CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Centre des archives économiques et financières (CAEF), fonds Direction de la prévision, B 52332.

1 Depuis vingt ans, les transformations des États et de leurs bureaucraties sont largement analysées comme le résultat de l’influence et du « succès » de nouvelles expertises en matière de « management » des organisations publiques. De nouvelles façons de penser l’organisation, les procédures, les systèmes d’incitation et les fonctionnements des systèmes administratifs viennent concurrencer et se substituer aux instruments et doctrines administratifs antérieurs. Les grands préceptes du « puzzle doctrinal » qui les subsume, appelé New Public Management (NPM), ont été largement décrits et caractérisés [1], notamment à l’aune des influences théoriques auxquelles on articule le NPM : économiques, avec les théories du Public Choice, de l’agence et des coûts de transaction ; managériales, à travers les nombreux ouvrages de gourous du management [2]. De nombreux analystes [3] ont diagnostiqué la présence de ce nouveau paradigme qui propose une « réinvention du gouvernement » [4] et ont identifié les forces macro-économiques et politiques qui favoriseraient son essor contemporain, jugé propre aux sociétés néo-libérales : influences du modèle de l’entreprise, mutations technologiques liées aux systèmes d’information, concurrence internationale dans le contexte d’un capitalisme financiarisé, tournant néo-libéral dans les programmes politiques, etc. Cette lecture valorisant une « révolution intellectuelle » en matière d’organisation administrative [5] – un changement par les idées et les expertises – est heuristique mais aussi largement incomplète si elle se contente de repérer des dynamiques générales et de conforter, en ne restituant pas ses processus de production, les représentations que le New Public Management (et ses promoteurs) donnent de lui-même : cohérence, dimension générique, naturalité, caractère scientifique, etc. Or, précisément, si le statut du NPM a été discuté, les conditions nationales de production et/ou d’importation des principes et des techniques rattachés au New Public Management n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’analyses, à la différence, par exemple, des idées économiques, keynésiennes ou néo-libérales [6].

2 À rebours des visions téléologiques et mécanistes, cet article propose d’analyser les processus de production, de diffusion et de légitimation des idées néo-managériales en France depuis les années 1970 en mettant l’accent sur les porteurs, changeants, de ces savoirs, sur leurs positions dans l’État, également variables, et sur la légitimité, fluctuante mais croissante sur le long terme, dont bénéficient les instruments et principes néo-managériaux sur cette période. Il s’agit donc de rendre compte de l’institutionnalisation progressive des idées et des recettes du New Public Management dans les politiques de réforme de l’État mais aussi dans les principaux lieux de formation (initiale ou continue) des hauts fonctionnaires en France. Pour comprendre cette coïncidence aujourd’hui observée entre des contenus de réforme, des pratiques d’experts et des enseignements puisant largement dans le kit des recettes rangées sous le label de la nouvelle gestion publique, cette contribution propose d’expliquer la genèse, la circulation et les usages de savoirs et de techniques de management destinés aux organisations publiques et aujourd’hui largement diffusés dans l’administration (indicateurs de performance, rémunération à la performance, formes multiples de contractualisation, agences, rationalisation des processus, etc.). L’analyse s’inscrit dans la perspective des travaux analysant l’émergence et la diffusion d’idées économiques [7], de savoirs au cœur des politiques sociales [8] ou de savoirs de gestion (privée) [9] mettant notamment en exergue le rôle des consultants [10]. L’objectif est d’éclairer les conditions institutionnelles changeantes de développement des techniques et des savoirs gestionnaires au sein des administrations publiques en insistant sur leur circulation entre des champs distincts (politique, bureaucratique, professionnel, académique), sur les interdépendances entre ces espaces et sur les effets de ces circulations sur les savoirs eux-mêmes.

3 Identifiant de manière schématisée quatre périodes des années 1970 aux années 2000, l’article met en évidence les formes variables d’appropriation et de soutien dont bénéficient ces recettes dans ces espaces selon les ressources et positions des experts, la viabilité politique de ces idées, la perception de leur utilité par les administrations, leur robustesse cognitive. En explorant la trajectoire hexagonale de production des savoirs néo-managériaux, il montre que les configurations historiques et institutionnelles des États engendrent des circuits différents de fabrication, d’importation et de légitimation des savoirs de nouvelle gestion publique. De ces dynamiques distinctes, résultent des usages différenciés des idées et techniques néo-managériales selon les contextes. Ces différences n’empêchent cependant pas d’observer, sur le temps long, des phénomènes de convergence et l’influence dominante de ces techniques [11].

Les années 1970 et l’essor d’un « management public »

4 La forte caractéristique du développement des instruments et des savoirs néo-managériaux dans le cas français est d’avoir été développée au sein de l’État – à l’initiative du ministère des Postes et Télécommunications, d’une part, et d’écoles de formation d’ingénieurs et de hauts fonctionnaires, d’autre part. Ils ont été avant tout portés par des universitaires en gestion qui avaient reçu une formation aux États-Unis dans le cadre du Master of Business Administration (MBA) et cherchaient à appliquer au secteur public des techniques développées au sein des entreprises. D’un point de vue économique, l’essor de ces instruments s’est déroulé dans le cadre des programmes de formations aux techniques modernes de gestion, en mobilisant des financements de la Rationalisation des choix budgétaires (RCB).

5 À partir du début des années 1970, en effet, se développe une communauté de promoteurs du « management public », particulièrement actifs dans l’élaboration d’une « doctrine » et dans le développement de diagnostics et de pratiques de gestion applicables au secteur public. Deux organismes jouent un rôle important dans ce développement, autour desquels se constitue une petite « communauté professionnelle », hétérogène.

6 D’un côté, à la suite de la constitution de la direction de l’Enseignement supérieur administratif (DESA) du ministère des Postes et Télécommunications et avec le soutien de l’ENSPTT (l’école des administrateurs des PTT), Marcel Duguet, administrateur des PTT où il occupe aussi la fonction de directeur-adjoint de la direction de l’Enseignement supérieur, préconise la création d’un organisme interne chargé de diffuser les idées « modernes » au sein du ministère. En 1970, il obtient la création du CESMAP (Centre d’études supérieures du management public [12]) qui propose une formation permanente (informatique, contrôle de gestion, marketing, psychologie ou recherche opérationnelle) ouverte aux fonctionnaires ayant quatre à huit ans d’ancienneté dans la fonction publique ou les établissements publics. La vingtaine de professeurs et assistants à temps plein du CESMAP dans les années 1970 sont, pour la plupart, issus du vivier des écoles de gestion (notamment l’ESSEC et HEC) et de cursus universitaires en gestion mais aussi en économie, en statistiques ou en finances. Une majorité des enseignants répertoriés dans le programme du CESMAP de 1972-1973 ont également en commun d’avoir suivi une formation en gestion dans une université américaine, de type MBA [13], sur financement de la Fondation nationale pour l’enseignement et la gestion des entreprises (FNEGE) [14]. Le processus est donc celui d’un double transfert : transfert de savoirs de gestion privée vers le système administratif ; transfert de méthodologies et de formes d’enseignement développées aux États-Unis et importées en France [15].

7 D’un autre côté, un projet concurrent d’organisme transversal émerge, également en 1970, et se concrétise en 1973 sous la forme du CSFM (Centre supérieur de formation au management), association 1901 initialement appelée Centre inter-écoles de management (CIEM). Il s’agit d’une initiative commune à sept grandes écoles d’ingénieurs (École polytechnique, École centrale des arts et manufactures, École nationale supérieure des télécommunications, École nationale supérieure des techniques avancées, Institut national agronomique, École nationale des ponts et chaussées, l’École des mines) rejointes par l’ENA. Soutenu par la FNEGE, l’organisme a initialement vocation à « dispenser des enseignements (dans un programme modulaire) qui seront en partie communs aux managers du secteur public et à ceux du secteur privé et nationalisé » [16] [voir document « Le projet de Centre inter-écoles de management (CIEM) », p. 20-21]. Le professeur en gestion, Robert Le Duff, s’engage aussi dans ce développement au titre d’un autre organisme, l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Caen, qu’il dirige. Dans un rapport en date du 27 mai 1971 sur la « situation actuelle et les perspectives en matière de formation aux techniques de RCB dans l’université » [17], il regrette la faible interpénétration entre, d’un côté, l’administration et le secteur privé et, de l’autre, l’université. Il déplore également la séparation opérée à l’université entre gestion privée et gestion publique.

8 Dans les années 1970, l’essor des techniques de « management public » a donc quatre ressorts : pratique (montrer l’utilité des techniques de gestion dans le programme RCB) ; économique (développer des activités qui apportent des ressources financières) ; théorique (faire exister le management public comme doctrine) ; disciplinaire (le faire reconnaître comme discipline académique, à tout le moins, à enseigner). Les deux premiers enjeux sont liés aux obstacles que rencontre le programme de rationalisation des choix budgétaires (RCB) au début des années 1970. Il s’agit d’abord d’un important problème de formation. La réforme a initialement développé ses principaux instruments (calcul économique, études coûts-avantages, budget de programmes) grâce à un petit groupe de hauts fonctionnaires et de contractuels ingénieurs, notamment au sein de la direction de la Prévision [18]. Toutefois en 1971, ces instruments à dominante micro-économique (études coûts-bénéfices) ou gestionnaires (budgets de programmes) s’avèrent extrêmement techniques et confinés à des cercles d’ingénieurs économistes. Les stages RCB organisés par la direction de la Prévision depuis août 1968 sont en manque de candidats. La RCB peine à diffuser ses méthodes à l’ensemble des fonctionnaires et, particulièrement, à ceux décrits comme « n’étant pas ingénieurs » ou de formation « littéraire » [19]. La création en juin 1971 du Colifor, le Comité de liaison pour la formation RCB fait partie des initiatives qui visent à développer « l’esprit gestionnaire ». En 1971, le CESMAP nouvellement créé, le CIEM futur CSFM en cours de création, l’Institut d’administration des entreprises mais aussi un cabinet de conseil comme la CEGOS (allié au service des affaires économiques internationales du ministère de l’Équipement) [20] sont en concurrence pour obtenir le marché de formation interministérielle à ce qu’on appelle désormais « l’introduction au management » ou les « méthodes modernes de gestion ». Le 12 juillet 1972, le Colifor confie le stage de formation aux méthodes RCB au CESMAP dont le programme est envoyé aux directions du personnel des ministères durant l’été 1972. Assis sur d’importants financements interministériels, le dispositif RCB favorise donc l’essor de la communauté professionnelle du « management public ». Les stages RCB permettent au CESMAP de tisser un réseau de relations et d’appuis au sein des ministères sectoriels qui passent ensuite commande d’autres formations. Ces dernières lui offrent la source principale de son financement. Ce mode de développement a des effets sur les formes que revêt le management public. En instaurant une relation directe entre experts du management public et ministères sectoriels, les premiers s’assurent une clientèle locale mais affaiblissent leur rôle de médiateurs et perdent toute chance de pouvoir imposer le management public comme savoir monopolistique. La démarche favorise la fragmentation du management public en techniques élémentaires diffusées à la périphérie de l’État dans le cadre de formations continues. Ces instruments sont jugés d’autant plus appropriables par les hauts fonctionnaires des ministères qu’ils ne sont pas perçus comme idéologiques mais comme techniques.

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PROJET DE CENTRE INTER-ÉCOLES DE MANAGEMENT (CIEM) et les moyens interministériels de recyclage des fonctionnaires nécessaires au développement de la RCB.
Centre des archives économiques et financières (CAEF), fonds Direction de la prévision, B 52332.
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Centre des archives économiques et financières (CAEF), fonds Direction de la prévision, B 52332.

9 Dans les années 1970, le troisième enjeu des groupes d’universitaires engagés dans l’entreprise du CESMAP est la fabrication d’un « management public » comme doctrine, à la fois cohérente et spécifique au secteur public. Initialement, cette entreprise ne va pas de soi. En raison de l’identité des fondateurs, spécialistes des domaines du management d’entreprise (contrôle de gestion, marketing, finances, etc.), le management public n’est d’abord qu’une somme de spécialités fonctionnelles, répliquant les fonctions d’entreprise. En 1972-1973, le programme des formations proposées par le CESMAP décline les grandes fonctions d’une organisation : Informatique et organisations, Finance-contrôle, Marketing, Méthodes quantitatives, Sciences humaines et organisations, Stratégie et politique générale. À cette date, le management « public » n’existe pas en tant que tel. La diffusion de techniques par le biais de programmes de formation continue accentue la fragmentation : les techniques ne font pas « doctrine » et apparaissent d’autant plus comme la seule transposition du privé au public [21]. La période est donc marquée par un travail d’écriture et de montée en généralité destiné à intégrer des savoirs fonctionnels en éléments complémentaires d’une doctrine cohérente de « management des organisations publiques ». L’entreprise s’apparente à la constitution de ce que le sociologue Andrew Abbott appelle une « compétence juridictionnelle » c’est-à-dire un savoir conférant une légitimité exclusive d’exercer dans un champ d’activités [22]. À partir de 1976, au CESMAP, sous l’impulsion d’un nouveau directeur scientifique (Patrick Gibert [23]) et sous l’influence des premiers programmes de Public Management des universités américaines, les thématiques fonctionnelles sont progressivement rebaptisées. Au tournant des années 1980 paraissent les premiers manuels généraux d’un « management public » plus intégrateur, rédigés par des membres du CESMAP ou des grandes écoles de gestion mais encore marqués par la domination des techniques de contrôle de gestion [24]. Pour renforcer sa légitimité et apparaître véritablement comme un savoir susceptible d’être reconnu comme une discipline, le management public doit donner des gages de scientificité. Le management public est légitimé comme un savoir pour les administrations en tant qu’elles sont d’abord des organisations et non des bureaucraties. L’administration est considérée comme un ensemble de grandes organisations, dont l’apparition caractérise la mise en place de l’État-providence (pour le secteur public) mais aussi l’évolution du secteur économique privé, marqué par le gigantisme des entreprises [25]. Cette nouvelle donnée pose aux administrations des problèmes de contrôle et de gestion, plus ou moins comparables aux grandes firmes : elle nécessite le développement d’une « science des organisations publiques » [26] qui combine des savoirs pratiques et informels pour gérer cette complexité (esprit managérial, adaptation à la nature de l’organisation ou à la nature de la situation, analyse du problème, etc.) et l’utilisation de techniques modernes de gestion appliquée.

