1Depuis plus d’une vingtaine d’années, les systèmes nationaux de recherche et d’innovation connaissent de profondes mutations, qui coïncident avec un désengagement relatif de l’État de la recherche académique et une pluralisation des agents de la recherche et de l’innovation [1]. À la recherche de nouvelles formes de financement, et soumises à la pression des demandes économiques et sociales, les institutions scientifiques évolueraient vers des modèles plus proches de l’industrie. Elles se mercantiliseraient [2], en tendant à se soumettre à des intérêts commerciaux [3] et à s’inscrire dans une logique d’offre économique se substituant ou s’ajoutant, selon les cas, à une logique d’offre scientifique. On peut trouver les indices d’une telle mercantilisation dans la transformation des critères d’éligibilité aux financements européens [4], ou dans le développement très sensible, dans le monde académique, des politiques de propriété intellectuelle [5], de transfert technologique [6] ou d’essaimage universitaire [7]. Dans le même temps, les relations science-industrie se sont intensifiées [8] et les structures d’interface se sont développées avec, par exemple, la multiplication des incubateurs [9] ou des parcs technologiques [10]. Ces transformations sont soutenues, encadrées, et parfois amorcées par quelques dispositifs législatifs ou réglementaires. Aux États-Unis par exemple, en 1980, le Bayh-Dole Act réforme la politique américaine en matière de brevets, et le Stevenson-Wydler Technology Innovation Act incite les laboratoires fédéraux à valoriser leurs recherches. En France, la loi d’orientation et de programmation de la recherche de 1982 pose les bases du rapprochement des organismes de recherche et de l’industrie [11], rapprochement poursuivi en 1999 avec la loi sur l’innovation et la recherche qui accompagne le lancement d’une série de mesures en faveur de l’innovation. Ces mesures sont reprises et développées par les gouvernements suivants, en particulier avec un « Plan en faveur de l’innovation » en 2003. À ce mouvement de rapprochement des sphères scientifiques et industrielles s’ajoute enfin une scientifisation de l’industrie, avec un développement de la recherche en entreprise [12], une utilisation accrue des résultats de la recherche académique [13] et, plus généralement, un développement des secteurs de haute technologie [14].
2Quelques sociologues livrent une lecture épistémologique radicale de ces transformations, qui selon eux conduiraient à une dissolution des frontières entre recherche fondamentale et recherche appliquée, recherche publique et recherche privée, plus généralement entre le monde de la recherche et le reste de la société [15]. Les diverses propositions développant cette intuition peuvent être regroupées, malgré leurs différences, dans la famille des théories dites « antidifférenciationnistes » [16]. Ces théories ont été développées en particulier en opposition aux thèses de Robert Merton [17], qui envisage la science comme un système social normé, autonome, stratifié, disciplinairement segmenté, et différencié des autres sphères professionnelles [18]. Selon les différenciationnistes, le scientifique universitaire se distinguerait par exemple de son homologue industriel par les normes, les contraintes et les opportunités particulières qui se présentent à lui et déterminent la forme de son activité. Leurs opposants, les antidifférenciationnistes, ont au contraire en commun de rejeter l’idée d’autonomie des sciences et de leurs praticiens, et de critiquer la distinction entre scientifiques et entrepreneurs. Helga Nowotny écrit que « la transformation du système scientifique ne se limite pas aux changements dans sa dimension institutionnelle […]. Des changements opèrent aussi jusqu’au cœur des pratiques scientifiques actuelles [19] ». Les sciences s’ouvriraient de manière inédite au monde, verraient leur autonomie remise en question, devraient désormais rendre des comptes à la société, qui ne se contenterait plus de recevoir leurs enseignements, mais se mettrait aujourd’hui à leur « répondre ». Pour nommer cette refondation du dialogue entre scientifiques et non-scientifiques, Nowotny a forgé la notion de « contextualisation », dont la mercantilisation serait la dimension économique. Selon les antidifférenciationnistes, qui insistent sur la globalité des transformations, la mercantilisation des institutions scientifiques, fort tangible, s’accompagnerait de celle des chercheurs : ils deviendraient des entrepreneurs. Car leurs pratiques, leurs représentations, leurs valeurs, leur ethos ne sauraient échapper à l’hétéronomisation générale des champs scientifiques.
3Ce type de considérations savantes est exprimé plus trivialement dans des cercles moins académiques lorsque est abordé le thème de « l’esprit d’entreprise », et de la « nécessaire adaptation » des chercheurs au monde économique moderne. Cet esprit d’entreprise serait l’une des clés de la réussite des collaborations de l’industrie avec la recherche publique, « en vue de l’adéquation entre l’excellence scientifique et la commercialisation des résultats [20] ». Il importe, selon ce discours, de transformer les chercheurs pour améliorer le pilotage du système national d’innovation en installant une sorte de « connivence [21] » avec les industriels. Il s’agit d’une transformation profonde, intime, d’ordre psychologique mais également épistémologique, qui fait directement écho aux thèses antidifférenciationnistes. Les frontières s’effacent, la science ressemble ou doit ressembler à l’industrie, le laboratoire à la firme, et finalement, donc, le chercheur à l’entrepreneur. Car, plus qu’un savant, il est aujourd’hui un acteur de la nouvelle économie de la connaissance.
4Cette articulation, descriptive ou normative, entre transformations institutionnelles et transformations de la recherche est ici interrogée, afin d’examiner et de comprendre la réalité de la mercantilisation des métiers de la recherche face à ces nouvelles configurations institutionnelles signalant une science post-mertonienne [22]. Dans cette perspective, nous avons choisi d’utiliser l’essaimage académique, plus précisément les créations d’entreprises par des chercheurs du secteur public, comme terrain d’observation. Les chercheurs créateurs d’entreprises sont à l’interface de la science et de l’industrie, au cœur de leur intrication institutionnelle, et incarnent mieux qu’aucun autre la figure du chercheur-entrepreneur, du scientifique mercantilisé, attentif aux questions économiques. Nous sommes là à l’acmé des transformations envisagées par les antidifférenciationnistes, sur le lieu même de la post-academic science [23] ou du mode 2 [24], ce qui devrait donner à voir d’autant plus facilement le spectacle de l’effondrement des différences. Ne seront étudiées ici ni les entreprises issues de la recherche publique, ni la création d’entreprise par des chercheurs, encore moins les start-ups, mais des situations révélant des phénomènes caractéristiques des objets à l’interface entre la science et les autres sphères professionnelles.
5Ces questions de la mercantilisation des chercheurs et de la transformation de leurs pratiques scientifiques leur ont été posées directement. De quelle manière s’étaient-ils impliqués dans ces projets entrepreneuriaux ? Comment intégraient-ils ou tenaient-ils compte des impératifs économiques ? Comment parvenaient-ils à coordonner leurs pratiques scientifiques et commerciales ? L’hypothèse est que cette coordination ne repose pas nécessairement sur la transformation du chercheur en entrepreneur : certains peuvent s’affranchir des réquisits économiques, et préserver leur identité, mais s’impliquer tout de même dans un projet entrepreneurial en pariant sur la perspective de récolter des bénéfices d’ordre scientifique, de bénéficier des éventuelles synergies scientifiques entre l’entreprise et le laboratoire. Si cette hypothèse est juste, ces synergies doivent être d’autant plus importantes que les chercheurs sont moins mercantilisés. On portera de surcroît l’attention sur les difficultés que peuvent rencontrer les chercheurs créateurs, et sur les tensions entre le laboratoire et l’entreprise, en sorte d’évaluer l’efficacité des formes d’organisation de la relation chercheur-entreprise, c’est-à-dire des « modes de coordination » des pratiques scientifiques et marchandes.
6Cette étude repose sur une enquête par questionnaire, menée par téléphone auprès de 81 chercheurs travaillant dans des laboratoires du CNRS (propres ou associés), tous créateurs entre 1990 et 2001 de 65 entreprises issues de ces laboratoires (plusieurs chercheurs sont parfois associés à une seule création d’entreprise). Parmi ces 81 chercheurs, on ne retiendra que ceux, au nombre de 41, ayant statut de fonctionnaire, afin de faire porter notre analyse sur des individus à la situation institutionnelle comparable [25]. Les caractéristiques de cette situation institutionnelle, et de son évolution au moment de la création, sont l’objet d’un premier volet du questionnaire [26]. Un second volet est consacré aux synergies entre le laboratoire universitaire et l’entreprise, un troisième aux tensions et difficultés, un dernier à la mercantilisation [voir encadré, « Questions de mesure » p. 26]. Lors des entretiens, les chercheurs étaient libres de commenter leurs réponses. Cette enquête est complétée par une série d’études de cas, dont trois seront succinctement présentées ici. Chacune de ces études de cas, menées sur plusieurs mois voire plusieurs années, permet de donner corps aux modes de coordination révélés par l’analyse des réponses au questionnaire, et d’affiner l’interprétation des données quantitatives. C’est à l’occasion de l’une de ces études qu’il a été possible d’accéder à un document exceptionnel : le journal de bord d’une création, rédigé mois après mois par un chercheur entre 1993 et 2002. L’étude de ce journal donne un point de vue privilégié sur l’engagement entrepreneurial des chercheurs, et permet de mieux en saisir les ressorts.
Questions de mesure
Q1. Lors de la création de l’entreprise, l’aspect purement scientifique de vos travaux vous apportait-il sensiblement plus, plutôt plus, autant, plutôt moins ou sensiblement moins de satisfaction que leur aspect économique ?
Q2. Jugiez-vous, toujours au moment de la création de l’entreprise, qu’un résultat de recherche était valide lorsqu’il présentait un intérêt économique important mais une valeur scientifique moindre ?
Q3. Les questions économiques entraient-elles beaucoup, un peu ou pas du tout en compte dans l’organisation de votre agenda de recherche (par exemple : définition des problématiques ou thématiques initiales) ?
Q4. Les questions économiques entraient-elles beaucoup, un peu ou pas du tout en compte dans vos pratiques de recherche (par exemple : définition des méthodes, des contraintes – y compris en termes de précision) ?
Q5. Les questions économiques entraient-elles beaucoup, un peu ou pas du tout en compte dans l’organisation de votre communication scientifique (par exemple : choix du médium, choix des revues, décision de retarder une publication, etc.) ?
