CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« En fait, le respect pour le feu est un respect qu’il a fallu apprendre ; ce n’est pas un respect naturel. »
Gaston Bachelard, Psychanalyse du feu.
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POMPIER éteignant un feu à la lance à incendie.

1À mesure que les risques professionnels s’intensifient et que les armes de guerre gagnent en efficacité, les organisations à haut risque se trouvent confrontées au besoin de s’assurer un degré d’obéissance suffisant de la part d’employés qui pourraient avoir des « raisons fondées » de refuser de s’acquitter de leur tâche. Pourtant, certaines d’entre elles, comme le corps des pompiers ou la police, figurent parmi les professions les plus recherchées dans les milieux populaires des sociétés occidentales. Il est étonnant que des organisations dont les employés sont continuellement exposés à des dangers immédiats et potentiellement mortels arrivent à recruter sans difficulté et à motiver leur personnel à braver quotidiennement le danger.

2À la suite des sombres prédictions de Coleman, pour qui la prolifération des organisations doit nécessairement s’accompagner de conséquences négatives imprévues [1], de nombreux sociologues se sont penchés sur les causes de cette décomposition et sur celles des accidents et des catastrophes ainsi que sur la reproduction de ce que Vaughan appelle la « déviance organisationnelle [2] ». Pourtant, presque aucun d’entre eux n’a cherché à comprendre pourquoi les individus travaillant pour les organisations à haut risque s’exposaient au danger, ni comment ces dernières s’assuraient de leur fidélité [3]. Bien que les sociologues disposent désormais d’une masse de données considérable sur les causes des accidents, ils restent relativement muets sur les conditions dans lesquelles les professionnels de la prise de risque forment leurs perceptions de la sécurité et de la mise en danger [4].

3Pour compenser cette limitation, cet article analyse comment le Service américain des forêts (US Forest Service) façonne la perception du risque et de la mort qui est celle des sapeurs-pompiers affectés aux espaces naturels. À partir de données ethnographiques collectées au cours de quatre étés passés à servir comme pompier du Service des forêts (de 1999 et 2001, puis à nouveau en 2003), on a cherché à étudier la façon dont il forme ses hommes à comprendre le risque et la mort, ainsi que le degré d’acceptation ou de rejet de cette formation par les pompiers [voir encadré « Une ethnographie participante », p. 10]. Dans la mesure où l’univers de la lutte contre le feu en milieu naturel est exceptionnellement dangereux – en moyenne, on compte chaque année entre 12 et 22 décès de pompiers ainsi que des centaines de blessures graves allant des intoxications aux fractures multiples –, le Service des forêts doit gérer la mort rapidement, avec efficacité, et lui donner un sens, de telle sorte que ses hommes puissent réintroduire de l’ordre dans leur monde après qu’il est momentanément devenu incontrôlable. Il y parvient, comme nous allons le voir, à travers un conditionnement qui amène les pompiers à ne concevoir la mort qu’à travers le prisme du blâme.

Une ethnographie participante

Afin de comprendre le monde de la lutte contre le feu de la façon la plus intime qui soit, j’ai travaillé, mangé, dormi, voyagé et lutté avec la Elk River Firecrew (un pseudonyme) – un groupe de 14 pompiers stationnés sur les zones forestières de l’Arizona septentrional – du début du mois de mai jusqu’à la fin du mois d’août – en 1999, 2000, 2001 et 2003. En 2003, j’ai réalisé des entretiens approfondis dont la durée pouvait s’étaler de 45 minutes à trois heures avec les 14 membres de l’équipe et avec plusieurs superviseurs du Service des forêts. J’ai aussi rassemblé des documents officiels tels que des matériaux pédagogiques, des rapports d’accident, des communiqués de presse, des guides, et toute autre source susceptible d’éclairer la culture organisationnelle du Service des forêts. Cette enquête a été réalisée sous le sceau de la confidentialité, et tous les noms de personnes ou de lieux susceptibles de trahir cet accord ont été remplacés par des pseudonymes. Ce n’est pas le cas pour les noms de pompiers ou de lieux qui ne sont pas associés à la Elk River et qui apparaissent dans les sources secondaires.

4Le blâme n’est pas une composante mineure de cet univers. Il se trouve au contraire au cœur de la logique de la lutte contre le feu. En présentant la mort d’un pompier comme le résultat d’erreurs individuelles, c’est-à-dire en exemptant l’organisation de toute responsabilité pour la faire peser sur les épaules des victimes, le Service des forêts rend la mort inoffensive, le feu gérable, et les pompiers invincibles. Cette approche permet aux hommes de chasser de leur esprit les dangers associés à leur métier en adoptant une illusion du libre-arbitre[5]. Et si les pratiques consistant à blâmer la victime ne servent qu’à renforcer cette illusion, comme cet article le montre, c’est parce que le pouvoir de l’index dénonciateur réside dans sa capacité à séparer. Le blâme divise : les hommes des garçons, les innocents des coupables et, lorsqu’un sapeur « n’a pas eu assez de chance », la compétence des vivants de l’incompétence des morts.

L’illusion du libre-arbitre

5Comme préalable à toute enquête sur la façon dont le Service des forêts administre et formule la mort d’un sapeur, il est nécessaire de décrire la façon dont les règlements et les injonctions des superviseurs familiarisent les hommes avec le sens commun propre à l’organisation. Dès le premier jour, on apprend aux pompiers que le respect des règles fondamentales de la lutte contre le feu en milieu naturel – les Dix consignes de feu standard et les Dix-huit situations « Attention Danger ! », ou plus simplement les Dix / Dix-huit – est le secret qui permet d’éviter les blessures et les accidents mortels. En conséquence, les membres d’escouades apprennent ces règles par cœur et, sur simple ordre, sont capables de réciter les Dix / Dix-huit à l’unisson et en cadence, mécaniquement, rapidement, et de façon sonore, tels des cadets bien formés. Les superviseurs soumettent régulièrement leurs hommes à des tests de connaissance qui portent sur ces fondamentaux, et l’ignorance d’une seule de ces Consignes leur vaut d’être sévèrement réprimandés. S’il est vrai que ces derniers sont en partie motivés par le désir de plaire à leurs superviseurs (ou du moins de s’épargner leur colère), les équipiers mémorisent aussi les Consignes et les Situations parce qu’ils sont convaincus qu’elles sont leurs garde-fous [voir documents 1 et 2, p. 12-13].

Les Dix consignes de feu standard

  • Lutter agressivement contre le feu mais garantir d’abord la sécurité.
  • Entamer les opérations en fonction du comportement actuel et escompté de l’incendie.
  • Prendre connaissance des conditions météorologiques en vigueur et se procurer les prévisions.
  • S’assurer que les instructions sont données et bien comprises.
  • Se procurer une information mise à jour sur l’état de l’incendie.
  • Rester en communication avec les membres de l’équipe, le superviseur et les forces suppléantes.
  • Établir des zones de sécurité et des voies d’évacuation.
  • Établir des postes d’observation dans les situations potentiellement dangereuses.
  • Maintenir le contrôle en tout moment.
  • Se tenir en alerte, rester calme, penser avec clarté, agir avec détermination.

Les Dix-huit situations « Attention Danger ! »

  1. L’incendie n’a pas fait l’objet d’une reconnaissance.
  2. Le terrain n’a jamais été visité de jour.
  3. Les zones de sécurité et les voies d’évacuation ne sont pas identifiées.
  4. Pas de familiarité avec les facteurs météorologiques et locaux influençant le comportement de l’incendie.
  5. Pas d’information sur les stratégies, les tactiques, et les dangers.
  6. Les instructions et les assignations ne sont pas claires.
  7. Pas de canal de communication avec les membres de l’équipe ou les superviseurs.
  8. Construction d’une ligne sans point d’ancrage sécurisé.
  9. Établissement d’une ligne de feu sur une pente descendante lorsque l’incendie se trouve plus bas.
  10. Tenter un assaut frontal contre l’incendie.
  11. Présence de carburant entre vous et l’incendie.
  12. Pas de visibilité du foyer principal, et pas de contact avec une personne susceptible de l’avoir.
  13. Se trouver sur un flan de colline où des débris susceptibles de rouler en contrebas peuvent mettre le feu à du carburant.
  14. La température s’élève et le degré d’humidité baisse.
  15. Le vent devient plus fort et/ou change de direction.
  16. Des foyers localisés se forment fréquemment au-delà de la ligne de feu.
  17. Le terrain et les dépôts de carburant rendent difficile l’accès aux zones de sécurité.
  18. Faire une sieste près de la ligne de feu.

6Il est cependant surprenant que les pompiers considèrent que les Dix / Dix-huit sont d’une importance vitale, dans la mesure où il est impossible de combattre un feu de forêt sans violer au moins une Consigne ou une Situation. Ce fut le cas pour chacune des luttes anti-incendie auxquelles j’ai participé. Non que les équipiers aient été négligents ou irresponsables – mais plutôt parce que les Dix / Dix-huit sont des normes qui ne sauraient être atteintes en pratique et qui ne semblent réalistes que sur le papier. Pour combattre un feu de forêt de façon efficace, quelle que soit sa taille ou son intensité, les pompiers doivent prendre des libertés avec certaines sections des Dix / Dix-huit. Les principes de la lutte anti-incendie ne s’accordent guère avec sa pratique. Les pompiers vénèrent les Dix / Dix-huit dans la salle de réunion et les ignorent sur le front de l’incendie, mais malgré la présence d’un hiatus évident entre l’entraînement et l’expérience, entre la théorie et la pratique des Consignes et des Situations, les équipiers ne mettent en question ni ces règles inviolables, ni leur capacité à assurer leur propre sécurité face à la puissance désordonnée et mortelle d’un feu de forêt. Cela s’explique par le fait que, lorsqu’ils apprennent par cœur les Consignes et les Situations, ils acceptent quelque chose qui va au-delà d’une litanie d’injonctions et d’interdictions ; ils comprennent la lutte contre le feu à travers le prisme de l’individualité, et ils acquièrent la conviction que chaque pompier est personnellement responsable de sa sécurité. Après tout, les Dix / Dix-huit en disent peu sur la confiance, le travail d’équipe ou la solidarité. Les ordres ayant trait aux comportements collectifs, tels que « Ne jamais aller seul au feu », « Garder l’œil sur les actions et les déplacements des coéquipiers en situation de feu », ou « Ne pas se séparer de son coéquipier », sont étonnamment absents de ces règles fondamentales qui concernent l’acte (nécessairement collectif) de la lutte contre le feu. Et dans la mesure où les Consignes et les Situations présentent cette lutte comme une entreprise individuelle, les pompiers interprètent les erreurs commises sur le front des incendies – les brûlures, les encerclements, les blessures, voire la mort – exclusivement comme des erreurs de compétence individuelle.