10 Le quatrième enjeu majeur du processus de professionnalisation est la constitution d’une vraie filière de formation et de recherche, reconnue par l’État et sanctionnée par la création de diplôme universitaire. Cet enjeu révèle directement la concurrence qui oppose les garants de la formation classique des hauts fonctionnaires, largement dominées par les savoirs juridiques, et ceux qui promeuvent la science managériale en plein essor. Pour le directeur scientifique du CESMAP, la prégnance des concours administratifs, l’absence de la gestion publique dans les épreuves demandées et la force du modèle des « écoles de fonctionnaires » dans le système français relèguent le management public à une existence « hors du système » [27] c’est-à-dire non articulée à la formation initiale des agents publics. La centralisation de la formation des hauts fonctionnaires au sein de l’ENA redouble et accentue le phénomène pour l’encadrement supérieur. Les formations (universitaires ou professionnelles) proposées par le CESMAP, le CSFM ou les grandes écoles de gestion privilégient donc d’abord la formation permanente destinées aux agents publics ou à des publics d’étudiants susceptibles d’orienter leurs carrières vers le secteur public (établissements publics, organisations hospitalières, collectivités locales, etc.). Dans les années 1970, l’enseignement du management public est fragmentaire et stratifié, souvent soumis au contrôle des défenseurs des savoirs juridiques qui contestent sa légitimité de doctrine et le réduisent à des « techniques ». Dans une intervention au colloque CESMAP de 1980, le directeur des études de l’ENA, professeur de droit public, met directement en cause la prétention du management public à constituer un savoir général, une science et même une discipline, tous critères justifiant qu’il puisse constituer un savoir du « dispensé dans l’instance éducative centrale des hauts fonctionnaires » :

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« M. Lemoyne de Forges, directeur des études de l’ENA témoigne par exemple que malgré les discussions qui ont eu lieu depuis dix ans dans son école, l’on n’est toujours pas certain que le management public soit un corps de doctrine ; l’on n’est pas certain qu’il s’agisse d’un ensemble de connaissances à transmettre de la même manière que l’on peut transmettre des connaissances en comptabilité ou en droit administratif. En ce sens, l’ENA ne prétend pas former au management. En revanche si le management est une méthode d’approche, une sorte de savoir-faire que des écoles essayent de transmettre, alors cette idée était à l’origine même de la réforme de la scolarité de l’ENA en 1971. » M. de Forges estime pour sa part que si le CESMAP fait – comme l’a dit M. Gibert, directeur scientifique du CESMAP – du management à 90 % dans le domaine de la formation permanente alors l’ENA ferait dans cet esprit à 95 % du management public en matière de formation initiale. […] Suffirait-il d’utiliser le contenu des enseignements existant dans plusieurs écoles administratives, d’en changer les intitulés pour que cela ressemble à ce qui est enseigné outre-Atlantique sous le thème management ? Une interprétation ainsi volontairement excessive a pour objet de faire exprimer en préalable ce que l’on entend par management public avant d’essayer de construire des enseignements et de préciser leur contenu [28]. »

12 Ainsi réduit, le management public est renvoyé aux seules méthodes de gestion. Il ne saurait prétendre rivaliser avec les savoirs juridiques. Le conflit entre tenants des savoirs juridiques traditionnels, gardiens du monopole de l’institution éducative, et tenants d’un savoir importé (du privé et, en partie, des pays anglo-saxons) illustre les limites d’une stratégie focalisée sur le souci de reconnaissance par l’État. Concrètement, l’État ne reconnaît la connaissance managériale que comme un savoir subordonné. Le management public reste majoritairement centré sur la formation continue, ce qui contribue à accentuer la dimension technique et fonctionnelle des enseignements et affaiblit d’autant les possibilités de montée en généralité théorique de savoirs qui sont d’abord « pratiques ». La stratégie des promoteurs du management public, marquée par le souci de constituer un savoir acceptable dans l’État et reconnu par lui, et les contraintes qui pèsent sur eux renforce la dimension fonctionnelle (le management comme ensemble de méthodes) ou analytique (le management comme cadre d’analyse et de changement), au détriment de la structuration, in abstracto et de l’extérieur, d’une doctrine cohérente et systématique, à vocation théorique ou idéologique.

Les années 1980 et le management public sans politique

13 Les savoirs de management public continuent à être portés et développés tout au long des années 1980 dans une configuration politique et administrative qui ne favorise pas leur diffusion. La période 1981-1984 se caractérise, en effet, par la coexistence de trois interventions simultanées contradictoires sur le système administratif français qui marginalisent, d’une manière générale, les politiques de réforme administrative en tant que telles. Selon les termes de Marion Fourcade-Gourinchas, les institutions rendent « certaines alliances intellectuelles possibles et d’autres moins probables » [29]. En l’occurrence, les contraintes administratives, politiques et professionnelles des années 1980 favorisent une certaine mise en forme des savoirs managériaux. Trois déterminations influencent les conditions de production, les ressources mobilisables et les savoirs eux-mêmes susceptibles d’intervenir sur l’administration au nom de l’amélioration de son efficacité.

14 La politique de décentralisation de 1981-1984 est pensée comme un rééquilibrage constitutionnel de la Cinquième République et donne la priorité aux renforcements des pouvoirs des collectivités locales. Son effet sur l’administration est indirect par le biais des transferts de compétences mais graduel en matière de transferts d’effectifs. Durant la période 1982-1988, le marché du conseil connaît en France une très forte expansion, sous l’effet d’une croissance de la demande à laquelle participent les administrations publiques. La décentralisation engendre une demande de conseil de la part des collectivités locales ou des ministères affectés par la réforme. Selon une enquête de l’INSEE citée par Odile Henry [30], l’effectif total employé dans les cabinets de conseil en organisation et d’études informatiques est passé de 45 125 à 146 629 entre 1982 et 1989 tandis que le nombre d’entreprises de conseil en organisation a doublé de 1984 à 1989 (4 634 en 1984 contre 8 587 en 1989). Ce boom du conseil est également lié au développement de l’informatisation et à l’essor des Sociétés de services et d’ingénierie en informatique (SSII).

15 La politique de rationalisation et d’intégration du statut de la fonction publique influe également sur le développement des savoirs managériaux. Par la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique et des réformes administratives, réaffirme la valeur du statut de la fonction publique et de ses principes [31]. Il accroît la cohérence formelle de l’édifice et en organise l’extension aux trois fonctions publiques (d’État, territoriale et hospitalière) par le biais d’un texte transversal et de trois lois spécifiques. L’accent est mis sur les droits et la participation des fonctionnaires, sur leurs devoirs et obligations mais aussi sur l’idéal autorégulateur de la fonction publique, idéal fondé sur le renforcement du pouvoir des organisations syndicales et sur la participation des agents publics.

16 Enfin, la politique budgétaire, menée dès 1982, s’efforce de maîtriser les dépenses publiques en modifiant les procédures de négociation des rémunérations dans la fonction publique par le biais d’instruments discrets. Dans ce contexte, les expertises managériales ne bénéficient paradoxalement pas du soutien de la direction du Budget dont l’action privilégie les instruments rudimentaires de régulation budgétaire (annulation, gel ou mise en réserve de crédits). Cette contrainte administrative est importante car elle oriente les alliances possibles du management public français. Plus globalement, la majorité socialiste et communiste (1981-1984) puis, à partir de 1984, le gouvernement socialiste du Premier ministre Laurent Fabius sont, pour des raisons différentes, peu favorables à des appropriations politiques radicales des techniques ou savoirs managériaux. La conjoncture politique dans la première moitié des années 1980 ne permet pas une radicalisation des thèses gestionnaires sur l’administration. Avec la simultanéité de la décentralisation, de la politique de rigueur et de la politique de renforcement et de rationalisation du statut de la fonction publique, l’administration devient un enjeu de politiques (publiques) mais également un enjeu politique. La compétition que se livrent, au sein de la majorité de gauche, des groupes concurrents (grands élus locaux, PCF, seconde gauche) en faveur de programmes de réforme contradictoires sur l’administration (transferts, réaffirmation du statut de la fonction publique et nouvelle politique économique) rend les questions administratives plus sensibles politiquement. C’est d’autant plus le cas que se produit dans l’opposition une radicalisation néo-libérale qui conduit les partis de droite à revendiquer des positions anti-étatiques et anti-bureaucratiques inspirées de la « nouvelle droite » britannique (Thatcher) ou américaine (Reagan). Comme le montre le programme lancé en 1985 par le secrétaire d’État à la Fonction publique et aux simplifications administratives Jean Le Garrec [32], la majorité socialiste au pouvoir de 1984 à 1986 privilégie donc un registre de réforme susceptible de neutraliser les conflits et de constituer un compromis politique et électoral.

17 Les formes de développement des techniques et savoirs managériaux reflètent les contraintes institutionnelles de la période. Les initiatives périphériques portées par des experts en réforme (universitaires et spécialistes du management de la période précédente, consultants) dépendent des arrangements mis en place au début des années 1980 et anticipent sur les chances que leurs expertises soient reprises par les acteurs politiques et administratifs majeurs. Les interdépendances avec les politiques existantes (décentralisation, statut, budget) ont un impact sur les savoirs et par ricochet sur le contenu des réformes en construction puisque les acteurs politiques (et leurs cabinets) dépendent des expertises disponibles qu’ils sélectionnent et s’approprient selon les logiques du champ politique. Les années 1980 sont marquées par une constellation de petites communautés réformatrices, parcellaires, concurrentes, qui se développent de manière périphérique et autonome et bénéficient de relations ponctuelles et parfois contractuelles avec des ministères. Aucune ne propose de doctrine générale mais toutes assurent la promotion d’une démarche managériale ou d’un instrument spécifique : évaluation de politiques, contrôle de gestion, cercles de qualité, analyse stratégique de l’organisation [33].

18 Le premier réseau d’expertises sur l’administration qui connaît un vif succès dans la première moitié des années 1980 se développe autour des « cercles de qualité », démarche thérapeutique de management à base de participation. Il aide à caractériser les formes du management public produites et légitimées ces années-là. Le marché du conseil est alors dominé par l’essor du mouvement de la qualité et par la technique des « cercles de qualité » qui constitue, petit à petit, une nouvelle thérapeutique organisationnelle pour l’administration. En France, la cristallisation sur les cercles de qualité s’opère à travers l’organisation de conférences sur la « motivation au travail et la participation dans l’entreprise » en 1979 par l’AFCIQ (Association française pour le contrôle industriel de la qualité) [34]. En mai 1981, est créée l’AFCERQ (Association française des cercles de qualité) qui réalise, de 1981 à 1987, la promotion des cercles de qualité et du management participatif. Le président-fondateur est un médecin, Georges Archier [35], devenu consultant auquel s’associent d’autres personnalités du monde du conseil comme Hervé Sérieyx [36] ou Gilbert Raveleau, délégué général de l’AFCERQ à partir de 1983, tous deux consultants au sein du cabinet EUREQUIP [37]. Au début des années 1980, la promotion des cercles de qualité est le fruit de grands cabinets qui investissent cette mode managériale, en particulier la CEGOS [38] et EUREQUIP. L’AFCERQ connaît un vif succès, développe des formations pour les entreprises mais aussi les administrations et mobilise des soutiens grâce à de nombreuses publications [39] mais aussi l’organisation de colloques nationaux sur les cercles de qualité de 1982 à 1985.

19 Les administrations ne restent pas à l’écart de cette thérapeutique organisationnelle [40]. Des expériences disséminées, mobilisant les cercles de qualité, se font jour au début des années 1980 au sein des services extérieurs ou locaux, dans l’administration ou les organismes publics. Émerge ainsi une petite communauté d’experts dont l’animation est bientôt assurée par une chargée de mission à la direction régionale de l’INSEE, Isabelle Orgogozo, alors en charge de la formation. Elle investit la thématique des cercles de qualité, entre en relation avec des consultants de la CEGOS, d’EUREQUIP et de l’AFCERQ et organise des formations sur le sujet à l’ENA. Elle devient progressivement une des porte-parole des cercles de qualité au sein de l’administration. Elle en fait la promotion dans un article-plaidoyer destiné aux fonctionnaires [41] puis dans une série d’ouvrages dont certains sont co-signés avec Hervé Sérieyx, le président d’EUREQUIP [42]. Sous sa présidence, se met en place au sein de l’AFCERQ, en septembre 1985, un groupe de travail spécifique consacré à la fonction publique [43]. Des fonctionnaires de l’INSEE, de la Caisse des dépôts, des DDE, du CNRS, du ministère des Affaires sociales (CPAM) ou de l’Agriculture sont mobilisés. Les engagements dans les cercles sont vécus, par les plus fervents, comme relevant d’une forme de militantisme.