7L’analyse de l’ensemble de ces données (enquête par questionnaire, études de cas, journal de bord) révèle l’existence de trois classes de chercheurs créateurs d’entreprises (nommées ici « Académique », « Pionnier » et « Janus »), caractérisées par un mode de coordination particulier des pratiques scientifiques et marchandes. Ces modes de coordination dérivent eux-mêmes de l’analyse de plusieurs paramètres, dont en particulier la stabilité de la situation institutionnelle du chercheur, son degré d’implication dans le projet entrepreneurial, l’intensité des synergies entre l’entreprise et le laboratoire académique et son degré de mercantilisation, c’est-à-dire sa plus ou moins grande sensibilité aux enjeux strictement économiques du projet. Le tableau 1 [voir p. 26] synthétise la construction de ces trois classes selon ces différents paramètres (la colonne de droite indique la probabilité que la répartition observée soit due au hasard).
Profils des trois classes

Profils des trois classes
8L’étude détaillée de ces trois classes conduira à tempérer l’ardeur interprétative des antidifférenciationnistes. Mais l’examen attentif des seules données quantitatives sur la création d’entreprise et la mobilité des chercheurs permet déjà de porter un jugement plus posé sur les putatives révolutions actuelles, et de nuancer les discours antidifférenciationnistes.
Les limites de l’engouement
9L’hypothèse d’un engouement des chercheurs pour le monde économique, plus spécifiquement pour la création d’entreprise, repose sur quelques constats indubitables. On observe au cours des années 1990 une augmentation d’environ 35 % du nombre de créations annuelles d’entreprises issues de laboratoires du CNRS : un peu plus d’une quinzaine d’entreprises créées par an en moyenne entre 1990 et 1995, et un peu plus de 21 entre 1996 et 2000. Au total, sur cette période, 205 entreprises ont été créées, ce qui est voisin du flux annuel pour la France entière et rend donc compte de l’évolution au niveau national d’une manière probablement correcte [27]. Il y a donc une augmentation sensible du nombre de créations, qui s’accélère encore au début des années 2000. Le CNRS indique qu’entre 1999 et 2003, 149 entreprises issues de ses laboratoires propres ou associés ont été créées, soit un doublement du rythme annuel des créations par rapport au début des années 1990. On peut toutefois noter que l’ampleur de ce phénomène, quelques dizaines de créations pour une dizaine de milliers de chercheurs, tranche avec l’ampleur des discours qui l’accompagnent. Reste le constat d’un indiscutable développement de cette forme d’essaimage académique. Mais coïncide-t-il vraiment avec une véritable mercantilisation des chercheurs créateurs, comme le suggèrent certains sociologues et économistes de la recherche, qui prennent prétexte de ce (relatif) engouement entrepreneurial pour prophétiser quelque révolution épistémologique et sociologique ?
10Une première analyse de nos données, complétées par quelques statistiques publiques, permet de mettre en doute cette interprétation. Pour les années 1990 à 1998, bien peu de chercheurs créateurs décident de s’immerger complètement dans le monde de l’entreprise. La plupart restent très fermement attachés à leurs laboratoires universitaires, et la fermeté de ce lien ne fait que s’accroître au cours de cette période. Plus précisément, parmi les chercheurs créateurs occupant une position moyenne ou élevée dans la hiérarchie professionnelle, ils sont au fil des années, entre 1990 et 1998, de moins en moins nombreux à recourir à un dispositif de mobilité, voire à démissionner, pour se lancer dans la création. Cette évolution est décrite dans le tableau 2 [ci-contre] avec l’indicateur de « stabilité ». Inversement, ils sont de plus en plus nombreux, jusqu’en 1999, à ne s’impliquer que modérément dans le projet entrepreneurial. Le degré d’implication des chercheurs est calculé à partir de la mesure de différents aspects de leur plus ou moins grande participation à la vie du projet entrepreneurial, au premier rang desquels figure leur éventuelle intégration de l’entreprise, en tant que dirigeant ou salarié.
Stabilité et implication des chercheurs-entrepreneurs

Stabilité et implication des chercheurs-entrepreneurs
11On observe cependant, pour le dernier quart de cette période 1990 – 2001, une intensification sensible de l’instabilité et de l’implication de ces chercheurs. Mais il serait très délicat d’y déceler l’indice d’un retournement radical de leur attitude vis-à-vis de la création. La période de 1999 à 2001 est très particulière, tant par son contexte économique que législatif (avec la loi sur l’innovation de 1999 et son application) ou institutionnel (avec la mise en place de nombreuses structures de soutien à l’innovation). Elle marque un tournant dans la politique de recherche et d’innovation française, qui s’oriente alors résolument vers la valorisation économique du potentiel scientifique national. L’époque était désormais aux start-ups, les incitations étaient exceptionnellement fortes, la position sociale du créateur enviable. Des incubateurs et des fonds d’amorçage furent lancés pour accompagner et soutenir, d’un point de vue logistique comme financier, les projets entrepreneuriaux issus de la recherche publique. La loi sur l’innovation de 1999, en insérant les articles 25-1, 25-2 et 25-3 à la loi d’orientation et de programmation de la recherche de 1982, aménageait le statut des chercheurs fonctionnaires en sorte de faciliter et d’encourager leur participation au capital des entreprises en création. Selon les termes de la Commission de déontologie de la fonction publique de l’État, chargée d’examiner et d’agréer les dossiers de demande de mobilité, « l’article 25-1 permet à un agent public de participer à la création d’une entreprise destinée à valoriser les travaux de recherche qu’il a réalisés dans l’exercice de ses fonctions, [tandis que] l’article 25-2 permet à un fonctionnaire d’apporter un concours scientifique (consultance de longue durée) à une entreprise privée qui valorise les travaux de recherche réalisés par lui dans l’exercice de ses fonctions. […] l’article 25-3 permet à un agent public d’être membre d’un organe dirigeant (ce qui était auparavant sanctionnable) d’une société, comme membre du conseil d’administration ou du conseil de surveillance » (Commission de déontologie, 7e rapport pour 2001, p. 83-85).
12Se pose immédiatement la question du caractère pérenne des effets de ces transformations. La nouvelle mobilité des chercheurs marque-t-elle un tournant dans la forme de leur implication entrepreneuriale, ou n’est-elle qu’un sursaut temporaire ? L’enquête présentée ici s’arrête en 2001, et les données pour cette année sont incomplètes (ne portant que sur les sept ou huit premiers mois). On ne peut donc commencer à répondre à cette question à partir de l’analyse des résultats de notre étude. Mais l’analyse des données sur la mobilisation par les chercheurs des dispositifs 25-1, 25-2 et 25-3, rendues publiques pour les années 2000 à 2003 par la Commission de déontologie, tempère l’idée d’une rupture profonde avec les périodes précédentes, du point de vue de l’implication des chercheurs [voir tableau 3 ci-contre].
Évolution des agréments par la Commission de déontologie concernant les personnels de recherche selon les articles de la loi, de 1999 à 2003

Évolution des agréments par la Commission de déontologie concernant les personnels de recherche selon les articles de la loi, de 1999 à 2003
13Outre le tassement du nombre de saisines entre 2002 et 2003, on observe que les chercheurs optent massivement pour le 25-2, qui n’implique pas le même degré d’implication que le 25-1, tandis que le nombre de 25-1 ne cesse de décroître au niveau national entre 2000 et 2003. L’enthousiasme entrepreneurial des premières années semble s’essouffler, au profit d’une implication plus prudente des chercheurs. Et ce mouvement initial doit lui-même être interprété avec prudence. Il est en effet amplifié par un mouvement de régularisation de situations déjà anciennes, et plus ou moins légales, de participations de chercheurs à des créations d’entreprises. La Commission de déontologie explique en 2003 qu’un « nombre important de saisines concerne des projets dans lesquels le demandeur est déjà engagé notamment par la participation au capital de toutes petites sociétés. Il s’agit de régulariser et de formaliser des concours apportés de manière irrégulière et souvent sans que l’apport de résultats de recherches effectuées dans des laboratoires publics et de temps de travail de chercheurs par ailleurs rémunérés par l’État donne lieu à contrepartie au bénéfice des établissements publics de recherche [28] ». À cet effet de régularisation s’ajoute également un effet probable de déstockage. Au cours des entretiens, quelques chercheurs ont confié avoir attendu que la loi passe pour lancer leur projet de création (aucune statistique ne permet cependant de quantifier cet effet). Enfin, il n’est pas déraisonnable de supposer l’existence d’un simple effet de mode entre 1999 et 2001. Une fois passés tous ces effets, on observe une implication à la fois plus modérée (baisse globale du nombre de saisines en 2003, baisse continue des demandes de 25-1 depuis 2000) et plus distante (domination des 25-2) de la communauté des chercheurs dans les projets entrepreneuriaux. Il semblerait que la levée des freins législatifs, réglementaires ou administratifs ne suffise pas à convaincre ces chercheurs de se transformer en entrepreneurs.
14Cette « frilosité » des chercheurs doit évidemment être mise en perspective avec la détérioration de la conjoncture économique. Alors que les chômeurs se lancent en masse dans la création d’entreprises en réaction à la fermeture du marché du travail, les chercheurs fonctionnaires se replient vers leurs institutions. Mais ce retournement de la conjoncture n’explique évidemment pas la situation de fort ancrage académique des créateurs qui prévalait avant cette période. Ce qui, après les exceptionnelles années du tournant du millénaire, pourrait apparaître comme une forme de désengagement des chercheurs, n’est qu’un retour à la normale : la nouvelle économie est déjà ancienne. Il faut donc, du point de vue de la tendance des chercheurs créateurs à « sauter le pas » vers l’entreprise, prendre avec d’infinies précautions les données 1999 – 2001. Au bout du compte, l’engagement entrepreneurial des chercheurs n’est pas aussi spectaculaire que le laissent supposer les théories antidifférenciationnistes.
15Il ne s’agit cependant pas ici de remettre en cause a priori l’hypothèse d’une transformation de l’identité des chercheurs, mais de cerner plus précisément les formes concrètes de ces transformations sans se laisser abuser par quelques déclarations bruyantes. Il y a dans les données exposées l’indice de la persistance d’une figure de chercheur créateur d’entreprise qui reste encore attachée aux repères académiques. Après avoir analysé les traits de ce type particulier de chercheur créateur, on portera l’attention à deux autres classes de chercheurs créateurs, pour voir que les formes d’engagement entrepreneurial ne se laissent pas appréhender par une figure unique.
L’attachement aux repères académiques
16La figure du chercheur-entrepreneur est souvent opposée à celle du savant mertonien [29]. L’un s’ouvrirait au monde, et en particulier au monde de l’entreprise, tandis que l’autre, espèce en voie de disparition selon certains, se réfugierait au fond de son laboratoire universitaire pour y préserver les valeurs de la Science, minées par les pressions économiques [30]. Parmi les chercheurs croisés au cours de notre enquête, quelques-uns ne s’embarrassent pas de cette polarisation, qui semble se dissoudre dans la relation qu’ils entretiennent avec l’entreprise. Pour ces « Académiques », l’entreprise en création n’est pas au premier chef une émanation de la sphère économique, mais un outil au service de leurs recherches.
