CAIRN.INFO : Matières à réflexion
figure im1
Couverture du numéro 142 du magazine Zurban, 14 mai 2003.
© Lagardère Active – Service SCOOP.

1« Montreuil : l’irrésistible ascension du “21e arrondissement” de Paris », titrait le magazine Zurban au printemps 2003 [1]. D’un journal à l’autre, l’expression circule à partir de l’année 2000 pour qualifier cette commune du sud-ouest de la Seine-Saint-Denis adjacente au 20e arrondissement de Paris. Zurban parle tout simplement d’une « extension parisienne » [2] [voir couverture du magazine, ci-contre], tandis que Paris Match va jusqu’à présenter la ville comme la nouvelle « capitale des arts, des lettres et du cinéma » : « Il y a eu Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés, aujourd’hui c’est Montreuil » [3]. Sous la plume des journalistes, l’ancienne commune de la banlieue rouge se pare de nouveaux atours : des usines désaffectées qui leur évoquent Brooklyn ou TriBeCa ; des maisons, des jardins, des ruelles qui « sentent le feu de bois » et lui donnent « un air de campagne » [4] ; un brassage culturel digne des plus grandes capitales ; un caractère populaire désuet rappelant le Paris des années 1950. Les références sont multiples et contradictoires, mais toujours mobilisées dans un registre laudatif. Pourtant, jusqu’à la fin des années 1990, Montreuil apparaissait dans la presse sous un tout autre jour : comme une ville emblématique de « la banlieue ». Problème de la « jeunesse », difficultés des élèves issus de l’immigration, pauvreté, exclusion des femmes immigrées ou, sur un ton plus optimiste, initiatives associatives et foisonnement culturel formaient les sujets récurrents des articles. À la figure de la banlieue « à problèmes » succède donc en quelques mois celle d’un quartier parisien, ancien, mélangé, artiste et villageois : le renversement de perspective du début des années 2000 est radical.

2De fait, la ville a connu de profondes transformations au cours des deux décennies précédentes – notamment dans sa partie occidentale, limitrophe à Paris, habituellement désignée comme le Bas Montreuil [5]. Urbanisée à partir de la fin du XIXe siècle autour d’activités de petite industrie, cette partie de la ville est gravement touchée par la crise industrielle au milieu des années 1970 [6]. Dès les années 1980, dans un contexte de fermeture d’activités, de multiplication des friches et de déclin démographique, elle voit sa population se renouveler fortement. Au recensement de 1990, quatre habitants sur dix sont des nouveaux venus ; c’est à nouveau le cas en 1999. Le profil de la population du quartier change nettement sous l’effet de ces arrivées, ainsi que des départs et des décès d’anciens habitants [voir tableau 1 et carte 1, p. 16 et 17]. Parmi les nouveaux habitants, les familles avec enfants et les actifs qualifiés sont surreprésentés ; en particulier, les professionnels de l’information, des arts et des spectacles arrivent en grand nombre au cours des années 1990 [voir tableau 2 et graphique, p. 16, 22 et, encadré « Les nouveaux habitants du Bas Montreuil », p. 23]. Peu visibles dans l’espace public, ces installations n’en affectent pas moins le parc de logements : les nouveaux habitants acquièrent, rénovent et agrandissent maisons et appartements anciens et convertissent d’anciens bâtiments industriels en logements [7], contribuant au réveil d’un marché immobilier local jusque-là assoupi [voir tableau 3, p. 16]. En témoignent l’augmentation du nombre de transactions enregistrées par les notaires entre 1998 et 2007 (+ 51 % dans l’ensemble de la ville, + 57 % dans le seul Bas Montreuil) ainsi que la croissance des prix, nouvelle (les prix montreuillois étaient restés insensibles lors de la précédente hausse des prix parisiens de 1986-1991) et extrêmement rapide au début des années 2000 (Montreuil détenait en 2003 le record de croissance des prix moyens dans l’ancien pour toute la petite couronne, avec + 30 % en un an) [8].

3Au début des années 2000, le Bas Montreuil présente ainsi, au regard des statistiques, tous les symptômes d’un quartier en gentrification. Ce terme désigne en effet, depuis son invention au début des années 1960 [9], une forme spécifique d’embourgeoisement de l’espace urbain qui touche d’anciens quartiers populaires du centre des grandes agglomérations, passe par la transformation du bâti existant (plutôt que par la démolition-reconstruction) et repose sur l’afflux de fractions spécifiques des classes moyennes et supérieures, mieux dotées en capitaux culturels qu’en capitaux économiques. Dans les modélisations habituelles de ce phénomène, la transformation du peuplement et des logements conduit peu à peu à une revalorisation du parc immobilier et à une évolution de l’image des lieux. Le terme est ainsi employé pour désigner les processus de réhabilitation et de revalorisation des quartiers anciens centraux des grandes villes depuis une cinquantaine d’années [10]. Tous ces traits décrivent bien une partie des transformations à l’œuvre dans le Bas Montreuil depuis le milieu des années 1980. Pourtant, l’usage de la catégorie de gentrification à propos de ce quartier de banlieue a été discuté et critiqué, au motif que l’espace concerné n’était pas à proprement parler un quartier ancien et central [11]. Or ce point est loin d’être évident.

4De fait, le caractère très hétérogène du tissu urbain du Bas Montreuil, sa centralité toute relative à l’échelle de l’agglomération et son appartenance indiscutable à l’histoire de la banlieue parisienne l’éloignent de cas idéal-typiques de gentrification comme ceux de la Croix-Rousse à Lyon ou du Marais à Paris. En même temps, la dynamique à l’œuvre y ressemble bien, notamment par son caractère spontané, par le profil des nouveaux habitants par le travail sur le bâti et par l’importance de la production symbolique et de la référence au quartier ancien de centre-ville (le mythique « quartier-village »). Cette dynamique, que l’on retrouve dans d’autres communes de la banlieue est de Paris (Ivry, Bagnolet, les Lilas entre autres) se distingue bien d’autres formes d’embourgeoisement observables dans la banlieue ouest (à Levallois, Issy-les-Moulineaux ou Courbevoie par exemple) [12]. Le cas montreuillois incite alors à faire l’hypothèse que la centralité et l’ancienneté ne seraient pas des propriétés intrinsèques à l’espace nécessaires comme préalables à la gentrification, mais que leur reconnaissance résulterait plutôt de ce processus, et notamment d’un travail multiforme sur l’espace mené en partie par des habitants. Autrement dit, ce qui serait en jeu dans la gentrification serait précisément la fabrication d’un espace relevant du modèle urbain du quartier ancien de centre-ville.

5Une telle perspective conduit à voir dans les mutations du Bas Montreuil les effets de luttes menées par des groupes sociaux pour construire et imposer une représentation de leur lieu de résidence, pour en modeler les aspects les plus matériels comme les plus symboliques en fonction de leurs attentes et de leurs goûts et pour y imposer certaines normes résidentielles. De ce point de vue, on comprend mieux le décalage qui frappe l’observateur au début des années 2000 (et encore aujourd’hui) entre l’image du « 21e arrondissement de Paris » véhiculée par la presse et la réalité urbaine et sociale, nettement plus ambivalente et complexe : le lecteur de Capital aurait ainsi eu du mal à retrouver, en sortant du métro Robespierre, le « secteur branché, bourré de cafés et de galeries » décrit par le magazine en septembre 2001. En effet, comme le montrent les espaces publics, la gentrification est loin d’être la seule tendance à l’œuvre dans la ville et même dans le Bas Montreuil, qu’elle touche de façon très différenciée selon les secteurs. La paupérisation des classes populaires et la précarisation de l’emploi vont aussi croissant depuis les années 1980, et c’est dans le Bas Montreuil que les inégalités sont les plus criantes. Y coexistent ainsi des populations aux conditions de vie très contrastées au gré de la localisation des logements sociaux, des foyers de travailleurs et des immeubles anciens pas encore réhabilités d’une part, des pavillons de meulière, des immeubles réhabilités et des usines reconverties d’autre part. Le bâti reflète l’état des luttes d’appropriation : il en est aussi l’enjeu. Municipalité, promoteurs, bailleurs privés et sociaux, artisans et chefs d’entreprises, habitants propriétaires ou locataires, légaux ou illégaux, tous font valoir leurs normes et leurs intérêts, avec des ressources variables en quantité comme en nature, engendrant des formes différenciées d’appropriation de l’espace et de mobilisations locales.

6Le présent article se donne pour objectifs d’éclairer la façon dont une partie des habitants, que l’on appellera pour cette raison des « gentrifieurs », contribuent au changement urbain et, à travers l’analyse de leurs mobilisations, de souligner la puissance des enjeux de classement social associés à la résidence. En décalage avec les propriétés sociales d’un quartier dans lequel ils s’installent sous la contrainte financière, ces habitants mènent un véritable travail d’appropriation cognitive, affective, sociale et matérielle qui vise avant tout à résoudre l’écart entre l’espace auquel ils aspirent et l’espace auquel ils sont assignés par leur position sur le marché immobilier. Leurs aspirations résidentielles, pétries par des enjeux d’appartenance à un groupe social ainsi que par la construction, au cours des années 1980-1990, d’une opposition manichéenne entre centres anciens valorisés d’un côté et banlieues-repoussoirs de l’autre, sont telles que faire du Bas Montreuil un quartier valorisé et valorisant suppose pour eux d’y retrouver les traits d’un quartier ancien de centre-ville et d’en effacer le caractère « banlieusard ». Par de multiples dispositifs, le plus souvent non conscients et non intentionnels, et à travers la mobilisation de ressources abondantes et variées, ils contribuent au reclassement de leur logement et de leur quartier – et ainsi au rétablissement de leur propre trajectoire socio-résidentielle. Or ce reclassement est loin d’être neutre : le modèle d’urbanité du quartier ancien de centre-ville – qui repose sur l’historicité, la centralité, la densité et la mixité – va de pair avec des normes résidentielles pratiques et esthétiques socialement situées [13], et véhicule une représentation particulière du monde social marquée par l’effacement du conflit et l’euphémisation des distances sociales dans la proximité locale. C’est ce travail à la fois symbolique, matériel et social de reclassement et d’appropriation qui, articulé aux initiatives des élus et des professionnels de la ville et en confrontation avec celui d’autres habitants, « fait » la gentrification. En se concentrant de manière non exclusive sur les productions matérielles et symboliques dans l’espace de l’habitat (représentations des lieux, esthétique des logements, modes de sociabilité de voisinage), il s’agira de montrer que ces formes d’appropriation de l’espace, moins analysées que celles qui s’opèrent dans les espaces publics (notamment à l’école [14]) et en apparence moins conflictuelles, n’en sont pas moins efficaces. Mais on montrera que ce sont aussi des constructions fragiles et imparfaites, dont les gentrifieurs eux-mêmes ne sont pas toujours dupes. Au préalable, on rappellera comment les quartiers anciens centraux ont modelé les aspirations résidentielles des fractions supérieures des classes moyennes, et on présentera les « gentrifieurs » bas-montreuillois et les enjeux socio-résidentiels dans lesquels ils sont pris [voir carte 2, p. 21].

Les quartiers anciens de centre-ville, des espaces de référence pour les classes moyennes-supérieures

7Le quartier ancien de centre-ville, caractérisé par l’ancienneté du bâti, la densité et la mixité des fonctions et des populations, est devenu au cours des trente dernières années un type d’espace de référence. Deux phénomènes historiques ont façonné tant les représentations des élus et des urbanistes que les aspirations résidentielles d’une partie des classes moyennes – celle où se recrutent les « gentrifieurs ».