20 L’écho rencontré par les cercles de qualité dans l’administration reflète les contraintes des configurations de réforme et l’influence que leurs interactions exercent sur la sélection d’expertises viables. Les cercles de qualité contiennent une référence implicite aux besoins et aux satisfactions des administrés qui constituent la figure extérieure légitimant l’idéal de qualité qu’il faut satisfaire. Ils permettent de donner une forme concrète à l’administré à travers l’objectif de qualité et la responsabilisation des agents publics au niveau local et répondent aux soucis des modernisateurs d’engager une politique mettant l’accent sur le service lui-même. Ils sont aussi conformes aux idées d’égalité et d’autocontrôle réaffirmées dans la rationalisation du statut de la fonction publique. Ils se diffusent d’autant plus facilement qu’ils ne remettent pas en cause la hiérarchie et la distribution des pouvoirs dans l’organisation. Au contraire, ils s’appuient sur les démarches participatives et visent avant tout à remobiliser les agents publics autour d’objectifs qu’ils définissent localement. Le processus compte autant que le résultat lui-même. Prenant appui sur les fonctionnaires, les cercles valorisent de petites unités humaines guidées par l’idée de résolution collective de problèmes réglés localement. Enfin, ces dispositifs autonomes et autosuffisants (bien que guidés par des informations formatées de façon rigide) conviennent parfaitement à une configuration de réforme dans laquelle aucune politique publique ne vient soutenir les dispositifs de gestion. Ils doivent « se porter tout seuls ». Dans la formulation pour l’entreprise, la spécificité des cercles de qualité est de confier l’initiative aux salariés qui déterminent eux-mêmes leurs objectifs mais en cohérence avec les objectifs plus larges fixés auparavant par la direction. Dans la formulation appliquée à l’administration, la production des objectifs locaux par des cercles est largement privilégiée sur la mise en cohérence des cercles avec les objectifs généraux du service ou du ministère.

21 Un deuxième exemple permet de préciser les raisons qui font que des hauts fonctionnaires s’intéressent, dans les années 1980, aux savoirs et instruments gestionnaires. Pour le dire d’une formule, le management public y est mobilisé contre la direction du Budget et souvent présenté, par ses promoteurs, comme une alternative à la politique de rigueur entamée en 1982. De fait, dans la première moitié des années 1980, la direction du Budget ne s’intéresse pas aux outils de gestion ou au changement institutionnel. La croyance dans l’« efficacité » des réformes de gestion ou de structures en matière de réduction de la dépense publique est alors faible : les instruments traditionnels comme la rigueur salariale dans la fonction publique ou l’annulation de crédits sont jugés plus efficaces et plus fiables [44]. En opposition, certains hauts fonctionnaires praticiens issus des ministères sectoriels s’intéressent aux idées du management public comme alternative souhaitable à la politique de rigueur menée par la direction du Budget jugée trop brutale. Le succès de l’évaluation des politiques publiques à cette période, marquée par l’organisation d’un colloque en décembre 1983 qui rassemble un très grand nombre de hauts fonctionnaires (des ministères, des cabinets ministériels, des grands corps), des experts, universitaires et chercheurs et des élèves de l’ENA ou d’HEC (440 participants) [45], illustre cette alliance. Les promoteurs de l’évaluation de politiques publiques – par exemple Jean-Pierre Nioche, professeur à HEC [46] – défendent cette technique comme une alternative à des instruments de gestion (contrôle de gestion, direction par objectif, gestion de personnel) qui reflètent trop brutalement un « principe de transposition des méthodes des entreprises aux administrations » [47] et méconnaissent les « processus réels de décision et d’action des pouvoirs publics » [48]. L’évaluation est vantée comme l’instrument de connaissance idéal, adapté à un contexte marqué par la croissante des enjeux interministériels et par la décentralisation mais aussi à une configuration dans laquelle « les réformes préalables » [c’est-à-dire portant sur les règles structurantes du système budgétaro-comptable, NdA] telles que la modification de la procédure budgétaire ou celle de la comptabilité publique [sont] quasi-insurmontables [49] ».

22 Les discussions menées au sein de l’Association Services publics (ASP), créée en 1980 [50] et qui rassemble lors de ses réunions et de ses colloques des hauts fonctionnaires de gauche et des experts de tous horizons (juristes, sociologues, spécialistes du management public ou de la science administrative), donnent à voir un usage similaire. Dans ses prises de position, l’Association Services publics articule la défense de la légitimité du service public, face aux attaques néo-libérales des partis de droite, avec l’introduction d’innovations managériales. Le dépouillement des thèmes des réunions qu’elle organise en 1984 et 1985 et des colloques du 19-20 octobre 1985 et du 27-28 novembre 1987 [51] montre que les principales composantes du management public sont discutées : instruments relatifs aux techniques d’organisation budgétaire (normes pluriannuelles d’évolution des grandes masses budgétaires, globalisation des enveloppes budgétaires, négociation de contrats au niveau interministériel, diffusion de nouvelles méthodes de gestion, évaluation) et aux instruments favorisant la décentralisation des responsabilités et l’organisation administrative (démarche « projets », centres de responsabilité, etc.). La direction du Budget est plusieurs fois mise en cause par l’ASP. Lors du colloque des 27 et 28 novembre 1987 à la Sorbonne dans lequel l’association soumet au débat onze propositions de réforme, la neuvième, présentée par Christian Join-Lambert, constitue presque une attaque à l’encontre de la direction du Budget. Sous le titre « Des budgets plus experts, plus négociés, plus arbitrés », le texte dénonce une procédure budgétaire « brutale », imposant la contrainte financière sans distinction des intérêts en présence. La provocation illustre a contrario la faible viabilité administrative des idées managériales. Le réformisme managérial prôné par l’ASP « joue » les ministères sectoriels et leur légitimité de praticiens contre le Budget et cherche à s’appuyer sur leurs initiatives et celles des agents, en faveur de l’autonomisation des services en centres de responsabilité autour de projets.

23 Ainsi, alors qu’à la même période en Grande-Bretagne, les savoirs managériaux sont articulés, via les think tanks de la « nouvelle droite » [52], à la critique anti-bureaucratique portée par les théories économiques du Public Choice et sont qualifiés de néo-taylorisme [53], l’articulation du management public aux théories économiques de la bureaucratie (marginalement défendues par des économistes comme Guy Terny ou Émile Lévy) et aux enjeux de discipline budgétaire ne s’opère pas en France. Au milieu des années 1980, la culture du résultat et de la responsabilisation est moins portée par la direction du Budget que par une association mêlant hauts fonctionnaires et experts. Logiquement, les programmes de réforme administrative de la seconde moitié des années 1980 ne retiennent du management public que des instruments de gestion balkanisés sans importer l’ensemble des réflexions qui leur sont liées. Ainsi, en 1986, le programme politique de « modernisation administrative », forgé par Jean Le Garrec, secrétaire d’État chargé de la Fonction publique et des simplifications administratives, comporte-t-il trois grandes composantes : la participation des agents publics à la gestion de l’administration, l’amélioration des relations administration-administrés (informer, simplifier, protéger les droits des usagers) et l’introduction incrémentale d’instruments managériaux (gestion des effectifs, organisation de la mobilité, contrôle de gestion et surtout évaluation des politiques publiques). Le contexte politique conforte l’orientation instrumentale et expérimentale du management public centrée sur les méthodes modernes de gestion. En dépit d’effets d’annonces libéraux, le programme de modernisation administrative du gouvernement de Jacques Chirac (1986-1988) valorise les cercles de qualité dans l’administration. De même, la politique du Renouveau du service public, lancée en février 1989 par le Premier ministre Michel Rocard, institutionnalise cette formule de compromis d’un management public qui réaffirme la valeur des arrangements historiques et introduit graduellement, sous forme expérimentale, de nouveaux outils de gestion (contrat, allégement de la tutelle et du contrôle, globalisation des crédits) ainsi qu’un dispositif d’évaluation des politiques publiques. Le management public des années 1980 en France se développe ainsi autour d’une forte composante participative et auto-régulatrice, que l’on pourrait aussi appeler « égalitaire » [54], et repose sur une diffusion par expérimentation préférée à des politiques constituantes qui imposeraient de nouvelles règles de façon systématique et obligatoire. Cette structuration de la doctrine renvoie simultanément aux choix des promoteurs du management public et aux déterminations ministérielles, politiques et professionnelles qui en influencent imperceptiblement la substance tout au long des années 1980.

Du management public au New Public Management en France : la technocratisation des savoirs dans les années 1990

24 Dans les années 1980, la « modernisation » se présente comme une réforme intra-administrative. Il s’agit d’introduire prudemment des instruments de gestion sans modifier les arrangements institutionnels historiques. À partir de 1993, le développement d’une politique étiquetée « réforme de l’État » connaît des transformations significatives et trois ressorts : un diagnostic de crise des « façons de faire » historiques du système administratif ; la mise en cause, beaucoup plus systématique, des règles fondamentales de l’administration en termes d’organisation, de gestion des ressources ou de gestion du personnel ; la stabilisation, dans les rapports consacrés à l’administration et les projets de réforme, d’une doctrine globale, intégrant sur un mode cohérent des techniques, largement inspirées des conceptions et des instruments du New Public Management. Les emprunts implicites ou explicites à des principes ou des instruments du New Public Management deviennent systématiques dans les « grands rapports » de réforme de l’État successivement publiés dans les années 1990, comme dans les réformes initiées à la fin des années 1990 (la loi organique du 1er août 2001 dite « LOLF ») [55]. Les instruments managériaux sont désormais mobilisés sur la plupart des dimensions constitutives du système administratif – organisation, personnel, finances, service au public – et sont présentés comme les éléments articulés d’une doctrine globale et cohérente.

25 Ce succès de la « nouvelle gestion publique » dans les années 1990 ne va pas de soi. Dans les années 1980, la communauté professionnelle des promoteurs du « management public » n’est en effet pas parvenue à occuper une place au centre de l’État ni à asseoir sa position institutionnelle et sa juridiction intellectuelle. Les programmes en sont restés à l’introduction expérimentale d’outils de gestion, sans remise en cause des règles constitutives du système administratif. Pour caractériser la nouvelle configuration, on défend l’hypothèse d’une dépossession paradoxale : le succès français de la nouvelle gestion publique ne repose pas sur la communauté d’experts du management public des années 1980 (qui fait au contraire l’objet d’une relative marginalisation) mais sur plusieurs groupes de hauts fonctionnaires qui, dans les années 1990, importent les thèses en vogue dans les pays anglo-saxons de la « nouvelle gestion publique », pour en proposer une adaptation française ; ils jouent ainsi le rôle de « traducteur », de « médiateur » et d’importateur du New Public Management et en deviennent les experts et les porteurs. Deux mouvements doivent être distingués

26 Une première dynamique dans les années 1990 réside dans les multiples créations de lieux publics de fabrication d’expertises de réforme de l’État et dans le contenu de leurs expertises. Pour la première fois, des commissions officielles du Plan prennent directement « l’État » pour objet. À la commission « Efficacité de l’État » du Xe Plan (1989-1992), présidée par le journaliste François de Closets [56], succède en 1992, dans le cadre des travaux préparatoires du XIe Plan, la commission de réflexion sur l’État, « État, administration et services publics de l’an 2000 », présidée par Christian Blanc, ancien préfet (1983-1989), ancien président de la RATP (1989-1992), alors nouveau patron d’Air France [57]. En novembre 1993, le Premier ministre Édouard Balladur confie une nouvelle commission de réforme de l’État [58] à Jean Picq, un conseiller-maître à la Cour des comptes doté d’une expérience du secteur privé à l’Aérospatiale et chez Hachette. Elle est structurée en trois blocs distincts : une direction partagée entre le président Jean Picq et le rapporteur général Jean-Ludovic Silicani [59] qui, maître des requêtes au Conseil d’État, a une expérience dans deux établissements publics ; un comité de six membres pleins et deux associés qui constitue, avec le président, l’instance délibératrice [60] et se définit comme un « comité de sages » ; un groupe élargi comprenant six rapporteurs généraux adjoints et 23 rapporteurs qui, issus des grands corps de l’État et des grands ministères sectoriels, sont chargés de réaliser dans le délai très court de trois mois un ensemble d’audits des grands secteurs d’action de l’État. Jean Picq a refusé de recourir aux cabinets de conseil : « Je ne voulais pas de cabinet d’audit. C’était une réflexion sur l’État, pas une réforme administrative. En revanche, je les ai associés deux ou trois fois comme consultants sur ma méthode et ma matrice. On voulait puiser dans les forces de l’État. On a choisi par cooptation ou par appel au corps » [61]. Dans la continuité de ce mouvement, un Commissariat à la réforme de l’État (CRE) est officiellement créé en septembre 1995. Dirigé par Jean-Ludovic Silicani et composé d’une vingtaine de hauts fonctionnaires, il est conçu pour « couvrir » l’ensemble des champs administratifs et contribue à la constitution d’une expertise cohérente et intégrée. En vertu de la circulaire du 26 juillet 1995 sur la réforme de l’État que le directeur du CRE a largement contribué à écrire, l’organisme élabore un ambitieux plan triennal de réforme de l’État [62].