7Les Dix / Dix-huit érigent la logique de la lutte contre le feu sur le socle granitique de l’individualité – un accomplissement implicite que les pratiques et les opinions des figures incarnant l’autorité viennent renforcer. On peut à cet égard prendre pour exemple une conversation avec Jack MacCloud qui, à 49 ans, est un superviseur haut placé du Service des forêts :

« MD : Vous êtes-vous jamais trouvé dans une situation de feu où vous-même ou quelqu’un d’autre a été gravement blessé ?
JM : Non. Je me suis trouvé pas mal de fois dans des positions qui étaient, euh… un peu tangentes, mais, euh… je ne me suis jamais trouvé dans une situation où j’ai dû déployer un abri [6]… quelques situations tangentes, mais je n’ai jamais été dans une situation où quelqu’un a dû se couper les jambes à l’aide d’une scie ou des trucs comme ça.
MD : Pourquoi pensez-vous que vous avez été épargné pendant toutes ces années ?
JM : … J’ai simplement eu de la chance, je crois. Mais très souvent, on est à l’origine de sa propre chance.
MD : Pourriez-vous en dire plus, là-dessus ?
JM : Eh bien, c’est comme… tenez, prenez Rick Lupe, par exemple. Lors du feu de Rodeo-Chediski, il se mettait… il se mettait carrément en travers des embûches en essayant d’empêcher ce feu de se propager vers l’est le long de l’autoroute 60, et, euh… il avait probablement un bon plan, bien conçu, et ça a marché, et tout s’est bien passé. Et euh, là il va sur un putain de brûlage d’entretien et, euh, merde, il fait une faute, pratiquement, et ça lui coûte la vie. Et ce coup-là, il a pas eu autant de chance. Et, vous savez, on n’a pas eu l’occasion de lui parler ou de lui poser des questions… donc, qui sait avec certitude ce qui s’est passé ? Mais il semble qu’il soit tombé dans un trou et qu’il se soit mis dans un mauvais pas, et le feu l’a entouré, et il n’a pas pu se sortir de ce trou. Il n’a pas eu de chance, ce jour-là… La morale de l’histoire, c’est que lorsqu’on est de sortie et qu’on lutte contre le feu, on est responsable de sa propre sécurité, et on doit prendre les bonnes décisions. »
Les superviseurs ne cessent de renforcer cette « morale » située au cœur de la stratégie organisationnelle du Service des forêts en répétant que chaque pompier est individuellement responsable de sa propre sécurité. Le pompier maîtrise le feu en se maîtrisant lui-même. Ceux qui échouent à cette tâche, comme Rick Lupe (selon M. MacCloud) – parce qu’ils comptent trop sur leur équipement de protection ou parce qu’ils repoussent leurs limites trop loin –, paient le prix ultime.

8De telles croyances partagées, si largement acceptées par les superviseurs comme par les pompiers qu’elles ne sont jamais remises en question, constituent le sens commun organisationnel du Service des forêts, celui-ci désignant l’ensemble des présupposés implicites qui sous-tendent tout comportement et toute prise de parole, et qui font l’objet d’un accord tacite de la part de ses membres [7]. Lorsque les individus incorporent / acquièrent le sens commun de l’organisation – lorsqu’ils commencent à penser comme elle (sans y penser), à développer une disposition professionnelle constituée de sa culture –, et acceptent les systèmes de classification qu’elle assigne, ils deviennent capables de fonctionner en son sein comme autant de « membres productifs » dont la productivité, bien entendu, contribue à la reproduction du sens commun de l’organisation.

9Lorsque les pompiers adoptent le sens commun propre au Service des forêts, lorsqu’ils commencent, en d’autres termes, à développer un habitus de lutte contre les feux de forêt (l’organisation incorporée) [8], repris à travers les règles, les règlements et les conseils des superviseurs, ils commencent à développer une certaine disposition vis-à-vis de la lutte contre le feu qui les amène à se fier non aux qualités de leur capitaine, à leurs coéquipiers ou à Dieu, mais aux seules capacités individuelles. Cette disposition prend forme dans la tension dialectique entre les forces opposées de l’indomptabilité et du contrôle. Un pompier est en effet tiraillé dans des directions opposées : d’une part, il doit se persuader que son travail n’est pas inutile. Le feu peut être maîtrisé et vaincu ; mais d’autre part, il a vu le feu dans toute sa majesté – gravir et redescendre des canyons, noircir des flancs montagneux en quelques minutes – et il doit reconnaître sa supériorité. Cette tension interne apparaît nettement dans les propos de George Canton, un pompier de 21 ans qui en est à sa troisième saison de lutte contre les incendies :

« GC : On peut contrôler le feu jusqu’à un certain point, mais, dans certains cas, comme l’année dernière avec le Rodeo-Chediski [un incendie de 400 000 hectares qui détruisit 400 habitations], la température de combustion était si élevée qu’on ne pouvait rien faire pour stopper l’incendie rapidement… C’était une de ces situations où vous savez que si vous allez au-devant du feu, où même sur ses côtés, je veux dire que vous allez être atteint. Et c’est une des choses qu’on sait. En voyant la façon dont le feu brûlait, nous savions qu’il n’y avait aucun moyen de nous en approcher et de faire quoi que ce soit d’utile… Donc, jusqu’à un certain point, avec le feu, on peut trouver un moyen de le stopper, mais lorsqu’il brûle si fort, on ne peut vraiment rien faire. Il n’y a vraiment qu’à le laisser brûler, et faire les ravages qu’il doit faire.
MD : Vous aviez peur pendant l’incendie de Rodeo ?
GC : Non.
MD : Pourquoi ?
GC : Parce que, personnellement, je ne considère pas que ma vie est en danger. Je crois qu’avec les gens avec qui je travaille, et avec les connaissances que j’ai, ma vie n’est pas en danger… Si vous savez, en tant que pompier, comment vous comporter au feu, comment l’approcher, et tout le reste, je veux dire que vous êtes… ouais, le feu peut vous atteindre. Mais si vous savez, si vous êtes capable de vous imprégner de tout ce qu’on vous a appris, ce n’est pas un métier dangereux. »
Les pompiers considèrent le feu à la fois comme la force sauvage de la Nature par excellence, et comme une force qu’ils peuvent et doivent maîtriser. Et une sorte de synthèse émerge de cette dialectique : alors que les pompiers ne peuvent pas toujours contrôler le feu, ils peuvent toujours maîtriser leur propre sécurité. S’ils n’éteignent pas tous les incendies, ils peuvent au moins en sortir indemnes. Ainsi, George est impressionné par la puissance de l’incendie de Rodeo-Chediski, mais il n’en a pas peur.

10La plupart des chercheurs qui se sont penchés sur les motivations des professionnels du risque que sont les militaires, les alpinistes ou les pompiers ont suggéré que le trop de confiance en soi (ce que les psychologues appellent les « illusions positives ») pousse les individus à tenter des hauts faits [9]. L’enquête de terrain présentée ici permet au contraire de comprendre que la confiance en soi n’a que très peu à voir avec la logique de la lutte contre le feu. Le Service des forêts ne forme pas ses hommes à être sûrs d’eux-mêmes face aux feux de forêts. Il leur apprend à concevoir le feu comme une chose si inoffensive que la confiance en soi en devient superflue. Un axiome de base de la pensée organisationnelle du Service des forêts pose que le feu est quelque chose qui ne devrait jamais blesser ou tuer ceux qui s’y opposent. Lorsque les hommes acceptent tacitement cet axiome, ils n’appréhendent le danger de la lutte anti-incendie qu’à travers une illusion de libre-arbitre qui transforme le danger en non-danger, le risque en non-risque.

11On ne peut totalement identifier cette illusion du libre-arbitre à un processus purement psychologique de déni. Dans le cas du déni, l’objet du danger, de la douleur ou de l’anxiété se trouve supprimé par le sujet et rangé dans le domaine de la non-existence. Dans le cas des individus qui opèrent sous l’illusion du libre-arbitre, l’objet est totalement transformé, et non supprimé, par des sujets engagés dans un processus de méconnaissance collective. Les pompiers ne dénient pas les dommages que peut causer le feu. L’acteur qui dénie reconnaît le danger et le supprime. L’acteur soumis à une illusion du libre-arbitre transforme le danger en objet malléable (ou se transforme lui-même en objet invincible) et l’annule du même coup. L’illusion opère ainsi comme un « mécanisme de défense » par rapport au risque, un mécanisme qui, pour paraphraser l’expression de Bourdieu, tend à échapper aux rigueurs du risque en l’anticipant [10].