17Par construction, la classe des Académiques regroupe les chercheurs (14 sur les 41 de l’échantillon) qui restent attachés à l’idée d’une primauté de la valeur scientifique de leur travail sur sa valeur économique [31]. Est valide ce qui est scientifiquement vrai. Deux types d’attitude se démarquent : soit une réduction de la valeur économique à la valeur scientifique, soit une ignorance pure et simple de la dimension économique du projet. Les premiers considèrent que le succès économique du projet entrepreneurial est nécessairement, « évidemment », conditionné par la valeur scientifique de leurs travaux. Il serait absurde de juger qu’un résultat scientifique sans importance puisse être retenu pour une opération de valorisation. Cette opinion s’exprime dans les assertions suivantes : « Si la valeur scientifique est moindre… ça n’a pas d’intérêt pour l’entreprise » ; « Un résultat scientifique doit tenir la route scientifiquement. Les industriels ne s’y trompent pas » ; « Ce qui est valide l’est sur le plan scientifique ». Les seconds restent étrangers aux considérations commerciales. Ils font avant tout de la science, et ne sont donc pas ou peu concernés par la dimension économique du projet. L’un d’eux confie par exemple qu’il « n’avait pas cette dimension en tête », un autre explique que la « valeur scientifique est intrinsèque. On crée de la connaissance ». Un troisième souligne que « le but [de la création] était vraiment scientifique. [Il n’y avait] pas de notion d’intérêt d’économique ». De manière générale, ils ne se soumettent guère aux réquisits de la logique marchande et n’adhèrent que marginalement au modèle de l’entrepreneur. Autrement dit, ils sont peu mercantilisés, ou du moins ne revendiquent pas une telle mercantilisation. On reconnaît dans cette sorte d’attitude quelque chose de l’archétype du physicien. Or ce sont précisément les physiciens qui sont surreprésentés dans cette classe, comme l’indique le tableau 4 [p. 29], ce qui permet d’envisager la possibilité d’une correspondance entre discipline et forme de l’engagement entrepreneurial.
Répartition disciplinaire des trois classes

Répartition disciplinaire des trois classes
18Moins de la moitié d’entre eux déclarent tenir compte des questions économiques dans la définition de leur agenda de recherche, en général de façon modérée. La réponse type est plutôt de cet ordre : « Je n’organisais pas mes recherches pour les industriels. Ce sont les industriels qui venaient me voir. Je travaillais dans le cadre académique. ». La même remarque vaut pour la question des pratiques de recherche, ainsi que pour celle de la communication scientifique. L’un d’eux explique que « pour la communication des progrès de la connaissance on ne prend pas du tout en compte ces aspects [économiques] ». Bien sûr, ils restent parfois tributaires des nécessités financières. L’un d’eux concède par exemple qu’il se sent tenu d’adapter sensiblement sa communication scientifique aux contingences économiques, « parce que [son] labo a besoin de fric », mais cela reste marginal.
19Cette faible mercantilisation des Académiques coïncide avec l’existence de fortes synergies scientifiques ou professionnelles. Les synergies scientifiques couvrent l’évolution du nombre de publications, l’éventuelle amélioration du « contrôle qualité » et de la maîtrise des dispositifs expérimentaux utilisés par les chercheurs, l’évolution de la réputation scientifique, et une appréciation d’ordre plus général sur les éventuels bénéfices scientifiques que peut apporter le projet entrepreneurial. Les synergies professionnelles renvoient à la transformation des débouchés pour les étudiants, l’évolution des financements privés ou publics, les participations à des manifestations scientifiques, l’évolution du nombre d’encadrement des thèses, l’évolution du temps de travail au laboratoire, et enfin une appréciation subjective plus générale de l’évolution de la situation professionnelle de chacun.
20Sur le plan scientifique, une forte majorité d’Académiques (plus des deux tiers) portent une appréciation positive sur les effets de leur implication dans le projet entrepreneurial pour leurs travaux de recherche. « Ça nous a ouvert des voies que l’on n’imaginait pas », explique l’un d’eux, tandis qu’un autre attribue les bénéfices scientifiques de la création aux échanges avec l’entreprise : « Ça fait toujours du bien de discuter : on échange des problèmes. ». Un autre ajoute que ce type de collaboration « ne peut que stimuler, c’est bien d’avoir un interlocuteur industriel ». Ces synergies scientifiques se manifestent en particulier par l’amélioration de leurs dispositifs expérimentaux, ce qui apparaît comme l’un des principaux moteurs de leur implication entrepreneuriale. L’un d’eux explique que « l’argent récolté par la société servait à assurer le développement du logiciel, à acheter les dernières versions des ordinateurs afin de maintenir le logiciel sur ces machines ». Un autre note : « Je n’aurais pas été en essai clinique de phase 2 sans l’entreprise, car cela demande beaucoup plus de moyen que la phase 1. ». Un troisième signale le « retour de l’entreprise vers le laboratoire au niveau de la maintenance et des supports des recherches ».
21Aux bénéfices que retirent les Académiques de leur implication répond une tendance à l’augmentation de leur reconnaissance scientifique et professionnelle. L’effet du projet de création sur la réputation scientifique est explicitement évoqué par un physicien spécialisé dans l’instrumentation. Ce dernier explique que « la reconnaissance scientifique a augmenté quatre ou cinq ans après, car c’est la reconnaissance de l’instrument, donc des activités scientifiques liées à cet instrument ». Un second parle de « reconnaissance scientifique du concept », et un troisième ajoute que « s’il n’y avait pas eu de création, [la reconnaissance scientifique] aurait pu diminuer ». Cette satisfaction globale des Académiques, et leur appréhension majoritairement positive des effets de la création sur la reconnaissance scientifique de leur travail sont à mettre en perspective avec le jugement qu’ils portent sur l’évolution de leur situation professionnelle [32]. Celle-ci est fortement liée à leur engagement : la quasi-totalité des Académiques signalent une inflexion de leur trajectoire professionnelle au moment de la création, jugée positivement par une majorité d’entre eux. L’un d’eux évoque sa médaille d’argent du CNRS, en précisant que le texte d’accompagnement cite la création de l’entreprise. Un autre rapporte qu’il fut promu sur le projet de création. Un troisième qu’il a été « nommé professeur de classe exceptionnel, [et que] parmi les arguments figure son action de valorisation, en plus d’un bon dossier scientifique ». Les Académiques tirent donc, le plus souvent, un profit scientifique et professionnel important de leur participation aux projets entrepreneuriaux. On s’attendrait alors à constater une augmentation de leur productivité scientifique. De ce point de vue pourtant, le bilan est plus nuancé, selon leurs propres estimations. Une petite proportion d’Académiques constate une augmentation du nombre de publications consécutivement à la création, ou l’envisage à court terme : « il y a eu tellement de résultats, qu’on espère augmenter ». Quelques autres, un peu moins nombreux, rapportent au contraire une diminution de leur production scientifique. L’un d’eux explique par exemple qu’il y a eu une « tendance très forte à diminuer le nombre de publications, et à augmenter le nombre de brevets. Et comme ce domaine est très chaud, c’est assez problématique, car il faut attendre 18 mois après le dépôt du brevet pour publier, et à ce moment-là c’est trop tard, les résultats ont déjà vieilli, et on ne peut publier que dans des revues de second ordre, alors qu’on pourrait publier dans de meilleures revues si on n’était pas bloqué par les brevets ». Néanmoins, la grande majorité des Académiques continue à publier sans que la création ait sur leur productivité un impact positif ni négatif : « le laboratoire ne s’est pas complu à ne faire que de la valorisation, on a continué à publier ».
22De surcroît, cette production reste ancrée dans la recherche fondamentale [33]. L’analyse de son caractère plus ou moins fondamental semble certes indiquer, au moment de la création, une légère tendance à la publication d’articles plus appliqués, mais la variation est si faible qu’il serait délicat d’en tirer un enseignement définitif. Seule la cohérence de cet effet avec l’intuition que l’on peut avoir de l’implication des chercheurs dans la création d’une entreprise justifie que nous l’évoquions ici. Surtout, cette baisse temporaire est plus que compensée par une tendance – plus sensible celle-là – à la fondamentalisation sur le moyen terme. Leurs publications sont globalement moins appliquées deux ou trois années après la création que deux ou trois ans avant. L’implication entrepreneuriale des Académiques ne modifie donc pas sensiblement leur productivité, et ne les éloigne pas de la recherche fondamentale, bien au contraire. La création d’entreprise est un moyen de préserver et d’améliorer les conditions de réalisation d’un travail de recherche fondamentale. Pour les Académiques, et toujours selon leurs propres estimations, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’implication entrepreneuriale et l’activité scientifique. L’une et l’autre se facilitent mutuellement.
23De même que la productivité des Académiques reste globalement stable et fortement orientée vers la recherche fondamentale, on observe qu’une forte proportion d’entre eux prétend continuer à s’investir dans la vie collective de leur communauté scientifique (en se rendant à des séminaires, des colloques, des conférences). Un tout petit nombre d’entre eux ont vu se raréfier leurs participations à des manifestations scientifiques. Ils sont sensiblement plus nombreux, mais toujours minoritaires, à profiter au contraire de la création pour augmenter leur visibilité scientifique et étoffer leurs réseaux de collaboration. L’un d’eux explique que la création a permis de « mieux faire connaître le programme lors des colloques internationaux ». Un autre évoque explicitement une augmentation de sa « visibilité », un dernier ajoute : « cette PME m’a permis de développer encore mes dispositifs appliqués. Grâce à la commercialisation réussie de l’appareil par l’entreprise, et grâce à des mises à jour périodiques, l’appareil s’est répandu dans le monde des nations à forte recherche. Mes collaborations scientifiques, et mes participations à des conférences, en ont été fortement multipliées ». Dans la plupart des cas, ces chercheurs créateurs continuent simplement à fréquenter les cercles académiques au même rythme qu’avant la création. Là encore, leur engagement entrepreneurial s’intègre à leur vie scientifique sans l’affecter.