Tableau 1

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs en 1975, 1990 et 2006, Bas Montreuil, Montreuil, Île-de-France et France (en %)

Tableau 1
1975 1990 2006 Bas Montreuil 5 16 27 Montreuil 6 12 20 Île-de-France 12 19 25 France métropolitaine 7 11 14

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs en 1975, 1990 et 2006, Bas Montreuil, Montreuil, Île-de-France et France (en %)

Source : Insee, recensements de la population 1975, 1990 et 2006.
Tableau 2

Composition socioprofessionnelle des nouveaux habitants actifs installés entre 1990 et 1999 dans le Bas Montreuil et ailleurs à Montreuil (en %)

Tableau 2
Bas Montreuil ailleurs à Montreuil Artisans, commerçants, chefs d’entreprise 3 4 Cadres et professions intellectuelles supérieures 23 15 Professions intermédiaires 26 25 Employés 29 32 Ouvriers 19 24 Total actifs 100 100

Composition socioprofessionnelle des nouveaux habitants actifs installés entre 1990 et 1999 dans le Bas Montreuil et ailleurs à Montreuil (en %)

Source : Insee, recensements de la population 1990 et 1999, tableaux à façon ADISP-CMH, exploitation au quart.
Tableau 3

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les acquéreurs de logements anciens*, Bas Montreuil et Montreuil, 1998 et 2007 (en %)(*)

Tableau 3
Bas Montreuil ailleurs à Montreuil 1998 31 18 2007 39 31

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les acquéreurs de logements anciens*, Bas Montreuil et Montreuil, 1998 et 2007 (en %)(*)

(*) Sont considérés comme « logements anciens » les logements de plus de cinq ans et ceux de moins de cinq ans dont ce n’est pas la première vente.
Note : la base, réputée exhaustive, enregistre 127 transactions en 1998 et 200 en 2007 dans le Bas Montreuil, 448 en 1998 et 676 en 2007 dans l’ensemble de Montreuil.
Source : Bases BIEN 1998 et 2007, Association Paris Notaires.
figure im5
LOCALISATION DE MONTREUIL dans l’agglomération parisienne.
© IAU Île-de-France (site de cartographie interactive).

Carte 1

Carte 1

Carte 1

Évolution de la part des titulaires d’un diplôme supérieur à bac +2 parmi la population de 15 ans ou plus non scolarisée, 1990-1999, Montreuil (en points)
Source : Insee, recensements de la population 1990 et 1999. Les cartes ont été réalisées par l’auteure avec le logiciel « R ».

8Les quartiers anciens de centre-ville ont d’abord été érigés en espaces de référence par les « nouvelles classes moyennes » apparues dans les années 1970 à la faveur de la démocratisation de l’enseignement supérieur, de la croissance des Trente Glorieuses et du développement de l’État-providence. Originaires des classes populaires ou des classes moyennes traditionnelles, ces baby-boomers ayant accédé aux professions nouvelles de la santé, du travail social, de la culture ou de l’urbanisme se sont rassemblés autour d’un modèle culturel reposant sur une double rupture, à la fois sociale et générationnelle, à l’égard de leurs milieux d’origine [15]. La valorisation des quartiers anciens populaires de centre-ville – par exemple Aligre ou Daguerre à Paris, ou la Croix-Rousse à Lyon – est l’une des nombreuses manifestations de ce modèle culturel [16] : elle leur permet d’exprimer leur opposition à la culture matérialiste, rationnelle et technocrate de la bourgeoisie de l’immédiat après-guerre, que symbolisent les banlieues de grands ensembles et le pavillonnaire périurbain. Standardisation de l’habitat, confort matériel, repli sur la sphère privée, spécialisation des espaces et des temps sont ainsi rejetés d’un bloc ; le quartier ancien de centre-ville incarne, a contrario, la singularité, le primat de « l’esprit des lieux » sur leur confort, l’importance accordée aux espaces publics, la recherche d’une fusion des différents espaces de pratique et des réseaux de sociabilité. Le mythe du « quartier-village », élaboré à la suite d’enquêtes sociologiques sur d’anciens quartiers ouvriers [17], vient en appui à ces représentations. Le choix de ces espaces est également lié à l’émancipation des femmes ainsi qu’à l’institutionnalisation de la jeunesse, qui ébranlent le modèle familial tradi-tionnel : les quartiers anciens populaires en déclin offrent alors des espaces peu onéreux et permissifs autorisant la redéfinition des rôles et des aspirations sociales, à distance de la famille d’origine.

9La naissance d’une opposition entre quartiers modernes périphériques et quartiers anciens centraux est ainsi directement liée à l’émergence de ces nouvelles classes moyennes. Or, celles-ci vont se trouver en situation de diffuser leurs normes auprès des élus et des services techniques de l’État, du fait de leurs professions d’expertise, de conseil, de recherche ou de formation, ou de leurs engagements dans des syndicats et des mouvements politiques qui accèdent au pouvoir lors des municipales de 1977 ou de la présidentielle de 1981. Leur influence se traduit dès la fin des années 1970, dans le domaine des politiques urbaines, par la substitution de la réhabilitation à la démolition-reconstruction comme mode d’intervention sur les quartiers anciens. Elle agit à nouveau, quelques années plus tard, lors de la « crise des banlieues » et de la mise en place de la politique de la ville, qui constituent le deuxième temps de cette histoire.

10La construction sociale et politique des « problèmes des banlieues », qui débute dès les années 1980 et s’accélère au début des années 1990, contribue en effet doublement à la valorisation du modèle urbain incarné par les quartiers anciens de centre-ville. Premièrement, la spatialisation de la perception des problèmes sociaux entraîne la stigmatisation de certains espaces (les banlieues) et de certaines formes architecturales (les grands ensembles), auxquels sont associées certaines populations jugées « à problèmes » et perçues à travers leur âge ou leur origine ethnique [18]. En regard de ces espaces, décrits comme des lieux malades et comme des espaces de « relégation » [19], les quartiers anciens de centre-ville font figure de lieux sains et d’espaces électifs. Deuxièmement, les mots d’ordre de la réforme urbaine engagée pour répondre à ces problèmes reflètent l’adoption du quartier ancien de centre-ville comme référence. Mixité d’activités et de populations, densité, interconnaissance et solidarité, vie sociale « villageoise » animée par des rues commerçantes : l’image de la ville idéale qui se dégage des discours des députés lors de l’examen de la Loi d’orientation sur la ville en 1991 [20] ressemble à s’y méprendre à l’apologie que les membres des « nouvelles classes moyennes » faisaient de leurs quartiers dix ans plus tôt. De fait, la mise en place de la politique de la ville a offert des opportunités de reconversion aux plus militants d’entre eux [21]. Le goût des nouvelles classes moyennes pour les quartiers anciens centraux se trouve ainsi renforcé, chez leurs successeurs, par un dégoût accru envers les banlieues modernes.

11Cette histoire en deux temps se retrouve dans la façon dont les nouveaux habitants des classes moyennes-supérieures vivent leur installation dans le quartier du Bas Montreuil, des années 1980 aux années 2000. On peut en effet distinguer deux « générations de gentrifieurs », en lien avec ces contextes idéologiques, qui vivent de manière différente ce choix résidentiel [voir encadré « Les nouveaux habitants du Bas Montreuil », p. 23].

Deux générations de « gentrifieurs » face au Bas Montreuil

12On peut définir comme « gentrifieurs », en première approche, ceux des nouveaux habitants qui s’installent dans le parc immobilier ancien et contribuent au rajeunissement et à l’élévation du profil sociologique de la population. Ils présentent une diversité de profils sociologiques et de modes d’investissement dans l’espace résidentiel. Le corpus étudié fait une large place à ceux qui ont acquis leur logement et y ont réalisé des travaux. Ces gentrifieurs particulièrement mobilisés présentent un certain nombre de points communs [22]. Ils exercent quasiment tous des professions de création ou de diffusion intellectuelle ou artistique, comme salariés, intermittents ou indépendants (journaliste pigiste, chef-opérateur de cinéma ou de télévision, plasticien, graphiste free lance, danseuse, photographe, conceptrice d’exposition, rédactrice et correctrice, éditeur scientifique, etc.). La contradiction entre leur degré de culture et de connaissances et leurs niveaux de revenus et de pouvoir les place à la frontière entre les classes supérieures et les classes moyennes. D’origines sociales diverses, ils ont aussi en partage l’expérience d’une mobilité sociale – descendante pour les uns (artistes, journalistes ou cadres de la culture aux parents banquiers, médecins ou cadres dirigeants d’entreprise), ascendante mais « interrompue » [23] pour les autres (enseignants, graphistes, photographes issus de familles d’instituteurs, d’employés des services publics ou de petits commerçants). Les couples « mixtes » du point de vue des trajectoires sociales sont fréquents, de même que ceux qui associent un salarié à un intermittent ou indépendant.

13Au sein de cet ensemble, on peut distinguer deux « générations de gentrifieurs » qui constituent à la fois des vagues de peuplement et des générations sociodémographiques. Formant deux classes d’âge, ces groupes sont soudés par l’expérience d’une même « situation de génération », c’est-à-dire d’une position analogue dans le champ des possibles économiques et sociaux et face à des schèmes de pensée historiquement situés [24]. Arrivant à la même période dans le quartier, ils ont aussi en partage l’expérience de l’installation dans un même contexte urbain [25]. La première génération est formée de baby-boomers nés entre 1942 et 1955, qui s’installent dans le Bas Montreuil entre 1985 et 1992 dans un contexte de crise industrielle. Ils sont caractéristiques des « nouvelles classes moyennes » non seulement par leurs trajectoires et leurs professions (d’origines soit nettement bourgeoises soit nettement populaires, ils deviennent cadres dans le secteur médico-social, journalistes, enseignants ou plasticiens) mais aussi par leurs valeurs et leurs engagements : ils sont sensibles à des courants variés de la gauche politique et syndicale, et ils portent une volonté explicite de changer les rapports sociaux au quotidien. La seconde génération, née dans les années 1960, est formée principalement d’intermittents et d’indépendants du secteur culturel (graphiste, photographe, chef opérateur de télévision, décorateur, maquettiste, producteur, danseuse ou comédienne). Souvent passés par des formations plus courtes et plus techniques que leurs aînés (écoles privées de graphisme ou d’architecture d’intérieur, formations en audiovisuel) et entrés sur le marché du travail dans un contexte beaucoup moins favorable, ils ont un discours moins intellectuel, moins militant, plus pragmatique et plus individualiste. Ils arrivent à la fin des années 1990 et au début des années 2000, au fur et à mesure que les prix de l’immobilier grimpent et que les biens à convertir ou à réhabiliter se raréfient.

14Les uns comme les autres s’installent dans le quartier entre 25 et 48 ans, généralement avec un ou deux enfants en bas âge et un projet de vie familiale. Ils sont chassés de Paris par la hausse des prix immobiliers – celle des années 1986-1991 d’abord, puis celle qui débute en 1998. Ils souhaitent en effet à la fois s’agrandir et accéder à la propriété pour sécuriser leur trajectoire familiale et pallier ainsi l’incertitude qui pèse sur leur trajectoire professionnelle et sur leurs revenus. Beaucoup cherchent en outre un espace de travail. Montreuil les attire alors en raison de sa proximité avec l’est de Paris (où se trouvent souvent leur ancien logement et leurs partenaires professionnels), de ses prix et de son stock immobilier qui offre un grand nombre de maisons individuelles vieillies et de locaux industriels vacants [26]. De tels biens sont particulièrement intéressants pour ces ménages dotés d’un budget moyen mais disposant d’autres ressources précieuses pour mener des travaux : un emploi du temps souple, des savoirs et des savoir-faire, un réseau offrant aides et conseils, une certaine tolérance à l’inconfort matériel et à l’incertitude inhérente aux travaux. Toutefois, franchir le périphérique ne demande pas le même effort aux uns et aux autres : ceux qui arrivent dans les années 1980 vivent leur installation avec beaucoup plus de sérénité que ceux qui les suivent au cours des années 1990.