12Par ailleurs, tandis que le déni prend en général la forme d’un processus individuel, l’illusion du libre-arbitre est cultivée à travers une entreprise collective. Elle se présente comme une « vérité » évidente, partagée par les pompiers comme par les superviseurs, qui fait de la sécurité un objectif toujours atteignable et de la mort une issue toujours évitable, et qui, sans effort apparent, enlève au feu tout ce qu’il a de sauvage [11]. Par conséquent, les pompiers ne font pas preuve de confiance en eux-mêmes sur le front de l’incendie dans la mesure où cela impliquerait de reconnaître le défi. Parce qu’ils méconnaissent le défi que représente le feu de forêt et parce qu’un accord collectif fondé sur l’illusion du libre-arbitre leur permet d’en faire un phénomène inoffensif, les équipiers sont bien plus que simplement confiants en eux-mêmes. Ils sont à l’aise.

Deux éloges

13Les pompiers n’auraient aucun mal à maintenir une illusion de libre-arbitre si chaque incendie était effectivement maîtrisé et si personne n’était jamais blessé, mais que se passe-t-il lorsque les choses tournent mal ? Si l’un des principes fondamentaux du sens commun organisationnel propre au Service des forêts est que le feu est contrôlable et ne présente pas de dangers, comment l’institution réagit-elle lorsqu’un pompier périt dans les flammes ? La réaction du Service au décès de Rick Lupe, un vétéran mentionné plus haut qui a succombé au feu en mai 2003, permet de comprendre le degré de résistance, de rejet ou d’acceptation dont font preuve les pompiers face à la réaction de leur service lorsque l’un des leurs disparaît.

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STATUE DÉDIÉE À RICK LUPE, pompier mort au feu.
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DRAPEAU À MI-MÂT à la caserne des pompiers.
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DÉTAIL de la plaque commémorative.

14Le 14 mai 2003, Rick Lupe, superviseur de l’unité d’élite des Fort Apache Hotshots et fort de plus de vingt ans d’expérience, s’était présenté sur le mont Sawtooth pendant un de ses jours de congés pour prêter main-forte aux équipes qui s’efforçaient d’éteindre un brûlage dirigé (un incendie délibérément provoqué par le Service des forêts afin d’éclaircir des parcelles trop touffues) qui se révélait difficilement contrôlable en raison des températures exceptionnellement élevées et de l’humidité. Alors qu’il s’occupait d’un foyer particulièrement chaud, situé dans une ravine, Lupe s’est trouvé encerclé par les flammes. Il essaya de déployer son abri ignifugé, mais une forte rafale de vent le lui arracha violemment des mains (il ne portait pas de gants), quelques secondes seulement avant que le feu ne l’engloutisse, l’exposant ainsi à la puissance d’un brasier s’étendant sur des centaines d’hectares. La moitié de son corps fut brûlé au troisième degré. Ses jambes et ses bras prirent le gros des dommages. Par endroits, les flammes avaient dévoré la peau et les muscles, laissant l’os à nu. Un hélicoptère transporta Lupe jusqu’à l’hôpital le plus proche, où il sombra rapidement dans le coma. Il avait 43 ans lorsqu’il décéda, un mois plus tard.

15Deux jours après la mort de Lupe, le principal quotidien de l’Arizona fit paraître un court article dans la section « opinions », intitulé « Un combattant de la lutte anti-incendie à la tête des équipes qui ont sauvé Pinetop, Show Low [12] ». L’auteur, Jim Paxton, un pompier ayant plus de 30 années d’expérience, reconstituait le brûlage de Sawtooth :

Le 14 mai, Rick alla contrôler un foyer. À la suite d’un embrasement soudain, il se retrouva encerclé par les flammes. Rick s’était entraîné mille fois en prévision de ce moment. Il tenta de déployer son abri ignifugé, mais des vents violents l’emportèrent. Rick s’allongea alors dans les cendres, le visage tourné vers le bas, le nez enfoncé dans le sol afin de protéger ses poumons de l’air chaud et des flammes, mais lorsque la tourmente de feu fut passée, des brûlures sévères recouvraient 30 % de son dos, de ses jambes et de ses bras.
Rick était un combattant, et il savait ce qu’il devait faire. La bataille n’était pas terminée. Il se releva et marcha presque un kilomètre hors des bois avant de trouver de l’aide. Les hélicoptères sanitaires prirent le relais et transportèrent le combattant à l’hôpital de Whiteriver, puis au centre de traitement des brûlures de Maricopa. C’était il y a cinq semaines et deux jours… mais la lutte prit fin à 8 h 50 jeudi dernier. La famille des pompiers a perdu un frère et un fils.
À travers le regard de Paxton, Lupe (ou juste Rick, comme l’appelle Paxton, soulignant ainsi une certaine camaraderie) est mort parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, lorsque l’incendie a gagné en intensité de façon imprévisible et incontrôlable (« un embrasement soudain »). Lupe « savait ce qu’il devait faire ». Il a livré bataille, mais il a dû concéder la défaite face à une force de la nature meurtrière.

16L’Arizona est entré en deuil et s’est confondu en signes de gratitude. Le gouverneur a honoré la mémoire de Lupe en mettant en berne les drapeaux américains flottant sur les bâtiments de l’État, un geste que seule la tribu de Fort Apache a égalé, en décrétant une période de deuil de 30 jours. Le Bureau des affaires indiennes mit en place un fonds recueillant des dons pour subvenir à la veuve et aux enfants de Lupe, et plus de 500 personnes ont assisté à ses funérailles. Plus tard dans l’année, Lupe fut nommé « pompier de l’année » et honoré par le Congrès pour « son dévouement envers les États-Unis, sa longue carrière au service de la lutte contre les incendies de forêt et de l’environnement, et pour avoir fait le sacrifice ultime pour le bien des habitants de l’Arizona ».

17Cet éloge extérieur est celui auquel ont assisté la plupart des gens après le décès de Lupe. Bien entendu, aucun de ces honneurs ne lui était directement destiné : après tout, il n’était plus en mesure de les apprécier. Ils faisaient plutôt office de « déclarations publiques », réaffirmant l’importance de la lutte contre le feu et rappelant les sacrifices qu’elle requiert [13]. Le Service des forêts a quant à lui procédé à un autre type d’éloge funèbre, et cet éloge interne – destiné à ceux qui doivent retourner sur le front des incendies le lendemain – brossait un portrait radicalement différent et remplissait des fonctions totalement différentes.

18Une commission de 12 enquêteurs constituée par le Bureau des affaires indiennes et le Service des forêts se rendit sur le mont Sawtooth 24 heures après l’accident. Décidés à déterminer les circonstances qui avaient acculé le pompier encerclé par les flammes, les membres de la commission ont interrogé tous les superviseurs et la plupart des hommes de l’escouade envoyée à Sawtooth capables de leur livrer des informations sur le comportement de Lupe sur le front et sur la dynamique générale de l’incendie. Le premier rapport fut terminé six jours seulement après l’enquête, mais ses auteurs ne le consignèrent pas officiellement, dans la mesure où ils prévoyaient d’interroger Lupe, qui était alors plongé dans le coma. Cette occasion ne se présenta jamais, et, après le décès de ce dernier, la commission d’enquête boucla son rapport, un épais volume au titre imposant de Rapport factuel sur l’accident mortel survenu au cours du brûlage dirigé sur le mont Sawtooth[14].

19Dans les 100 et quelques pages de ce rapport, rempli de descriptions de l’évolution météorologique, de l’activité du feu et de la topographie, de cartes, de check-lists et du plan d’attaque, aucun nom autre que celui de Lupe n’est mentionné (mis à part les signatures des membres de la commission d’enquête figurant sur la page de garde ainsi que les noms inclus dans un témoignage de première main sur le brûlage ajouté en annexe). Les autres pompiers présents à Sawtooth sont cliniquement nommés « Chef de brûlage 1 », « Sentinelle 4 » ou « Membre d’escouade 11 ». La commission d’enquête a ainsi réduit tous les autres pompiers à des acteurs sans noms et sans visages, pour concentrer toute son attention et ses interrogations sur Rick Lupe. Et voici ce qu’elle a découvert (extrait cité verbatim) :

  1. Le 14 mai, il n’était pas clairement établi qui devait tenir un poste d’observation, ni où cet individu devait se placer afin de surveiller l’activité de l’incendie.
  2. L’individu faisant office de sentinelle durant l’après-midi du 14 mai était incapable de surveiller l’ensemble des secteurs où travaillaient les équipes d’attaque initiale (Apache 2 et Apache 8) ainsi que Rick Lupe.
  3. Les voies d’évacuation pour les équipes d’attaque n’étaient pas préétablies.
  4. À l’exception du brûlis [le secteur récemment brûlé], aucune zone de sécurité spécifique n’a été désignée à l’avance.
  5. Les points d’ancrage pour les lignes d’arrêt situées à l’intérieur du périmètre de brûlage n’étaient pas établis.
  6. Le mercredi 14 mai était le premier jour que Rick Lupe passait sur le site du brûlage.
  7. Rick Lupe n’était pas spécifiquement assigné à une position sur le brûlage dirigé, mais s’est présenté spontanément sur le site, avant de se voir assigner des taches spécifiques par le Chef de brûlage 1 [15].
Le rapport tournait autour des violations des ordres rassemblés dans les Dix / Dix-huit. En travaillant sans bénéficier de zones de sécurité ou de voies d’évacuation clairement établies, Lupe avait violé la septième Consigne, et dans la mesure où il n’avait pas tenté de relier les lignes de feu à des points d’ancrage sécurisés, il avait ignoré la huitième Situation. Deux pages plus loin, le rapport rappelait que Lupe n’était pas équipé de façon adéquate : il avait remonté ses manches et avait oublié ses gants. Les conclusions qui se dégageaient clairement du rapport sur l’accident établissaient par conséquent que c’étaient les décisions prises individuellement par Lupe sur le terrain (et, dans une bien moindre mesure, par ses superviseurs) qui étaient en cause et expliquaient l’encerclement, et ces conclusions étaient énoncées sur un ton scientifique, aseptisé, et ne souffrant aucun doute.