24Finalement, il est délicat de retrouver la figure du chercheur de mode 2 sous les traits de ces scientifiques entrepreneurs, pourtant de plein pied dans le « capitalisme académique » étudié par Sheila Slaughter et Larry Leslie [34]. Les Académiques se conforment au modèle du savant mertonien, venant à l’entrepreneuriat pour trouver les moyens de ses ambitions scientifiques. La question des moyens financiers figure bien sûr au nombre des possibles synergies. Un des chercheurs questionnés évoque ainsi « [l’augmentation des fonds privés grâce] aux contrats de recherche liés [au produit], et à la publicité faite autour de ce produit et de cette société ». Un autre souligne les conséquences positives que peut avoir le projet de création sur l’évolution des fonds publics attribués à son laboratoire : « Quand on fait une demande de budget, on fait mention de la création, et ça a un bon impact car on montre qu’on travaille avec des PME. […] Les dirigeants du laboratoire n’avaient rien à faire de l’industrie, mais comme le CNRS demande toujours des nouvelles de la valorisation, ils sont finalement très contents d’avoir quelque chose à dire. Et lors des renouvellements de contrats, ils peuvent présenter quelqu’un qui fait quelque chose ». Les entretiens montrent cependant que la question de l’évolution des ressources financières dévolues aux travaux du chercheur impliqué n’est pas centrale, ni systématiquement mise en avant. Environ la moitié des questionnés n’évoquent en effet aucun effet de la création sur l’évolution de ces ressources, qu’elles soient publiques ou privées. Ce n’est pas prioritairement sur la base de cette sorte de considération que les Académiques organisent leurs engagements entrepreneuriaux, et coordonnent leurs pratiques scientifiques et marchandes. Leur démarche ne se résume pas seulement à un simple opportunisme financier. L’un d’eux explique ainsi : « Ce que je veux surtout c’est de l’argent pour mon labo, mais je préfère moins d’argent et un contrat de collaboration solide entre l’entreprise et le laboratoire ». Un autre, qui regrette que « l’entreprise parasite un peu le budget du laboratoire en utilisant le matériel », tire tout de même un bilan positif de son implication, en rappelant les bénéfices qu’il en retire pour sa productivité scientifique et la reconnaissance qui en découle. Voilà qui relativise l’importance des considérations financières, lorsque les synergies scientifiques sont au rendez-vous.
25Au bout du compte, l’entreprise est pour eux un outil au service de leur recherche, qui en conséquence n’est aucunement perturbée, mais au contraire soutenue. L’entreprise est intégrée à la routine cognitive, au même titre que les instruments techniques ou institutionnels. Leur implication dans le projet entrepreneurial relève du « donnant donnant » : ils apportent leurs compétences et attendent en retour des bénéfices d’ordre scientifique. Mais ces bénéfices sont surtout individuels. L’implication des Académiques dans le projet, même si elle repose sur des attentes scientifiques, ne ressortit pas au premier chef de préoccupations collectives. Ils sont ainsi relativement peu nombreux à associer les étudiants du laboratoire au projet de création. Cela reste encore une observation fragile au regard de nos données, mais les Académiques visent à pérenniser, protéger ou renforcer leurs propres intérêts scientifiques et professionnels. Leur niveau d’engagement est individuel. On fait ici l’hypothèse que la coordination est « stratégique », c’est-à-dire basée sur l’appréciation consciente du rapport coût/bénéfice de l’opération en termes non exclusivement financiers mais aussi scientifiques et professionnels. Slaughter et Leslie écrivent que les académiques considèrent les bénéfices comme un moyen au service de leur laboratoire et du bien commun [35]. Nous partageons ce jugement, à ceci près que le « bien commun » en question se rapporte à leurs propres travaux scientifiques.
26Reste la question de l’estimation par les chercheurs de ce rapport coût/bénéfice, la question des sources d’information dont ils disposent pour se former une idée précise des bénéfices qu’ils peuvent attendre de l’opération, et des risques qu’ils doivent anticiper. L’enquête ne permet pas d’y répondre. On peut cependant noter que près de la moitié des Académiques déclarent que leur implication dans le projet a été facilitée par leurs expériences antérieures de la gestion de projets technoscientifiques (consultance, dépôts de brevets, etc.). Ils sont donc nombreux à disposer d’au moins un embryon de connaissance et de savoir-faire leur permettant de jauger les avantages et les inconvénients d’une collaboration avec le monde de l’entreprise. Naturellement, il serait nécessaire d’engager une enquête spécifique pour répondre plus précisément à ces questions.
La priorité de l’intérêt économique
27À l’inverse des Académiques, les chercheurs créateurs du groupe des Pionniers (17 individus de notre échantillon) font primer l’intérêt économique sur la valeur scientifique de leurs travaux pour décider de leur validité, dans le contexte de la création. Cette conception semble recouvrir deux réalités : soit le chercheur fait primer l’économique sur sa pratique scientifique, en laissant une différence nette entre science et entrepreneuriat, soit il récuse simplement l’idée d’une telle différence. L’un de ceux-là explique qu’il n’y a « pas de discontinuité entre activité scientifique et métier de manager ». Un autre ajoute que son engagement « est la suite logique de ce qui est fait au laboratoire [universitaire] ». Dans les deux cas, ils se pensent avant tout comme entrepreneur. À l’instar des Académiques, il est possible d’envisager cette attitude comme le reflet de la situation disciplinaire d’une majorité d’entre eux, comme l’indique le tableau 4, avec une surreprésentation des sciences de l’ingénieur parmi les Pionniers.
28Ils se rapprochent de la figure, décrite par Henry Etzkowitz, du nouvel entrepreneur scientifique ne s’arrêtant plus à la seule recherche de fond pour son laboratoire, mais souhaitant s’impliquer dans la démarche entrepreneuriale en tant qu’entrepreneur [36]. Etzkowitz rapporte le cas du « professeur Z. », que ses collègues décrivent comme un « véritable entrepreneur » ayant « levé une fortune » : « Considérant que ses arrangements actuels n’étaient pas complètement satisfaisants, le professeur Z. se montra intéressé par de nouvelles formules dans lesquelles il participerait à la commercialisation des droits de la propriété intellectuelle, plutôt que de les confier à des sociétés en échange de financements pour la recherche [37] ». Etzkowitz explique que le cas du professeur Z. illustre « la transition d’une sorte d’habitus entrepreneurial, jusque-là toujours lié à la recherche académique, au nouvel entrepreneurialisme qui commence à se propager. Pour le dire sans détour, le nouvel entrepreneurialisme c’est l’ancien plus la notion de profit [38] ». Son homologue français pourrait être le professeur W. [voir encadré « Un activiste de l’entrepreneuriat académique », p. 34].
Un activiste de l’entrepreneuriat académique
29Etzkowitz insiste sur les ambitions pécuniaires des chercheurs. La recherche de profit, c’est-à-dire finalement l’abandon de la norme du désintéressement, ferait la différence entre les nouveaux entrepreneurs académiques et les anciens. Cette attitude fait partie des traits que nous retrouvons parmi les Pionniers de notre échantillon. Mais ce n’est qu’un détail du portrait plus vaste d’un type de chercheur s’écartant des repères académiques pour adopter un profil d’entrepreneur se lançant avec enthousiasme dans le capitalisme académique en adoptant un comportement de type marchand [39]. Ce comportement marchand n’est pas réductible à la recherche d’un profit financier personnel, mais implique un changement plus global dans les représentations et les préférences. Etzkowitz reconnaît que cette forme d’engagement affecte l’ethos mertonien dans son ensemble, et pas seulement le désintéressement. Slaughter et Leslie expliquent que l’examen des pressions économiques s’exerçant sur le champ scientifique peut laisser supposer que les « universitaires tendent à délaisser des valeurs telles que l’altruisme et le service public au profit de celles du marché [40] ».
30C’est une telle transformation que l’on retrouve parmi les individus de ce groupe. Ils sont portés par une forte volonté de s’écarter du modèle universitaire et de s’ouvrir au monde économique. Ils ne perdent pas de vue le giron de la recherche académique, mais acceptent de s’en éloigner sans regret, au moins temporairement. Ils adoptent une posture de pionnier, explorant avec enthousiasme les territoires s’étendant au voisinage de leurs propres domaines. Car la tentation de s’engager n’est pas, pour la plupart d’entre eux, un fruit lointain. Près de la moitié des Pionniers se recrute dans les sciences de l’ingénieur, quand seul un quart des 41 chercheurs de notre échantillon est dans ce cas. Ils appartiennent donc typiquement à un secteur disciplinaire traditionnellement proche de l’industrie [41]. Ils fréquentent et connaissent le monde entrepreneurial, peuvent entretenir avec lui une intelligence plus intime que les Académiques, issus de secteurs disciplinaires plus éloignés des industriels. Les Pionniers sont tous prêts à partager avec les acteurs du monde économique ce volontarisme, cet enthousiasme presque guerrier et cette assurance qui apparaît clairement dans leur soumission volontaire aux impératifs commerciaux. Ils n’hésitent pas à infléchir leurs pratiques scientifiques (agenda, objectifs, méthodes, communication). Autrement dit, pour reprendre notre propre terminologie, ils sont fortement mercantilisés, sensiblement plus que les Académiques.
31Ce sont leurs méthodes de travail qui sont les plus directement concernées par cette soumission, la quasi-totalité des Pionniers admettant tenir compte des questions économiques dans leur élaboration : « On est pilotés par ça, explique l’un d’eux, c’est comme ça qu’on a les financements ». Nulle réticence n’apparaît dans leurs déclarations. Un des Pionniers ajoute même que « l’académique aurait beaucoup à gagner » à tenir compte de ces questions. Le choix des problématiques et la définition de l’agenda de recherche sont à peine moins influencés par les impératifs économiques (plus des quatre cinquièmes des Pionniers). L’un d’eux rapporte à ce propos les pressions exercées par les dispositifs de soutien à l’innovation : « [Les questions économiques], dit-il, commençaient à compter beaucoup, à cause des aides de l’ANVAR, qui imposait précisément que l’on en tienne compte ». Un autre évoque l’implication directe de l’entreprise, qui en commun avec le laboratoire fait « émerger des objectifs scientifiques ». Leur pratique de la communication scientifique n’échappe pas à cette mercantilisation. Une grande majorité d’entre eux (près des trois quarts) l’adapte aux circonstances entrepreneuriales : « L’aspect confidentialité a été anticipé, explique l’un d’eux. On n’a volontairement pas publié, et maintenant on commence à publier [sur l’innovation]. Donc la phase de censure c’était lorsque nous étions au laboratoire, et que l’on développait les logiciels. Aujourd’hui, les publications portent plutôt sur les applications ». Cette adaptation peut être problématique. Mais il est symptomatique de constater qu’il n’est pas rare de les entendre alors s’exprimer sur cette question en tant qu’entrepreneur, et non en tant que chercheur. L’un d’eux revient par exemple sur le cas des thésards salariés de l’entreprise, qui devaient « apprendre à communiquer sous une autre forme », mais dont l’inexpérience en la matière pouvait être préjudiciable au projet « au moment de la création ». Cette posture entrepreneuriale est mieux rendue encore par cet autre chercheur, qui, à propos de son travail, explique que « c’est plus facile avec une entreprise de garder ça secret, on n’est pas obligé de le dévoiler ». Le communalisme mertonien est bien loin.