15Lorsqu’ils découvrent le quartier, les premiers voient avant tout la ligne de métro, qui leur assure une forte connexion à Paris où ils conservent leurs attaches professionnelles. Ils apprécient aussi ce qu’ils désignent comme le caractère « populaire » du quartier – c’est-à-dire en fait sa population hétérogène, sa vie sociale animée et, surtout, le fait qu’il ne paraisse pas dominé par une bourgeoisie locale en mesure de leur imposer ses normes résidentielles. Même s’ils perçoivent leur nouvel environnement comme pauvre et dégradé, ils le préfèrent souvent à leurs anciens quartiers parisiens (Place des Fêtes, Tolbiac), jugés « morts » et « excentrés » car vieillissants et mal desservis : au milieu des années 1980, la limite entre les espaces désirés et rejetés ne recouvre pas systématiquement la frontière entre Paris et sa banlieue. À la recherche de locaux vastes et faciles à transformer, ils souhaitent rester le plus près possible du métro, mais n’ont pas d’autres exigences quant à leur environnement immédiat.

16

« – Mais le fait d’aller en banlieue, étant parisien, c’était… ?
– Oui, ça ne me dérangeait pas du tout. Au contraire, on avait l’impression d’améliorer nettement notre cadre de vie, vraiment, de l’améliorer beaucoup. Et on n’avait pas l’impression que le prix à payer, c’était de se retrouver à Montreuil. […] Ici, si vous voulez, c’est beaucoup plus parisien que notre ancienne rue, au fin fond du 13e arrondissement, qui faisait faubourg paumé comme on peut pas imaginer à l’époque ! ».
[Homme arrivé en 1987, ancien réalisateur au foyer, propriétaire]

17Ceux qui arrivent à partir du milieu des années 1990 se montrent plus inquiets à l’idée de franchir le périphérique. Ils ont d’abord cherché à rester dans Paris, notamment dans des quartiers alors en gentrification (les Batignolles, Ménilmontant). Quitter Paris nécessite, selon leurs propres termes, de franchir une « limite psychologique », de surmonter des a priori négatifs voire des peurs. Ils sont aussi plus attentifs à la localisation et à l’environnement de leur futur logement. Lors de leurs visites immobilières, ils repèrent immédiatement les tours et les barres de logements, les nomment « cités » [27] et y associent spontanément des images de violence ou de petite délinquance, le terme « banlieue » synthétisant désormais ces représentations à travers des expressions telles que « ça fait banlieue ». Les biens à portée de vue de ce type d’environnement sont immédiatement disqualifiés.

18

« – Tu sais, quand t’es parisien, l’idée d’aller en banlieue, c’est… c’est affreux ! ».
[Femme arrivée en 2000, graphiste, propriétaire]

19

« – On a tous des a priori par rapport à la banlieue. C’est vrai qu’il y a des banlieues qui craignent, c’est évident. Tu vas dans les cités… Qui aurait envie d’aller – tu vois, les gens si ils y sont, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Qui aurait envie d’aller habiter là-bas ? ».
[Homme arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire]

20

« – Lui : La banlieue, j’y mettais jamais les pieds. C’est vrai qu’il y a cet espèce de frein – la banlieue, déjà à l’époque on commençait à parler des banlieues, machin, plutôt en mal…
– Elle : Et c’est vrai que dès que ça faisait trop banlieue, on laissait… ».
[Couple arrivé en 1998, conceptrice d’expositions et photographe, propriétaires]

21Peu à peu, sous la contrainte, ils s’aperçoivent pourtant que la ligne de partage entre bâti ancien et grands ensembles, supposée refléter la frontière entre centre et banlieue, pourrait passer au sein même de la banlieue.

22

« – C’était des a priori débiles, parce que par exemple, à Montreuil il y a des quartiers qui craignent et des quartiers sympas. Saint-Denis aussi, hein, le vieux Saint-Denis c’est vachement mignon ».
[Femme arrivée en 1998, conceptrice d’expositions, propriétaire]

23Ils distinguent ainsi, au fil de leurs visites, un Haut et un Bas Montreuil, auxquels ils attachent des déclinaisons différentes du populaire en fonction du bâti :

24

« – [Ici, en bas] c’est un quartier populaire, avec des gens souvent précaires… point ! Au-delà de ça, je veux dire… c’est pas pour ça que c’est moins sympathique ! C’est pas pour ça qu’on n’a pas des rapports avec les gens, c’est pas pour ça qu’on se fait agresser. On n’a jamais eu aucun problème. C’est des quartiers qui sont populaires et familiaux. Bon, là-haut c’est autre chose, tu vois. On aurait été proches des tours et des cités, là, c’est sûr qu’on n’aurait pas acheté. Ça, c’est évident. On reste dans des quartiers… ici c’est vraiment le vieux… c’est la vieille banlieue parisienne, quoi ».
[Homme arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire]

Carte 2

Carte 2

Carte 2

Part des cadres et professions intellectuelles supérieures parmi les actifs par Iris, 2006, Montreuil (en %)
Source : Insee, recensement de la population 2006. Les cartes ont été réalisées par l’auteure avec le logiciel « R ».

Graphique

Graphique

Graphique

Composition par CS détaillées des nouveaux habitants actifs cadres et professions intellectuelles supérieures installés entre 1990 et 1999 dans le Bas Montreuil (en effectifs)
Source : Insee, Recensement de la population 1999, tableaux à façon ADISP-CMH.

Les nouveaux habitants du Bas Montreuil

Le profil des nouveaux habitants du Bas Montreuil peut être approché à l’aide des données des recensements de l’Insee concernant les « migrants externes » d’une commune, c’est-à-dire les individus qui, lors du recensement précédent, n’habitaient pas la même commune. Collectées à l’échelle du Bas Montreuil [1] pour 1990 et 1999, ces données permettent de cerner le poids des gentrifieurs potentiels. En 1990 comme en 1999, 45 % des nouveaux habitants ont entre 25 et 39 ans et 21 % ont moins de 15 ans. Les diplômés du supérieur, qui représentaient seulement 7 % de la population du quartier en 1982, forment un quart des nouveaux habitants des années 1980 et un tiers de ceux qui arrivent dans les années 1990. Les cadres et professions intellectuelles supérieures forment 18 % des nouveaux habitants actifs des années 1980 et 23 % de ceux des années 1990 [voir tableau 1, p. 16].
Il faut noter le poids étonnamment élevé des professionnels de l’information, des arts et des spectacles (CS 35) arrivant dans le quartier au cours des années 1990 [voir graphique, ci-contre] : 35 % des nouveaux venus appartenant au groupe des cadres ou professions intellectuelles supérieures relèvent de cette catégorie, particulière en bien des points – des statuts d’emplois plus incertains que le salariat (intermittence et indépendance), des revenus plus hétérogènes en niveau comme en nature (salaires, allocations chômage, bourses, aides en nature, droits d’auteurs, etc.), plus irréguliers et, en moyenne, plus proches de ceux des professions intermédiaires que des autres catégories de cadres [2]. L’appartenance de cette CS au groupe des cadres s’explique néanmoins par le niveau d’études et les origines sociales généralement élevées de ses membres [3]. Il découle de ces diverses remarques que la question des trajectoires de mobilité sociale est particulièrement sensible parmi ces professionnels. On notera également qu’ils sont, avec les professions libérales, ceux qui présentent la plus forte propension à l’agrégation spatiale [4].

25Si le Bas Montreuil n’offre pas une architecture ancienne homogène comme les Batignolles ou Ménilmontant, il possède au moins la qualité de ne pas ressembler aux « quartiers sensibles ». Son mélange de maisons ouvrières, d’immeubles de rapport mal entretenus et d’usines désaffectées rassure les gentrifieurs : d’une part, il offre un environnement vierge des stigmates associés aux grands ensembles ; d’autre part, il signale un rapport de forces local potentiellement favorable, puisque ces bâtiments abritent des groupes sociaux affaiblis ou en situation précaire (des classes populaires vieillissantes, des immigrés récents n’ayant pas accès au logement social). Sans nécessairement anticiper un départ de ces populations, les gentrifieurs perçoivent qu’elles ne menaceront pas leurs conditions de vie comme ç’aurait pu être le cas des habitants des « cités ». Leur connaissance diffuse des processus de gentrification (acquise par observation autant que par la vulgarisation scientifique) joue aussi dans leur acceptation du Bas Montreuil : la « vieille banlieue parisienne » est vouée, selon toute probabilité, à une revalorisation – à condition que les élus locaux ne s’y opposent pas. Sur ce dernier point, la présence des premiers gentrifieurs et la place qu’ils ont pu prendre dans la vie sociale et politique locale ont de quoi les rassurer.

Patrimoine, mixité, culture : doter le quartier des attributs d’une urbanité positive

26Proches des mouvements politiques, syndicaux ou associatifs de la nouvelle gauche, les gentrifieurs de la première génération sont prompts à s’investir dans l’espace public et promeuvent, à cette occasion, leurs visions de la ville et des rapports sociaux [28]. Le patrimoine, l’aménagement d’une mixité sociale et la diffusion culturelle sont des thèmes qui leurs sont chers et dont ils ont parfois fait le cœur de leurs activités professionnelles ou militantes. Leurs initiatives locales, qui visent à prolonger ces engagements autant qu’à adapter leur environnement à leurs attentes, sont ainsi d’autant plus efficaces qu’elles s’adossent souvent à des ressources diverses accumulées au cours de leurs trajectoires [29].

27En témoigne, par exemple, la façon dont un couple d’enseignants d’histoire-géographie se mobilise au service de la patrimonialisation de sites et de bâtiments de la ville. Arrivés à Montreuil au milieu des années 1980 avec leurs jeunes enfants, Josette et François s’engagent rapidement dans la vie associative et politique locale, tant pour défendre leurs convictions que pour se familiariser avec un environnement qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils ont du mal à apprécier. Devenu conseiller municipal à la fin des années 1980, puis adjoint au maire dans la décennie suivante, François milite en faveur de la conservation et de la mise en valeur des anciennes usines du Bas Montreuil, mais aussi des anciens studios que Méliès et Pathé, pionniers du cinéma, occupèrent au début du siècle dans le quartier. Il incite de cette manière le maire à faire le deuil de la période industrielle de la ville, afin (selon ses propres mots) de « redonner une dimension à la ville plus large que simplement une image d’industrie » et de « ne pas opposer deux identités, un Montreuil ouvrier qu’on ne retrouvera plus, et un autre Montreuil ». De son côté, après plusieurs années d’enseignement, Josette est devenue conservatrice à l’inventaire du patrimoine d’Île-de-France. Attachée à faire connaître l’histoire de la Seine-Saint-Denis, qu’elle a étudiée d’un point de vue universitaire, elle fait classer l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul puis contribue au classement des « murs à pêches », ces anciens vergers royaux qui couvrent plusieurs hectares sur le coteau et le plateau, et enfin elle réalise un inventaire du « patrimoine horticole » de la ville. Dotée d’une légitimité professionnelle, elle travaille ainsi, selon ses propres mots, à faire reconnaître au maire la « dimension culturelle du paysage » et aux habitants « qu’il y a toute une fierté à récupérer ce patrimoine-là ». L’un comme l’autre, ils participent à la neutralisation de la composante ouvrière de la ville par son classement définitif dans l’ordre du passé et à son euphémisation par la valorisation d’histoires populaires concurrentes, l’une liée au cinéma, l’autre à l’agriculture.

28D’autres gentrifieurs, jeunes parents, investissent de leur côté certains établissements scolaires du Bas Montreuil. Un petit groupe, notamment, entreprend au début des années 1990 de lutter contre l’évitement qui touche le collège public de leur secteur afin que ce dernier « bénéficie » comme le reste du quartier des avantages de la mixité sociale qu’apporte selon eux la gentrification. Ces parents voient la mixité sociale comme un outil de réduction des risques sociaux ; ils sont conscients des logiques d’évitement et des effets de domination qu’elle comporte, mais considèrent qu’il s’agit du moins mauvais système [30]. L’action qu’ils mènent dans le cadre de la FCPE prend trois directions. L’association obtient d’abord le classement en ZEP de l’établissement, qui déclenche l’octroi de moyens supplémentaires, puis l’ouverture de classes européennes et musicales et, enfin, la construction d’un bâtiment neuf afin d’améliorer l’offre scolaire du collège. Ces parents s’emploient ensuite à corriger sa réputation auprès de leurs homologues des classes moyennes-supérieures, par une présence renforcée dans et autour de l’établissement ainsi que par un important travail de communication. Enfin, ils se penchent sur les conditions de logement et de travail des élèves les plus défavorisés : ils organisent une aide aux devoirs et soutiennent les familles hébergées par des « marchands de sommeil » dans leurs demandes de relogement.