20Ces résultats peuvent être mis en relation avec d’autres rapports d’accident, afin d’identifier la « réaction officielle » du Service des forêts face à la mort d’un pompier. La plupart des documents ne posent qu’une seule question : qui est responsable de ces décès ? Et la plupart n’apportent qu’une seule réponse : les morts eux-mêmes.

21Lorsque quatre pompiers périrent sur l’incendie de Thirtymile à Washington, le Service des forêts publia le communiqué de presse suivant :

« Nous continuons à déplorer la mort des quatre pompiers… Parmi les résultats auxquels est parvenue l’enquête administrative, on relève les conclusions suivantes :
  • Les briefings concernant l’incendie et les mesures de sécurité étaient inadéquats ;
  • L’éventualité d’un comportement extrême du feu n’a pas été correctement évaluée ;
  • Les pompiers ont ignoré les situations de “danger” ainsi que les dix consignes de lutte contre l’incendie ;
  • Les tactiques de suppression du feu n’ont pas été réévaluées lorsque des problèmes sont apparus au moment de l’accident ;
  • La préparation au déploiement des abris ignifugés s’est révélée inadéquate [16] ».
Au mois de janvier 2004, une équipe enquêtant sur deux décès survenus lors de l’incendie de Cramer, au Montana, est parvenue à des conclusions similaires – les victimes étaient censées avoir violé les Dix consignes de feu standard[17] – de même qu’une autre équipe chargée de faire la lumière sur la mort de douze pompiers lors de l’incendie du South Canyon [18].

22Si les pompiers décédés étaient responsables de leur départ prématuré pour l’autre monde, c’était, à en croire ces documents, parce qu’ils avaient « violé », « ignoré », « négligé », « enfreint » ou « manqué d’appliquer » les règles fondamentales de la lutte contre le feu. « On peut attribuer directement beaucoup d’accidents mortels survenus à la suite de brûlures sur des incendies de forêt aux manquements dans l’application des règles fondamentales qui constituent la base de toutes les stratégies et les tactiques de lutte contre les feux de forêts : les Dix Consignes de feu standard [et les] Dix-huit situations “Attention Danger !” », observent les auteurs du rapport sur les Accidents mortels survenus lors des incendies de forêt aux États-Unis, 1990 – 1998[19].

23Ils continuent ainsi :

« En dernière instance, tous les pompiers sont responsables de leur propre sécurité et de leur bien-être […]. L’autodiscipline réduit le nombre d’accidents mortels. Lorsque les individus suivent les politiques de l’Agence […] ils contribuent à assurer la sécurité et le succès des opérations de la mission anti-incendie […]. Les pompiers doivent comprendre le danger que représentent les chemins sinueux, abrupts et non goudronnés ; les combustibles végétaux vivants ou morts dont l’inflammabilité varie avec la saison et avec le moment de la journée ; ainsi que le comportement du feu qui est directement et immédiatement affecté tant par le terrain que par la température [20] ».
Un autre rapport affirme que : « La responsabilité consistant à se tenir continuellement informé des conditions de l’incendie auxquelles ils doivent faire face incombe aux pompiers eux-mêmes. L’adhésion aux normes et aux règles doit être inhérente à la façon dont ils abordent la lutte contre les incendies [21] ». Un autre document – un livret que je me suis procuré lors de ma formation de base – va aussi loin qu’il est possible dans ce sens : « Les déploiements d’abris ignifugés ont toujours été attribués à des violations des Dix consignes de feu standard ou des Dix-huit situations “Attention Danger !” […] Shakespeare avait raison – “Il n’y a rien de nouveau sous le soleil” – lorsque nous enfreignons les règles et les normes de sécurité – il arrive des malheurs ! les bases, les bases, les bases. Il n’y a aucune excuse pour ne pas faire ce pour quoi nous avons été formés, et pourtant c’est exactement ce qui se produit ».

24Tandis que l’éloge public accordait à Lupe toutes les excuses possibles, l’éloge interne ne lui en accordait pas une seule ; si le premier en faisait un héros, le second le rangeait dans la catégorie des ratés ; et tandis que le premier voyait dans sa mort un événement aléatoire témoignant des dangers de la lutte contre l’incendie, le second en faisait une tragédie parfaitement évitable, causée par un manque de compétence. Le Service des forêts rangeait Lupe aux côtés des quatre inconscients de Thirtymile, de la douzaine d’irresponsables de South Canyon et de Mann Gulch [22], et des morts laissant à désirer qui retournèrent à leur Créateur sur les collines rocheuses de l’Idaho, les étendues sauvages de l’Alaska, les grands espaces du Montana, les exploitations forestières de l’Oregon et de l’État de Washington, et les bois battus par les vents de Californie du Nord, en le considérant entièrement responsable de sa disparition.

Des doutes murmurés

25La façon dont le Service des forêts interprète la mort d’un pompier est évidente, mais qu’en est-il des pompiers eux-mêmes, lorsqu’ils sont confrontés à de tels événements ? Acceptent-ils sans difficulté le blâme institutionnalisé, ou résistent-ils à la doxa de l’institution à laquelle ils appartiennent ? Peter Ferguson, un conducteur d’engins âgé de 27 ans et arrivé à sa septième saison, affirme ainsi des pompiers blessés et disparus :

« Si on parle d’une seule mort, d’une seule personne, alors c’est la faute de cette personne. [Il développe ensuite cet argument en faisant référence aux deux pompiers morts lors de l’incendie de Cramer, dans le Montana.] Ils sont là en bas en train de couper ce truc. La forêt s’embrase et ils meurent dans l’incendie. Tu vois, j’ai pas lu le rapport d’enquête, mais je suis prêt à parier qu’ils ne savaient probablement pas que le feu arrivait. Putain, leur hélicoptère est juste au-dessus. Peut-être qu’ils n’avaient pas de communication. Eh bien, si t’as pas de communication, t’as pas de vue d’ensemble. De toute évidence, ils n’avaient pas de voie d’évacuation et de zone de sécurité, étant sur une pente. Il y a quatre trucs qui ont joué.
Ça va sortir dans le rapport. Mais je devine juste qu’ils avaient une mauvaise communication ou pas de communication du tout avec leur hélicoptère. Ils auraient dû être en mesure de se dire : “Hé, y’a l’incendie qui nous arrive au cul.” Au pire, si moi j’avais fait partie de l’équipe de ce maudit hélicoptère – c’était une équipe de rappel : ils sont hélitreuillés hors de l’hélico –, au pire, j’aurais dit : “Envoyez-moi ma putain de corde, je vais l’assurer autour de ma taille, et sortez-moi de ce merdier”, ce qui aurait très bien pu se passer. Ouais : tu mets peut-être tes fesses dans un lance-pierre, mais au moins tu as encore des fesses à mettre dans un lance-pierre. Putain, virez-moi si vous voulez ! J’en ai rien à foutre. Si je peux me faire virer, c’est que je suis encore ici.
Mais quelques fois, je crois, en fait plus que quelques fois, eh bien, je crois que le pire arrive, comme ça ! Ça peut simplement être pas de veine, mec, et c’est ce qui me fout les boules. Ils nous apprennent tous ces trucs, mais qu’est-ce que tu fais si tu as la communication bien en place ? Qu’est-ce que tu fais si tu as toutes ces conneries bien en place ? Qu’est-ce qui se passe si tout d’un coup t’es dans la merde jusqu’au cou ? Et ça me fout les boules. Ouais, ça peut être la merde, juste comme ça : des fois ça arrive, point barre. J’essaie vraiment de faire attention aux feux. Pour la plupart, c’est simple. T’as un incendie qui progresse selon le vent, il va de ce côté-là, et tu peux rester sur le côté et être en sécurité… Mais qui sait ? Cette putain, Mère Nature, cette putain est capable de tout… Je sais pas, moi. Je crois en Dieu, et je crois qu’un jour vient l’heure de chacun. »
Peter perçoit le blâme à travers une tension entre la responsabilité et l’absence totale de comptes à rendre, entre le destin perçu comme quelque chose de malléable et la destinée comme affaire divine. Il mobilise le sens commun institutionnel propre au Service des forêts, qui consiste à faire porter la faute aux disparus [23]. Après tout, comme l’énonce un document officiel du Service, « les pompiers doivent être responsables de leur propre destin [24] ». Peter va ainsi jusqu’à se mettre à la place des pompiers disparus dans l’incendie de Cramer, et il se fait fort, dans cette situation, de pouvoir en réchapper. Selon lui, les deux pompiers qui ont péri dans l’incendie ont fait n’importe quoi.