32Les Pionniers sont sensiblement moins nombreux que les Académiques à exprimer leur préférence pour les enjeux scientifiques du projet de création. Et lorsqu’une telle préférence se manifeste, c’est presque honteusement. L’un d’eux déclare ainsi préférer « plutôt plus [la dimension scientifique du projet]. Personnellement sans aucun doute. [Mais] vaut mieux l’inverse pour l’entreprise ». Il vaudrait mieux préférer l’économique, même si ce n’est pas le cas personnellement. À cette moindre inclination relative (par rapport aux Académiques) pour l’activité scientifique associée au projet de création ne répond pas, pour autant, un appétit exclusif pour l’entrepreneuriat. La plupart rapportent certes la satisfaction de voir leurs recherches commercialisées : « J’éprouve beaucoup de satisfaction à voir mes recherches utilisées par l’industrie, explique l’un d’eux. C’est une éthique qui m’est propre ». Mais cette satisfaction n’efface pas leur goût pour le questionnement scientifique. Le seul chercheur à exprimer une telle préférence exclusive, au moment de la création, illustre la fragilité d’une telle position en décrivant le refroidissement de son enthousiasme initial : « Au début, c’était plutôt de valoriser qui m’intéressait, de voir autre chose que de la science. Trois ans après, on se dit que la recherche c’était pas si mal ».
33Leur mercantilisation n’est donc pas la manifestation d’un renversement de leur vocation. Tout juste expriment-ils un goût plus prononcé pour l’entrepreneuriat, et une inclination moins intransigeante pour la science. Ils ne renoncent pas à la science, mais considèrent qu’un engagement entrepreneurial sérieux, porté par le souci de valoriser leurs travaux, impose de s’adapter dans tout leur être aux impératifs économiques. Il faut être souple, et leurs pratiques de recherche doivent être malléables. Sans pour autant oublier qu’ils sont aussi des chercheurs. On peut d’ailleurs constater que leur affinité pour l’entrepreneuriat ne les empêche pas de se référer continuellement au laboratoire universitaire, comme à une sorte de base arrière devant certes s’adapter, mais non se fondre complètement dans le monde économique. L’un d’eux explique ainsi que « l’idée de créer une société de transfert du [laboratoire] vers des partenaires licenciés de notre procédé nous est naturellement venue, car la place d’un labo de recherche CNRS est de faire de la recherche, et d’accompagner le transfert, mais non de produire par exemple des premières pré-séries, demandées par des partenaires industriels ». Les Pionniers décident certes qu’il importe de se préoccuper prioritairement des questions économiques et de se comporter en entrepreneur, mais ne cessent pas de considérer le volet académique du projet entrepreneurial. Ils ne perdent jamais de vue leur terre d’origine. On ne distingue dans leur discours nulle trace d’un rejet idéologique de la recherche fondamentale au profit d’une recherche plus directement « utile ». Mais cet engagement n’est pas pour autant dépouillé de toute idéologie, puisqu’il véhicule l’idée que l’implication entrepreneuriale du chercheur appelle une sorte d’aggiornamento individuel, en forme de subordination aux impératifs marchands. Quand on se lance dans la création, c’est pour faire du business, avant tout du business, sans honte ni regret.
34La pauvreté des échanges scientifiques entre le laboratoire universitaire et l’entreprise semble être la contrepartie de ce volontarisme. « Il n’y avait pas vraiment de synergie », explique l’un d’eux. Ce n’est évidemment pas systématique : un autre rapporte qu’« au niveau des méthodes de réflexion, ça [leur] a fait découvrir d’autres aspects de la biologie. Ça a renforcé l’intégration de [leur] sujet dans une vision plus globale de la biologie ». Mais cela reste fortement minoritaire. On constate que les Pionniers sont aussi sensiblement plus nombreux que les Académiques à évoquer un appauvrissement de leur activité scientifique, particulièrement net en ce qui concerne les publications d’articles : près des deux tiers des Pionniers connaissent une diminution sensible du nombre de leurs publications. On doit évidemment mettre cette évolution en rapport avec l’inflexion que les Pionniers apportent à leur communication scientifique. Cette diminution de leur production peut également s’expliquer par trois autres facteurs, qui en eux-mêmes signalent le peu d’importance qu’ils accordent aux enjeux scientifiques de la création.
35On note en premier lieu une tendance à s’éloigner de l’espace de la recherche publique. Plus de la moitié déclarent moins travailler dans leur laboratoire universitaire, contre moins d’un cinquième des Acadé-miques. Un des Pionniers quantifie cette diminution, en affirmant ne plus avoir que « 80 % du temps standard d’un chercheur ». Cet éloignement du laboratoire est lié à la forme administrative de leur implication dans le projet de création. Alors que tous les Académiques conservent leur position dans la fonction publique au moment de la création, près des deux cinquièmes des Pionniers optent pour un dispositif de mobilité (mise à disposition, détachement, disponibilité) pour s’impliquer dans le projet entrepreneurial. Leur temps de travail au laboratoire s’en ressent mécaniquement. Mais cela n’explique pas tout. Ceux qui conservent leur position administrative ne sont en effet pas moins nombreux à restreindre leur temps de recherche. Globalement, les Pionniers privilégient le travail pour l’entreprise. L’analyse de leur production semble indiquer qu’à cet arbitrage en faveur de l’entreprise est associé un glissement vers la recherche appliquée. Un Pionnier explique être « passé du 100 % fondamental au 100 % appliqué, car notre activité dépend de l’industrie pharma ». Comme pour les Académiques, la production des Pionniers est plus appliquée au moment de la création. Cependant, cette évolution est non seulement plus prononcée, mais surtout ne se trouve quasiment pas corrigée après deux ou trois années. Les Pionniers semblent s’éloigner à la fois plus sensiblement et plus durablement de la recherche fondamentale. Il est bien sûr délicat de se prononcer avec assurance sur de si faibles échantillons, mais ces données sont suffisamment cohérentes pour être relevées ici. En second lieu, on observe que près des deux cinquièmes des Pionniers raréfient leurs participations à des manifestations scientifiques, alors que moins d’un Académique sur dix rapporte un tel effet de la création. Les Pionniers se distinguent ainsi des autres chercheurs créateurs par un relatif éloignement de la vie scientifique collective. Cet effet doit bien sûr être mis en perspective avec l’éloignement du laboratoire, et participe à l’explication de la diminution de leur productivité. Enfin, on ne compte parmi les Pionniers que peu de chercheurs profitant de la création pour renforcer et améliorer leurs équipements de recherche. Les Pionniers sont non seulement moins nombreux à en bénéficier (environ un quart), mais également moins concernés par cette question des retombées de la création sur l’équipement. Elle ne soulève d’ailleurs guère de remarques parmi les individus interviewés, qui se contentent de constater le plus souvent qu’il n’y a simplement « pas d’effets de l’un à l’autre ». Lorsqu’un effet positif est évoqué, il est toujours replacé à la marge du projet entrepreneurial, comme un aspect anecdotique de la création, certes positif mais pas vraiment notable.
36L’évolution de la situation des Pionniers au sein de la communauté académique s’accorde avec leur relative indifférence pour les enjeux scientifiques de la création. L’impact de la création sur leur réputation scientifique est sensiblement moins positif que pour les Académiques, quand il n’est pas franchement négatif. Les Pionniers sont, en proportion, moitié moins nombreux que les Académiques à déclarer bénéficier, sur ce plan, de leur implication dans le projet entrepreneurial (un tiers contre deux tiers). L’un d’eux rapporte même une certaine défiance : « ça a été vu de façon soupçonneuse par certains collègues qui parlaient de “problèmes déontologiques”, évoqués y compris au conseil scientifique de l’organisme ». Cette différence entre les Académiques et les Pionniers sur le plan de la perception de l’évolution de leur réputation scientifique ne peut être expliquée par une différence de statut professionnel. En effet, les uns comme les autres sont des chercheurs accomplis au faîte de leur carrière, mais également des chercheurs plus jeunes qui sont justifiés d’attendre un renforcement de leur réputation au sein de la communauté scientifique.
37Cette remarque vaut également, a fortiori, pour les retombées de la création sur leur trajectoire professionnelle (promotion, échelon, prix, chaire, etc.), jugées négativement par la moitié des Pionniers (contre un peu plus d’un quart des Académiques). Ces chercheurs n’évoquent évidemment aucune sanction, aucune dégradation de leur situation professionnelle, mais ils sont nombreux à souligner amèrement l’absence de promotion : « on a poussé les chercheurs à créer, mais on n’en tient pas compte pour les carrières ». Un autre explique : « mon action de valorisation n’a jamais été prise en compte par le CNRS. Je suis mis en disposition depuis 15 ans, et je suis toujours au même échelon ! On entend parler de créations d’entreprises et c’est honteux quand on voit la réalité sur le terrain. […] Un exemple de mépris pour l’activité de valorisation : quand je demande ma mise à disposition, je reçois la réponse avec six mois de retard ». Un troisième confirme « l’absence de prise en compte des opérations de transfert dans la carrière ». Un quatrième ajoute que « d’un point de vue institutionnel, non, ça n’est absolument pas valorisé ». Leur désappointement semble tenir à un décalage entre l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, porte-drapeau d’une initiative institutionnelle promouvant l’essaimage académique, et la réalité de la reconnaissance institutionnelle de leur implication.
38L’engagement des Pionniers, au contraire des Aca-démiques, ne se résume pas à une ambition personnelle (fût-elle scientifique), il est aussi la manifestation de leur volonté de participer à une aventure collective, de figurer parmi les acteurs des transformations contemporaines du système national de recherche et d’innovation. Cet engagement est empreint d’une forme de civisme. Les bénéfices que retirent de la création les étudiants de leurs laboratoires, en termes de débouchés professionnels, sont peut-être un indice de cette approche plus globale de l’engagement entrepreneurial. Ils sont, en proportion, deux fois plus nombreux que les Académiques à déclarer que la création profite à leurs étudiants. Plusieurs évoquent l’embauche d’un ou plusieurs étudiants, et l’un deux explique que « ça crée [pour eux] des liens et des contacts ». Un autre ajoute que « la création de l’entreprise lui permet de garder le noyau dur des jeunes ». Cette tendance contraste avec la position plus individualiste des Académiques. De manière générale, leur implication entrepreneuriale ne semble pas relever du calcul stratégique. Alors que les Académiques s’engagent dans le projet de création dans la perspective d’une rétribution scientifique, les Pionniers abordent la création sans vraiment s’en inquiéter prioritairement. Les considérations stratégiques apparaissent au mieux au second plan dans la relation qu’entretiennent les Pionniers avec l’entreprise en création. Plus importants pour cette relation sont les assouplissements de leur identité de scientifique auxquels ils se prêtent, dans l’intérêt du projet, et donc de leur engagement quasi civique. Il y a une dimension sacrificielle dans cette posture.
