelle, mais à bien d’autres égards ils en divergent. Dans la nouvelle disciplinarité, la formation et l’identité de la discipline fournissent un socle essentiel, mais certains dispositifs internes aux référents et surtout les dynamiques dont ils sont porteurs, contrastent largement avec ceux du cadre disciplinaire traditionnel.
27Pour de nombreux chercheurs, leur discipline constitue leur cadre : c’est d’elle qu’ils sont issus, c’est vers elle qu’ils reviennent, c’est elle qui les accompagne durant tout leur parcours et leur donne leur identité, l’assurance et la sécurité d’un terrain connu et familier. En même temps, la discipline fournit le cadre institutionnel/professionnel de chaque discipline ; c’est en son sein que se formulent et perdurent les attentes.
28La discipline constitue leurs ressources matérielles et intellectuelles, l’univers de leurs questions, le territoire d’ancrage de leur « langage » [9]. Elle est en cela un lieu d’affiliation qui se développe pendant des années d’immersion au sein d’un corpus de concepts, avec un vocabulaire particulier, enraciné dans l’étude d’une famille de phénomènes, de matériaux, d’instruments, de théories, le tout renforcé par « l’habitus » et par les associations professionnelles de chercheurs. La discipline permet une formation vaste et complexe en même temps qu’une spécialisation en profondeur dans un domaine [10]. La continuité cognitive s’associe ainsi à une socialisation du chercheur qui se fait successivement grâce à ses travaux d’étudiants, puis à son propre enseignement, enfin à sa production scientifique et à la reconnaissance de ses pairs. Tout ceci s’inscrit dans une trajectoire disciplinaire et les attentes qui lui sont associées. Dans la nouvelle disciplinarité, ces caractéristiques ont également leur pertinence, mais comme nous le verrons plus loin, partiellement seulement.
29Cette description correspond largement à celle que beaucoup d’historiens et de sociologues des sciences donnent des disciplines à propos de l’organisation de l’université des XIXe et XXe siècles [11]. Celle-ci se caractérise souvent par leur aspect défensif, leur clôture sur elle-même et leur attitude d’autoprotection, entraînant un certain statisme. Ces caractéristiques correspondent à la « disciplinarité traditionnelle » qui se distingue de la nouvelle disciplinarité en ce que cette dernière implique un équilibre entre fermeture et ouverture, entre stabilité et mobilité, et incorpore des structures qui permettent des communications et des collaborations circonscrites mais fructueuses entre différentes disciplines. C’est cet équilibre entre stabilité et souplesse qui constitue et caractérise ce que nous appelons le « référent » de la nouvelle disciplinarité. Par contraste avec une discipline traditionnelle, le référent injecte les qualités dynamiques de déplacement, d’élasticité et de temporalité qui sont le propre du référent, et qui souvent sont moins valorisés dans le cadre de la disciplinarité traditionnelle. De même qu’une discipline traditionnelle, qui donne au chercheur son identité, l’assurance et la sécurité d’un terrain connu et familier, le référent détermine l’existence d’un langage et d’un patrimoine commun de connaissances, une orientation définie des problématiques ; en même temps il permet d’approcher des domaines totalement étrangers à la discipline d’origine, voire il encourage ces échanges. Ce sont les deux dispositions du référent évoquées en introduction : sa capacité à regarder à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des frontières de sa discipline et à s’inscrire dans des attentes tournées vers des horizons qui dépassent ceux de la discipline mère. Le référent fournit les coordonnées et un cap cognitif, mais n’affiche pas la surdétermination souvent associée aux cadres de la disciplinarité traditionnelle.
30Dans la nouvelle disciplinarité, le référent est donc porteur d’une certaine « puissance » qui permet à la fois de se sentir « chez soi » dans les questions que l’on aborde et libre de collaborer dans des projets qui les associe pour quelque temps à d’autres disciplines. Il constitue donc un ancrage structurant et qui en même temps donne aux chercheurs une marge d’élasticité. Ce sont là des conditions qui facilitent une plus ample circulation au sein d’une discipline. Le référent permet d’inscrire les démarches scientifiques dans des temporalités différentes et de construire des collaborations aux « confins » de leur territoire disciplinaire.