26Et pourtant, un doute vient ronger les catégories organisationnelles du Service des forêts lorsque Peter fait référence à Dieu. Il n’accepte pas totalement le compte rendu interne du Service, sans pour autant le mettre en question. Il perçoit plutôt le degré de contrôle dont chacun dispose sur le front de l’incendie à travers le prisme d’une contradiction entre, d’un côté, le sens commun du Service des forêts – contrôle total, responsabilité individuelle, compétence, attribution ciblée de la faute – et, de l’autre côté, le soupçon insistant de l’impuissance. C’est une tension similaire qui structure chez George Canton la compréhension de la mort et du blâme :

« GC : Si des gars meurent, d’habitude c’est, c’est leur faute. Il y a un truc qu’ils ont ignoré, qu’ils n’ont pas fait comme il faut… La plupart du temps, lorsque des gens sont blessés, c’est par leur propre faute. C’est quelque chose qu’ils ont mal fait, quelque chose qu’ils n’ont pas remarqué. Ils se sont mis dans un mauvais pas. Donc, ouais, la plupart du temps, lorsqu’il t’arrive quelque chose, c’est parce que quelque part t’as pas fait ce qu’il fallait.
MD : Dis-moi ce qui est arrivé, selon toi, lors de l’incendie de Thirtymile, et qui il faut blâmer [25].
GC : C’est… c’est dur de dire exactement ce qui s’est passé, mais ceux qui étaient là, ils auraient dû savoir où se tourner, ils auraient dû connaître leurs voies d’évacuation. Comme la route qu’ils ont prise, par exemple : ils auraient dû savoir que c’était une voie sans issue, je veux dire, ils auraient dû le savoir dès le départ. Si tu sais qu’un incendie se déplace, tu t’engages pas dans une voie pour aller quelque part, parce que si le feu la traverse, tu n’as plus de sortie. Et ça c’est seulement le truc principal qu’ils ont ignoré. Ou ils étaient trop effrayés, ou ils n’ont pas réalisé qu’ils allaient vers une zone d’où ils ne pourraient pas aisément sortir. Dans le secteur qui leur était affecté, il n’y avait pas vraiment de zone de sécurité où ils pouvaient déployer leurs abris ignifugés… je veux dire, ouais, c’est la faute de tout le monde, mais ceux qui devaient surtout savoir tout ça, c’étaient leurs conducteurs, qui engageaient leurs véhicules dans cette situation. Ils auraient dû savoir, après avoir regardé les routes et tout ça, qu’ils ne devaient pas aller par là-bas. À la fin, c’est pour beaucoup la faute de ceux qui sont aux commandes… Mais c’était aussi la faute des membres d’équipe de ne pas l’avoir fait remarquer.
MD : Quoi ? La voie sans issue ?
GC : Ouais. Quand tu conduis un engin ou, je sais pas moi…, tu dois savoir vers quoi tu vas. Et c’est clairement quelque chose à quoi ils n’ont pas beaucoup réfléchi. Ils auraient dû savoir dans quoi ils embarquaient leurs équipes. Donc, pour beaucoup, c’est la faute de tout le monde, parce que avec autant de gars, quelqu’un aurait dû s’en rendre compte… mais pour les avoir mis dans ce guêpier, c’était la faute des conducteurs. Ils auraient dû savoir à quoi ils exposaient leurs hommes… En fait, c’est la faute de tout le monde. »
Le commentaire de George a rappelé à mon souvenir l’une de mes premières journées dans le service, au cours de laquelle j’avais suivi un cours de formation et regardé sur des écrans de télévision des scènes du flash concernant l’incendie de Thirtymile. Un narrateur à la voix grave s’efforçait de tisser la trame des événements de la journée : des équipes épuisées, des instructions peu claires, de nombreux pompiers qui tentent de s’échapper, certains déploient leur abri ignifugé, quatre perdent la vie. À plusieurs reprises, l’instructeur a interrompu la projection pour demander : « Maintenant, si vous faisiez partie de cette équipe, qu’est-ce que vous feriez différemment dans une telle situation ? ». Des mains se levèrent. Les réponses fusèrent : « Ils n’auraient pas dû s’engager sur cette route sans une carte », « Je n’aurais pas déployé sur ce côté de la colline », « Si j’avais été là, j’aurais contesté les ordres, parce que les équipes ont travaillé trop longtemps », « Ils auraient dû voir que le temps devenait plus chaud et plus sec, et que le vent changeait de direction ». L’instructeur hochait de la tête avec approbation. À la fin de la journée, nous avions établi une longue liste de ce que ces pompiers auraient dû faire. Nous aurions fait mieux, assurions-nous l’inspecteur et nous-mêmes. Nous aurions survécu.

27J’allais demander à George s’il avait suivi la même formation, mais, me ravisant, je décidai de lui demander quelque chose qu’on ne m’avait jamais enseigné au cours de ma formation.

« MD : Tu sais combien de pompiers meurent chaque année en luttant contre des feux de forêt ?
GC : Non, je sais pas.
MD : Si tu devais deviner, qu’est-ce que tu dirais ? Je veux dire, aux États-Unis.
GC : Le chiffre doit se situer en dessous de la centaine. Oui, je dirais que ça ne peut absolument pas dépasser la centaine. Je dirais même que c’est peut-être, peeeuuut-être, dans les 50, et il n’y a pas tant de gars qui meurent dans les incendies… Quand t’es sur un feu, tu dois vraiment faire une erreur pour te retrouver dans une situation où ta vie est en danger. Tu dois vraiment violer plus d’une Consigne standard ou ignorer plus d’une Situation Danger. La seule chose, c’est que tu sais qu’il y a des trucs que tu dois avoir à l’œil, et si tu ne le fais pas, l’incendie aura ta peau. Mais peu de gens meurent dans les incendies.
MD : Mais il y a quand même des gens qui meurent, non ?
GC : Ouais. Je veux dire… les gars… quand ils ont affaire au feu, quand ils se retrouvent dans un truc aussi dingue, avec les gaz que ça dégage et tout ça… les blessures sont très courantes, et des gars vont perdre leur vie en luttant contre un truc aussi extrême. Mais c’est quelque chose qui… on sait que quelque chose peut arriver quand ont fait ça. On sait qu’on a affaire à quelque chose qui a une vie propre, une chose qui va faire ce qu’elle a à faire, et, tu vois, en pratique, tu mets ta vie en danger quand tu t’avances dans l’incendie. C’est juste un truc auquel on ne pense pas. Si tu y penses, alors tu ne seras plus en mesure de faire ton boulot comme t’es censé le faire. »
George s’en prend aux pompiers disparus en leur reprochant leur incompétence, exactement comme on m’avait appris à le faire au cours de la formation. Mais, comme dans le cas de Peter, un petit « et si » se glisse subrepticement dans l’esprit de George. Selon lui, pour subir des dommages, il faut violer de multiples Consignes et ignorer plusieurs Situations, ce qui implique que le feu est plus ou moins sans danger, maîtrisable et pacifique ; pourtant, George se contredit immédiatement en affirmant que le feu est une force sauvage, violente et fatale qui est à l’origine de nombreux accidents. Le feu est simultanément pacifique et aussi mortel qu’un cobra.

28Cependant, il y a une différence pratique entre les façons dont Peter et George distribuent le blâme. Tandis que Peter suggère que certains accidents sont l’œuvre de la Nature, et donc que le Service des forêts devrait se montrer moins sévère, George pense que, bien que la Nature soit une folle imprévisible, le Service des forêts devrait être plus sévère. Du point de vue des pompiers et de leur perception de la faute, la vision de Peter peut apparaître comme une anomalie. Par exemple, Donald Montoya, un pompier de 22 ans arrivé à sa quatrième saison ne mâche pas ses mots quant à savoir si on peut toujours attribuer la responsabilité des accidents mortels aux victimes elles-mêmes :