39Il n’est bien sûr pas question ici de suggérer qu’il n’y aurait aucun intérêt personnel en jeu dans leur engagement, mais seulement que les intérêts scientifiques personnels sont très secondaires. Il reste évidemment une zone d’ombre, celle de leur éventuel enrichissement personnel, qu’il n’était pas possible d’aborder pour des raisons de méthode [42]. Certains manifestent très explicitement leurs ambitions pécuniaires. L’un d’eux explique que ce qui l’a poussé à se lancer dans la création d’une entreprise était « l’envie de gagner dans tous les sens, de vouloir créer quelque chose, et de l’argent. On ne fait pas d’entreprise sans vouloir gagner de l’argent ! ». Un autre nuance cette déclaration en expliquant que « l’aspect financier du transfert, bien que relativement limité, [est un] élément important, mais qui [n’est] certainement pas moteur ». Il est délicat de se prononcer sur l’importance de cet aspect de l’engagement des Pionniers. Mais on peut rappeler que la plupart conservent leur traitement de la fonction publique, et qu’aucun n’est à la tête d’une grosse PME. Mais, à supposer que ces ambitions pécuniaires plus ou moins occultes soient au cœur de leur engagement, cela ne remettrait pas en cause notre analyse. On pourrait en effet compter cette attitude putative au nombre des signes de leur mercantilisation, de leur transformation en entrepreneur pouvant allier enrichissement personnel et civisme économique en une éthique du capitalisme académique. L’un trouvant sa justification dans l’autre, comme l’entrepreneur capitaliste wébérien trouve dans sa foi la « motivation psychologique [43] » à son lucratif labeur et la légitimation de ses fruits. Si l’Académique est mertonien, le Pionnier est peut-être wébérien.
40Les représentations et les valeurs conformes à l’esprit d’un projet entrepreneurial se diffusent dans leurs propres pratiques scientifiques, qu’ils adaptent d’autant plus facilement aux impératifs commerciaux qu’ils appartiennent à des secteurs disciplinaires proches du monde industriel. Ils se mercantilisent, en abandonnant volontairement une part de leur autonomie. Il s’agit pour eux de « ressembler » à la figure hétéronome de l’entrepreneur, de se conformer à ce modèle, pour répondre, d’une part, aux injonctions institutionnelles (mais non pour y obéir, il n’y est jamais fait allusion comme à des contraintes) et pour résoudre, d’autre part, la tension entre la science et l’industrie en se préparant à recevoir les demandes économiques. Aucun d’eux n’agit sous la contrainte. Le choix de l’engagement entrepreneurial est présenté comme volontaire, et leur implication n’est dominée par aucune règle impérative. La coordination du collectif entrepreneurial regroupant des Pionniers et des non- scientifiques associés au projet (actionnaires, gestionnaires, comptables, etc.) dérive de l’établissement d’un système d’attentes réciproques virtuel, le chercheur se conformant à ce qu’il croit être les attentes d’un collectif entrepreneurial : « ça vaut mieux pour l’entreprise » de ne pas être trop attaché à la recherche, dit l’un d’eux. Ils acceptent de s’en remettre à une autorité non scientifique en lui conférant une légitimité, et cherchent à devancer les attentes de cette autorité au nom de sa légitimité supposée dans le cadre d’une opération de valorisation.
41On retrouve là l’idée véhiculée par la perspective antidifférenciationniste qu’une connivence est nécessaire entre le chercheur et l’industriel pour fluidifier leurs relations. La coordination entre l’entreprise et le chercheur est basée sur l’établissement d’une communauté d’esprit, en l’occurrence d’un esprit d’entreprise (que cette communauté d’esprit soit ou non effectivement réalisée est une question qui ne nous importe pas ici). Cette manière de coordonner ses pratiques avec le projet entrepreneurial, de se coordonner, en l’occurrence en cherchant à imiter le modèle entrepreneurial, signifie l’abandon d’une part de leur identité scientifique, sans jamais la perdre complètement : rares sont les démissionnaires, et tous gardent un œil sur le laboratoire. Au bout du compte, cette coordination « mimétique » est la marque d’un type de chercheur très proche de ceux envisagés par les antidifférenciationnistes. Ils affichent et revendiquent leur proximité et leur sensibilité, voire leur assimilation, au monde de l’entreprise. Toutefois, il n’y a dans leur attitude aucun rejet manifeste du monde académique, et rien n’indique que les Pionniers soient les porteurs de profondes innovations épistémologiques et cognitives, nées de la fusion, ou de l’« hybridation », des mondes scientifiques et économiques. Ils peuvent toujours être pensés en termes classiques, dans leur relation au laboratoire ou dans leur attachement à la recherche appliquée. En cela, il est délicat de les identifier complètement à la figure du chercheur-entrepreneur de mode 2.
Des temporalités différentes et alternées
42D’un côté, des chercheurs peu mercantilisés, faisant reposer leur engagement entrepreneurial sur les intérêts scientifiques qu’ils en retirent. De l’autre, des entrepreneurs académiques volontaristes, fortement mercantilisés, guidés par le souci de rapprocher la science de l’industrie. Cette symétrie, intellectuellement satisfaisante, suggère que la description de ces deux classes suffit à dépeindre un tableau complet des formes possibles de l’entrepreneuriat académique. Tel n’est pas le cas. Cette enquête a révélé quelques chercheurs ne se laissant pas enfermer dans cette dichotomie. Nous les désignerons sous le nom de la divinité romaine Janus bifrons, figure mythique de l’ambivalence [44]. Si les Pionniers peuvent conforter l’intuition antidifférenciationniste d’une coïncidence des transformations institutionnelles et cognitives de la science, les Janus viennent la corriger en montrant qu’un fort engagement entrepreneurial n’est pas toujours synonyme de brouillage des frontières.
43Leur mercantilisation est intermédiaire entre les Académiques et les Pionniers, un peu plus proche de ces derniers. Cette position intermédiaire n’est cependant pas réductible à une quelconque pondération dans l’expression de leurs valeurs, de leurs préférences ou de leurs représentations. Ils ne sont pas entre deux, mais combinent des éléments académiques et entrepreneuriaux avec une conception originale de la validité des résultats de leurs travaux. Les Janus se caractérisent par leur refus unanime de donner à la notion de validité une définition absolue [45]. Ils l’inscrivent dans des pratiques et des contextes particuliers qui lui donnent sens, sans attribuer a priori la valeur de leurs travaux à leur importance économique ou scientifique. Cette posture particulière peut être illustrée par les trois commentaires suivants : un Janus souligne ainsi que « la question est compliquée, et entre très clairement dans les critères d’évaluation des commissions du CNRS, où l’on doit bien faire attention à ne pas être utile. C’est clairement oui dans le cadre de l’entreprise. Mais l’entreprise ce n’est pas la recherche ». Un autre affirme : « Ce sont deux choses séparées. Ce n’est pas en opposition. La valeur scientifique n’a pas besoin d’une justification [économique]. Il y a des échanges. L’entreprise a un projet complémentaire. C’est en harmonie. [Il faut faire] la différence entre les aspects scientifiques purs et les aspects biotechnologiques. Chaque partie peut vivre indépendamment ». Un dernier enfin : « On peut faire avancer les deux choses. On peut faire de la science de haut niveau, mais aussi de la science un peu moins bonne mais aussi utile ». L’auteur de ce commentaire ajoute qu’il y a des « allers-retours » entre la recherche et l’entrepreneuriat, mais que cela reste « des choses différentes », et qu’il importe de garder une certaine « division de terrain ».
44Cette position semble correspondre à une relation plus posée du chercheur avec la démarche de valorisation. Les Janus ne sont pas moins enthousiastes que les Pionniers, mais plus souples dans leurs engagements entrepreneuriaux, et également moins centrés sur la démarche scientifique sous-tendant la création. Ce quiétisme équilibré se reflète dans le registre de leurs préférences, qui recouvre également tout le spectre des affinités possibles avec l’entrepreneuriat ou la recherche, sans que cela se traduise par une intransigeance quelconque, dans un sens ou dans un autre. L’un d’eux exprime ainsi une préférence nette pour l’activité scientifique, car « pour un chercheur c’est le côté scientifique qui compte », mais le même ajoute que « les deux aspects sont importants », et explique qu’il avait « choisi un terrain de recherche propice à la valorisation ». Un autre penche clairement pour l’entrepreneuriat, « sinon je n’aurais pas eu de raison de créer cette société », mais explique néanmoins qu’il choisit ses sujets de recherche « pour leur portée scientifique ». D’autres encore tentent de rendre la complexité de leur rapport à la création : « C’est compliqué, nous explique l’un d’eux. Fondamentalement, je suis resté un scientifique passionné. C’est ça que je privilégie à terme. Mais la création d’entreprise est tout aussi excitante. C’est nouveau. C’est plus excitant ponctuellement, mais sur le temps long c’est le scientifique qui domine ». Au bout du compte, ils sont peu nombreux à rester silencieux sur leurs préférences, mais celles-ci ne déterminent par leur rapport à la création ou à la recherche. Un Janus peut signifier son inclination pour la recherche sans négliger les questions économiques. Inversement, il peut manifester son enthousiasme pour l’entrepreneuriat sans adopter le même profil de mercantilisation qu’un Pionnier. Quelles que soient leurs préférences, les Janus font clairement la part des choses. Comme l’explique un de ces chercheurs, « c’était de la valorisation, c’était pas de la science. [Mais] c’est une vraie satisfaction sociale ».