Confins versus frontières
31Les frontières entourant les disciplines scientifiques sont les garants de leur authenticité et de leur stabilité. En un mot, les frontières définissent et protègent. Entre interdisciplinarité et disciplinarité traditionnelle, c’est l’existence ou l’absence de frontière qui diffère. L’interdisciplinarité rejette l’idée même de frontière, car toute compartimentation cognitive, dans la communication notamment, constituerait un blocage, un frein à la circulation riche et rapide d’idées et de technologies. En revanche, pour la disciplinarité traditionnelle, les frontières sont fondatrices. La nouvelle disciplinarité adopte une posture différente. Ici encore il est vrai que les frontières sont également là pour définir et protéger. Néanmoins, la nouvelle disciplinarité possède ce que nous appelons des « confins » qui jouxtent les frontières disciplinaires.
32Mais plus précisément, qu’entend-t- on par confins, et à quoi servent-ils ? La notion décrit un territoire exigu, mal défini, flou dans ses contours, contigu aux frontières établies séparant deux entités reconnues [12]. En anglais, les termes « borderland » versus « boundary », décrivent parfaitement ces deux réalités. Pour prendre une image dans les domaines géopolitiques et militaires, une frontière est un instrument de séparation qui peut empêcher l’entrée ou la sortie d’un territoire tribal, politique, administratif, etc. La démarcation n’est cependant pas toujours parfaitement précise, ni sur le terrain, ni dans les esprits. C’est cette ambiguïté qu’une personne évoluant sur un territoire accidenté ou fragmenté, ou même perdu dans un champ intellectuel complexe et intriqué dans de multiples problématiques, peut parfaitement ressentir.
33Les chercheurs d’une discipline particulière pourront se situer, toujours du côté de leur frontière, dans la sécurité et la protection de leur territoire propre, et, en même temps communiquer avec des chercheurs d’une autre discipline, eux aussi dans les confins de leur propre discipline. L’existence au sein de la nouvelle disciplinarité de ce dispositif intégrant des frontières et des confins, permet une forme de collaboration et de communication entre personnes travaillant toujours dans le cadre de leur discipline. Ces collaborations qui induisent une structure et un mode de fonctionnement inédit et original – les déplacements/élasticité et la temporalité – sont au cœur des projets de recherche en nanosciences, emblématiques de la nouvelle disciplinarité.
Projets. Aux « confins » des territoires – déplacement et temporalité
34Tel que nous le définissons dans le cadre de la nouvelle disciplinarité, un projet est la cristallisation d’une question posée dans le cadre d’un référent, mais qui, pour être résolue, doit fédérer les ressources d’autres disciplines. La formulation des projets contribue ainsi à ouvrir des voies de communication entre disciplines. Là, des échanges d’idées, de questions et de compétences peuvent ouvrir sur des problématiques prometteuses, sans pour autant dissoudre l’authenticité du référent et de la discipline engagés dans l’échange.
35Combien de fois, au cours de nos enquêtes dans des laboratoires de nanosciences, n’avons-nous pas observé que des questions soulevées par les chercheurs, devaient mobiliser la coopération intellectuelle et matérielle de collègues venant de domaines voisins ? La cristallisation de leurs efforts ne se définissait pas en termes d’abandon de la discipline d’origine, mais de coopération. À travers les projets communs, une complémentarité intellectuelle pouvait se développer, et non pas une interdisciplinarité qui suppose l’intégration des connaissances et l’abandon de ses cadres propres.