29En aménageant ainsi l’offre scolaire locale et les conditions de cohabitation entre populations, ces habitants-rendent leur environnement plus conforme à leurs attentes : un quartier à la population mélangée, mais où les normes éducatives des classes moyennes prévalent. Bien que minoritaires dans leur choix de scolariser entièrement leurs enfants à Montreuil [31], ils parviennent en outre à transformer profondément et durablement le collège – son bâtiment, ses sections, ses moyens, sa réputation. Si leur exemple est peu suivi, leur mobilisation intense et de longue durée montre à la fois l’importance des enjeux scolaires pour ce groupe social [32] et l’ampleur des ressources qu’ils sont en mesure de mettre à leur service (temps, capital social, compétences rédactionnelles, familiarité avec les logiques politiques, etc.).

30Plus nombreux sont les gentrifieurs qui participent au développement d’une vie culturelle locale. Les artistes venus vivre et travailler dans le quartier prennent appui sur les ressources qu’il offre (de l’espace, un public potentiel, des possibilités de subventions) et, pour certains, ils envisagent comme un juste retour de s’investir dans la vie locale. Leurs initiatives mêlent événements à destination de leurs pairs (montreuillois mais aussi parisiens) et animations visant un public local plus divers socialement. Il faut dire que de la collaboration avec les structures municipales dépend souvent l’octroi de subventions ; mais on ne peut réduire leurs actions à une logique instrumentaliste, l’engagement pour la démocratisation de l’accès à la culture faisant partie des valeurs qui les distinguent d’autres fractions du champ artistique. Plasticiens, comédiens, musiciens proposent ainsi des cours ou des ateliers, travaillent avec les écoles du quartier, participent aux événements municipaux. Ces collaborations contribuent à faire de Montreuil une localité attractive pour de jeunes parents attentifs à l’offre culturelle institutionnelle. En parallèle, dans les usines désaffectées, ils aménagent des salles d’exposition, de projection, de théâtre ou de concert leur permettant de présenter leur travail et celui des membres de leur réseau. Certains de ces lieux s’institutionnalisent peu à peu : dotés d’un nom, parfois gérés par une association, ils acquièrent une petite notoriété et attirent des spectateurs de Paris et d’ailleurs. Les soirées cabaret de l’Atelier Trou Blanc (une ancienne fonderie), les bals de la Guillotine (une ancienne fabrique de pianos), les concerts aux Copeaux (une menuiserie) sont autant de rendez-vous irréguliers et semi-publics qui ont fait naître un public et des habitudes de sortie à Montreuil auprès de trentenaires des classes moyennes-supérieures parisiens autant que montreuillois.

31Au cours de ces mobilisations, ces gentrifieurs de la première génération ne manquent pas de critiquer et de bousculer la mairie, tout en bénéficiant de locaux, de subventions et d’arrangements qui leur sont généralement favorables. De fait, en dépit d’objectifs apparemment dissemblables et de conflits récurrents [33], leurs initiatives et la politique municipale des années 1980-1990 convergent pour doter le Bas Montreuil des attributs d’une urbanité de centre-ville. Face à la crise économique et démographique due à la désindustrialisation, le maire Jean-Pierre Brard [34] a en effet décidé dès le milieu des années 1980 de prendre appui sur ces nouveaux habitants pour accompagner les changements qu’il percevait comme inéluctables. Au milieu des années 1990, privé du soutien du PCF qu’il a quitté, il accentue ses échanges avec les artistes et l’intelligentsia de gauche, dont il recherche alors l’appui politique. Sur le plan symbolique, la ville entreprend à la même époque de réécrire son histoire [35] : elle fait passer l’épopée du communisme municipal au second plan derrière les deux nouvelles traditions locales, l’horticulture et le cinéma, qui donnent à l’histoire populaire de la ville de nouvelles couleurs. Par ailleurs, l’équipe municipale lance dès le milieu des années 1980 un « projet de quartier pour le Bas Montreuil » privilégiant la réhabilitation du bâti ancien, le mélange entre activités et habitat et la mixité sociale du peuplement, conformément aux injonctions politiques nationales [36]. Réhabilitation d’immeubles anciens [37], conversion de locaux industriels en bureaux et construction de logements sociaux intermédiaires changent la physionomie du quartier au cours des années 1990.

figure im9
AVANT LES TRAVAUX : Le jardin et l’arrière de la maison.
© Anaïs Collet.
figure im10
APRÈS LES TRAVAUX : L’ancien mur de crépi blanc a été peint, vieilli et décoré de panneaux dérobés.
© Anaïs Collet.
figure im11
AVANT LES TRAVAUX : Le mur de clôture du jardin.
© Anaïs Collet.
figure im12
APRÈS LES TRAVAUX : Les dalles de gravillons ont été remplacées par des pavés parisiens.
© Anaïs Collet.
figure im13
APRÈS LES TRAVAUX : Le sentier de béton et les rosiers ont laissé place à une abondante végétation.
© Anaïs Collet.

32Ces premiers axes de transformation du Bas Montreuil aident grandement les gentrifieurs de la seconde génération à surmonter leurs appréhensions. Ces derniers n’ont pas la même culture politique que leurs aînés ; méfiants à l’égard du pouvoir municipal comme envers les mots d’ordre trop idéologiques, ils concentrent alors leurs efforts sur l’esthétisation de leur environnement quotidien et la mise en place d’une intense vie sociale locale. Mais, avant tout, ils mènent un véritable travail symbolique afin de « se faire » à ce quartier de banlieue.

« J’ai fini par comprendre le charme de ces endroits » : la construction symbolique d’un quartier désirable

33

« – Le soir, le premier hiver ici, c’est dur, hein ! Parce qu’on est habitué à Paris, les vitrines, et tout… À Paris, il fait toujours beau ! Ici c’est un peu… ».
[Homme arrivé en 1998, photographe, propriétaire]

34L’« appropriation psychosociologique » [38] qui accompagne toute installation dans un environnement inconnu est particulièrement difficile pour les gentrifieurs des années 1990 qui arrivent de Paris. Tous évoquent une lente et douloureuse acclimatation aux lieux. Celle-ci passe d’abord par une conversion de leur regard – ils s’agit par exemple de « comprendre le charme » d’un bâti qui dérange :

35

« – Lui : Au début, on était extrêmement dérangés visuellement. Il n’y a pas deux maisons qui se ressemblent, c’est tout un truc.
– Elle : Oui, c’était dur, hein.
– Lui : Ceci dit, après, moi j’ai fini par comprendre le charme de ces endroits : le côté complètement hétéroclite, éclaté même… il y a un vrai charme à tout ça, hein ! Il n’y a pas une maison qui est semblable à l’autre ! [ton différent, enjoué] Tout est très… très habité ».
[Couple arrivé en 1998, conceptrice d’expositions et photographe, propriétaires]

36Une résidente urbaniste, qui arrive du 16e arrondissement de Paris, raconte bien ses difficultés d’adaptation à un environnement jugé, initialement, « pas urbain », « sans qualité architecturale », « super glauque ». Les commentaires recueillis lors de sa première visite à Montreuil sont particulièrement violents. Ils traduisent des normes d’urbanité très strictes, érigées sur le modèle de la ville ancienne (par exemple, le désir de constructions homogènes, denses, en alignement sur la rue) ainsi qu’un dégoût profond pour la banlieue pavillonnaire. L’idée même d’un centre commercial la « panique », elle fustige le mobilier urbain, le béton, les « jardinières crades » ; seul le bâtiment de la mairie datant des années 1930 trouve grâce à ses yeux. Un an et demi plus tard, elle reparle de cette période comme d’une « phase d’apprentissage » à l’issue de laquelle elle se sent enfin adaptée à Montreuil.

37Les gentrifieurs ont en effet de bonnes surprises – à commencer par la proximité de Paris et la rapidité de la desserte en métro. Certains découvrent qu’ils apprécient le calme, la faible densité des constructions et de la circulation ; d’autres sont surpris par l’intensité de la politique sociale et culturelle. Mais il est frappant de constater que, pour décrire ces bonnes surprises, ils ne parlent alors plus de « banlieue » mais de « petite municipalité », de « province » ou même de « campagne ».

38

« – [Il y a] des gens qui créent des comités de quartier, des gens qui sont assez actifs, malgré tout. Il y a des écoles… il y a une école de musique qui est géniale juste à côté… Non mais il y a plein de choses dans les petites municipalités ! ».
[Homme arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire]

39

« – Le soir, quand la journée est terminée, ça devient comme en province, ici. Il y a un calme que tu n’as pas à Paris… Moi, que je n’ai jamais eu à Paris ».
[Homme arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire]

40

« – Quand je vais à Paris, c’est exactement comme les gens qui sont en province et qui n’ont pas la ville : tu sais, c’est la tête qui tourne, qui regarde tous les magasins parce qu’il n’y a pas ça ici… [rit]. Mais vraiment, je le vis comme ça, hein ! D’ailleurs, maintenant pour rigoler, quand je vais à Paris, je ne dis pas “je vais à Paris”, je dis “je monte en ville” ».
[Femme arrivée en 1999, graphiste, propriétaire]

41

« – Un truc que j’aime bien à Montreuil, c’est les mouches, comme à la campagne ».
[Femme arrivée en 2000, graphiste et photographe, propriétaire]

42Les arrangements que chacun fait avec soi-même pour construire son goût pour les lieux conduisent à la production de nouvelles représentations et au recours à de nouvelles catégories. Même l’urbaniste, qui n’évite pas le terme « banlieue » et n’évoque ni la province ni la campagne, recourt à un autre terme que « banlieusarde » pour décrire sa nouvelle condition :

43

« – On se sentait hyper parisiens, et […] on est vraiment rentrés dans une autre catégorie de pensée, genre : on est des métropolitains, quoi. C’est marrant, hein ? ».
[Femme arrivée en 2007, urbaniste, propriétaire]

44L’appropriation des lieux passe aussi par une appropriation sélective de l’histoire locale. Les éléments qui sont retenus correspondent souvent à une certaine imagerie populaire : point de conflits sociaux, d’usines, de HLM ou d’immigration, mais des figures individuelles d’artisans, d’élites ouvrières au service de la capitale, d’inventeurs de génie ou encore de chanteurs et d’acteurs populaires. C’est le faubourg, et non la banlieue, qui transparaît dans ces récits.

45

« – Quand nous on a acheté notre maison, il s’avère que le petit papy qui habitait là, eh ben c’est lui qui a restauré le toit de l’opéra Garnier ».
[Femme arrivée en 1999, sculptrice, propriétaire]

46

« – On a appris après par des gens âgés du quartier que le gars qui a construit cette maison, c’est l’inventeur du container, tu sais, de cargo, les containers métalliques. Et en fait, son prototype, donc le premier container qui a été fait, il a été fait dans cette cour ».
[Homme arrivé en 2002, chef-opérateur, propriétaire]

47

« – Je ne connais pas tellement l’histoire locale. Simplement, ce que je sais, c’est que le parc n’était pas constructible parce que c’était une carrière de gypse et c’était avec cette carrière qu’on faisait tout le plâtre de l’est parisien. […] Et puis j’ai lu qu’il y a Lino Ventura, qui habitait Montreuil. Il y a Brel qui y a fait un petit tour, aussi. Bon, enfin, des gens que moi j’aime bien, donc ça fait toujours plaisir ».
[Femme arrivée en 1998, conceptrice d’expositions, propriétaire]

48Ces récits fournis par les gentrifieurs au cours des entretiens contribuent en même temps à la diffusion d’une image des lieux au-delà du quartier, via une enquêtrice venue de l’extérieur et accordant de l’importance à leurs propos. Certains y ajoutent des représentations sur d’autres supports. Un enquêté, qui pratique le dessin en amateur, produit sur son quartier des images à la fois bucoliques et nostalgiques qu’il offre à ses visiteurs intéressés par Montreuil, comme cette pochette de « huit souvenirs en noir et blanc » qu’il me donne à l’occasion d’une rencontre. Ses dessins mettent en valeur l’architecture de faubourg, les pavés et les trottoirs, composants d’une urbanité traditionnelle, ainsi que les façades décrépies et la végétation, signes d’historicité et de naturalité.