27 Dans les commissions de ce type, une nouvelle forme d’organisation étatique est préconisée et se légitime, qui acclimate les principes et solutions prônés par le New Public Management. L’examen d’un corpus constitué des rapports des quatre commissions de réforme confirme l’émergence d’une représentation globale et cohérente de l’État, en nette rupture avec les programmes de modernisation [63]. Le leitmotiv de la nouvelle architecture organisationnelle dessinée par les rapports repose sur le souci de séparer et différencier les fonctions stratégiques de décision, de conception, de pilotage mais aussi de contrôle ou d’évaluation des politiques publiques, des fonctions dites « administratives » chargées de la mise en œuvre, de la « simple » exécution ou de la prise en charge des politiques publiques. Promouvant l’idéal d’un État-stratège et d’un « recentrage de l’État », les rapports font également la part belle à une série de techniques managériales intégrées dans une doctrine globale de réorganisation : recomposition des administrations centrales en « directions stratégiques d’état-major » [64], externalisation, réforme des compétences et qualifications requises pour accéder à la haute fonction publique, contractualisation des relations entre administrations centrales et services déconcentrés, mesure et évaluation systématique des résultats, autonomie des gestionnaires via la globalisation des crédits, etc.

28 La multiplication des activités d’expertise, des missions et des commissions illustre de façon exemplaire la technocratisation des lieux de production du New Public Management en France. L’introduction plus explicite des idées néo-managériales est de plus en plus le fait de hauts fonctionnaires, souvent issus des grands corps (Cour des comptes, Conseil d’État, Inspection générale des finances), alors même que les formations universitaires au management public des années 1980 ont périclité et que les groupes porteurs des idées de gestion publique dans la période antérieure sont fragmentés et marginalisés. De façon significative, la mission Picq qui se présente elle-même comme « le » lieu de fabrication d’une nouvelle architecture de l’État et d’un néo-managérialisme à la française procède à l’audition de 764 personnes qui se trouvent être presque exclusivement issues de la haute fonction publique [65].

29 Une dynamique parallèle et complémentaire d’étatisation des recettes gestionnaires se manifeste par ailleurs. Au sein de la direction du Budget, un bureau de la première sous-direction (le 1-B), créé en 1986 par le sous-directeur de la synthèse Daniel Bouton, en remplacement du bureau SCOM (Organisation et méthodes), est en charge des méthodes de gestion. Conçu comme un « laboratoire » visant à dépasser les instruments classiques de rigueur, il est marginalisé jusqu’au milieu des années 1990. Il fonctionne initialement comme un lieu de recueils d’informations et de méthodes, sans être placé, à l’intérieur de la direction du Budget, en position de décision ou même d’action. Ses promoteurs lui demandent, au-delà des considérations d’économies budgétaires, de proposer aux ministères d’améliorer leur gestion et leur productivité et d’être « responsabilisés » dans la gestion de leurs ressources. En 1987, le 1-B élabore un modèle de « charte de gestion » mais il est pris de court par l’initiative des centres de responsabilité portée par le ministère de la Fonction publique. Constitué d’agents n’appartenant pas aux grands corps de l’État, il est parfois mal considéré au sein de la direction du Budget, et même accusé, pour ses orientations managériales, d’être « trop proche des ministères dépensiers ». De nombreux « budgétaires » redoutent en effet que les instruments de gestion n’affaiblissent les capacités de maîtrise des dépenses publiques. Tout au long des années 1990, cependant, le 1-B joue un rôle croissant dans l’élaboration et l’importation d’idées et d’instruments néo-gestionnaires que ces membres travaillent, recyclent, adaptent et diffusent à travers des contacts noués avec le comité de gestion publique (PUMA) de l’OCDE, des cabinets de conseil (Arthur Andersen, McKinsey ou Bossard) mais aussi les ministères sectoriels eux-mêmes (le ministère de l’Équipement). Grâce à une expertise qui rencontre l’intérêt croissant de l’équipe dirigeante de la direction du Budget, plusieurs sujets importants font l’objet d’initiatives prudemment introduites à la marge du fonctionnement budgétaire, souvent par le biais d’expérimentations : contrôle financier déconcentré, réforme des nomenclatures budgétaires, globalisation des crédits, contrats de service avec les services des ministères. Développés de manière incrémentale, ces instruments qui font partie du « kit » du NPM sont porteurs de nouvelles manières de penser et de réguler les relations entre administrations centrales et services déconcentrés. Significativement, ils seront tous repris et systématisés dans le cadre de la grande réforme de la procédure budgétaire du 1er août 2001 (LOLF). Les profils des chefs successifs du bureau 1-B sont révélateurs. De 1986 à 1997, les quatre fonctionnaires qui en ont la charge ne sont ni de purs budgétaires issus de la direction du Budget ni des fonctionnaires des grands corps. Ils sont passés par l’ENA, mais par le biais du concours interne. Leur investissement dans des techniques gestionnaires peu valorisées dans leur institution n’est pas étranger à un déficit de ressources initiales ; il leur permet, quand ces outils gagnent en légitimité, d’accéder à des positions qui leur étaient initialement inaccessibles. Leur engagement traduit également un rapport pratique, non idéologique, aux fonctionnements administratifs et aux recettes gestionnaires qui constituent bien, pour eux, une alternative « éclairée » aux méthodes peu élaborées de réduction des dépenses publiques et de gestion traditionnelle des deniers publics.

30 Il est frappant d’observer que les ouvrages d’enseignement de la gestion publique et d’instances de formation au management public qui, dans les années 1980, étaient écrits par des universitaires (Gibert, Burlaud, Laufer), sont, au début des années 2000, signés par des hauts fonctionnaires, appartenant plutôt au camp des praticiens [66]. Le rapport de trois inspecteurs des finances sur les procédures budgétaires étrangères est ainsi publié sous la forme du manuel Gestion publique : l’État et la performance[67]. Cette évolution témoigne du faible ancrage universitaire de la gestion publique, hérité des années 1980 et de l’appropriation du savoir managérial par l’État et de l’inversion de la relation entre professionnels du management et haute fonction publique. Alors que la communauté professionnelle du management public des années 1980 faisait passer ses idées, non sans difficultés, dans des cercles de hauts fonctionnaires en quête d’expertises, c’est désormais la haute administration qui s’approprie la nouvelle gestion publique et en fabrique la version légitime. Cette configuration dessine un modèle technocratique de production de savoirs managériaux. L’État et ses agents reconnaissent l’intérêt du management public, non comme une discipline indépendante, mais comme une nouvelle doctrine administrative dont ils revendiquent l’expression et s’approprient le langage.

31 La montée en puissance et la légitimation de ces savoirs interviennent dans un contexte d’internationalisation des recettes, sous l’effet de mécanismes de transfert transnationaux et de pressions normatives où circulent et sont légitimés des « standards de gestion » génériques dans le cadre d’interactions répétées et de forums au sein desquels sont échangées des idées et des expériences [68] et dans lesquels les hauts fonctionnaires français sont de plus en plus impliqués. Le comité de gestion publique de l’OCDE, dit comité PUMA, constitue certainement le réseau international le plus influent dans cette diffusion. Réorganisé en 1990, il est très actif dans la production de standards néo-managériaux de réforme sur toute la dernière décennie. Le comité PUMA [69] rassemble deux fois par an les représentants nationaux des ministères de la Fonction publique des pays de l’OCDE. Avec l’aide d’experts internes ou externes, il publie des fascicules sur des sujets thématiques (gestion des ressources humaines, service au public, gestion des effectifs, outils de gestion, etc.) ou sous la forme d’une doctrine globale. L’influence du PUMA dans la diffusion des solutions néo-managériales dans la haute fonction publique française, particulièrement au sein des ministères prescripteurs des Finances et de la Fonction publique, est indéniable, bien que difficile à mesurer. Les fascicules techniques constituent une base de travail dans l’élaboration de réforme de gestion (sur les contrats de service, la contractualisation, la gestion des effectifs, etc.) et les groupes de travail auxquels participent des hauts fonctionnaires français favorisent l’apprentissage d’expériences étrangères (par exemple avec les pays d’Europe du Nord) et les mécanismes d’importation discrète. Certains hauts fonctionnaires français s’impliquent plus directement dans l’organisation du comité de gestion publique. Bernard Pêcheur, directeur général de l’administration et de la fonction publique et véritable cheville ouvrière du Renouveau du service public et de la modernisation administrative, occupe par exemple le poste de président du comité de gestion publique de l’OCDE.

32 D’autres réseaux transnationaux accroissent leur influence à partir des années 1990. Le réseau EUPAN (European Public Administration Network) qui réunit de hauts fonctionnaires appartenant aux administrations nationales en charge de la gestion des politiques du personnel dans les fonctions publiques (les directeurs généraux de la fonction publique), sous la coordination de l’Institut européen d’administration publique (IEAP) de Maastricht, organise ainsi, depuis 1988, des rencontres annuelles dites « informelles » entre les ministres de la Fonction publique des États-membres. De même, avec le mouvement de concentration dans le secteur du conseil et de l’audit au cours de la première moitié des années 1990, de grands cabinets à culture anglo-saxonne (Accenture, ex Andersen Consulting ; Price Waterhouse-Coopers ; Capgemini ; Bearing Point regroupant KPMG Consulting et Arthur Andersen France) jouent un rôle plus important à ce niveau international [70]. C’est alors que les multinationales du conseil développent des filiales spécifiques « services publics » et des prestations évolutives, d’abord centrées sur l’informatique, puis sur les audits comptables et les réformes de la comptabilité publique et, enfin, sur des réorganisations/dé-bureaucratisations [71]. Au début des années 2000, les échanges entre hauts fonctionnaires des instances spécialisées et entreprises de conseil se renforcent et favorisent la diffusion des standards de gestion publique. Le Commissariat à la réforme de l’État (1995-1998) utilise temporairement des sociétés de conseil.

33 Le mode de production des savoirs managériaux sur l’État, dans les années 1990, apparaît donc comme un système à deux volets : technocratisation des savoirs avec appropriation de nombreux lieux de production par des hauts fonctionnaires ; importation discrète de standards de gestion publique et processus de socialisation à travers des mécanismes d’influence normative via des réseaux transnationaux. Par ces deux mécanismes, les hauts fonctionnaires français finissent par partager les mêmes normes gestionnaires et organisationnelles que les consultants ou les promoteurs transnationaux qui les conseillent.

L’institutionnalisation des techniques de rationalisation dans les années 2000 : les consultants et la RGPP

34 Les années 2000 sont marquées par l’opérationnalisation de certains des instruments NPM recommandés dans les rapports ou expérimentés au sein de la direction du Budget. Plus largement, la période est dominée par un rapprochement significatif, quoique localisé, entre des groupes de hauts fonctionnaires progressivement spécialisés dans l’ingénierie de la réforme de l’État et des consultants privés qui, avec des réformes comme la loi organique relative aux lois de finances dite LOLF, ou, à une plus grande échelle, la Révision générale des politiques publiques (RGPP), renforcent leur accès à l’État et leur influence dans l’État et sur les réformes.

35 Portée par une alliance à distance entre des groupes de parlementaires des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat, d’un côté, et, de l’autre, des membres réformateurs de la direction du Budget et de la direction générale de la Comptabilité publique [72], la fabrication de la LOLF (lancée en 1998, votée le 1er août 2001 et mise en œuvre à partir de janvier 2006) n’est qu’indirectement liée à la dynamique précédente. Elle est d’abord enclenchée en 1998 et sous l’égide du président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Didier Migaud, soucieux de revaloriser les pouvoirs du Parlement en matière d’initiative budgétaire et de contrôle de l’administration. Sur le plan des expertises, elle témoigne pourtant de l’importation tangible et systématique, de part et d’autre (Parlement et direction du Budget), de techniques budgétaires et gestionnaires néo-managériales diffusées par l’OCDE, cette fois adoptées dans un cadre opérationnel, celui de la réforme de la procédure et des formats budgétaires et des processus de gestion des finances publiques. Elle manifeste l’emprunt croissant à des recettes développées à l’étranger. En mars 2000, l’Inspection générale des finances remet ainsi une étude de benchmark sur les systèmes de gestion publique par la performance et les procédures budgétaires dans huit pays (Canada, Danemark, Grande-Bretagne, Pays-Bas, États-Unis, etc.) [73]. Les administrateurs du Sénat, qui préparent et négocient la réforme à l’été 2000, mobilisent les fascicules de l’OCDE sur la gestion par la performance. Au sein de la direction du Budget, ces documentations sont bien connues même si les expériences françaises avancées n’ont pas été négligées : la mise en place de démarches objectifs-moyens de contractualisation au ministère de l’Équipement (depuis les années 1980) et au sein de la direction générale des Impôts (à la fin des années 1990) ont été précisément analysées dans le cadre du bureau 1-B. Pour bon nombre d’entre eux, les instruments adoptés sont caractéristiques du NPM : budget de programmes, objectifs, cibles, indicateurs de performance, enveloppe globale, formes développées de contrôle de gestion, système de responsabilisation, etc.