36Comment ces projets en collabo-ration avec des chercheurs de disciplines différentes prennent forme et se développent ? Par quel mécanisme l’attachement à une discipline persiste tout en permettant la communication multidisciplinaire ? Comment est-il possible de rester dans une discipline tout en ayant des interactions intéressantes avec des chercheurs d’autres disciplines ? La structure et le fonctionnement des confins définis ci-dessus ouvrent cette possibilité. Les champs d’action qu’ils offrent, permettent de mieux distinguer la nouvelle disciplinarité de la disciplinarité traditionnelle qui obéit à une logique d’exclusion et de frontières fortement marquée. En nanosciences, les scientifiques qui veulent avoir des contacts extraterritoriaux avec des chercheurs d’autres disciplines, s’adressent à eux depuis ces « confins » contigus à ceux des autres, ces derniers, se trouvant symétriquement dans leurs propres confins. Chacun poursuit ainsi une communication depuis un point stratégique de son territoire propre. L’existence de territoires à la périphérie des disciplines constitue la possibilité d’un espace où les chercheurs sont libres de s’approcher et d’échanger sans être obligés d’affronter ou même d’ouvrir une brèche dans le mur qui continue de séparer leurs disciplines respectives. Comme on l’a dit plus haut, les « confins » permettent indirectement de se parler depuis l’espace sécurisé de leur domaine propre. C’est de là qu’ils s’engagent dans des activités pour des projets extra-disciplinaires. Les référents permettent alors de mobiliser deux types d’orientation : l’une tournée vers les projets et les confins ; l’autre vers des perspectives plus classiques et orthodoxes et dans le cadre des attentes plus stables et routinières de la discipline mère.
37La dynamique exprimée dans la relation centre/périphérie d’une discipline s’organise selon deux éléments – l’élasticité/déplacement et la temporalité. L’élasticité/ déplacement se réfère à un mouvement intermittent et sélectif d’un scientifique vers les « confins » de sa discipline, suivi d’un retour vers son noyau. Ce noyau constitue une force constante de rappel vers les origines disciplinaires du chercheur. Même si elle est puissante, cette force n’est pas pour autant suffisamment grande pour empêcher celui-ci de se distancier provisoirement de son centre et de tourner son attention vers la périphérie, les confins de sa discipline mère. Dans les nanosciences, les déplacements sont la règle et c’est ce qui garantit l’équilibre entre d’une part, la pérennité de la discipline et donc l’authenticité de la démarche des chercheurs et, d’autre part, les séjours à la périphérie et ses confins.
38La notion de temporalité décrit aussi les relations de mouvement entre le noyau d’une discipline et des projets. Elle est inextricablement liée aux déplacements des chercheurs. Il existe deux grandes catégories de temporalité : une longue et une brève. La temporalité longue s’applique aux multiples activités de recherche liées aux fondamentaux du référent où l’individu passe la plupart de son temps. La temporalité brève s’inscrit dans des projets qui se déroulent sur des périodes courtes comparées au temps consacré aux travaux menés au sein de la discipline mère. Ces deux temporalités décrivent la circulation des chercheurs entre le cœur et la périphérie de leur discipline, avec un projet particulier. Dans les nanosciences, ces épisodes ne sont pas vécus comme aliénants ; bien au contraire, les scientifiques voient dans ces projets des lieux pour acquérir ou pour mettre en œuvre des combinatoires intéressantes pour eux.
39Ces deux formes de temporalité sont valorisées de façon égale. Les chercheurs les voient toutes deux comme essentielles à leurs recherches : il est bon de participer au travail propre à leur discipline autant qu’à celui lié à un autre projet. Les deux temporalité sont donc complémentaires et ne sont pas sources de tension. Les notions de « déplacement/ élasticité/temporalité » introduisent une dynamique puissante au sein de disciplines traditionnellement relativement statiques. Ensemble elles constituent des marqueurs significatifs de la nouvelle disciplinarité [13].