49Les gentrifieurs contribuent aussi à la valorisation des lieux par simple réflexe professionnel, ou du fait de leur proximité avec les milieux du journalisme et de la communication. Un habitant, graphiste de formation, qui organise une petite exposition de photos dans un café, l’accompagne d’un plan de communication professionnel (prospectus, communiqué de presse) et plusieurs articles paraissent, dont un dans Le Parisien. D’autres, proches de journalistes, sont interviewés lors de reportages consacrés aux transformations de Montreuil ; plusieurs des enquêtés sont ainsi cités dans des articles de Zurban, de Libération, ou du Monde. Ils y évoquent la ville en des termes laudatifs et mettent en avant, outre son métissage social et ethnique, les éléments qui permettent d’y vivre une vie parisienne (des bars et restaurants, le cinéma, des lieux alternatifs et la proximité de la capitale) ou qui en font un « quartier-village » (l’interconnaissance, le marché du dimanche matin où l’on retrouve ses amis). Un petit groupe de gentrifieurs organise même de façon professionnelle la production et la diffusion d’une nouvelle vision de la ville, en créant un magazine dédié à la vie montreuilloise. La ville y est comparée à des espaces emblématiques de la gentrification comme le Marais à Paris ou le Berlin des artistes [voir encadré « Le 9 magazine, une entreprise de production symbolique sur la ville », p. 33].

Les lofts et l’esthétique de l’hybridation : la construction matérielle d’un environnement distinctif

50La « réparation » de la ville et du quartier par les gentrifieurs passe également par un travail matériel sur leur environnement immédiat. Dans les années 1990, le Bas Montreuil offre encore un grand nombre de friches industrielles et de maisons individuelles décrépites [39] que les gentrifieurs préfèrent aux appartements familiaux plus modernes également disponibles. Ces biens leur offrent, pour un budget raisonnable [40], des surfaces importantes dans lesquelles ils peuvent aménager à la fois leur logement et leur lieu de travail – un bureau, une salle de montage, un atelier de sculpture, etc. Mais le choix d’un bâtiment à transformer recouvre également un enjeu esthétique : il leur permet d’intervenir sur le bâti pour l’ajuster à leurs goûts et à leurs désirs, et de jouer avec des formes architecturales classantes – par exemple, de gommer les traces d’un « pavillon de banlieue » ou de mobiliser une esthétique du loft[41] [voir encadré « Effacer le pavillon de banlieue », p. 34]. Vastes, originaux, distingués, les logements qu’ils se fabriquent contrebalancent et justifient alors leur exil en banlieue ; ils participent au rétablissement de leurs trajectoires résidentielles.

51Dans l’aménagement et la décoration, les gentrifieurs recherchent avant tout la personnalisation et l’originalité, tout en combinant des références à l’architecture industrielle et au style bourgeois ancien. Leurs réalisations conduisent à l’élaboration d’une esthétique particulière, marquée par l’hybridation entre le populaire et le distingué, qui repose sur trois opérations : un rapport sélectif aux objets populaires, le détournement de leur fonction première, et leur association à des objets ou des pratiques relevant de la culture légitime. Aux étagères lourdes de livres et de verroterie ancienne, se mêlent ainsi un pot de fromage blanc de collectivité transformé en lampe, un rétroviseur en guise de miroir, un présentoir à cartes postales garni de copies de tableaux de maîtres ou de photos d’art. Ce rapport esthète à l’environnement guide aussi les gentrifieurs dans leur fréquentation des commerces : ils allient avec méthode l’épicerie bio, les commerces de bouche du marché du dimanche et la librairie avec les puces pour les habits des enfants, le marché maghrébin du vendredi pour les « tombés du camion » et les commerces ethniques pour quelques produits repérés (tarama, épices). Ils signalent ainsi à la fois leur aisance et leur distance à l’égard de l’environnement populaire.

52Ce « savoir-décaler », qui relève des dispositions des classes supérieures et renvoie au réflexe de distinction sociale, est directement lié à leurs expériences de mobilité sociale et socio-résidentielle. En déclin par rapport à leurs origines bourgeoises, ou bloqués dans leur ascension sociale par un marché du travail et un marché immobilier défavorables, « ils importent dans ces régions abandonnées de l’institution scolaire une disposition savante, voire érudite, que l’école ne renierait pas, et qui s’inspire d’une intention évidente de réhabilitation » [42]. Dans cette esthétique, ce sont moins les objets et les lieux populaires en eux-mêmes qui sont valorisés, que le rapport de transgression des frontières sociales que suppose leur fréquentation et dont seules attestent les marques, disposées ici ou là, de maîtrise de la culture légitime. Ce rapport, appliqué aux objets et aux lieux offerts par le Bas Montreuil, conduit en même temps à l’invention de nouvelles productions et de nouvelles hiérarchies esthétiques : en particulier, alors que la gentrification des quartiers anciens centraux avait contribué à faire de l’appartement ancien un produit immobilier valorisé [43], la gentrification de ce faubourg industriel conduit à la diffusion du loft comme habitat distinctif. Toutefois, la valeur de ces aménagements et de cette esthétique repose sur le fait que ces critères soient partagés avec d’autres. Le logement et le quartier ainsi retravaillés sont alors volontiers montrés aux voisins, aux amis restés à Paris, à la sociologue qui enquête ou encore aux journalistes de passage. Les tiers jouent un rôle important : ils participent à la construction collective de la valeur de ces logements et de leur environnement. Celle-ci débouche, au début des années 2000, sur les articles de presse évoqués en introduction, ainsi que sur l’activation d’un marché montreuillois de « surfaces atypiques » qui entérine en retour cette valeur.

Le « quartier-village » réalisé : la construction d’une relative centralité

53Les gentrifieurs de la deuxième génération, bien que moins impliqués que leurs prédécesseurs dans des activités militantes, n’en transforment pas moins les relations sociales locales. L’appartenance aux mêmes univers professionnels, le statut de jeunes parents et le fait de travailler en partie sur place facilitent leurs rencontres, notamment dans les secteurs où l’habitat individuel prédomine [44]. La découverte de nombreux semblables suscite, pour reprendre l’expression d’une enquêtée, « une certaine euphorie » – elle consolide en effet la valeur du choix résidentiel – tout en conduisant au développement rapide de sociabilités de voisinage. Des relations amicales se tissent au gré d’échanges de services ou d’informations sur les enfants, les travaux ou la sphère professionnelle. Une intense vie sociale locale s’organise autour d’habitudes partagées. En semaine, on se rejoint au café après avoir déposé les enfants à l’école ou au bar à la fin de la journée de travail. On va déjeuner ensemble « chez Lili », un restaurant asiatique du quartier. On se rend visite l’après-midi pour parler d’un projet professionnel. Le week-end est ponctué par le rituel du marché de la Croix-de-Chavaux, où l’on se retrouve pour un verre en terrasse. Les vastes logements et les jardins favorisent aussi l’organisation de fêtes et, aux beaux jours, de repas entre « amis-voisins ». Des associations de quartier sont aussi créées pour soutenir le développement de cette vie locale. Elles permettent de catalyser les amitiés naissantes, de remplacer les sorties parisiennes devenues trop compliquées et trop chères avec des enfants, de faire circuler des informations ou encore d’organiser des événements dans l’espace public. Les vide-greniers, la journée d’échanges de plantes ou le carnaval sont ainsi l’occasion pour les gentrifieurs de se retrouver, de se compter, de montrer leurs centres d’intérêt et leurs normes de sociabilité et de tenter d’y associer les autres habitants. Ces événements attirent également des amis extérieurs au quartier.

Le 9 magazine, une entreprise de production symbolique sur la ville

9 magazine est un magazine créé en 2004 par une équipe de gentrifieurs montreuillois (un journaliste web, un musicien, un illustrateur de livres pour enfants, entre autres). S’il ne semble pas avoir vécu au-delà du premier numéro, il est exemplaire du travail de production symbolique que peuvent mener les gentrifieurs sur leur lieu de résidence. Le magazine, dédié à la ville, propose un « rendez-vous avec ses habitants, ses tranches de vies, ses expressions, citoyennes ou artistiques ». Chaque rubrique conduit à produire un regard sur la ville : l’interview d’un habitant invité à dire ce qu’il ferait s’il était maire de Montreuil, le portrait d’une « figure locale », la présentation d’un lieu de Montreuil, la couverture d’un événement local, etc. Le dossier central constitue sans nul doute le dispositif le plus puissant : « 9 magazine invite une personnalité à venir poser ses valises à Montreuil pendant quelques jours, et à nous livrer son regard sur la ville » ; l’invité est doté d’un appareil photo et, à l’issue de trois jours de résidence, il livre au magazine ses prises de vue, qu’il commente.
Dans le premier numéro, l’invité est DJ et producteur. L’un de nos enquêtés lui sert de guide dans la ville – dans le quartier en réalité, puisque toutes les photos ont été prises dans le Bas Montreuil. Les éléments sélectionnés dans les prises de vue, leur mise en scène et le commentaire qui les accompagne proposent presque tous des réinterprétations valorisantes du caractère populaire du quartier. Une façade décorée de fleurs en plastique et un ensemble de balais dans un magasin sont ainsi esthétisés grâce au cadre et au texte : « Il s’agit d’une proposition graphique, un ordonnancement coloré. Ces balais semblent tourbillonner. En même temps, on reste dans le populaire, la chose en plastique. J’aime cette esthétique ». De même, un logo coloré est photographié en gros plan mais il n’est pas indiqué qu’il s’agit de celui de la société d’économie mixte de la ville, apposé sur tous les HLM des années 1980 et 1990. Il est considéré comme « une proposition plastique intéressante ».
Des images permettent au commentateur d’évoquer le Marais ou Berlin. Trois photos d’éclairages dans des bars suscitent le même type de commentaire : « si tu regardes le bar, globalement tu te situes dans un troquet de quartier de Montreuil ; puis tu lèves la tête et tu découvres une déco et une mise en lumière dignes du Marais ». Le photographe a sélectionné des détails (un tube bleu, un cône lumineux, un abat-jour en pâte de verre) et les a photographiés de telle façon que, comme il le répète, « la photo pourrait être prise dans le Marais ». Plus loin, la seule photo d’une branche d’arbre fleurie suscite une comparaison avec Berlin, ville aux larges avenues arborées : « c’est vrai qu’il existe ici aussi un côté campagne ».
Enfin, deux photos ont été prises dans un foyer de travailleurs maliens. Le portrait de deux résidents – la seule photo du dossier où apparaissent des personnes – est jugé « rural et populaire » ; un commentaire redoublé par l’autre photo, où l’on voit « l’espace de travail du forgeron » dans le foyer. Pour compléter ce tableau supposé évoquer « la diversité et la richesse de la ville » (selon l’éditorial), un panneau « bobos » dans la vitrine d’une pharmacie fait l’objet d’un jeu de mots (« les bobos de Montreuil sont peut-être aussi ceux qui arrivent quand on se fait mal ») et une contrebasse posée sur un kilim évoque « l’aspect artistique de Montreuil, puisque beaucoup de jazzmen et d’artistes y résident ».
Au final, le quartier se voit relié, par l’imaginaire, au Marais et à Berlin, aux univers du graphisme et de la musique, à la campagne et à la ruralité africaine, tandis que son caractère populaire est transfiguré grâce à la magie du kitsch. Si ce premier numéro semble ne pas avoir connu de suite, il témoigne à nouveau des ressources que les nouveaux habitants sont prêts à mobiliser pour produire une nouvelle image de leur lieu de vie, et il montre les canaux esthétiques et idéologiques par lesquels ils mènent ce travail de transfiguration.