36 À la suite de la LOLF, le rôle du ministère des Finances dans l’importation et la traduction de nouvelles recettes inspirées du New Public Management ne cesse de s’accroître de 1998 à 2007. La LOLF renforce en effet l’institutionnalisation d’instances spécialisées dans la réforme de l’État. En mars 2003, est ainsi créée la direction de la Réforme budgétaire (DRB) au sein du ministère de l’Économie et des Finances pour prendre en charge le développement et la mise en œuvre de la LOLF. Cette « administration de mission », à durée de vie limitée, s’appuie sur des hauts fonctionnaires en charge de la réforme à la direction du Budget, à la direction générale de la Comptabilité publique mais également dans les directions financières de certains ministères. Elle a recours aux expertises de l’Inspection générale des finances mais fait aussi largement appel à « l’assistance de cabinets de consultants pour la méthodologie et la gestion d’ensemble du projet aussi bien que pour la communication et la formation et plus récemment pour la modernisation des procédures budgétaires et comptables de la dépense et de la recette » [74]. Sa capacité à élaborer, communiquer et diffuser les principes et instruments de la LOLF est importante et elle bénéficie du soutien d’organismes spécifiques créés ad hoc au sein du ministère des Finances : le comité de pilotage interministériel de la LOLF qui rassemble les principaux directeurs de Bercy (DRB, direction du Budget et direction générale de la Comptabilité publique) et les directeurs financiers des ministères dits « dépensiers » ou le Comité interministériel d’audit des programmes (CIAP) composé de quatorze inspecteurs généraux qui contrôle la qualité des programmes et des indicateurs proposés par les ministères au ministère des Finances.

37 En juin 2005, dans le nouveau gouvernement Villepin, le portefeuille de la « réforme de l’État » est attribué au ministre en charge du Budget, Jean-François Copé, ce qui témoigne de la suprématie désormais exercée par le ministère des Finances et marque une rupture historique avec l’attribution de la réforme administrative au ministère de la Fonction publique que le Renouveau du service public en 1989 avait en quelque sorte institutionnalisée. En juillet 2005 est créée la direction générale de la Modernisation de l’État (DGME) placée sous l’égide du ministère en charge du Budget. La DGME opère la fusion de la DRB et de trois structures auparavant rattachées au Premier ministre et en charge de la simplification administrative, de la modernisation de la gestion publique et du développement de l’administration électronique. À partir de 2006, la DGME diffuse des recettes managériales dans l’administration fondées sur les expertises détenues par les organismes absorbés. Dans l’immense chantier de la LOLF, doublé de la mise en place du progiciel ACCORD puis CHORUS, les instances spécialisées dans la réforme de l’État (DRB, DGME) mobilisent les entreprises de conseil dont le rôle s’amplifie dans le cadre des « audits de modernisation » (dits « audits Copé ») lancés en 2006 par le ministre du Budget [75] : réalisés par les inspections des administrations, ces audits associent également discrètement des consultants.

38 La séquence de réforme contemporaine appelée « révision générale des politiques publiques » (RGPP) [76] marque, en matière de sources et de contenus d’expertise, une double réorientation qui intervient, selon nous, dès 2005 puis plus drastiquement à partir de 2007. D’une part, le rattachement de la « réforme de l’État » au ministère du Budget en juillet 2005 et la création de la DGME, le lancement des audits de modernisation en 2006 puis la création d’un grand ministère du Budget, des Comptes publics, de la Modernisation de l’État et de la Fonction publique [77] en juin 2007 confirment le changement de stratégie concernant les sources d’expertise des réformes et le radicalisent. Le dispositif RGPP se revendique d’expériences étrangères antérieures, menées au Canada (les premiers documents officiels font explicitement référence au Canadian Program Review menée en 1995-1996 [78]) ou en Grande-Bretagne (Comprehensive Spending Reviews depuis 2002). Son « invention », lors de la campagne électorale de 2007, mobilise quelques hauts fonctionnaires et proches du candidat, autour de Claude Guéant, futur secrétaire général de l’Élysée. Les cabinets de conseil n’interviennent pas, semble-t-il, à ce stade. En mai-juin 2007, cependant, dans la phase de préparation et de cadrage de la RGPP, lancée officiellement le 10 juillet 2007, le gouvernement Fillon mobilise le cabinet Capgemini sur la base d’éléments contractuels des marchés passés au titre des audits de modernisation menés en 2006-2007 [79]. Dans cette configuration, la nouvelle stratégie du ministre du Budget, des Comptes, de la Modernisation de l’État et de la Fonction publique considère que les solutions de réforme doivent venir de l’extérieur, et non être abandonnées à l’exercice introspectif des hauts fonctionnaires. Dès 2005, la mise en place de la DGME et le lancement des audits de modernisation [80] mettent en place la formule qui sera systématisée avec la RGPP : la réalisation d’audits par des membres des inspections des administrations associés à des consultants, avec la volonté de « croiser les expertises » et de s’appuyer sur des acteurs extérieurs. « Nous allons chercher des idées de sujets à l’étranger, par exemple les achats au Royaume-Uni et en Italie, l’immobilier en Allemagne, la visioconférence à Singapour, les amendes à Hong-Kong, la paye en Italie, etc. », déclare en 2006 Jean-François Copé, secrétaire d’État au Budget [81]. Dès les audits de modernisation, la DGME s’appuie sur une innovation importante du nouveau code des marchés publics de 2006, le dispositif d’accord-cadre [82]. Cette nouvelle procédure fait opérer une première sélection de cabinets de stratégie et de conseil, « qualifiés » pour candidater aux appels d’offres passés ultérieurement. Ce dispositif avantage les structures de grande taille, mieux équipées pour être retenues en raison de la diversité de leur offre de services et de l’importance de leurs effectifs. Parce qu’il laisse en dehors du marché les petits cabinets, ce dispositif favorise donc aussi les solutions standardisées et internationalisées des cabinets anglo-saxons. Dans le cadre des lots attribués pour les audits de modernisation en 2006, certains cabinets de conseil vont donc participer au cours de l’été 2007, c’est-à-dire avant même le premier conseil de modernisation des politiques publiques (CMPP) du 12 décembre 2007, aux travaux des équipes mixtes d’audit. En juillet 2007, la DGME lance une procédure d’appel d’offre intitulée « Assistance à la mise en œuvre opérationnelle du programme de révision générale des politiques publiques de l’État et appui à des actions de transformation » [voir document 2, « Appel d’offre DGME pour assistance à la mise en œuvre de la RGPP », p. 34] et constituée de trois lots. Le premier lot, comportant un volet « assistance à maîtrise d’ouvrage et appui à la RGPP », est accordé au groupement solidaire de cabinets McKinsey-Accenture. McKinsey est en charge de l’accompagnement du cadrage d’ensemble de la RGPP. Les lots n° 2 et 3 sont respectivement octroyés à Capgemini-Boston Consulting Group (BCG) et à Ernst & Young. Avec la RGPP, la DGME place les consultants au cœur de l’État.

39 De ce fait, d’autre part, le changement de stratégie porté par la RGPP concerne aussi le contenu des audits. Lors du tournant politique de 2007, les équipes de campagne reprennent à leur compte le principe d’un examen exhaustif des dépenses publiques. La commande ne porte plus sur des réflexions d’ensemble au sujet des dysfonctionnements et de la réforme de l’État. Elle se caractérise désormais par une attention systématique à la dépense, sur un modèle explicitement emprunté aux programmes canadiens de 1995 (« nous avons retenu des Canadiens l’idée de regarder systématiquement les dépenses et de voir comment on peut les rendre plus performantes » [83]) et articule automatiquement les propositions de réformes de structures et de réorganisations à la réduction des dépenses publiques, rebaptisée « accroissement des performances ». La RGPP entend ainsi faire examiner les objectifs, les dépenses, les résultats et les modus operandi des grandes politiques publiques ministérielles par des équipes d’audit. À travers une série de questions qui servent d’argument de communication, elle affiche même l’objectif de réfléchir, « sans tabou », à la remise en cause de toutes les institutions administratives et se focalise sur les enjeux budgétaires et le souci de redimensionner l’État en recourant, chaque fois que nécessaire, à l’externalisation et au secteur privé : « Que faisons-nous ? Quels sont les besoins et les attentes collectives ? Faut-il continuer à faire de la sorte ? Qui doit le faire ? Qui doit payer ? Comment faire mieux et moins cher ? Quel scénario de transformation ? » [84]. Quatorze équipes d’audit travaillent ainsi sur « l’appareil productif » des ministères ; six sur les politiques interministérielles d’intervention (logement, emploi, développement des entreprises, politique familiale, assurance maladie, solidarité et lutte contre la pauvreté) et quatre groupes transversaux analysent les relations entre l’État et les collectivités locales, l’administration déconcentrée, la simplification administrative et la gestion des ressources humaines.

40 Dans cette configuration, le dispositif de réforme de la RGPP confie aux cabinets de conseil, particulièrement aux consultants en stratégie, un rôle inédit dans le contexte français. Les élites politiques et les groupes restreints de hauts fonctionnaires qui entourent ces cabinets sont à la fois convaincus de la nécessité de réformes de restructuration et prêts à s’appuyer fortement sur leurs savoir-faire [85]. De manière inédite en France, les équipes constituées pour les audits RGPP (entre 200 et 300 personnes selon les estimations) associent officiellement les membres des inspections générales et des consultants externes dont l’expertise repose sur une légitimité différente de celle des hauts fonctionnaires [86]. L’implication des inspections est un premier fait remarquable. Il a été calculé que la RGPP avait absorbé 34 % du temps des inspecteurs des finances entre juillet et décembre 2007, douze inspecteurs généraux ayant été nommés chefs d’équipes sur un total de 21 missionnés par le Premier ministre, assistés de 35 inspecteurs [87]. Contrairement aux audits de modernisation de la période 2005-2007, dont une grande partie est mise en ligne, les audits RGPP sont restés des documents confidentiels. Peu impliquée en amont dans le contenu des audits RGPP, la DGME devient, dans la phase de mise en œuvre, une véritable interface entre administrations et cabinets de conseil. En novembre 2007, son premier directeur, Franck Mordacq, énarque, administrateur civil, ancien directeur de la première sous-direction de la direction du Budget puis de la direction de la Réforme budgétaire (DRB), est remplacé par François-Daniel Migeon, X-Ponts devenu directeur de projet puis associé au sein du cabinet de stratégie McKinsey [88]. En 2007, un cabinet, comme Roland Berger participe directement à la réorganisation des services de la DGME (notamment Innovation). La composition de la DGME se transforme aussi sensiblement dans le contexte de la RGPP. En 2006, sur 161 personnes travaillant au sein de ses trois départements [89], 50,2 % sont embauchés sur contrats à durée déterminée (deux ou trois ans), les autres membres étant fonctionnaires. En 2011, les contractuels représentent 63,9 % des 142 membres [90]. Les trois services de la DGME (Conseil, Innovation, Projets) recrutent sur contrat des personnels consultants, juniors ou seniors, issus de structures multiples (McKinsey, BCG, Bain & Company, Ernst & Young, PriceWaterhouseCoopers, Deloitte, Accenture, Capgemini, Roland Berger, Oliver Wyman, Eurogroup, etc.) en fonction des compétences variées qu’ils recherchent (conduite du changement, Lean Management, management des systèmes d’information, service aux usagers, etc.). Les trois services ne recrutent pas les mêmes profils, ne défendent pas les mêmes orientations ni les mêmes préconisations.

figure im4
EXTRAIT DE L’APPEL D’OFFRE DGME pour assistance à la mise en œuvre de la RGPP. Cahier des clausestechniques particulières n° 11 bis du 10 juillet 2007 – Assistance à la mise en œuvre opérationnelle du programme de révision générale des politiques publiques de l’État et appui à des actions de transformation. Pour la direction générale de la modernisation de l’État du ministère du Budget, des Comptes publics et de la Fonction publique.

41 D’une manière générale, les rôles assurés par la DGME correspondent à ses fonctions d’interface. D’un côté, la DGME assure les fonctions de « greffier » du processus RGPP en assurant le suivi des décisions des différents conseils de modernisation des politiques et, surtout, de leur état d’avancement (mis en scène sous la forme de feux de couleurs différentes) [91]. D’un autre côté, notamment par le biais de son service Conseil (présenté comme le « cabinet de conseil interne de l’administration » et dirigé par un diplômé d’HEC et de l’ENA) [92] et du département « Leviers », elle joue un rôle d’appui aux projets de réorganisation des ministères affectés par la RGPP et capitalise l’expertise du secteur du conseil, dont elle embauche les agents et s’approprie les démarches et le langage. Elle peut alors intervenir seule ou mener des missions mixtes, avec des consultants et sous la responsabilité d’un de ses membres. Elle peut aussi conseiller les ministères dans leur recherche d’un cabinet. Le service « Projet » est également en lien avec des consultants, notamment sur les systèmes d’information et l’administration électronique. L’homogénéité des services de la DGME et des méthodes qu’elle diffuse ne doit cependant pas être exagérée. Comme le soulignent les interlocuteurs rencontrés, la DGME connaît un fort turnover depuis 2007 et s’appuie sur des personnels jeunes. Ce turnover élevé s’explique en partie parce qu’il n’est pas certain que la DGME constitue, pour les consultants qui y sont temporairement recrutés, un tremplin dans la carrière. À l’inverse, la DGME peut constituer une étape, pour des fonctionnaires, vers le conseil [93].