40Cet article a pour but de présenter le régime disciplinaire que nous avons appelé la « nouvelle disciplinarité » à travers l’identification de certains des éléments structurants de la recherche en nanosciences. Il met en évidence un ensemble de pratiques et de relations qui n’appartiennent ni à la disciplinarité traditionnelle, ni à l’interdisciplinarité. On décrit souvent les nanosciences et technologies comme interdisciplinaires. Une telle perspective met en scène des formes de communication, de cognition et d’organisation dans lesquelles les disciplines disparaissent, les frontières s’effondrent, et où l’accumulation de travaux multi-domaines engendre des questions sans ancrage disciplinaire [14] [15]. Aucun des chercheurs en nanosciences dont nous avons évoqué le parcours n’illustre un tel profil. Aucun ne s’est détaché de sa discipline dans laquelle il a été formé.
41De la même façon que dans la disciplinarité traditionnelle, dans la nouvelle disciplinarité, les scientifiques sont formés, acculturés et cognitivement enracinés dans une discipline mère. Les attentes intellectuelles comme le cadre institutionnel de la discipline continuent de baliser leur chemin. Cependant, s’appuyant sur notre travail empirique, nous montrons que la nouvelle disciplinarité introduit une complémentarité par rapport à la disciplinarité traditionnelle. Dans la nouvelle disciplinarité s’expriment des incitations puissantes à circuler à l’intérieur de la discipline ; par intermittence, cette circulation attire les scientifiques vers la périphérie. Le volume des résultats de recherche et la complexité croissante des découvertes et des phénomènes observés, poussent à regarder toujours plus loin et plus largement, au-delà de son univers propre. Ceci implique parfois de se déplacer vers les frontières de la discipline. Dans la sécurité des confins qui jouxtent ces frontières, les scientifiques peuvent partager des informations et générer des projets communs. La notion de nouvelle disciplinarité permet de comprendre le mouvement entre le centre et la périphérie et met en exergue le concept de référent auquel se rattachent, outre les confins et les projets, ceux de déplacement, d’élasticité et de temporalités multiples. Nos données empiriques montrent comment les scientifiques circulent dans un va-et-vient entre les marges et le centre, passant des temps plus courts à la périphérie, alors qu’ils sont engagés sur des périodes beaucoup plus longues dans des travaux plus classiques et orthodoxes avec des questions plus traditionnelles et des méthodologies plus standardisées. Nos interviews d’un grand nombre de chercheurs en nanosciences montrent que seule une poignée d’entre eux correspond à un profil de disciplinarité traditionnelle. Au contraire, beaucoup de ces chercheurs travaillent dans les structures et la dynamique de la nouvelle disciplinarité. On peut se demander si l’instrumentation ne constitue pas un élément déterminant dans l’architecture de la nouvelle disciplinarité, comme cela semble être le cas dans d’autres champs de recherche à la fin du XXe siècle.
42En conclusion, nous posons deux questions : premièrement, une fois stabilisé, quel sera le cadre cognitif et organisationnel de la recherche à l’échelle nanométrique ? Elle a émergé il y a à peine trente ans. Comparée à d’autres domaines scientifiques, elle est dans l’enfance de l’âge. Les structures et la dynamique des nanosciences ne sont peut-être pas encore définitivement établies. Ce que nous constatons pour l’instant c’est qu’elles s’inscrivent dans le cadre de ce que nous avons appelé la nouvelle disciplinarité. Deuxièmement, et ce point est d’une portée beaucoup plus générale, un des buts principaux de la philosophie, de l’histoire et de la sociologie des sciences est de repérer les transformations dans le développement des sciences. Dans quelle mesure la nouvelle disciplinarité constitue-t-elle un mode de transformation dont on pourrait étudier les structures et les processus plus généraux de l’évolution des sciences actuelles ?
Notes
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[1]
Anne Marcovich et Terry Shinn, Toward a New Dimension. Exploring the Nanoscale, Oxford, Oxford University Press, 2014.