45Cette distinction entre les différents registres de leurs pratiques, scientifiques ou marchandes, se manifeste dans la forme de leur mercantilisation. La plupart des Janus (les quatre cinquièmes) tiennent compte des impératifs économiques dans l’organisation de leur agenda de recherche et la définition de leurs méthodologies de recherche, mais cette attention reste toujours circonstanciée, rapportée à un contexte particulier. L’un d’eux explique, à propos de l’adaptation de son agenda de recherche, que la prise en compte des questions économiques était « temporairement prioritaire ». Cette référence explicite à la temporalité particulière de l’action entrepreneuriale des Janus illustre leur rapport à la création, qui peut balancer d’un point de vue académique à un point de vue marchand. Il ne s’agit pas d’une forme de pondération. Cela témoigne plutôt de la souplesse de leurs représentations. Ils ne justifient pas leur mercantilisation par quelques principes généraux implicites, mais la conçoivent comme une réponse adaptée à une situation particulière, sans que cela préjuge ni de leurs valeurs ni de leurs préférences. Un autre Janus explique par exemple qu’il adapte ses méthodes de recherche aux impératifs économiques car « il y a des synergies avec l’entreprise ». Leur rapport à la mercantilisation est à la fois lucide et raisonné, comme l’illustrent les commentaires de deux Janus expliquant leur relatif retrait des considérations économiques. L’un, après avoir expliqué que ses sujets de recherche « sont choisis pour leur portée scientifique », ajoute que « rarement cependant des questions importantes en sciences se trouvent être déconnectées d’un intérêt économique ». L’autre, après avoir fait état de la faible mercantilisation de ses pratiques, tient à expliquer qu’il agit en conscience : « Pourtant, dit-il, je suis très impliqué. Dans mes activités de recherche, je suis tout à fait capable de me poser ces questions, mais je ne le fais pas. La recherche, c’est un espace de liberté ».
46À côté de cette adaptation raisonnée de leur agenda et de leurs méthodes figure un rapport particulier à la communication scientifique, qu’ils identifient clairement à leur part d’activité académique, sans pour autant justifier leur position par quelques raisons supérieures. Et là encore, ils marquent une nette différence entre pratiques scientifiques et engagement entrepreneurial, ce qu’illustre ce commentaire d’un chercheur qui, à la question sur la mercantilisation de sa communication, répond qu’il « [ne s’en occupe pas] pour la communication scientifique stricto sensu. [Mais plutôt] pour la communication de l’information scientifique ».
47Cette tendance se retrouve dans l’évolution du temps de travail consacré aux activités de recherche dans leur laboratoire public. En proportion, on compte moins de Janus que de Pionniers s’éloignant du laboratoire académique, et ce retrait n’est pas drastique : la « participation dans l’entreprise constitue une charge de travail supplémentaire, explique l’un d’eux, mais compatible avec [ses] activités actuelles ». Surtout, les Janus sont, toujours en proportion, plus nombreux que les Pionniers, mais aussi que les Académiques, à passer plus de temps au laboratoire au moment de la création (un sur cinq). On peut également noter qu’à l’instar des Académiques aucun Janus n’opte pour un changement de position administrative à l’occasion de la création. Cette part de statu quo se retrouve également dans la constance de leur participation à la vie scientifique collective. Ils ont de ce point de vue encore le même profil que celui des Académiques, continuant à s’investir dans diverses manifestations scientifiques. L’un d’eux explique que « la maîtrise du contrôle qualité [qu’ils ont] pu développer grâce à l’entreprise [leur] a permis d’établir des réseaux de collaboration dans le monde entier ».
48Cette articulation raisonnée des pratiques scientifiques et entrepreneuriales s’accorde avec l’évolution de leur productivité scientifique. Les Janus sont aussi peu nombreux que les Académiques, et donc sensiblement moins que les Pionniers, à évoquer une diminution de leur productivité, ce qui peut être mis en rapport avec la faible mercantilisation de leur communication scientifique. Surtout, ils sont sensiblement plus nombreux que les Académiques et les Pionniers à rapporter une augmentation de leur productivité à l’occasion de la création. L’un d’eux, après avoir énuméré les bénéfices retirés de sa participation à la création, en termes tant scientifiques (amélioration du matériau et de la reproductibilité des expériences) que professionnels (accroissement des ressources et meilleure gestion du personnel de recherche), conclut que « tous ces avantages se sont traduits en termes de publications ». Cette augmentation de la production résulte en particulier d’un développement des copublications, soit consécutivement à des « collaborations avec les clients de [l’entreprise] », soit directement avec l’entreprise elle-même : « Le laboratoire et l’entreprise ont fait trois publications en commun. Une autre est en préparation. D’autres sont prévues et il est possible qu’un brevet soit déposé en commun ». Lorsqu’une diminution est constatée – cela arrive –, celle-ci est considérée comme « transitoire ». Cette augmentation de leur productivité ne coïncide pas avec un quelconque éloignement de la recherche fondamentale. À la différence des Académiques ou des Pionniers, la création semble en fait n’avoir aucun effet sur le caractère plus ou moins appliqué de leur production, ni dans un sens ni dans l’autre. Des trois classes, ce sont les Janus qui ont la production la plus fondamentale, et elle le reste pendant et après la création, comme si le produit de leurs activités de recherche et leur implication entrepreneuriale étaient déconnectés, alors que celles-ci sont au cœur de la création, et qu’ils adaptent leurs pratiques scientifiques aux circonstances.
Origines sociales des créateurs

Origines sociales des créateurs
49Mais ils ne tirent guère de bénéfices, en termes d’évolution de leur carrière, de cette préservation de leur productivité. Ils ont de ce point de vue un profil assez similaire à celui des Pionniers. On peut cependant noter, dans un premier temps, que leurs commentaires sont moins amers que ceux des Pionniers. Le plus critique des Janus, qui explique que « la création d’une entreprise peut exploser une carrière », ajoute que la situation a changé depuis l’année de la création (en 1997), et qu’il n’a pas eu lui-même à se plaindre des conséquences professionnelles de son engagement entrepreneurial. Un autre explique simplement qu’il n’a pas la « certitude que la création de l’entreprise dans laquelle je me suis beaucoup investi (et c’est encore le cas) m’apporte une certaine reconnaissance quelconque à l’INRA ». De surcroît, on ne peut sur ce point comparer sans précaution les Pionniers et les Janus. Les niveaux d’accomplissement professionnel sont en effet sensiblement différents d’un groupe à l’autre, comme l’indique le tableau 6 [ci-contre].
Situations statutaires des chercheurs-entrepreneurs

Situations statutaires des chercheurs-entrepreneurs
50On ne compte parmi les Janus qu’un seul maître de conférences, les autres sont professeurs ou directeurs de recherche, à la différence des autres catégories, dont une bonne part n’a pas encore atteint cette situation professionnelle. Étant déjà au sommet, les perspectives professionnelles sont nécessairement plus réduites que pour les Académiques ou les Pionniers, les bénéfices potentiels plus réduits que les possibles préjudices. Comme l’explique l’un des Janus : « De toute façon, je suis déjà au dernier échelon de mon grade de PU, et pour passer PUHC [46] il faut faire plus de politique que de science ». La même remarque vaut pour l’évolution de leur réputation scientifique, qui en moyenne n’augmente guère plus que celle des Pionniers, c’est-à-dire sensiblement moins que celle des Académiques.
51Si les Janus ne semblent pas retirer d’avantages personnels de leur implication, tel n’est pas le cas de leur environnement professionnel immédiat, tant sur le plan de l’évolution des débouchés pour les étudiants de leur laboratoire que sur celui de l’évolution de ses ressources financières privées ou publiques. Les Janus portent un intérêt particulièrement vif à l’avenir de leurs étudiants. Leur trouver un emploi par le moyen de la création peut être présentée comme la « motivation principale » de l’implication entrepreneuriale. L’un d’eux explique qu’il a « créé en partie pour régler des problèmes de débouchés pour les étudiants ». Et cette préoccupation semble bien ne pas rester lettre morte. La plupart des Janus déclarent que les étudiants de leurs laboratoires ont pu profiter de la création pour trouver un emploi. « Parmi les personnes recrutées dans l’entreprise, explique l’un d’eux, six sont d’anciens stagiaires du laboratoire à des titres divers. » Un autre ajoute que « les trois premiers employés étaient d’anciens étudiants ». Un troisième confirme que « le laboratoire y a retrouvé des débouchés ». Dans le même ordre d’idée, on note que la création est en général l’occasion pour les Janus d’augmenter le nombre de leurs encadrements de thèse.
52L’implication entrepreneuriale des Janus ne profite pas seulement à leurs étudiants, mais également à leur laboratoire de recherche, qui voient leurs ressources financières augmenter à l’occasion de la création. L’un d’eux explique par exemple que « le contrat avec l’INRA impliquait un financement de mon laboratoire équivalent à deux ans de contrat de fonctionnement. L’association avec l’entreprise a permis à mon laboratoire de bénéficier de plusieurs contrats de recherche publics et privés qui correspondaient à notre implication dans les projets ». Les Janus rapportant une augmentation des fonds d’origine privée (la moitié d’entre eux) sont un peu plus nombreux que ceux évoquant une augmentation des fonds publics (les deux cinquièmes). Que ce soit relativement aux fonds publics ou privés, ils sont en proportion plus nombreux que les autres classes à signaler une telle augmentation. On note de surcroît qu’aucun Janus ne relève de diminution des ressources financières du laboratoire au moment de la création. Mais c’est par leur capacité à drainer des fonds publics à l’occasion de la création que les Janus se différencient le plus des autres. Il est possible que les Janus, à la situation professionnelle plus affermie, soient également plus familiers des arcanes politiques du système de recherche au sein duquel ils évoluent, et donc plus capables de vendre à leurs institutions leur engagement entrepreneurial, pour le plus grand bénéfice de leurs laboratoires.