« Si on garde nos esprits, on a de très grandes chances de garder les gars en sûreté, à défaut de contrôler l’incendie. Je suis très profondément convaincu qu’on peut garder les pompiers ou tout autre personnel qu’on a sur ou autour d’un incendie… qu’on a les moyens de les maintenir en sécurité. On a les connaissances. On a l’intelligence. On a tout ce qu’il faut. C’est juste qu’il y a une inconnue. Quelqu’un prend une mauvaise décision ou quelqu’un fait quelque chose qui est un peu à côté de la plaque. Même si c’est juste un tout petit peu à côté. On a les connaissances qui nous permettent de maintenir les gars en vie, mais il arrive parfois que les gens prennent une mauvaise décision… Les pompiers qui meurent ? Quelqu’un a pris une mauvaise décision. »
Loin de mettre en cause le processus d’attribution de la faute, la plupart des pompiers pensent qu’il faut étendre son rayon d’attribution – tout particulièrement aux superviseurs incompétents et « gratte-papier ». En témoignent les propos de Rex Thurman, 47 ans, superviseur en chef de l’équipe de la Elk River, qui lutte contre les incendies depuis 1975 :
« RT : On n’a tenu personne pour responsable. Tant qu’on n’ira pas là-bas et qu’on ne tiendra pas les gens pour responsables d’erreurs qui ont entraîné la mort de quelqu’un, on continuera à fonctionner comme aujourd’hui. C’est un de ces trucs où certains ne devraient pas être au poste qu’ils occupent. C’est juste qu’on ne les inquiète pas. Si quelque chose arrive, euh, pendant qu’ils sont à ce poste, eh bien voilà, ils n’ont pas de comptes à rendre. On ne les tient pas pour responsables… On ne fait rien à ceux qui se trouvent coupables de ne pas avoir fait leur boulot. Si nous, eux, si on était tous tenus de rendre des comptes, je ne crois pas que vous verriez certaines personnes aux postes qu’elles occupent.
On ne leur fait rien. Ils ne sont pas qualifiés et ne devraient pas être là s’ils ont commis une erreur… Mais si on s’attaquait à ces cas-là, aux gens qui ont fait ça, il y aurait du changement. Quand on regarde certains rapports d’enquête, et qu’on voit qu’ils en reviennent toujours aux Consignes de feu, aux Dix-huit situations, au SCVZ [Surveillance, Communication, Voies d’évacuation, Zones de sécurité], à ce genre de trucs, on se rend compte qu’une ou plusieurs règles ont été violées, et qu’on ne fait rien à ceux qui en sont responsables. On tourne la page. Pas de problème. Encore une fois, c’est… quel prix faut-il payer avant d’opérer ces changements ?… Si tu y regardes de près, très peu de pompiers… c’est en fait toute la meute qui a pris la décision à cause de laquelle ils sont morts ou ils ont été gravement brûlés. C’était une décision hiérarchique. Donc, euh, est-ce qu’on a réglé le problème de la hiérarchie ? Je ne crois pas. Tant qu’on ne l’aura pas fait, ces choses-là continueront de se produire.
MD : Et que suggères-tu de faire, pour leur faire assumer leurs responsabilités ?
RT : Je prends l’autoroute, j’ai bu, je provoque un accident, et je tue quelqu’un : on va s’en prendre à moi. Je vais sur le terrain, je prends quelqu’un avec moi, je prends une mauvaise décision sur le lieu de l’incendie et je provoque la mort de cette personne : je m’en sors libre… Tu ne vas pas tuer quelqu’un et dire : “Ah, merde, c’était un arrêt divin.” C’était pas un arrêt divin. C’est toi qui as déconné ! Que tu sois en entraînement, que ce soit… quelle que soit la situation. Prononcer la peine de mort ? Je ne crois pas, mais c’est pas quelque chose, euh… on ne peut pas tourner la page et se contenter d’aller de l’avant, clore l’affaire… et ignorer tous ceux qui ont été impliqués là-dedans. Il y a quelqu’un qui est allé sur le terrain et qui a provoqué la mort d’un autre… Tu vas là-bas, t’as un brûlé, un mort : je crois qu’ils doivent s’en prendre à cette personne. Une peine ? Je suis de la vieille école, œil pour œil, mais tu vois, c’est pas à moi de décider. »
Thurman voulait griller les pieds des superviseurs incompétents. Le plus important, toutefois, est que ses protestations n’étaient pas dirigées contre la forme conventionnalisée d’attribution de la faute propre au Service des forêts, mais contre sa distribution inégale. Si Thurman semble appréhender l’univers de la lutte contre le feu à partir de convictions claires et fortes, beaucoup de jeunes pompiers ne le perçoivent qu’à partir d’une pensée circulaire et repliée sur elle-même. Ainsi J. J. López, un pompier de 22 ans arrivé à sa troisième saison, qui, lorsqu’il tente d’échapper au sens commun du Service des forêts en critiquant l’habitude de blâmer la victime et l’utilité des Dix / Dix-huit, finit par y revenir et par les réaffirmer :
« JL : [À propos de l’incendie de Thirtymile] Tu peux pas faire porter la faute à une personne en particulier, parce que, en tant que pompiers, on sait à quoi il faut faire attention. Et les superviseurs, ils savent aussi à quoi ils doivent faire attention. Et beaucoup de règles des Dix / Dix-huit ont été violées, mais pourquoi les pompiers n’ont-ils pas… euh… pourquoi les pompiers les ont-ils ignorées ? Je sais qu’ils étaient fatigués, à bout, mais je n’y vois pas une raison ou une excuse pour dire “Hé, les superviseurs les ont réduits en cendres”, parce qu’il nous revient autant à nous qu’à eux de voir ce qui se passe. Comme si moi j’allais mettre ma vie entre les mains des superviseurs. Tu vois, je fais confiance à une seule personne : moi. C’est leur faute à tous : des gars qui ont été brûlés jusqu’aux superviseurs… Ils auraient dû réaliser : “Hé, les choses prennent une sale tournure, retirons-nous et sortons-nous de là.” Mais au lieu de cela, les choses ont continué à empirer, et c’est comme ça qu’ils sont morts.
MD : Okay, mais est-ce que tu as déjà été sur un incendie au cours duquel les Dix / Dix-huit ont été ignorées ?
JL : Non, je peux pas dire ça.
MD : Est-ce qu’il y avait des sentinelles sur chaque feu où t’as été ?
JL : Non. Je crois que sur beaucoup d’incendies, il n’y a pas de guetteurs. Je crois que plus de la moitié du temps, ils n’en placent pas.
MD : Donc, ça enfreint bien une Consigne de feu ?
JL : Je crois que oui. Oui. Il n’y a pas de guetteurs désignés, ou un truc comme ça.
MD : Crois-tu que tu t’en rendrais compte si des instructions n’étaient pas claires ou n’étaient pas clairement comprises ? [en référence à la quatrième Consigne de feu]
JL : Au moment même, si ça ne devait pas me concerner, je crois que non.
MD : Donc, tu concèdes que tu as été sur des incendies où les Consignes de feu ont été enfreintes ?
JL : Je crois que je devrais dire ça, oui, plus d’une fois. Et nous aussi on viole les règles !
MD : Sur l’incendie de Beaver Creek, on a dû enfreindre quelque chose comme dix règles sur les Dix-huit, mec.
JL : Sans blague ?
MD : Sans blague.
JL : T’as de la chance qu’ils n’aient pas eu un brûlé sur les bras, tu sais. Je pense que ça doit sûrement se produire souvent comme ça au Service des forêts. Je parie que, plus de 90 % du temps, tu enfreins une Consigne de feu quand tu es sur un incendie, mais que tu n’en entends jamais parler si quelqu’un n’est pas mort, tu sais.
MD : Alors, pourquoi est-ce que tu penses qu’on a les Dix / Dix-huit ?
JL : Pour avoir une raison à laquelle se raccrocher. Imagine que quelqu’un finisse brûlé : t’as un prétexte. “Oh, la règle a été enfreinte”, tu vois. “C’est pour ça qu’ils ont péri dans les flammes, parce qu’ils ont enfreint les Dix / Dix-huit.” C’est une excuse à laquelle on peut se raccrocher. Tu ne les entendras jamais dire : “Un tel est mort brûlé, tu vois, à cause de la vérité.” Ils ne vont pas dire : “Eh bien, cette personne est morte parce qu’on a merdé.” Ils vont dire : “Ah, ils sont morts brûlés parce qu’il y a toutes ces règles, et ils ne les ont pas appliquées, et donc ils ont fini brûlés.” Ils ne vont pas admettre que c’est eux qui ont déconné, tu vois. Non, ils vont trouver une excuse. Comme ça, ils peuvent mettre leur cul à l’abri… Quand tu mourras, ils diront : “Eh bien, c’est de sa faute. Ils auraient dû comprendre la situation.” »

figure im5
POMPIER ISOLÉ regardant au sol.

29Les opinions de J. J. s’apparentent à un labyrinthe de miroirs qui ne cessent de réfléchir les choses les plus familières. En l’espace de deux minutes, J. J. est ainsi capable d’affirmer qu’il s’en tient toujours aux Dix / Dix-huit, de revenir sur cette affirmation en soupçonnant le fait que ces règles de base sont enfreintes sur la plupart des incendies, de placer à nouveau sa confiance dans les Dix / Dix-huit en réaction à mes propos sur l’incendie de Beaver Creek, puis de renoncer à cette nouvelle religion en décrivant les Dix / Dix-huit comme des règles creuses qui ne servent que d’assurance aux superviseurs. Pour J. J., penser à un incendie en dehors de toute référence aux Dix / Dix-huit revient à essayer d’imaginer une nouvelle couleur [26].

30Même si les pompiers savent que les Dix / Dix-huit sont des standards impossibles à respecter dans la pratique, ils continuent à placer leur confiance en eux. Ainsi Steve, un conducteur d’engin de 24 ans parvenu à sa septième saison, remarque : « Ils… ce qu’il y a toujours, vraiment… ce qui m’a toujours chiffonné, c’est quand ils disent que les Dix / Dix-huit… de suivre les Dix / Dix-huit, et que celle-ci a été enfreinte, celle-là a été enfreinte, et celle-là aussi. C’est parce que dans les Dix / Dix-huit, quoi qu’il arrive, peu importe, tu peux trébucher ou tomber ou quoi que ce soit, et ils peuvent dire que tu as enfreint une de ces règles. Il n’y a pas eu un seul cas où une de ces règles n’ait été violée, et pourtant, je crois qu’ils n’insistent pas assez sur elles. Je veux dire, évidemment, que sur un incendie, elles sont pratiquement tout. Je veux dire, tout ce qui concerne le feu est dit dans ces Dix / Dix-huit, ce à quoi tu dois faire attention, pratiquement tout ».

31Lorsque J. J. et les autres pompiers tentent de résister au sens commun du Service des forêts – lorsqu’ils s’efforcent de mettre en cause les catégories de pensée qui leur sont transmises par les rapports sur les accidents mortels, la formation, les injonctions de leurs superviseurs, et les interactions quotidiennes entre eux –, ils découvrent rapidement que leur univers est relativement privé de sens. S’ils ne pensaient pas que le feu est maîtrisable, qu’il est possible d’éviter les dommages, que seuls meurent les incompétents, les pompiers contempleraient un abysse de désordre. À coup sûr, ils n’acceptent pas le sens commun du Service des forêts sans faire montre de scepticisme dans leurs questions, et sans entretenir des doutes persistants, mais ils finissent par l’accepter, car sans lui le feu ne serait que chaos et danger.

32Comme le dit Mary Douglas, « toute institution qui entend maintenir sa structure a besoin d’accumuler de la légitimité par des références s’enracinant dans la nature et la raison : elle fournit alors à ses membres une série d’analogies qui permettent d’explorer le monde et de justifier le caractère naturel et raisonnable des règles instituées, et elle peut maintenir une forme identifiable à travers le temps. Toute institution commence alors à contrôler la mémoire de ses membres ; elle les amène à oublier les expériences qui ne sont pas compatibles avec son image vertueuse, et elle leur remémore les événements susceptibles de renforcer la vision de la nature qui lui est complémentaire. Elle leur fournit leurs catégories de pensée, elle fixe les termes de l’auto-connaissance, elle établit les identités [27] ». Les pompiers apprennent à penser à l’aide des catégories et des schèmes classificatoires de leur institution, ce qui les empêche de parvenir à une compréhension du risque, de la mort et du feu qui ne passerait pas par le sens commun du Service des forêts. Ainsi, la caractérisation raisonnée des pompiers décédés comme quelque chose d’autre que des incompétents existe à titre de « possibilité écartée », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu : une pensée qui se situe au-delà des confins de l’imaginaire des pompiers [28]. Bien que cette pensée sceptique et hérétique trouve parfois son chemin jusque dans leurs esprits, elle n’y reste que brièvement avant que les catégories de pensée propres au Service des forêts ne l’en chassent.