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[2]
Interview de James Gimzewski par Terry Shinn, le 28 janvier 2008 à UCLA (University of California Los Angeles).
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[3]
Cyrus C. M. Mody, “Corporations, universities, and instrumental communities : commercializing probe microscopy, 1981-1996”, Technology and Culture, 47(1), 2006, p. 56-80 ; Cyrus C. M. Mody, Instrumental Community : Probe Microscopy and the Path to Nanotechnology, Cambridge (MA), The MIT Press, 2011.
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[4]
« Traduction de la reconnaissance biomoléculaire en nanomécanique ». Voir J. Fritz, M. K. Baller, H. P. Lang, H. Rothuisen, P. Vettiger, E. Meyer, H. J. Guntherodt, C. Gerber et J. K Gimzewski, “Translating biomolecular recognition into nanomechanics”, Science, 288(5464), 2000, p. 316-318.
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[5]
Interviews de Bernard Jusserand et Bernard Perrin à l’INSP, Paris, entre le 12 décembre 2007 et le 20 mai 2008, et d’Aristide Lemaître au LPN, le 24 avril 2008, par les auteurs.
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[6]
Par exemple Daniel Lanzilloti-Kimura, Alejandro Fainstein, Bernard Perrin, Bernard Jusserand, Olivia Mauguin, Ludovic Largeau et Aristide Lemaître, “Bloch oscillations of THz acoustic phonons in coupled nanocavity structures”, Physical Review Letters, 104(19), 2010.
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[7]
Interview de Shimon Weiss, 27 janvier 2008 et 22 juin 2008 à Paris, par les auteurs.
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[8]
Lijun Xu, Zhiping Feng, Deepak Sinha, Bertrand Ducos, Yuval Ebenstein, Arbel D. Tadmor, Carole Gauron, Thomas Le Saux, Shuo Lin, Shimon Weiss, Sophie Vriz, Ludovic Jullien et David Bensimon, “Spatiotemporal manipulation of retinoic acid activity in zebrafish hindbrain development via photo-isomerization”, Development, 139(18), 2012, p. 3355-3362.
-
[9]
Diana Crane, Invisible Colleges. Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1972 ; Derek J. de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1963 ; Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.
-
[10]
Richard Whitley, The Intellectual and Social Organization of the Sciences, Oxford, Oxford University Press, 2000.
-
[11]
Joseph Ben-David, “Roles and innovations in medicine”, American Journal of Sociology, 65(6), 1960, p. 557-568 ; Joseph Ben-David, The Scientist’s Role in Society. A Comparative Study, Englewood Cliffs (NJ), Prentice-Hall, 1971 ; Timothy Lenoir, Instituting Science. The Cultural Production of Scientific Disciplines, Stanford (CA), Stanford University Press, 1997 ; R. Whitley, op. cit.
-
[12]
Robert E. Kohler, Landscapes and Labscapes. Exploring the Lab-Field Border in Biology, Chicago, University of Chicago Press, 2002.
-
[13]
Ernst Mayr, What Makes Biology Unique ? Considerations on the Autonomy of a Scientific Discipline, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Anne Marcovich et Terry Shinn, “Where is disciplinarity going ? Meeting on the borderland”, Social Science Information, 50(3-4), 2011, p. 582-606 ; Kostas Gavroglu et Ana Simões, Neither Physics nor Chemistry. A History of Quantum Chemistry, Cambridge (MA), The MIT Press, 2012.
-
[14]
Ruimin Pei et Alan L. Porter, “Profiling leading scientists in nanobiomedical science : interdisciplinarity and potential leading indicators of research directions”, R&D Management, 41(3), 2011, p. 288-306.
-
[15]
Bettyann Holtzmann Kevles, “The physical sciences and the physician’s eye : dissolving disciplinary boundaries”, in Mary-Jo Nye (éd.), The Modern Physical and Mathematical Sciences, The Cambridge History of Science, vol. 5, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 615-633.