Effacer le pavillon de banlieue

Bérengère est conceptrice d’expositions ; Loïc, jardinier de formation, est devenu photographe de jardins pour des magazines et tente de développer un travail artistique. À la naissance de leur premier enfant, en 1997, ils se sont mis en quête d’un logement à acheter, d’abord dans Paris puis, contraints par les prix, à Montreuil. Leurs visites immobilières puis les travaux qu’ils réalisent révèlent les enjeux de classement associés à la forme matérielle du logement – des enjeux exacerbés par le fait de se trouver en banlieue. Alors que, dans Paris, ils visitaient des appartements anciens comme modernes, une fois passé le périphérique ils ne regardent plus que les maisons individuelles. La première qu’ils visitent les enthousiasme :
C’était une très vieille maison qui datait de 1890, quelque chose comme ça, donc c’était absolument splendide, les murs étaient à la chaux, il n’y avait pas un seul plancher horizontal, c’était… pur jus, quoi ! Il y avait une partie du rez-de-chaussée qui était encore en terre cuite, il y avait de l’histoire, quoi.
Ils y renoncent toutefois, en raison de son prix et de l’ampleur des travaux qu’elle requiert. Celle qu’ils vont finalement acheter « par raison » est présentée comme à l’opposé de ce qu’ils voulaient :
Lui : C’était une maison qui était pleine de barreaux à chaque fenêtre. C’était une petite vieille qui habitait là, et puis elle avait mis un truc blindé, et c’était absolument affreux !
Elle : Elle était en crépi, en blanc, enfin tout ce qui était… Et puis le jardin, c’était, il y avait un bâtiment ici, un bâtiment au fond, et c’était qu’une allée et il y avait un affreux rosier. C’était : de la pelouse, un affreux rosier et un chemin en dalles de pavillon, en dalles de béton, tout droit […]. C’était très austère, très froid… clinique. Voilà, c’était clinique. Aseptisé.
Lui : Oui. Et aucune araignée, rien du tout, hein !
Elle : Oh non ! Non, il n’y avait pas même pas d’odeur, quand on est entrés, tu te souviens ? C’est fou, ça.
Lui : Oui. C’était l’inverse de ce qu’on cherchait.
D’un côté les araignées, les odeurs, l’ancienneté « authentique » ; de l’autre, l’« affreux rosier » et la pelouse, les dalles de béton, les barreaux et le crépi blanc, attributs du pavillon austère et propre. Le rejet qu’ils éprouvent à l’encontre de la deuxième maison confirme leurs souhaits :
On voulait une maison avec des fantômes un truc, une maison de caractère, quoi, enfin, moi j’aime bien les vieilles pierres un jardin avec des vieux arbres quelque chose qui est déjà un peu installé [quelque chose] de surtout pas pavillonnaire, et puis à caractère, quoi.
Ils choisissent malgré tout cette maison de 65 mètres carrés, dotée d’un jardin et d’un appentis, peu chère et immédiatement habitable, mais en se promettant de faire disparaître tous les éléments qui en font un « pavillon de banlieue » :
On l’a négociée à 640 000 F et on s’est dit : à nous maintenant d’y mettre le charme qu’on ne trouve pas. C’est pas impossible, ça va demander du boulot mais c’est pas impossible.
De fait, sept ans après l’achat, l’ancienne façade de crépi est couverte de lierre et le jardin abrite, sous ses arbres et ses buissons, une baignoire en émail, une douche et des vieux pavés parisiens [voir photos, p. 26-29]. L’intérieur aussi a été profon-dément remodelé : une pièce a été créée, à la fois cuisine et salon, qui ouvre sur le jardin par une large baie vitrée ; dans le salon, le carrelage a été remplacé par un sol en béton vitrifié et le mobilier, chiné, mêle style industriel et meubles anciens. Enfin, le cabanon de jardin est transformé en atelier photo. Bérengère et Loïc ont fait passer leur logement de l’univers pavillonnaire à une esthétique mêlant des références au loft et des éléments d’ancienneté. Le jardin et l’atelier jouent en même temps un rôle de vitrine pour Loïc : ils révèlent son sens esthétique et ses compétences en botanique et lui permettent de charmer les clients potentiels arrivant de Paris.

54Ces relations de voisinage sont d’autant plus nombreuses qu’elles se doublent de relations professionnelles. C’est le bouche-à-oreille dans les milieux du théâtre, de la photo, du cinéma, de la télévision qui a pendant un temps nourri le flux des nouveaux habitants : de nombreux gentrifieurs retrouvent ainsi des gens avec qui ils ont travaillé et ils font venir à leur tour leurs amis et collègues. Les réseaux s’étoffent et un marché du travail informel se met en place : sans cesse à la recherche de nouveaux contrats, cachets ou collaborations, ces intermittents et indépendants s’embauchent mutuellement ou s’échangent des opportunités de travail [45]. Le développement du quartier comme espace de rencontres professionnelles est particulièrement important dans ces métiers où les réseaux, indispensables pour obtenir du travail, sont traditionnellement concentrés dans Paris intra-muros. La constitution de véritables « milieux » adossés à un espace géographique (le Bas Montreuil) et à des lieux de travail distinctifs (les usines reconverties) rejaillit en même temps sur l’image de la ville : Montreuil devient ainsi une localisation à la mode dans certains segments du monde de la photo ou du cinéma.

55L’entrecroisement des relations résidentielles, amicales et professionnelles dans le quartier, l’interconnaissance, la convivialité et les rituels collectifs concourent à la fabrication d’un « quartier-village ». On ne se sent pas banlieusard, puisque l’on peut tout faire sur place – travailler, sortir, voir des amis, s’occuper des enfants, faire ses courses. De plus, les fêtes, les événements dans l’espace public et les réseaux professionnels drainent à Montreuil des amis, des badauds, des collègues et placent le quartier sur la carte des déplacements des Parisiens.

56Néanmoins, cette vie sociale locale et cette relative centralité sont des constructions fragiles et imparfaites. Elles reposent sur l’homogénéité du groupe, sur l’engagement quotidien de chacun et, dans une certaine mesure, sur un mécanisme de croyance auto-réalisatrice. Les différences et les tensions entre gentrifieurs, la fatigue, les inquiétudes et le doute viennent parfois mettre en lumière la difficulté à faire du Bas Montreuil un quartier parisien. L’homogénéité sociale, qui a aidé à la construction de cet espace social, freine par exemple l’intégration de ménages aux normes légèrement décalées, y compris parmi les gentrifieurs. Des mères célibataires souffrent ainsi de l’hégémonie de la norme familiale et du degré d’interconnaissance qui leur laisse peu de liberté dans leurs vies de femmes. L’image de la province, qui avait été mobilisée pour désamorcer le stigmate de la banlieue, reparaît alors dans leurs discours dans un sens péjoratif, associée aux désagréments de l’intrusion et du commérage.

57Du reste, nombreux sont ceux qui disent avoir éprouvé, au bout de quelque temps, une sensation de saturation et d’étouffement : ils rêvent d’anonymat et de séparation entre leurs vies résidentielles et professionnelles. La vie culturelle, supposée découler de la présence des artistes et largement mise en avant par les journalistes, présente aussi des limites. Certains la perçoivent, après quelques années, comme un leurre, un ersatz médiocre de l’offre parisienne, qui permet de s’illusionner mais expose au danger de perdre de vue les ressources offertes par la capitale. Leurs craintes et leurs frustrations sont à la hauteur des enjeux associés à cette centralité culturelle : des enjeux résidentiels, mais aussi professionnels et éducatifs. Une mère qui, depuis son installation à Montreuil quinze ans plus tôt, a considérablement amélioré sa situation résidentielle et économique, dénigre ainsi aujourd’hui l’architecture de la ville comme sa vie culturelle ; inquiète que son fils adolescent ne « se complaise dans ce cadre de banlieue », elle entreprend de lui faire découvrir Paris et ses richesses artistiques au cours de promenades dans les lieux de la culture la plus légitime – le Louvre, la place des Victoires, le Café Marly, etc. Et cela fonctionne :

58

« – En fait, maintenant, il remarque vraiment la différence entre Montreuil et Paris ! »

59Une autre enquêtée, arrivée plus récemment et à la position nettement moins assurée, a plus de mal à critiquer le Bas Montreuil ; mais elle affirme elle aussi vigoureusement son attachement à Paris, tant pour e développement de sa carrière de photographe que pour la scolarisation de ses enfants :

60

« – Mes enfants ils connaissent des gens à Montreuil, et j’ai envie qu’ils soient au lycée dans Paris, parce que c’est à Paris que les choses se passent. […] J’ai peur qu’un jour ils aillent à Paris comme si c’était la capitale, tu vois, ce côté… Je veux pas qu’ils se sentent déconnectés. C’est trop bête d’habiter dans une ville qui touche Paris et de se retrouver comme un provincial.

61Ces prises de distance n’apparaissent toutefois que tard dans les entretiens, dans des moments de relâchement, et sont aussitôt nuancées, comme si les enquêtés ne pouvaient se permettre de critiquer leur situation résidentielle et leurs pairs, comme s’il y avait encore un enjeu à « faire bloc » et à y croire. Au milieu des années 2000, au moment des entretiens, le travail de construction d’une situation résidentielle enviable suppose encore un investissement de tous les instants. Ces hésitations à remettre en cause certains aspects de leur résidence révèlent l’équilibre délicat que doivent préserver ces gentrifieurs entre, d’un côté, le fort engagement local et le degré de croyance nécessaires à l’émergence d’une centralité et, de l’autre, la lucidité et la sécurité qu’apporte le maintien des liens avec la centralité parisienne.

62L’analyse du cas du Bas Montreuil invite in fine à enrichir la définition de la gentrification et à y voir, au-delà de la transformation du peuplement et de la réhabilitation du bâti, un processus de revalorisation, de reclassement d’un espace dans la hiérarchie urbaine. Ce reclassement passe par l’adaptation de l’espace urbain, dans toutes ses dimensions, aux normes des classes supérieures susceptibles de s’y installer, c’est-à-dire de leurs fractions les moins fortunées. La spécificité de ce processus tient à ce qu’il relève en grande partie d’un faisceau d’initiatives privées, non intentionnelles et non concertées, par lesquelles des habitants visent non pas à transformer la face d’un quartier, mais à ajuster leur environnement immédiat à leurs goûts et à leurs attentes. La teneur des mutations urbaines découle alors des normes qui façonnent ces attentes et de la capacité de ces habitants à les imposer.

63Sur le premier point, il apparaît que les normes d’urbanité propres aux quartiers anciens de centre-ville se sont diffusées et ancrées au sein des classes moyennes-supérieures. Le goût pour les quartiers anciens centraux avait permis aux nouvelles classes moyennes des années 1970-1980 de se différencier de la bourgeoisie traditionnelle et de se rassembler autour d’un modèle culturel alternatif, militant et critique [46]. À ce titre, les propriétés matérielles et esthétiques du lieu de résidence comptent presque moins que la possibilité d’y établir un rapport engagé, militant, porteur d’une vision éclairée des rapports sociaux [47]. Pour leurs successeurs, fragilisés sur le marché du travail et dépourvus de capital militant, l’aspiration à vivre dans un quartier ancien central peut s’interpréter comme la recherche d’une identification à ces « nouvelles classes moyennes » à la destinée enviable, d’une inscription dans leur héritage. Elle relève toujours, en tous cas, d’un enjeu de positionnement social, notamment par l’affirmation de préférences, de valeurs, de façons de vivre différentes de celles des « gens du privé » [48] (en termes de rapports au travail, de modèles éducatifs, de modèles familiaux et de rapports de genre, de valeurs politiques, etc.). Le quartier ancien est en même temps investi d’un sens nouveau suite à la mise en forme du « problème des banlieues » : il acquiert une précieuse valeur de refuge. On comprend alors toute la motivation des gentrifieurs montreuillois des années 1990 et du début des années 2000 à effacer la frontière entre Paris intra-muros et la petite couronne, mais aussi toute l’énergie que cela requiert : si le marché de l’immobilier parisien leur laisse peu de choix, leur confrontation à une banlieue construite au cours des dernières décennies en espace repoussoir nécessite, pour surmonter les appréhensions et les tensions, un fort engagement dans le « travail de gentrification ».