42 Dans cette configuration, les grands cabinets de conseil en stratégie jouent un rôle plus important qu’auparavant : McKinsey, BCG (Boston Consulting Group), Roland Berger sont des cabinets privilégiés dans les missions de réorganisation. D’autres cabinets majeurs (Accenture, Capgemini, Ernst & Young), aux activités multiples (stratégie, audits et surtout systèmes d’information, branche particulièrement rémunératrice) sont également très impliqués dans les réorganisations [94]. Selon le calcul proposé dans le rapport parlementaire d’évaluation de la RGPP, le montant des crédits engagés par les trois marchés passés de 2007 à 2011 pour des prestations d’audits et d’études de modernisation s’élève à 111 millions d’euros. Le changement d’échelle est réel. Cette implication des consultants dans les politiques de réforme de l’État a de puissants effets sur le contenu et les formes des politiques de réforme [95]. Dans le cas de la RGPP, les consultants amènent des méthodologies et des savoir-faire relatifs au suivi du changement (restitutions (« reporting »), tableau de bord, remontée d’information, bilan d’avancement) mais aussi aux formats de présentation (le « powerpoint » prenant la place du rapport, plus caractéristique de la culture administrative française). Leur influence ne doit ni être exagérée ni minorée. Sur le fond, les membres des inspections dans les équipes d’audit ont souvent cadré et limité leurs rôles. Si les relations ont sans doute été variables d’une mission à l’autre, la présence systématique des cabinets d’audit favorise évidemment la diffusion de savoirs de réorganisation spécifique.

43 Au cœur de la RGPP et des solutions préconisées par la DGME, la technique dite du Lean Management (traduire « amaigrissement ») est particulièrement prisée, notamment au ministère de l’Intérieur où elle est utilisée dans les préfectures. Méthode de rationalisation ancienne développée dans les entreprises japonaises dans les années 1950 (Toyota) puis américaines qui s’inspirent du toyotisme, le Lean est entièrement centré sur la réduction des gaspillages et des pertes générés à l’intérieur d’une organisation dans le but d’améliorer sa production et son rendement. Les méthodes variées, par le biais d’indicateurs d’activités centrés sur les services délivrés aux clients/usagers, proposent de supprimer des fonctionnements négatifs dans l’organisation (délais d’attente, des stocks, des procédures ou traitements inutiles) qui conduisent généralement à des réorganisations permettant des économies de main-d’œuvre. Dans les années 2000, le Lean Management connaît un renouveau dans les sociétés de service (assurances, banques, etc.) qui veulent réduire leurs coûts de structure. À la même période, il devient aussi une expertise prisée des grands cabinets de stratégie et de conseil, par exemple chez McKinsey. En 2007, Accenture rachète la société de conseil Georg Group, spécialisée dans les techniques d’amélioration des procédures, et notamment dans l’une des déclinaisons du Lean, le Lean Six Sigma. En 2008, c’est le cabinet Oliver Wyman qui absorbe le cabinet Hemeria, cabinet conseil en stratégie, organisation et amélioration opérationnelle, également spécialisé dans le Lean dans les secteurs de l’industrie et des transports. Avec la RGPP, le Lean Six Sigma devient, sans surprise compte tenu des liens entre la DGME et les consultants, la méthode utilisée pour rationaliser les procédures administratives, notamment dans les préfectures et sous-préfectures et dans les services judiciaires. Il met l’accent sur la mesure des attentes du client, l’amélioration de la qualité du service (et non la seule productivité) et la réduction de ses temps de délivrance et l’optimisation des processus et des coûts. D’autres recettes font florès comme les « centres de services partagés » (ou « fonctions support ») qui favorisent les démarches de mutualisation et relèvent de la même circulation de méthodes utilisées dans les grandes entreprises privées et désormais importées dans l’État par le biais des grands cabinets de conseil.

44 Ces allers-retours ne se limitent pas aux recettes néo-managériales. Ils concernent aussi quelques jeunes hauts fonctionnaires au cœur de la mise en place des réformes RGPP [96], dont les trajectoires professionnelles incluent des passages précoces dans des cabinets de conseil, après ou avant l’ENA, ou plus largement dans le secteur privé. Outre François-Daniel Migeon, Sébastien Proto, conseiller de Nicolas Sarkozy pendant la campagne 2007 puis directeur adjoint de cabinet d’Éric Woerth en charge de la modernisation de l’État (2007-2009) et directeur de cabinet du même ministre (2009-2010), est un inspecteur des finances, énarque (2004), diplômé de l’ESSEC qui fut un temps auditeur chez Arthur Andersen (2001-2002), passe temporairement par la Banque Rothschild (2011) avant d’être rappelé comme directeur de cabinet de Valérie Pécresse, ministre du Budget, des Comptes publics et de la Réforme de l’État puis à nouveau intégré dans l’équipe de campagne du président Sarkozy en 2012. De même, Nicolas Calcoen, directeur adjoint de cabinet d’Éric Woerth en charge du Budget (2007-2010), est un énarque (1998), brièvement économiste au FMI (2002-2004), conseiller technique auprès de Jean-François Copé, secrétaire d’État au Budget (2005-2006) qui pantoufle à partir de 2010 comme directeur de la stratégie et du développement au sien du cabinet de gestion d’actifs financiers Amundi Asset Management (ex Crédit agricole Asset Management). Cédric de Lestrange, diplômé de l’ESCP, énarque (2002), administrateur civil à la direction générale des Impôts, est conseiller technique d’Éric Woerth, en charge de la modernisation de l’État (2007-2010) puis en charge de la politique immobilière et des achats de l’État de François Baroin, nouveau ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État (2010-2011). En 2011, il devient directeur adjoint au sein de la direction Immobilier d’entreprise de Bouygues Immobilier. Indéniablement, la RGPP s’est (en partie) appuyée sur des réseaux de jeunes hauts fonctionnaires, passant vite en cabinet après leur sortie de l’ENA et aux logiques professionnelles très poreuses avec le secteur privé et le milieu du conseil [97].

45 Dans l’évolution des conditions de production, de diffusion et d’utilisation des techniques et des savoirs rangés sous le label du New Public Management des années 1970 aux années 2000, le processus technocratique de production, d’appropriation et de légitimation des savoirs néo-managériaux qui s’est produit dans les années 1990 apparaît central. Alors que les experts du management public des années 1980 (universitaires et consultants) ne sont pas parvenus à asseoir leur position institutionnelle et intellectuelle au sein des instances de formation des agents de l’État, les idées managériales sur l’administration sont appropriées et retraduites, dans la décennie 1990, par des groupes de hauts fonctionnaires qui les organisent en nouvelle doctrine administrative globale, cohérente et légitime, convergente avec les idées NPM développées dans d’autres États. Les recettes de nouvelle gestion publique sont alors légitimées au point de constituer un langage alternatif aux savoirs juridiques que la haute fonction publique avait longtemps défendus. Parallèlement, ces instruments prennent sens auprès de hauts fonctionnaires praticiens du ministère du Budget en raison des problèmes qu’ils permettent de prendre en charge (la maîtrise des dépenses publiques, la décentralisation de la contrainte auprès des gestionnaires des ministères). Cette onction technocratique et cette viabilité administrative [98] favorisent, par la suite, le recours plus systématique aux cabinets de conseil privés, renforcé par la convergence des profils entre hauts fonctionnaires spécialisés dans la réforme de l’État (souvent issus, avant l’ENA, de grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs) et consultants.

46 Dans les années 2000, les évolutions des enseignements témoignent de la large diffusion et de l’institutionnalisation des techniques et savoirs de rationalisation gestionnaire. L’Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE) qui remplace en juillet 2001 l’ancien centre de formation continue du ministère des Finances, propose un grand nombre de formations à la gestion publique. Porteur d’une école de la LOLF, l’IGPDE a ensuite développé, à l’automne 2010, sous le pilotage de la DGME, « l’École de la modernisation de l’État » qui forme des auditeurs hauts fonctionnaires à la nouvelle culture de la gestion publique et à ses instruments [99]. La modification des enseignements à l’ENA à la suite de la réforme menée en 2004-2005, participent également d’une évolution très progressive de la formation des hauts fonctionnaires vers une scolarité centrée sur trois thématiques, l’Europe, l’administration des territoires, mais aussi la gestion publique et la réforme de l’État [100]. En 2007, le programme de gestion et management publics inclut une large part d’enseignements des techniques et savoirs néo-managériaux (management par la performance, analyse de coûts, usagers, gestion des ressources humaines, conduite du changement, etc.), qui restent cependant assurés par des hauts fonctionnaires issus des grands corps. Les savoirs de gestion publique semblent ainsi solidement enchâssés dans les différentes institutions propres à l’État en France (écoles, ministère du Budget et des Comptes publics, grands corps), véhiculés dans des réformes et simultanément promus par des groupes de hauts fonctionnaires spécialisés et des consultants. On ne saurait évidemment conclure à une conversion généralisée de la haute fonction publique française. Pour de nombreux hauts fonctionnaires occupant des postes de spécialistes opérationnels en ministères, les recettes néo-managériales sont trop éloignées des enjeux professionnels de politiques publiques et des fonctionnements ordinaires des administrations. En 2011, la RGPP semble concentrer toutes les attaques des agents et des syndicats fonction publique.

47 L’importance de la spécificité nationale dans le processus de production des savoirs de « management public » ne doit cependant pas dissimuler le processus d’importation et de légitimation de ces idées. Le management public, en tant que mix de pratiques, de doctrine voire de discipline, est produit nationalement et constitué sous contraintes institutionnelles (la position de ses porteurs, l’organisation de la profession, la reconnaissance et la légitimité de ces savoirs dans l’État, l’intérêt qu’y portent les administrations, la viabilité politique). Dans ces processus, les formes d’institutionnalisation du management public (types de savoir, positions des experts, soutiens étatiques, circuits de diffusion, etc.) et les contenus des réformes administratives ne sont pas séparables. Les dynamiques de production du management public interagissent avec les conditions institutionnelles existantes (administrative, politique, professionnelle) et influencent les réformes qui, en retour, peuvent favoriser ou freiner la diffusion des idées.