La logique de la lutte contre le feu

33En naturalisant le risque et en exagérant la portée de la déviance [29], les pompiers conçoivent leur métier comme une activité qui n’est pas plus dangereuse qu’une autre. « Bon, eh bien, tout métier est dangereux, explique Kris, 21 ans et deux saisons. Les gens meurent dans les usines. Les gens meurent en construisant des voitures. Les gens meurent en fabriquant des bottes. On laisse croire que notre métier est plus dangereux… Mais à partir du moment où on connaît les dangers et les Dix / Dix-huit qu’on nous prêche, le fait d’affronter les situations avec une certaine vivacité d’esprit réduit de façon drastique les risques d’accident. »

34Peter abonde dans ce sens : « Je crois, oui, que ça peut être dangereux, mais si tu fais gaffe, et si tu suis intelligemment les tactiques et les stratégies, ouais, c’est peut-être encore dangereux, mais pas plus dangereux que d’aller à pied à l’école. Tu peux te faire écraser par une putain de voiture. Ou bien un arbre peut te tomber dessus. Mais il y a plus de voitures en circulation que d’arbres qui tombent. Merde, quelqu’un peut se faire tuer en allant à l’école ou au boulot ou en conduisant. Combien de gens meurent chaque jour dans des accidents de voiture ? ». Les superviseurs et les membres d’escouade, qu’ils soient jeunes ou vieux, opèrent sous l’illusion du libre-arbitre. En évacuant tout danger hors de la lutte contre le feu, ils prennent rarement le temps de considérer les risques qu’ils prennent quotidiennement. Prenons l’exemple de J. J. López :

« MD : Est-ce qu’il t’arrive de penser aux risques de ton métier ?
JL : Pas vraiment, j’y pense presque jamais. Les risques sont là, mais c’est la dernière chose qui me vient à l’esprit. “Hé, je peux mourir un jour.” Je n’y pense sûrement pas plus d’une fois par semaine, à tout casser, peut-être une fois par mois. C’est plutôt… tu te lèves le matin, tu sais ce que tu as à faire, tu le fais… Je ne me lève pas en pensant “Hé, je vais peut-être mourir aujourd’hui”. C’est vraiment une façon merdique de commencer ta journée [il se met à rire] : “Hé, je vais peut-être mourir aujourd’hui.” Le risque est là, mais je n’y pense jamais. C’est pas quelque chose qui me travaille. »
L’idée de mourir sur un incendie est si éloignée de l’imaginaire des pompiers qu’ils la trouvent théâtrale. Ils embellissent à qui mieux mieux les récits des occasions où ils ont eu recours à la tirade « Je fais partie de l’escouade de la Elk River, je mets ma vie en jeu jour après jour », afin d’impressionner les gens, en particulier les jeunes femmes célibataires. Peter détient actuellement le titre, pour avoir servi cette tirade au joueur professionnel de base-ball Matt Williams, lorsqu’il reconnut la star du base-ball dans un bar près de la ville. Peter a fait encadrer la serviette en papier signée par Williams, avec l’inscription « À l’équipe des pompiers de la Elk River : continuez à lutter contre les incendies, à sauver des vies, à être des héros », et l’a affichée dans la salle de réunion. L’équipe s’est gondolée de rire en voyant la serviette, et la source de cet humour doit être recherchée dans deux perspectives diamétralement opposées sur le risque. Tandis que ceux qui n’appartiennent pas au monde de la lutte contre le feu croient que les pompiers « mettent leur vie en jeu jour après jour », la plupart des pompiers conçoivent leur métier comme une activité dénuée de risques. À leurs yeux, il n’y a pas de héros, car il n’y a pas de risques.

35Au cœur de la logique de la lutte contre le feu, on ne trouve pas plus la reconnaissance du danger que l’envie du danger, comme de nombreux sociologues l’ont suggéré [30], mais l’illusion du libre-arbitre, qui amène les pompiers à métamorphoser le risque des flammes en absence de risque. Ces derniers pensent que la lutte contre les incendies n’est dangereuse que pour les incompétents. « Est-ce dangereux ? laisse planer Donald. Évidemment, que c’est dangereux, si tu as des gens stupides qui travaillent à tes côtés. Si tu sais ce qui se passe et si tu as des gars qui savent ce qui se passe, en fait, ce n’est pas si dangereux que ça. »

36Si la mort peut sembler susceptible de faire voler en éclats l’illusion du libre-arbitre propre aux pompiers, c’est en fait l’inverse qui est vrai. En marquant tous les morts au sceau de l’incompétence, le Service des forêts aide les pompiers à maintenir cette illusion, même lorsqu’ils sont confrontés à la réalité de la mort. À moins qu’ils ne se mettent directement à la place d’un cadavre, les pompiers doivent prendre leurs distances vis-à-vis de leurs amis et de leurs collègues tombés dans l’exercice de leurs fonctions et s’accrocher à la croyance selon laquelle, comme le dit George, « des gens vont mourir, mais seulement parce que des trucs arrivent, je veux dire, ça ne veut pas forcément dire que ça va t’arriver à toi ». En utilisant le blâme comme un bouclier mais aussi comme une arme, l’illusion du libre-arbitre ne faiblit pas face à la mort ; elle se renforce, et repousse le danger lié au feu, qui disparaît ainsi comme les volutes de fumée s’évaporent au- dessus de la cime des arbres.

37Pourquoi les pompiers acceptent-ils alors si aisément le sens commun propre au Service des forêts ? On ne peut guère esquisser ici que quelques hypothèses [31]. Les pompiers ne s’adaptent pas si rapidement et si aisément à ce sens commun seulement parce que le monde de la lutte contre les feux de forêt est un monde totalisant, une « institution avide [32] », mais aussi parce que les dispositions préformées des pompiers, cultivées tout au long d’une éducation en milieu populaire et rural, s’ajustent « naturellement » à la culture du Service des forêts. À la différence du cadet de Foucault, que l’école forme à partir d’une « glaise informe », le pompier spécialisé dans les feux de forêt aborde son environnement professionnel en étant pré-conditionné. Son éducation rurale, en milieu populaire, liée à une certaine conception de la masculinité, « l’ajuste à l’avance », comme Bourdieu avait l’habitude de dire, aux exigences de la lutte contre les feux de forêt en le dotant de certaines compétences (ainsi la capacité à manier une tronçonneuse, à conduire un gros camion, à s’orienter dans les chemins forestiers), sans parler de certaines dispositions, de telle sorte que le Service des forêts n’a nul besoin de faire beaucoup d’efforts pour en faire un pompier prêt à intervenir. Le bleu n’a pas besoin d’être brisé puis reconstruit : ses dispositions et ses compétences ne demandent qu’à être légèrement infléchies et ajustées, dans la mesure où le processus de formation d’un pompier commence bien avant le moment où il rejoint une équipe. L’habitus générique des jeunes gens en milieu rural et populaire est aisément converti en habitus spécifique[33] du pompier luttant contre les feux de forêt à travers un accord double entre les biographies individuelles de ces « gars de la campagne », qui possèdent un compétence rurale et certains principes de vision et de division du monde, et la culture organisationnelle du Service des forêts.