64Ce « travail » ne diffère pas fondamentalement de la façon dont les autres groupes sociaux présents dans le quartier occupent les lieux, les adaptent à leurs pratiques et à leurs goûts, se les approprient. Ces autres populations âgées, ouvrières, immigrées, des petites classes moyennes ou des classes moyennes et supérieures du secteur privé, sont au demeurant également visibles dans le quartier et soutiennent sans doute, pour certaines d’entre elles, d’autres formes de mobilisation locale qui mériteraient d’être explorées [49]. En 2012, les espaces publics, les équipements ou encore les commerces du Bas Montreuil ne présentent d’ailleurs pas une gentrification achevée, mais plutôt des formes subtiles de micro-ségrégation révélant des luttes d’appropriation à l’issue encore incertaine. Toutefois, sur les plans matériel et symbolique, il est certain que les habitants « gentrifieurs » ont profondément marqué le quartier depuis la fin des années 1980, comme le révèlent les productions médiatiques évoquées en début d’article et, de façon beaucoup plus brutale, le marché immobilier. L’efficacité de leurs mobilisations tient selon nous à trois facteurs.

65En premier lieu, les ménages des classes moyennes-supérieures des professions artistiques et culturelles disposent de ressources nombreuses et variées, particulièrement adaptées au travail de conversion et de reclassement de l’espace. Que ce soit dans le travail de production symbolique, dans la transformation matérielle ou dans les rapports sociaux locaux, la souplesse d’emploi du temps et les diverses formes du capital culturel viennent largement compenser les limites des ressources économiques ; la tolérance à l’incertitude et à certaines formes d’illégalité, l’aisance à l’égard des hiérarchies culturelles et la proximité avec les instances de définition et de légitimation du bon goût jouent également un rôle important.

66En second lieu, les ménages de ce groupe social s’investissent avec une particulière intensité dans l’espace résidentiel. Le temps qu’ils passent dans leur quartier, l’énergie qu’ils mettent dans les sociabilités locales, la peine et le soin qu’ils prennent à aménager leur logement, les efforts qu’ils fournissent pour (se) donner une image valorisante de ces lieux révèlent l’importance des enjeux associés pour eux à la résidence. Il s’agit en effet, à travers la valorisation de leurs logements et du quartier, de revaloriser un choix résidentiel contraint et de limiter les effets d’un relatif déclassement lié au choix de professions culturelles peu rémunératrices. Le travail sur la résidence prend alors place au sein de stratégies plus larges de conversion de capitaux : à l’instar des membres de la « petite bourgeoisie nouvelle », qui parvenaient à « produire des postes ajustés à leurs ambitions plutôt que d’ajuster leurs ambitions à des postes déjà existants » [50], les gentrifieurs convertissent leurs ressources pour produire des positions résidentielles nouvelles, qui viennent rétablir ou prolonger des trajectoires sociales mises à mal tant par le marché immobilier que par le marché du travail. La gentrification apparaît alors directement liée à des phénomènes non spécifiquement urbains : la croissance et la précarisation de l’emploi dans le secteur culturel, la dévalorisation des titres scolaires, le déclassement générationnel et la montée de l’incertitude sur les trajectoires que viennent renforcer les variations inédites de l’immobilier.

67Les ressorts sociaux de la mobilisation résidentielle, si puissants soient-ils, n’empêchent cependant pas les initiatives des gentrifieurs, prises individuellement, de rester modestes et éparses. Leurs réalisations sont fragiles, comme le montrent le relatif échec de l’investissement du collège, les mauvaises surprises immobilières qui ne sont pas rares ou encore les tensions entre gentrifieurs. Mais l’accumulation de ces actions, leur cristallisation dans des classements institutionnels (classement en ZEP, classement à l’inventaire du patrimoine) ou dans des formes matérielles (transformation du bâti, construction de nouveaux équipements) et les effets de seuil et d’entraînement (renouvellement de l’équipe municipale, articles de presse) finissent par produire des effets importants de reclassement. Apparaît ainsi un troisième facteur expliquant l’impact particulier des initiatives des gentrifieurs sur le territoire : leur relative convergence avec les mots d’ordre qui ont guidé l’action politique municipale dans les années 1980 et 1990. La recherche d’une mixité fonctionnelle et sociale, la requalification du bâti ancien, la mise en valeur d’une histoire locale alternative à celle du communisme municipal ou encore l’attraction d’activités tertiaires, mais aussi la résistance à la spéculation immobilière et aux formes les plus radicales de reconversion du territoire, le soutien aux activités culturelles et le maintien de politiques sociales ambitieuses ont sous-tendu, de façon implicite ou explicite, les interventions de la municipalité dans le Bas Montreuil de 1984 à 2008. De ce point de vue, le croisement des problématiques spécifiques aux anciens territoires industriels et aux mairies communistes en rupture avec le PCF semble avoir offert les conditions d’un accueil favorable à une partie au moins des gentrifieurs investis dans leur « cadre de vie » [51].

68L’analyse des mutations de la petite couronne parisienne sous l’angle de la gentrification permet de mettre en lumière cette forme particulière, non concertée et non intentionnelle, d’appropriation et de normalisation de l’espace urbain par les classes moyennes-supérieures qui contribue à l’embourgeoisement global de la capitale. Elle souligne en même temps le caractère à la fois prévisible et non mécanique du changement de la valeur sociale des espaces. En parallèle les ressorts de ces dynamiques urbaines sont à chercher non seulement dans les problématiques territoriales locales, mais aussi dans le renforcement de la hiérarchie implicite des formes urbaines ainsi que dans la dégradation des conditions de réalisation des trajectoires professionnelles et sociales des franges supérieures des classes moyennes.