Notes

  • [1]
    Séparation entre les fonctions de stratégie, de pilotage et de contrôle et les fonctions opérationnelles de mise en œuvre ; fragmentation des bureaucraties verticales par création d’unités administratives autonomes (des agences), par décentralisation ou par empowerment de groupes d’usagers ; recours systématique aux mécanismes de marché (concurrence entre acteurs publics et avec le secteur privé, individualisation des incitations, externalisation de l’offre) ; mise en place d’une gestion par les résultats fondée sur la réalisation d’objectifs, la mesure et l’évaluation des performances et de nouvelles formes de contrôle dans le cadre de programmes de contractualisation.
  • [2]
    Christopher Pollitt, Managerialism and the Public Service. The Anglo-American Experience, Oxford, Blackwell, 1990 ; Christopher Hood, “A public management for all seasons?”, Public Administration, 69(1), 1991, p. 3-19 ; François-Xavier Merrien, « La nouvelle gestion publique : un concept mythique », Lien social et politiques, 41, 1999, p. 95-103 ; Philippe Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2009.
  • [3]
    Albert Ogien, L’Esprit gestionnaire. Une analyse de l’air du temps, Paris, EHESS, 1995 ; John Clarke et Janet Newman, The Managerial State. Power, Politics and Ideology in the Remaking of Social Welfare, Londres, Sage Publications, 1997 ; Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
  • [4]
    Selon les termes du programme de réforme de Bill Clinton et Al Gore en 1992, Reinventing Government, inspiré d’un ouvrage d’un journaliste et d’un consultant, voir David Osborne et Ted Gaebler, Reinventing Government. How the Entrepreneurial Spirit is Transforming the Public Sector, New York, Penguin Books, 1992.
  • [5]
    C. Hood, “A public management for all seasons?”, art. cit.
  • [6]
    Peter A. Hall (dir.), The Political Power of Economic Ideas. Keynesianism across Nations, Princeton, Princeton University Press, 1989 ; Peter A. Hall, “The movement from keynesianism to monetarism: institutional analysis and British economic policy in the 1970’s”, in Sven Steinmo, Kathleen Thelen et Frank Longstreth (éds), Structuring Politics. Historical Institutionalism in Comparative Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 90-114 ; Keith Dixon, Les Évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Paris, Raisons d’agir, 1998 ; John L. Campbell et Ove K. Pedersen (éds), The Rise of Neoliberalism and Institutional Analysis, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Daniel Benamouzig, La Santé au miroir de l’économie, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 2005 ; Frédéric Lebaron, La Croyance économique. Les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, 2010.
  • [7]
    P. A. Hall, The Political Power of Economic Ideas…, op. cit. ; Marion Fourcade-Gourinchas, Economists and Societies. Discipline and Profession in the United States, Britain and France. 1890s to 1990s, Princeton, Princeton University Press, 2009.
  • [8]
    Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol (éds), States, Social Knowledge and the Origins of Modern Social Policies, Princeton, Princeton University Press, 1996.
  • [9]
    Valérie Boussard, « Les consultants au cœur des interdépendances de l’espace de la gestion », Cahiers internationaux de sociologie, 126, 2009, p. 99-113 ; Franck Cochoy, « Savoir des affaires et marché du travail : la naissance des disciplines de gestion à Northwestern University », Genèses, 34, mars 1999, p. 80-103. En ligne
  • [10]
    Odile Henry, « Entre savoir et pouvoir. Les professionnels de l’expertise et du conseil », Actes de la recherche en sciences sociales, 95, décembre 1992, p. 37-54 ; Denis Saint-Martin, Building the New Managerial State. Consultants and the Politics of Public Sector Reform in Comparative Perspective, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 24-30.
  • [11]
    La suite de ce texte s’appuie sur des éléments mobilisés dans mon ouvrage (P. Bezes, Réinventer l’État…, op. cit.), complétés de données recueillies depuis 2009 dans le cadre de nouvelles recherches. Pour les années 1970, l’article repose sur le dépouillement des archives de la direction de la Prévision et de la direction du Budget avec, notamment, les comptes rendus des réunions de la commission interministérielle de la RCB et du comité de liaison pour la formation COLIFOR (CAEF, Centre des archives économiques et financières). Pour les années 2000, les données sur la RGPP ont été recueillies dans le cadre d’un projet de recherche collectif, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), et portant sur les réorganisations de l’administration française depuis 2007, notamment à travers la vague de fusions. Projet MUTORG-ADMI ANR 08-GOUV-040.
  • [12]
    Le CESMAP s’appelle au départ Centre d’enseignement du management public.
  • [13]
    Les formations américaines sont principalement des MBA, parfois des Ph.D., au sein de la Columbia University, Sherbrooke University, Northwestern University, Michigan State University, Harvard University, Massachussetts Institute of Technology ou Stanford University.
  • [14]
    Sur la FNEGE et le développement de l’enseignement supérieur de gestion en France, voir Marie-Emmanuelle Chessel et Fabienne Pavis, Le Technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion, Paris, Belin, coll. « Histoire de l’éducation », 2001.
  • [15]
    Jean-Claude Thoenig, « Enseigner le management public. Le courant actuel aux États-Unis », Enseignement et gestion, 15, septembre 1976, FNEGE.
  • [16]
    Centre des archives économiques et financières (CAEF), fonds Direction de la prévision, B52332, Réunion du 16 juillet 1971. Comité de liaison pour la formation RCB (1971-1972). Projet de centre inter-écoles de management (CIEM) et les moyens interministériels de recyclage des fonctionnaires nécessaires au développement de la RCB, 9 juillet 1971.
  • [17]
    CAEF, fonds DP, B52335. Rapport pour la commission de rationalisation des choix budgétaires. Voir également Procès-verbal (2e partie) Séances de travail du 27 mai 1971 sur les difficultés de la formation RCB.
  • [18]
    Aude Terray, Des Francs-tireurs aux experts. L’organisation de la prévision économique au ministère des Finances, 1948-1968, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002.
  • [19]
    Voir l’analyse du problème par le directeur adjoint de la Direction de la prévision, Jean Le Noanne. Comité de liaison pour la formation RCB (1971-1972) avec l’en-tête « Division des méthodes et de la diffusion de la RCB », Réunion du 16 juillet 1971, op. cit.
  • [20]
    CAEF, fonds DP, B52332, compte rendu de la réunion du 17 avril 1972, Colifor.
  • [21]
    C’est d’ailleurs ce que lui reprochent certains hauts fonctionnaires qui cherchent à faire du management public le signe de leur modernité et de leur réformisme. Voir par exemple le troisième chapitre de Michel Massenet, « La transposition dans l’administration des modèles privés de gestion », La Nouvelle Gestion publique. Pour un État sans bureaucratie, Paris, Hommes et techniques, 1975, p. 39-48.
  • [22]
    Andrew Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, Chicago University Press, 1988.
  • [23]
    Assistant à l’université de Nanterre, Patrick Gibert a été envoyé, pendant l’année 1970-1971, à la Northwestern University où il suit les cours de MBA en gestion, avec un financement de la FNEGE. Il est diplômé de l’IEP et d’un DESS en sciences économiques et droit public et possède une thèse en économie publique.
  • [24]
    Patrick Gibert, Le Contrôle de gestion dans les organisations publiques, Paris, Éd. d’organisation, coll. « Management public », 1980 ; Patrick Gibert, « Management public : management de la puissance publique », thèse pour le doctorat d’État en sciences de gestion, université Paris II Panthéon-Assas, 1983 ; Romain Laufer et Alain Burlaud, Management public. Gestion et légitimité, Paris, Dalloz, 1980.
  • [25]
    R. Laufer et A. Burlaud, Management public…, op. cit., p. 11 ; P. Gibert, Le Contrôle de gestion…, op. cit., p. 28-30.
  • [26]
    Ibid., p. 24.
  • [27]
    Patrick Gibert, « Esquisse du bilan de la pratique française », communication au colloque sur le management des politiques publiques, 27-28 octobre 1980, ENA (commission n° 3 sur la formation au management public).
  • [28]
    Maurice Desplas, « La formation au management », débats au colloque sur le management des politiques publiques, 27-28 octobre 1980, ENA (commission n° 3 sur la formation au management public).
  • [29]
    M. Fourcade-Gourinchas, « Les économistes et leurs discours. Traditions nationales et science universelle », op. cit.
  • [30]
    O. Henry, « Entre savoir et pouvoir… », art. cit.
  • [31]
    Elle s’inscrit ainsi dans le prolongement de la loi du 19 octobre 1946 portée par Maurice Thorez alors vice-président du Conseil chargé de la fonction publique.
  • [32]
    Déclaration de Jean Le Garrec, pour le gouvernement, Assemblée nationale, 2e séance du 26 novembre 1985, JO Débats, AN, p. 4885. Le document référence date de décembre 1985, cf. Secrétariat auprès du Premier ministre chargé de la fonction publique et des simplifications administratives, Une politique pour l’État. Dix objectifs pour la modernisation de la fonction publique, décembre 1985. Le document est ensuite publié sous le titre La Mutation de l’Administration. Objectifs et conditions, Paris, La Documentation française, 1986.
  • [33]
    Pour une vue complète sur cette période, voir P. Bezes, Réinventer l’État…, op. cit., p. 255-339.
  • [34]
    Bertrand Jouslin de Noray, « Le mouvement international de la qualité », in Vincent Laboucheix, Traité de la qualité totale, Paris, Dunod, 1990, p. 3-12. Le Japon fait alors figure de modèle organisationnel. Voir l’ouvrage d’Octave Gélinier, alors président de la CEGOS, Morale de la compétitivité. Leçons du Japon pour la France, Boulogne-Billancourt, Hommes et techniques, 1981.
  • [35]
    Georges Archier, Le Soleil se lève à l’ouest, Paris, Sofedir, 1981.
  • [36]
    Hervé Sérieyx, Mobiliser l’intelligence de l’entreprise. Cercles de qualité et cercles de pilotage, Paris, Entreprise moderne d’édition, 1982.
  • [37]
    Gilbert Raveleau, Les Cercles de qualité français, Paris, Entreprise moderne d’édition, 1984 et Bernard Monteil, Michel Périgord et Gilbert Raveleau, Les Outils des cercles et de l’amélioration de la qualité, Paris, Éd. d’organisation, 1985.
  • [38]
    Par exemple, CEGOS, Pratique des cercles de qualité, Paris, Hommes et techniques, 1982.
  • [39]
    L’ouvrage de Georges Archier et Hervé Sérieyx, L’Entreprise du 3e type, Paris, Seuil, 1984, connaît un vif succès.
  • [40]
    Jacques Chevallier, « Le discours de la qualité administrative », Revue française d’administration publique, 46, avril-juin 1988, p. 287-309.
  • [41]
    Isabelle Orgogozo, « Des cercles de qualité dans l’administration : pourquoi pas ? », Regards sur l’actualité, 116, décembre 1985, p. 23-31.
  • [42]
    Isabelle Orgogozo, Les Paradoxes de la qualité, Paris, Éd. d’organisation, 1987 (préface d’Hervé Sérieyx, président d’EUREQUIP) ; Isabelle Orgogozo et Hervé Sérieyx, Changer le changement. On peut abolir les bureaucraties, Paris, Seuil, 1989.
  • [43]
    Pour une synthèse des différentes réunions de ce groupe, voir AFCERQ, « Le management participatif et la qualité dans la fonction publique », Cahiers techniques, 1988.
  • [44]
    Pour le détail, Philippe Bezes, “The hidden politics of administrative reform: cutting French civil service wages with a low-profile instrument”, Governance. An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, 20(1), janvier 2007, p. 23-56 ; P. Bezes, Réinventer l’État…, op. cit., p. 235-243.
  • [45]
    Sur l’histoire de l’évaluation des politiques publiques, Vincent Spenlehauer, « L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification », thèse de doctorat de science politique, université Pierre Mendès-France de Grenoble II, IEP de Grenoble, 1998, p. 434-482.
  • [46]
    Formé au CESMAP au début des années 1970, Jean-Pierre Nioche le quitte en 1975 lors de la première crise de l’organisme. Initié à l’évaluation des politiques publiques par Reinhard Angelmar, disciple de Donald T. Campbell et spécialiste des sciences sociales appliquées, Jean-Pierre Nioche devient un des promoteurs de l’évaluation des politiques publiques lorsqu’il est nommé, en 1978, professeur au département Stratégies d’HEC. Voir Jean-Pierre Nioche, « De l’évaluation à l’analyse des politiques publiques », Revue française de science politique, 32(1), février 1983, p. 32-61 ; Jean-Pierre Nioche, « L’évaluation des politiques publiques : Français encore un effort… », CESA-Les cahiers de recherche, 200, 1982.
  • [47]
    Jean-Pierre Nioche, « Les problématiques du phénomène administratif », CESA-Les cahiers de recherche, 226, 1983, p. 11-12.
  • [48]
    Ibid., p. 24.
  • [49]
    Idem.
  • [50]
    Sur Services publics, voir Lionel Chaty, L’Administration face au management. Projets de service et centres de responsabilité dans l’administration française, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1997. Outre cet ouvrage, je m’appuie sur mes propres données, notamment des entretiens conduits avec des membres ou des sympathisants de l’association et les comptes rendus des réunions de l’association (archives personnelles de Martine Bellon, adhérente de l’association à partir de 1984).
  • [51]
    Pour la présentation exhaustive de ces thèmes, je me permets de renvoyer à ma thèse, Philippe Bezes, « Gouverner l’administration. Une sociologie des politiques de la réforme administrative en France (1962-1997) », thèse de science politique sous la direction de Jacques Lagroye, IEP de Paris, 2002, p. 685-697.
  • [52]
    Peter Self, Government by the Market? The Politics of Public Choice, Basingstoke, Macmillan, 1993 ; K. Dixon, Les Évangélistes du marché…, op. cit.
  • [53]
    C. Pollitt, Managerialism and the Public Service…, op. cit.
  • [54]
    Christopher Hood, The Art of the State. Culture, Rhetoric, and Public Management, New York, Oxford University Press, 1998.
  • [55]
    Citons notamment les budgets de programmes, le développement d’outils de gestion, la multiplication des indicateurs, des mécanismes de contractualisation ou la fongibilité des crédits, la mise en place récente de processus d’évaluations individualisées, l’expérimentation de rémunérations au mérite dans la haute fonction publique ou l’affichage de la logique de compétences comme une nécessité dans la gestion des ressources humaines. Ces multiples outils sont présentés de manière systématique, par exemple, dès 1995, dans les publications du comité PUMA (public management) de l’OCDE, voir OCDE, La Gestion publique en mutation. Les réformes dans les pays de l’OCDE, Paris, 1995.
  • [56]
    François de Closets, Le Pari de la responsabilité. Commission « Efficacité de l’État » du Xe Plan, Paris, Payot, 1989.
  • [57]
    Il s’agit de la « mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État », dont le rapport est rendu en juin 1994, voir Christian Blanc, Pour un État stratège garant de l’intérêt général, Commissariat général du Plan, commission « État, administration et services publics de l’an 2000 », Paris, La Documentation française, 1993.
  • [58]
    Mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État en France, L’État en France. Servir une nation ouverte sur le monde. Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1995.
  • [59]
    Ingénieur de l’École des mines de Nancy, possédant une maîtrise de sciences économiques, il est major de l’ENA (1980), devient auditeur au Conseil d’État puis maître des requêtes (1984). Il est président de la mission juridique du Conseil d’État auprès du ministre de l’Industrie et de la Recherche (1980-1984), président de l’ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche) de 1984 à 1986 et enfin directeur de l’Administration générale au ministère de la Culture et de la Communication (1986-1992). Juste avant d’œuvrer pour la mission, il est brièvement directeur du cabinet de Simone Veil (ministre d’État, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville).
  • [60]
    Ce comité des sages regroupe des hauts fonctionnaires qui exercent une activité professionnelle dans le secteur privé – tels Michel Bon (inspecteur des finances, directeur général de l’ANPE et ancien directeur de Carrefour), Yves Barbé (inspecteur des finances, directeur général adjoint des Automobiles Peugeot) ou Michel Pinault (ancien secrétaire général du Conseil d’État, directeur des affaires juridiques et fiscales de l’UAP) –, un professeur de cardiologie, Alain Carpentier (chirurgien, enseignant, chercheur de réputation internationale), ainsi que des personnalités réputées proches du gouvernement, par exemple le juriste Didier Mauss, proche d’Édouard Balladur et du ministre de la Fonction publique André Rossinot.
  • [61]
    Entretien mené le 10 mars 1995.
  • [62]
    Commissariat à la réforme de l’État, Avant-projet de plan triennal pour la réforme de l’État, 31 octobre 1995, document non publié, archives CRE.
  • [63]
    Pour le détail, P. Bezes, Réinventer l’État…, op. cit., p. 377-382.
  • [64]
    Mission sur les responsabilités et l’organisation de l’État en France, L’État en France…, op. cit., p. 83.
  • [65]
    Philippe Bezes, « La “mission Picq” ou la tentation de l’architecte. Les hauts fonctionnaires dans la réforme de l’État », in Olivier Nay et Andy Smith (dir.), Le Gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l’action publique, Paris, Economica, coll. « Études politiques », 2002, p. 111-147.
  • [66]
    Voir par exemple, l’ouvrage de l’ancien chef du bureau 1-B, Bernard Abate, La Nouvelle Gestion publique, Paris, LGDJ, coll. « Finances publiques », 2000 ; également Sylvie Trosa, Le Guide de la gestion par programmes : vers une culture du résultat, Paris, Éd. d’organisation, 2002.
  • [67]
    Henri Guillaume, Guillaume Dureau et Franck Silvent, Mission d’analyse comparative des systèmes de gestion de la performance et de leur articulation sur le budget de l’État, rapport de synthèse, Paris, IGF, 2000 ; Henri Guillaume, Guillaume Dureau et Franck Silvent, Gestion publique : l’État et la performance, Paris, Presses de sciences po/Dalloz, 2002.
  • [68]
    Paul J. DiMaggio et Walter W. Powell, “The iron cage revisited: institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields”, American Sociological Review, 48, 1983, p. 147-160.
  • [69]
    Kerstin Sahlin-Andersson, “Arenas as standardizers”, in Nils Brunsson et Bengt Jacobsson (éds), A World of Standards, Oxford, Oxford University Press, 2000 (sur le PUMA de l’OCDE).
  • [70]
    D. Saint-Martin, Building the New Managerial State…, op. cit. Sur la période 1990-2000, voir Isabelle BerrebiHoffmann, « Les multinationales du conseil », Sociologies pratiques, 6, 2002, p. 47-69 et Denis Saint-Martin, « Le consulting et l’État : une analyse comparée de l’offre et de la demande », Revue française d’administration publique, 120, 2006, p. 743-756.
  • [71]
    Isabelle Berrebi-Hoffmann et Pierre Grémion, « Élites intellectuelles et réforme de l’État. Esquisse en trois temps d’un déplacement d’expertises », Cahiers internationaux de sociologie, 126, janvier-juin 2009, p. 39-59.
  • [72]
    Sur la genèse de la LOLF, voir Philippe Bezes, “Path-dependent and path-breaking changes in the French administrative system: the weight of legacy explanations”, in Martin Painter et B. Guy Peters (éds), Tradition and Public Administration, New York, Palgrave Macmillan, 2010, p. 158-173.
  • [73]
    H. Guillaume, G. Dureau et F. Silvent, Mission d’analyse comparative des systèmes de gestion de la performance…, op. cit.
  • [74]
    Robert Herzog, « Quelques aspects de la loi organique relative aux lois de finances dans ses rapports avec le système administratif », Actualités juridiques-droit administratif (AJDA), 13 mars 2006, p. 535.
  • [75]
    Circulaires du Premier ministre n° 5103/SG du 29 septembre 2006 et n° 5163/SG du 13 juillet 2006.
  • [76]
    Pour une présentation, voir : Revue générale des politiques publiques. Guide méthodologique ; François Lafarge, « Le lancement de la révision générale des politiques publiques », Revue française d’administration publique, 124, 2007, p. 683-696 ; le numéro spécial consacré à la RGPP dans la Revue française d’administration publique, 136, 2010 ; Philippe Bezes, « Morphologie de la RGPP. Une mise en perspective historique et comparative », Revue française d’administration publique, 4, 2010, p. 775-802.
  • [77]
    Le ministère est confié à Éric Woerth, diplômé d’HEC, engagé en politique dans l’Oise depuis les années 1980, maire de Chantilly depuis 1995 et ancien consultant d’Arthur Andersen (après un court passage en 1981-1982, il est directeur associé de la firme de 1997 à 2002 en charge des collectivités locales et des administrations publiques) mais aussi de Bossard Consultants (1990-1993). En 2004-2005, il est secrétaire d’État à la réforme de l’État dans le gouvernement Raffarin.
  • [78]
    Dossier RGPP, 10 juillet 2007.
  • [79]
    Voir le descriptif du lancement de la RGPP proposé dans le récent rapport François Cornu-Gentille et Christian Eckert (prés.), Rapport d’information par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de la révision générale des politiques publiques (RGPP), Assemblée nationale, n° 4019, décembre 2011, p. 30-43.
  • [80]
    Circulaires du Premier ministre n° 5103/SG du 29 septembre 2006 et n° 5163/SG du 13 juillet 2006. Les marchés relatifs aux audits de modernisation comportent quatre lots sous la dénomination « Assistance à la conduite d’audits et d’études de modernisation et à la ré-ingénierie de processus », cité par F. Cornu-Gentille et C. Eckert, Rapport d’information.., op. cit., p. 31.
  • [81]
    Conférence de presse de Jean-François Copé, 17 octobre 2006, Audits de modernisation – plan de modernisations des achats.
  • [82]
    Les accords-cadres sont les contrats conclus entre un pouvoir adjudicateur et des opérateurs économiques publics ou privés, ayant pour objet d’établir les termes régissant les marchés à passer au cours d’une période donnée, notamment en ce qui concerne les prix et, le cas échéant, les quantités envisagées. L’accord-cadre a pour caractéristique essentielle de séparer la procédure proprement dite de choix du ou des fournisseurs (première sélection) de l’attribution des commandes ou des marchés effectifs. Ce dispositif permet donc de sélectionner un certain nombre de prestataires qui seront ultérieurement remis en concurrence lors du lancement de l’appel d’offres sur les lots. Il accorde ainsi une exclusivité unique ou partagée aux prestataires qui ont été retenus pour une durée déterminée lors de la première phase de la sélection. L’accord-cadre est défendu comme un instrument de planification et d’optimisation de l’achat.
  • [83]
    Ibid.
  • [84]
    Ibid., p. 4.
  • [85]
    Selon le cadre proposé par D. Saint-Martin, Building the New Managerial State…, op. cit., p. 32.
  • [86]
    F. Cornu-Gentille et C. Eckert, Rapport d’information…, op. cit., p. 30-31.
  • [87]
    Rapport d’activité 2007 de l’Inspection générale des finances, mai 2008.
  • [88]
    Ingénieur des Ponts et chaussées, ancien élève de l’École polytechnique, François-Daniel Migeon a été choisi pour son expérience diversifiée et sa double culture publique et privée. Après plusieurs années au ministère de l’Équipement (1994-1999), notamment en charge des opérations autoroutières au sein de la direction des Routes, il fut en effet directeur de projet industrie (1999-2004) au sein du cabinet de conseil McKinsey & Company, en charge du secteur aéronautique et spatial mais aussi de la réorganisation des fonctions support de groupes industriels puis associé (2006-2007), chargé des grands programmes de transformation industrielle. De 2004 à 2005, il est conseiller technique du ministre chargé de la réforme de l’État, Éric Woerth, du gouvernement Raffarin III puis nommé délégué à la modernisation de la gestion publique et des structures. Il a ainsi fortement contribué à la définition des « stratégies ministérielles de réforme » et aux projets d’amélioration de la performance publique.
  • [89]
    Innovation en charge des relations avec les usagers, Conseil pour l’accompagnement du changement et Projets en charge des gros chantiers interministériels comme l’administration électronique (les services en ligne), les technologies de l’information, l’amélioration de l’accueil.
  • [90]
    F. Cornu-Gentille et C. Eckert, Rapport d’information…, op. cit., p. 59.
  • [91]
    Voir les documents disponibles en ligne : http://www.rgpp.modernisation.gouv.fr/.
  • [92]
    La DGME : équipes et expertises au service de la transformation de l’État, février 2010.
  • [93]
    Guéric Jacquet, normalien et professeur agrégé en économie-gestion, chef du département « Coordination » au sein du département « Leviers » de la DGME, rejoint ainsi le cabinet Bain & Company fin 2011. Il avait auparavant occupé les positions de chef adjoint du cabinet du ministre du Budget (2007-2009) et du ministre de la Justice (2005-2007), cumulé alors avec celle de conseiller technique des études et de la prospective, avant de rejoindre la DGME.
  • [94]
    Voir l’attribution des trois premiers lots à l’été 2007, F. Cornu-Gentille et C. Eckert, Rapport d’information…, op. cit., p. 31-32.
  • [95]
    C’est la thèse générale que défend D. Saint-Martin, Building the New Managerial State…, op. cit.
  • [96]
    Cet argument est tiré de Philippe Bezes et Patrick Le Lidec, “Transforming the organizational form of the French administration in the 2000s: debating theoretical perspectives”, ECPR General Conference, Postdam, 10-12 septembre 2009.
  • [97]
    Voir également les analyses nuancées de Luc Rouban qui insiste sur les profils croissants, dans les cabinets des gouvernements Fillon, de quelques hauts fonctionnaires ayant travaillé dans des entreprises privées ou des cabinets de consultants. Luc Rouban, « Les élites de la réforme », Revue française d’administration publique, 136, 2010, p. 865-879.
  • [98]
    Pour utiliser l’expression de P. A. Hall, The Political Power of Economic Ideas…, op. cit.
  • [99]
    Les six sessions pour les chefs de projet (six jours) sont ainsi : Le management en mode projet ; La conduite d’un projet de modernisation ; Le management de la performance ; Introduction à l’approche Lean ; Conduire une réorganisation ; La performance RH.
  • [100]
    Sur la montée en puissance et les usages multiples du management à l’École des ponts, voir Julie Gervais, « Former des hauts fonctionnaires techniques comme des managers de l’action publique. L’“identité managériale”, le corps des Ponts et Chaussées et son rapport à l’État », Politix, 79, 2007, p. 101-123.
Français