38Traduit de l’anglais par Nicolas Guilhot

Notes

  • [1]
    James S. Coleman, Power and Structure of Society, Philadelphie, The University of Philadelphia Press, 1974.
  • [2]
    Karl E. Weick, “The collapse of sensemaking in organizations: the Mann Gulch disaster”, Administrative Science Quarterly, 38, 1993, p. 628-652 ; Diane Vaughan, “The dark side of organizations: mistake, misconduct, and disaster”, Annual Review of Sociology, 25, 1999, p. 271-305 ; Charles Perrow, Normal Accidents: Living with High-Risk Technologies, 2e édition, Princeton, Princeton University Press, 1999 [1984].
  • [3]
    En fait, comme Mary Douglas l’a montré dans Risk Acceptability According to the Social Sciences (Londres, Routledge & Kegan Paul, 1986), de nombreuses analyses de la prise de risque se sont aveuglément concentrées sur les individus, au détriment des institutions.
  • [4]
    La prise de risque professionnelle est ici définie comme un comportement collectif socialement acceptable qui constitue une menace immédiate et dangereuse pour la santé des individus agissant au sein de la structure d’une organisation bureaucratique. En théorie, le professionnel de la prise de risque travaille en vue de rendre son activité plus sûre en mobilisant un savoir acquis et un équipement spécialisé. Les soldats, les officiers de police et les pompiers sont des professionnels de la prise de risque ainsi que, dans une moindre mesure, les ouvriers d’usine, les mineurs et d’autres catégories de travailleurs dont les tâches peuvent être dangereuses.
  • [5]
    L’expression « illusion du libre-arbitre » est empruntée à Erving Goffman, qui l’emploie dans « Les lieux de l’action » (Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 152).
  • [6]
    « Déployer un abri » est l’opération de tout dernier ressort pour les pompiers encerclés par un feu de forêt. L’opération consiste à ouvrir une petite mallette en plastique que les pompiers doivent avoir sur eux à tout moment et à « déployer » une tente suffisant à abriter une personne et faite d’une feuille d’aluminium très fine, sous laquelle le pompier se glisse et dont il assure la base avec les mains et les pieds, pendant qu’il presse son visage contre le sol ou contre un morceau de tissu, pendant que le monde s’embrase autour de lui. En moyenne, 70 pompiers déploient chaque année un abri, selon le rapport officiel du département de l’Agriculture (“Wildland Firefighter Entrapments 1976 to 1999”, USDA Forest Service Technology & Development Program, Missoula, 1999).
  • [7]
    Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 118-119.
  • [8]
    Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
  • [9]
    Dominic D. P. Johnson, Overconfidence and War: The Havoc and Glory of Positive Illusions, Cambridge, Harvard University Press, 2004 ; Richard G. Mitchell, Jr., Mountain Experience: The Psychology and Sociology of Adventure, Chicago, The University of Chicago Press, 1983.
  • [10]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 255.
  • [11]
    En suivant cette logique, les pompiers placent leur compétence au-dessus de toute autre qualité, et non le courage ou la bravoure – deux attributs que l’on associe traditionnellement aux pompiers respectés. « Dans les casernes traditionnelles, la taille, la force et la bravoure sont fortement valorisées ; le courage, la détermination et l’agressivité sont devenus les caractéristiques d’un bon pompier », écrit Carol Chetkovich dans Real Heat: Gender and Race in the Urban Fire Service, New Brunswick, Rutgers University Press, 1997, p. 18. Mon travail de terrain m’a fait découvrir le contraire : en fait, les pompiers considèrent l’agressivité et le courage comme des qualités négatives dans leur corps de métier. S’ils avaient le choix, ils iraient combattre les incendies aux côtés d’un trouillard réfléchi plutôt que d’un paladin téméraire.
  • [12]
    Jim Paxton, “Firefighter warrior led crew that saved Pinetop, Show Low”, The Arizona Republic, Phoenix, 21 juin 2003, p. B11.
  • [13]
    Voir William J. Goode, The Celebration of Heroes: Prestige as a Control System, Berkeley, The University of California Press, 1978.
  • [14]
    The Bureau of Indian Affairs, “Sawtooth Mountain prescribed burnover fatality factual report”, Arizona, Fort Apache Agency, 3 décembre 2003.
  • [15]
    Ibid., p. 12.
  • [16]
    United States Department of Agriculture, “Forest service review of the Thirtymile fire incident results in proposed administrative actions”, United States Forest Service, News Release, Pacific Northwest Region, 2002. Ce document fait écho aux résultats rapportés par l’enquête officielle : United States Department of Agriculture, “Accident investigation factual report : Thirtymile fire”, United States Forest Service, Chewuch River Canyon, Winthrop, 2001.
  • [17]
    United States Department of Agriculture, “Accident investigation factual report: Cramer fire fatalities north fork ranger district Salmon-Challis national forest region 4”, United States Department of Agriculture, Forest Service Technology and Development Program, Missoula, 2003.
  • [18]
    United States Department of Agriculture, “South Canyon fire investigation”, United States Department of Agriculture and United States Forest Service, Missoula, 1994.
  • [19]
    United States Department of Agriculture, “Wildland fire fatalities in the United States: 1990 to 1998”, United States Department of Agriculture Forest Service, Technology and Development Program, Missoula, 1999, p. 8.
  • [20]
    Ibid., p. 11-12.
  • [21]
    United States Department of Agriculture, “Wildland firefighter entrapments 1976 to 1999”, United States Department of Agriculture Forest Service, Technology and Development Program, Missoula, 2000, p. 9.
  • [22]
    J’énumère ici des incendies funestes au cours desquels des pompiers sont morts. Quatre pompiers perdirent la vie sur l’incendie de Thirtymile dans l’État de Washington au mois de juillet 2001, tandis que l’incendie de South Canyon, dans le Colorado, comme celui de Mann Gulch, dans le Montana, se sont soldés par la mort de 12 pompiers, respectivement aux mois de juillet 1994 et août 1999.
  • [23]
    Dans la mesure où être un pompier compétent est une caractéristique intrinsèquement associée à la reproduction symbolique de la masculinité des classes populaires en milieu rural, le mort par incompétence échoue à la fois en termes de lutte contre le feu et en termes de masculinité : les pompiers reprochent (très littéralement) aux victimes d’incendies de ne pas être à la hauteur des standards de la masculinité.
  • [24]
    United States Department of Agriculture, “Findings from the Wildland firefighters human factors workshop: improving Wildland firefighter performance under stressful, risky conditions: toward better decisions on the fireline and more resilient organizations”, United States Department of Agriculture Forest Service, Technology and Development Program, Missoula, 1996, p. 9.
  • [25]
    L’incendie de Thirtymile est devenu un « instrument pédagogique » funeste pour enseigner comment ne pas lutter contre le feu, et la plupart des pompiers se familiarisent avec cet incendie au cours de leur formation de base et peuvent aisément reconstruire la scène de mémoire.
  • [26]
    Il est important de souligner, à l’instar de Paul Rabinow dans Reflections on Fieldwork in Morocco (Berkeley, The University of California Press, 1997), que les questions posées par l’ethnographe instillent souvent le doute et l’incertitude chez les « informateurs », qui ont depuis longtemps trouvé des réponses à de telles questions et qui les ont intériorisées de manière non réflexive. « Dès qu’un anthropologue s’avance dans une nouvelle culture, écrit Rabinow (p. 119), il amène les gens à objectiver leur monde vécu pour lui […]. L’anthropologue crée un dédoublement de la conscience. » Ainsi, nous ne devons pas être surpris si de nombreux pompiers se montrent mal à l’aise et offrent des réponses contradictoires aux questions qui tentent d’analyser le sens commun de l’organisation dont ils dépendent et, par conséquent, leurs propres façons de penser.
  • [27]
    Mary Douglas, How Institutions Think, Syracuse, Syracuse University Press, 1986, p. 112.
  • [28]
    Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.
  • [29]
    Diane Vaughan, The Challenger Launch Decision: Risky Technology, Culture, and Deviance at NASA, Chicago, The University of Chicago Press, 1996.
  • [30]
    Ainsi, Steven Lyng (dir.), Edgework: The Sociology of Risk-Taking, New York, Routledge, 2004 ; Herbert Gans, The Urban Villagers: Group and Class Life of Italian-Americans, New York, The Free Press, 1962.
  • [31]
    Voir à ce sujet Matthew Desmond, “Making deployables”, working paper non publié.
  • [32]
    Lewis A. Coser, Greedy Institutions: Patterns of Undivided Commitment, New York, Free Press, 1974.
  • [33]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 171-175.
Français

Résumé

Malgré le développement récent des recherches sur les organisations à hauts risques et les causes de leurs dysfonctionnements, on sait mal comment celles-ci parviennent à persuader leurs employés de participer à des activités dans lesquelles ils risquent leur vie. Cet article vise à combler cette lacune en analysant la façon dont le Service des forêts des États-Unis (United States Forest Service) amène les pompiers à affronter le risque et la mort. À partir d’enquêtes ethnographiques et d’analyses de documents officiels (notamment des rapports d’accidents mortels), l’article décrit le processus par lequel les pompiers en arrivent à accepter implicitement (mais non sans réticence) les règles tacites de leur organisation et à développer une disposition spécifique à l’égard de la prise de risques : une illusion du libre-arbitre à travers laquelle ils perçoivent la lutte contre le feu comme une activité exempte de danger. Ils apprennent rapidement à ranger leurs coéquipiers tombés dans l’exercice de leur mission dans la catégorie des morts par incompétence. De telle sorte que, si l’on peut raisonnablement supposer que la mort d’un pompier constitue une menace pour l’illusion du libre-arbitre qui caractérise ce corps de métier, c’est en réalité l’inverse qui est vrai.

Deutsch

Zusammenfassung

Obwohl Forschungen zu Hochrisikoorga-nisationen, die die Ursachen von organisatorischen Zusammenbrüchen, Fehlern und Fehlverhalten untersuchen, stark zugenommen haben, wissen Sozialwissen-schaftler noch immer recht wenig darüber, wie Hochrisikoorganisationen Arbeiter zur Teilnahme an lebensgefährlichen Aktivitäten motivieren. Dieser Artikel versucht, diese Lücke zu schließen, indem er untersucht, wie die US-amerikanische Forstbehörde (United States Forest Service) Feuerwehrleute anleitet, mit Risiko und Tod fertig zu werden. Auf der Grundlage ethnologischer Untersuchun-gen und der Analyse offizieller Akten (vor allem Berichten zu Todesfällen) beschreibt er, wie Feuerwehrleute das Selbstver-ständnis ihrer Organisation stillschweigend (wenn auch nicht ohne Widerstand) anzunehmen lernen und spezifische Einstellungen zur Risikobegegnung, der vermeintlichen Selbstbestimmung einnehmen, wodurch sie die Feuerbekämpfung als gefahrlose Aktivität ansehen. Feuer-wehrleute lernen schnell, ihre gefallenen Kollegen als inkompetente Tote zu behandeln. Obwohl rational gesehen, die Illusion der Selbstbestimmung durch den Tod eines Feuerwehrmannes in Frage gestellt wird, verhält es sich dennoch umgekehrt.

Español

Resumen

Pese al reciente desarrollo de las investigaciones sobre las organizaciones de alto riesgo y las causas de sus disfuncionamientos, todavía no se sabe a ciencia cierta de qué manera dichas organizaciones consiguen persuadir a sus empleados de que participen en actividades en las que arriesgan la vida. Este artículo intenta llenar ese vacío, analizando la forma en que el Servicio Forestal de los Estados Unidos (United States Forest Service) prepara a los bomberos a afrontar el peligro y la muerte. A partir de estudios etnográficos y análisis de documentos oficiales (sobre todo informes de accidentes mortales), se describe aquí el proceso mediante el cual los bomberos llegan, por un lado, a aceptar implícitamente –aunque no sin reticencias– las reglas tácitas de su organización y, por el otro, a desarrollar una aptitud específica con respecto a la toma de riesgos: la ilusión de libre albedrío, que les hace percibir la lucha contra el fuego como una actividad exenta de peligro. En cuanto a los compañeros de equipo caídos en el ejercicio de su misión, muy pronto aprenden a incluirlos dentro de la categoría de muertos por incompetencia. De tal modo, aun cuando es razonable suponer que la muerte de un bombero constituye una amenaza para la ilusión de libre albedrío que caracteriza a este gremio, en realidad lo que sucede es todo lo contrario.

Matthew Desmond
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2007
https://doi.org/10.3917/arss.165.0008
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