Notes

  • [1]
    « Montreuil. L’irrésistible ascension du “21e arrondissement” de Paris », Zurban, 14 mai 2003, p. 20-23.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    « Montreuil, capitale des arts, des lettres et du cinéma », Paris Match, 7 septembre 2000.
  • [4]
    « Derrière le périph’, le 21e arrondissement de Paris », Elle, 15 mai 2000, p. 244.
  • [5]
    La commune, l’une des plus vastes et des plus peuplées de la petite couronne parisienne, est en effet marquée, dans sa topographie comme dans sa trame urbaine, par l’opposition entre, à l’ouest, une plaine en continuité avec le faubourg Saint-Antoine et, au nord-est, un plateau qui s’étend vers la commune de Rosny-sous-Bois. La plaine fut urbanisée à partir de la fin du XIXe siècle, le plateau pas avant l’entre-deux-guerres et surtout dans les années d’après-guerre. Entre les deux, le coteau, où d’anciennes carrières ont été transformées en parcs et où prédomine l’habitat individuel.
  • [6]
    Montreuil a perdu la moitié de ses emplois industriels entre 1976 et 1982, et à nouveau 28 % entre 1982 et 1987 ; les deux tiers de ces emplois étaient situés dans le Bas Montreuil. Voir Jean-Claude Toubon et al., Le Projet de quartier du Bas Montreuil. Ses effets sur le milieu industriel, Paris, Plan urbain, IAURIF, 1990.
  • [7]
    Sur la rénovation et l’agrandissement des logements existants, voir Marion Tartarin, « Fusions ou agrandissements des logements : les métamorphoses du parc privé », Cahiers de l’IAURIF Supplément Habitat, 34, 2003. Quant à la conversion d’anciens locaux d’activité en logements, c’est une pratique observée sur le terrain tant dans notre enquête que par les pouvoirs publics, mais qui reste difficile à quantifier du fait de l’exclusion de ce type d’acquisition des bases notariales transmises aux chercheurs d’une part, de la très forte sous-déclaration au service des permis de construire des travaux qui s’ensuivent d’autre part.
  • [8]
    L’analyse des prix par quartiers montre que c’est le Bas Montreuil qui a d’abord tiré ce prix moyen vers le haut. Source : bases BIEN 1998 et 2007, Association Paris Notaires. Pour plus de détails, voir Anaïs Collet, « Générations de classes moyennes et travail de gentrification. Changement social et changement urbain dans le Bas Montreuil et à la Croix-Rousse, 1975-2005 », thèse de doctorat de sociologie, Lyon, université Lumière Lyon 2, 2010, p. 174-181 et p. 371-373.
  • [9]
    Ruth Glass, « Introduction », in Centre for Urban Studies, London : Aspects of Change, Londres, MacGibbon & Kee, 1964.
  • [10]
    Islington (Londres), le Marais (Paris) ou Soho (New York) dans les années 1960, Saint-Georges, la Croix-Rousse (Lyon) ou Aligre (Paris) dans les années 1980, Williamsburg (New York), Saint-Gilles (Bruxelles) ou la Goutte d’Or (Paris) plus récemment sont des exemples typiques, couramment cités, de ce phénomène.
  • [11]
    Edmond Préteceille, par exemple, constate bien que les quartiers populaires ayant connu entre 1990 et 1999 un afflux important d’habitants au profil de « gentrifieurs », c’est-à-dire de professions scientifiques, des arts et des média, se situent autant en petite couronne que dans Paris ; mais il y voit un écart au modèle de la gentrification et un motif de réserve envers son usage. Voir Edmond Préteceille, “Is gentrification a useful paradigm to analyse social changes in the Paris metropolis ?”, Environment and Planning A, 39(1), 2007, p. 10-31.
  • [12]
    Sur ce type d’embourgeoisement, voir Bruno Cousin, « Cadres d’entreprise et quartiers de refondation à Paris et à Milan. Contribution à l’analyse différenciée du rapport des classes supérieures à la mixité socio-spatiale et aux dynamiques d’auto-ségrégation », thèse de doctorat de sociologie, Paris, OSC-Sciences Po, 2008.
  • [13]
    Entre autres, une sociabilité intensive, une porosité des espaces et des temps du travail et du hors-travail, une promotion des espaces publics et de la participation des habitants, une idéologie antimatérialiste et anti-marchande, une esthétique valorisant la singularité, etc. Nous y revenons dans la première partie de ce texte.
  • [14]
    Voir notamment Franck Poupeau et Jean-Christophe François, Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2008 ; et Agnès van Zanten, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009.
  • [15]
    Catherine Bidou, Les Aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris, PUF, 1984.
  • [16]
    Bernard Bensoussan, « Le recours au quartier. Enjeux et changement social en milieu urbain (le quartier de la Croix-Rousse à Lyon) », Cahiers de l’observation du changement social, 16, 1982, p. 181-227 ; C. Bidou, ibid. ; Sabine Chalvon-Demersay, Le Triangle du XIVe. Des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, Paris, Éd. de la MSH, 1984.
  • [17]
    Michael Young et Peter Willmott, Family and Kinship in East London, Londres, Penguin Books, 1962 ; Henri Coing, Rénovation urbaine et changement social. L’îlot n° 4 (Paris 13e), Paris, Les Éditions ouvrières, coll. « L’évolution de la vie sociale », 1966 ; Michel de Certeau, Luce Giard et Pierre Mayol, L’Invention du quotidien. t.2. Habiter, cuisiner, Paris, 10/18, 1980. Christian Topalov a montré que le mythe du quartier-village repose sur une lecture déformée de ces travaux : voir Christian Topalov, Les Constructions savantes du quartier (France, Grande-Bretagne, États-Unis), Paris, CSU, 2003.
  • [18]
    Sylvie Tissot, L’État et les quartiers. Genèse d’une catégorie de l’action publique, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2007.
  • [19]
    Voir par exemple Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, 303, mars 2004, p. 14-61.
  • [20]
    Discours rapportés par S. Tissot, L’État et les quartiers…, op. cit., p. 44-45.
  • [21]
    S. Tissot, ibid., p. 16.
  • [22]
    Les entretiens réalisés ne visent pas une représentativité des nouveaux habitants du Bas Montreuil ; ils visent à éclairer la transformation de l’espace urbain. Ils s’inscrivent pour cela dans la démarche ethnographique défendue notamment par Stéphane Beaud (« L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’“entretien ethnographique” », Politix, 35, 1996, p. 226-257). L’enquête menée dans le Bas Montreuil entre 2005 et 2008 a reposé sur une série d’entretiens longs avec une trentaine de ménages appartenant aux classes moyennes et supérieures qui se sont installés dans le quartier entre 1986 à 2007 et ont réalisé des travaux d’aménagement dans leur logement. Les propos ont été retranscrits et analysés en relation avec les observations effectuées dans les espaces privés et publics lors de diverses occasions (entretiens, fêtes privées et publiques, vide-greniers, dîners de quartier, fréquentation des bars et des commerces, etc.).
  • [23]
    On reprend ici l’expression de Pierre Bourdieu (La Distinction, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1979, chap. 3) qui souligne l’effet de la dévaluation des titres scolaires créant un sentiment d’inachèvement à l’égard du projet socioprofessionnel initial.
  • [24]
    On s’appuie sur Karl Mannheim, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990 [1928].
  • [25]
    Pour plus de détails sur la construction de ces générations et leurs propriétés sociales, voir A. Collet, « Générations de classes moyennes et travail de gentrification… », op. cit., p. 191-261.
  • [26]
    En 1990, Montreuil se distingue des autres communes limitrophes à Paris par la part importante des maisons parmi les logements (15 %) et par la petite taille des (anciens) établissements industriels, qui les rend appropriables par des ménages privés.
  • [27]
    Employée au pluriel, cette catégorie date de cette époque et renvoie à la « nouvelle question sociale » des banlieues (voir Stéphane Quadrio, « Cités. Constructions, significations, appropriations. Les aventures d’un mot et les divisions de la ville. Lyon, XIXe-XXe siècles », thèse de doctorat de sociologie, Paris, EHESS, 2005).
  • [28]
    Voir Marie-Hélène Bacqué et Stéphanie Vermeersch, Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de Mai 68, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2007.
  • [29]
    Anaïs Collet, « Les “gentrifieurs” du Bas Montreuil : vie résidentielle et vie professionnelle », Espaces et sociétés, 132-133, 2008, p. 125-141.
  • [30]
    Cette vision est portée par de nombreux sociologues ; c’est par exemple celle que soutient Marco Oberti (« Le “communautarisme de classe” : distance spatiale et sociale comme alternative à la mixité sociale », Mouvements, 15-16, 2001, p. 212-214).
  • [31]
    Dans notre enquête, les ménages de la première génération de gentrifieurs ont plutôt fait le choix d’une scolarisation locale jusqu’au bac. Au moment où nous les interrogeons, ceux de la seconde génération ont des enfants scolarisés en primaire en grande majorité dans des écoles du quartier (mais pas nécessairement dans celle de leur secteur) ; toutefois, la plupart se préparent à contourner les collèges locaux. Sur ce point, voir l’enquête menée par Agnès van Zanten (Choisir son école…, op. cit.) dans le Bas Montreuil.
  • [32]
    Il s’agit là d’enjeux en termes de diplômes mais aussi de modèles éducatifs, le fait de scolariser son enfant dans son quartier de résidence distinguant cette fraction des classes moyennes d’autres fractions aux visées éducatives différentes.
  • [33]
    Voir notamment le conflit autour du mode d’intervention sur les murs à pêches, relaté dans : Céline Delacroix, « La chute de Montreuil la rouge », Hérodote, 135, 2009, p. 110-127.
  • [34]
    Jean-Pierre Brard est maire de Montreuil de 1984 à 2008. Membre du PCF jusqu’en 1996, date où il rend sa carte du parti, il fait partie des « communistes refondateurs » qui adhèrent à la condamnation du modèle urbain des grands ensembles et mettent en œuvre la réforme urbaine incarnée par la politique de la ville. Voir S. Tissot, L’État et les quartiers…, op. cit.
  • [35]
    S. Tissot, ibid.
  • [36]
    Sur l’ambiguïté de ces objectifs, voir Marie-Hélène Bacqué, Sylvie Fol et Jean-Pierre Lévy, « Mixité sociale en banlieue ouvrière : enjeux et représentations », in Nicole Haumont et Jean-Pierre Lévy (dir.), La Ville éclatée. Quartiers et peuplement, Paris, L’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », 1998, p. 161-173.
  • [37]
    Plusieurs Opérations programmées d’amélioration de l’habitat (OPAH) subventionnent la réhabilitation de logements anciens appartenant à des propriétaires privés en échange d’un conventionnement des loyers. Les OPAH sont le principal outil d’intervention sur le parc privé ancien et précèdent ou accompagnent souvent des processus de gentrification.
  • [38]
    Paul-Henri Chombart de Lauwe, « Appropriation de l’espace et changement social », Cahiers internationaux de sociologie, 66, 1979, p. 141-150.
  • [39]
    En 1990, 15 % des résidences principales sont des maisons et la mairie dénombre 39 friches qui couvrent 14 hectares dans le Bas Montreuil. Source : J.-C. Toubon et al., Le Projet de quartier du Bas Montreuil…, op. cit.
  • [40]
    Environ 150 000 euros avant 2003, année de très forte croissance des prix.
  • [41]
    Des cloisons intérieures abattues, un sol en béton apparent, des baies vitrées métalliques, un éclairage zénithal permettent de se rapprocher de cette forme. Voir Véronique Biau, « Le loft : un nouvel habitat urbain », Espaces et sociétés, 51, 1988, p. 145-164.
  • [42]
    P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 417.
  • [43]
    Voir Alain Bourdin, Le Patrimoine réinventé, Paris, PUF, 1984. En ligne
  • [44]
    C’est le cas par exemple sur le coteau des Guilands ou dans les rues les plus proches de Vincennes.
  • [45]
    Ce phénomène est décrit dans : Hélène Hatzfeld, Marc Hatzfeld et Nadja Ringart, Quand la marge est créatrice. Les interstices urbains initiateurs d’emploi, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1998.
  • [46]
    Voir C. Bidou, Les Aventuriers du quotidien…, op. cit. ; Monique Dagnaud, « La classe “d’alternative”. Réflexion sur les acteurs du changement social dans les sociétés modernes », Sociologie du travail, 4, 1981, p. 384-405 ; et Alvin W. Gouldner, The Future of Intellectuals and the Rise of the New Class, Londres, Macmillan Press, 1979.En ligne
  • [47]
    On le montre plus en détail dans Anaïs Collet, « Le loft : habitat atypique et innovation sociale pour deux générations de “nouvelles classes moyennes” », Espaces et sociétés, 148-149, 2012, p. 37-52. Voir aussi M.-H. Bacqué et S. Vermeersch, Changer la vie ?…, op. cit. En ligne
  • [48]
    François de Singly et Claude Thélot, Gens du privé, gens du public : la grande différence, Paris, Dunod, 1989.
  • [49]
    À la manière du travail de Matthieu Giroud sur les habitants populaires de quartiers en gentrification à Grenoble et à Lisbonne, voir « Résister en habitant ? Renouvellement urbain et continuités populaires en centre ancien (Berriat Saint-Bruno à Grenoble et Alcântara à Lisbonne) », thèse de doctorat de géographie, Poitiers, université de Poitiers, 2007.
  • [50]
    P. Bourdieu, La Distinction, op. cit., p. 415.
  • [51]
    Pour une comparaison avec Saint-Denis, voir Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol, Le Devenir des banlieues rouges, Paris, L’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », 1997.
Français

Résumé

Depuis les années 1970, dans les grandes agglomérations, les anciens quartiers populaires de centre-ville sont transformés par l’arrivée de jeunes ménages des franges supérieures des classes moyennes qui les réhabilitent, au propre comme au figuré. La diffusion plus récente de ce phénomène de gentrification à la petite couronne parisienne met en lumière l’ampleur et les enjeux du travail mené par ces gentrifieurs : arrivés là par contrainte financière, ils travaillent le quartier dans toutes ses dimensions – matérielle, sociale, symbolique – pour en effacer autant que possible le caractère banlieusard et le doter des attributs des quartiers anciens de centre-ville – densité, mixité, ancienneté, centralité. L’enjeu de cette lutte est de déplacer la frontière entre quartiers désirables et quartiers repoussoirs, au regard des goûts et des normes des « nouvelles classes moyennes », et ainsi de rétablir une trajectoire résidentielle déclassante. L’analyse minutieuse des mobilisations des gentrifieurs du Bas Montreuil dans les années 1990 et 2000 révèle ainsi les mécanismes concrets de l’appropriation de l’espace et l’importance des enjeux du classement socio-résidentiel.

Deutsch

Montreuil, das „21. Arrondissement von Paris“

Montreuil, das ?21. Arrondissement von Paris“

Seit den 1970er Jahren hat der Zuzug junger Familien aus der gehobenen Mittelschicht die traditionellen Arbeiterviertel in den Stadtzentren der großen Ballungsgebieten im konkreten und übertragenden Sinn grundlegend transformiert und erneuert. Die Verbreitung dieses Phänomens bis in die an Paris angrenzenden Vororte machen das Ausmaß des Wandels und die von den „Gentrifizierern“ verursachten Folgen besonders deutlich. Sie siedeln sich zumeist aus finanziellen Gründen hier an und arbeiten daran, die Viertel materiell, sozial und symbolisch so grundlegend zu verändern, dass diese ihren Vorstadtcharakter verlieren und den Charakter von Innenstadtvierteln annehmen, was Dichte, Durchmischung und Zentralität angeht. Dabei geht es vor allem darum, die Grenze zwischen begehrten und verpönten Vierteln entlang dem Geschmack und den Normen der „neuen Mittelschicht“ zu verschieben, und so andere Viertel herabzustufen. Eine detaillierte Untersuchung von Bas Montreuil in den Jahren 1990-2000 zeigt das gentrifizierende Mobilisierungspotential auf, und legt die konkreten Mechanismen der Aneignung des Raums und der Bedeutung der sozialen Klassifizierung von Wohnraum offen.

Español

Montreuil « el distrito 21 de Paris »

Montreuil « el distrito 21 de Paris »

Desde los años 1970, dentro de las grandes aglomeraciones, los antiguos barrios populares de centro ciudad son transformados con la llegada de jóvenes familias de franjas superiores de clases medias que los rehabilitan, en sentido propio como figurado. La difusión mas reciente de este fenómeno en la corona parisina revela la magnitud y los desafíos de trabajo llevado por los gentrificadores : llevados ahí por la restricción financiera, estos trabajan en el barrio en todas sus dimensiones, material, social, simbólica para borrar al máximo el carácter suburbano y dotarlo con atributos de antiguos barrios de centro ciudad : densidad, “mezcla social”, antigüedad, centralidad. El desafío de esta lucha es de desplazar la frontera entre barrios deseables y barrios rechazados, a la mirada de los gustos y de las normas de las « nuevas clases medias » y así restablecer una trayectoria residencial desclazante. El análisis minucioso de las movilizaciones de los gentrificadores de Bajo Montreuil en los años 1990 y 2000 revela así los mecanismos concretos de la apropiación del espacio y la importancia de los desafíos de clasificación socio-residencial.

Mis en ligne sur Cairn.info le 14/01/2013
https://doi.org/10.3917/arss.195.0012
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...