Résumé

Cet article se propose d’analyser les processus de production, de diffusion et de légitimation des idées et techniques néo-managériales à l’œuvre en France depuis les années 1970. Il met l’accent sur les différents rôles joués par les experts (universitaires, consultants, hauts fonctionnaires, organisations internationales), en précisant leurs positions dans l’État, leur influence et la légitimité, fluctuante mais croissante sur le long terme, dont bénéficient leurs recettes inspirées du New Public Management. L’article identifie quatre périodes contrastées, de la Rationalisation des choix budgétaires (RCB) dans les années 1970 à la Révision générale des politiques publiques des années 2000, caractérisée par un rôle majeur et inédit des cabinets de consultants privés.

Deutsch

Staat, Experten und neues Managerwissen

Staat, Experten und neues Managerwissen

Dieser Aufsatz untersucht, wie die Ideen und Instrumente des New Public Management seit den 1970er in Frankreich entwickelt, verbreitet und legitimiert wurden. Er hebt auf die sich wandelnde Rolle der Experten (Akademiker, Berater, Verwaltungsfachleute, internationale Organisationen) ab, besonders auf ihre Position im Staat, ihre Legitimität, ihren Einfluss und die von ihnen beförderten Instrumentarien. Vier unterschiedliche Muster und Perioden können dabei unterschieden werden, die von der ,Rationalisierung der Ausgaben‘ in den 1970er Jahren (der französischen Variante des amerikanischen PPBS, Planung, Programmierung und Budgetierung) bis zur ,Generalrevision der öffentlichen Verwaltung‘ in den 2000er Jahren reichen, als Beratungs­firmen begannen, eine neue herausragende Rolle in Frankreich einzunehmen.

Español

Estado, expertos y saberes neo-manageriales

Estado, expertos y saberes neo-manageriales

Este articulo se propone analizar los procesos de producción, de difusión y de legitimación de ideas y técnicas neo-manageriales ocurriendo en Francia desde los anos 1970. Insiste en los diferentes roles interpretados por expertos (universitarios, especialistas, altos funcionarios, organizaciones internacionales), precisando sus posiciones dentro del Estado, su influencia y la legitimidad, fluctuante pero creciente a largo termino, que favorecen la aplicación de sus recetas inspiradas del New Public Management. El articulo identifica cuatro periodos contrastados, desde la Racionalización de las elecciones Presupuestarias (RCB, sigla en francés) en los anos 1970 a la Revisión general de las políticas publicas de los anos 2000 (RGPP), caracterizada por un rol mayor e inédito de los consultorios de especialistas privados.

Philippe Bezes
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 09/07/2012
https://doi.org/10.3917/arss.193.0016
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