53Le mode de coordination de ces chercheurs n’est ni stratégique, ni mimétique. En effet, ils ne sont pas dans une position d’attente scientifique à l’endroit de l’entreprise. Les synergies, pour motivantes qu’elles soient, ne conditionnent pas leur engagement. De surcroît, ils sont dans une situation professionnelle sensiblement plus confortable que celle d’une bonne part des Académiques, et n’ont donc pas besoin d’instrumentaliser la création à des fins scientifiques individuelles. À la différence des Pionniers, les Janus ne s’en remettent pas à une autorité économique, mais consentent à s’y soumettre temporairement ou localement, sans chercher à lui conférer, ni à lui dénier, une légitimité. Ils tiennent les règles locales (celles de l’entreprise, celles du laboratoire) non pour des ordres légitimes mais pour des recettes efficaces. Ils ne tentent pas de devancer les souhaits du monde entrepreneurial, mais se contentent d’en suivre librement les directives. Ils ne subordonnent pas systématiquement leurs pratiques de recherche aux contingences commerciales, ne se convertissent pas à l’entrepreneuriat, mais s’adaptent aux situations entrepreneuriales, avant de reprendre le chemin du monde académique. Plus que des pratiques, ils coordonnent des moments. On peut rapporter ici le commentaire de l’un de leurs représentants : « Le chercheur-entrepreneur est une fable : on est soit l’un, soit l’autre. L’action de valorisation peut correspondre à une phase de la vie, mais n’est pas superposable à la recherche. Il n’y a que 24 h dans une journée ». Cela pose bien sûr plus de questions que cela n’en résout. Comment parviennent-ils à coordonner ces différents moments, ou, pour être plus exact, à neutraliser les « tensions intertemporelles » ? Car les conséquences d’une décision peuvent s’étaler dans le temps, et l’état du monde ne se plie pas aux caprices des chercheurs. La propriété intellectuelle, par exemple, ne peut être (sans risque) considérée un instant et tenue pour rien l’instant d’après. Maurice Cassier apporte quelques éléments de réponse : les chercheurs élaborent « des outils de coopération [visant] à réguler les tensions entre bien public et bien privé [47] », en s’arrangeant par exemple pour limiter l’étendue de l’appropriation privée, en inscrivant dans les contrats de collaboration des clauses d’antériorité, en séparant les données publiables des données confidentielles, en organisant la répartition du travail sur les matériels publics et privés. Les relations entre l’entreprise et le laboratoire s’organisent ainsi autour de l’alternance des différentes figures de ce Janus entrepreneur qui aborde la création tantôt d’un point de vue scientifique, tantôt d’un point de vue économique. Pour cette raison, nous ferons ici l’hypothèse d’une coordination « séquentielle », qui à chaque instant de leur engagement garantit leur autonomie, comme l’illustre le cas de X. [voir encadré « Engagement entrepreneurial et autonomie scientifique », p. 44].
Engagement entrepreneurial et autonomie scientifique
L’efficacité des modes de coordination
54Les trois modes de coordination présentés ici ne sont pas également efficaces du point de vue de la cohésion du collectif entrepreneurial et du confort de l’implication entrepreneuriale des chercheurs. En particulier, les Pionniers sont de loin ceux qui rencontrent le plus de difficultés lors de leur engagement, et sont les plus exposés aux tensions entre le laboratoire et l’entreprise [48].
55À la différence des Académiques et des Janus, aucun Pionnier n’est épargné. Et leur infortune n’est pas imputable à quelque aspect particulier de la création. Le préjudice est général : quel que soit le type de problème envisagé dans le questionnaire, à l’exception de celui du court-termisme, les Pionniers sont les premiers concernés, à chaque fois les plus nombreux en proportion à confirmer leur embarras. Ils sont en particulier sensiblement plus nombreux que les Académiques et les Janus (un peu plus de la moitié d’entre eux contre un cinquième pour les autres) à vivement se désoler du cadre législatif, réglementaire ou administratif de l’essaimage académique. L’un d’eux explique que « la loi Allègre [loi sur l’innovation de 1999] ménage la chèvre et le chou, à cause du seuil de 15 % de participation au capital pour le 25-2. Cela enlève de surcroît de l’intérêt financier à la création, on n’a plus d’autonomie. Du coup, on passe simplement d’un employeur à un autre ». Un autre dénonce la lenteur des processus d’application de la loi : « Par exemple pour la demande d’autorisation de 25-2, ça a mis plus d’un an au lieu des deux mois. Ça, c’est pas très cohérent avec les discours ». Ce mécontentement relatif n’a cependant rien de surprenant, les Pionniers de notre échantillon étant les seuls à user des dispositifs incriminés.
56De façon moins prévisible, on note que les Pionniers sont nombreux (un peu plus de deux cinquièmes d’entre eux) à rencontrer des difficultés dans l’organisation de leur emploi du temps entre l’entreprise et le laboratoire. L’un d’eux rapporte par exemple les « problèmes avec l’entreprise qui lui reproche de ne pas travailler assez dans l’entreprise ». On pourrait pourtant s’attendre à ce que la solution de ce problème soit contenue dans la formalisation contractuelle de la collaboration, prévue en particulier par les dispositifs de mobilité. La même proportion de Pionniers rapporte de surcroît des difficultés liées à la gestion de la confidentialité (que nous avons déjà signalées dans le paragraphe qui leur est consacré). Ils sont également en proportion plus nombreux que les autres à se plaindre du déroulement des négociations entre le pôle académique et entrepreneurial de la création : « Ç’a été une horreur, dit l’un d’eux, ça nous a fait perdre énormément de temps. Car l’organisme valorise à un niveau trop élevé ». Plus globalement, près d’un tiers d’entre eux juge négativement la cohésion du collectif laboratoire-entreprise. On est bien loin de cette nouvelle synthèse harmonieuse de la science et de l’industrie qu’est censé être le mode 2 de production de la connaissance. Le mode de coordination mimétique et la transformation des chercheurs en entrepreneurs semblent être surtout source de confusion.
57La situation est tout à fait différente pour les Académiques. Les problèmes les plus régulièrement évoqués se rapportent aux questions de confidentialité, de réglementation et de pressions court-termistes. Mais aucun de ces points ne concerne plus d’un cinquième d’entre eux. Et ce n’est que sur la question du court-termisme qu’ils sont (un peu) plus nombreux à rapporter l’existence d’un problème (un peu moins d’un quart des Académiques, contre un peu plus d’un septième des Pionniers). Mais leurs commentaires restent nuancés. L’un d’eux explique avoir à affronter quelques complications relatives à la prise en charge des CIFRE [49], souvent orientés par l’entreprise vers des sujets trop court-termistes. Il ajoute cependant aussitôt qu’il « ne prend pas de contrats court terme (de six mois) ». Le taux relativement important d’Académiques évoquant un problème lié au court-termisme dénote probablement leur sensibilité à cette question. Quant aux questions de confidentialité et de réglementation, elles ne semblent pas les préoccuper spécialement. Au bout du compte, les Académiques montrent, en contraste des Pionniers, que la faible mercantilisation qui les caractérise ne dessert pas les relations qu’ils entretiennent avec l’entreprise, au contraire.
58Les Janus ne sont pas moins bien lotis que les Académiques. Ils sont certes un peu plus nombreux à signaler des problèmes de mise en cohérence de l’entreprise et du laboratoire, mais les tensions évoquées n’engagent pas l’avenir du projet : « Les quelques frictions qui ont eu lieu entre mon laboratoire et l’entreprise, explique l’un d’eux, sont venues de deux choses : la surpopulation transitoire avant que l’entreprise ne quitte le laboratoire, l’harmonisation des activités entre les deux partenaires. Ces problèmes sont résolus et ne devraient plus se reposer ». Pour presque tous les autres types de problèmes envisagés, la classe des Janus est la plus épargnée des trois. En particulier, aucun Janus ne juge problématique la répartition du temps de travail entre le laboratoire et l’entreprise. Ce n’est que pour la question des négociations qu’ils se rapprochent des Pionniers, en reprochant par exemple au CNRS de présenter des « demandes excessives au niveau des redevances ». Mais leurs commentaires sont sensiblement moins véhéments que ceux des Pionniers. Dans leurs habits d’entrepreneur, les Janus s’impliquent dans les mêmes négociations que les Pionniers, mais les situations semblent moins conflictuelles. On peut suggérer ici que la différenciation apportée par le mode séquentiel forme une base solide pour l’organisation d’une relation équilibrée entre les pôles scientifiques et marchands du projet. Finalement, il apparaît qu’une forte mercantilisation des chercheurs-créateurs dessert les relations entre laboratoire et entreprise [voir le tableau 7, p. 41].
Profils synthétiques des trois classes

Profils synthétiques des trois classes
59Une analyse plus détaillée des trois modes de coordination peut montrer que le mode stratégique est celui qui expose le moins le chercheur créateur aux tensions. L’étude de la création lancée par le professeur Y. nous permet de mieux comprendre cette forme d’engagement. Cette étude de cas est d’autant plus instructive qu’elle mêle l’action d’un Académique, Y., à celle d’un Pionnier, W.
Le parcours d’un Académique
60En 1993, le professeur Y. et le professeur W. s’associent pour créer une entreprise spécialisée dans le domaine des matériaux, NEWMAT, destinée à apporter un soutien logistique et financier au laboratoire que dirigeait Y., et à relayer ses travaux dans la perspective de leur application industrielle. Il s’agissait de recherche encore fondamentale, et l’histoire de cette création continuait à s’écrire en 1998 au moment de notre premier entretien. Nous avons alors gardé le contact avec le professeur Y. au cours des mois puis des années suivantes, pour avoir le privilège de suivre en direct l’évolution d’un projet entrepreneurial (mais aussi, plus simplement, par intérêt pour les travaux du professeur Y.). Après quelques années, la relation de confiance s’étant établie, il nous a confié avoir régulièrement relaté par écrit, dans un journal de bord, l’histoire scientifique et commerciale de ce projet.
61Au début de l’année 2004, ce journal comptait un peu plus d’une centaine de pages de texte (et plusieurs dizaines de pages de graphiques, de tableaux et d’annexes). Au cours de la dizaine d’années qui venaient de s’écouler, Y. l’avait complété en moyenne une fois par mois. Plus régulièrement, tous les 15 jours environ, lors des périodes d’accélération (autour de 1996 et 2001) ; plus rarement, chaque trimestre seulement, lorsque le projet entrepreneurial et parfois le projet scientifique qui l’accompagnait semblaient se perdre (en 1995, 1999 et 2003). Ce document exceptionnel devait nous permettre de retracer l’implication d’un chercheur dans une création d’entreprise, d’accéder non seulement aux données objectives de la construction de ce projet, mais également aux mouvements de ses humeurs et de ses représentations, de saisir les mécanismes de l’élaboration intime des relations interpersonnelles, bref de porter un regard sur la face cachée de l’engagement entrepreneurial d’un chercheur, en l’occurrence d’un Académique.
62Le professeur Y., physicien de formation, commence sa carrière au début des années 1970, dans un grand laboratoire de recherche appliquée en électronique. Il déposera lui-même deux brevets, mais cette première initiation à la valorisation sera sans suite jusqu’à la création de NEWMAT. Il s’orientera vers des travaux plus fondamentaux, tout en restant sur le terrain de la recherche expérimentale, ne s’éloignant de la paillasse que pour collaborer avec des revues de vulgarisation scientifique. Il intègre un laboratoire de l’École du professeur W. à la fin des années 1970, et se consacre jusqu’au début des années 1990 à ses recherches en physique des matériaux, publiant dans ce domaine une quarantaine d’articles (dans des revues telles que le Journal of Chemical Physics, Physica C ou Physical Review B), dont quelques-uns sont très remarqués (cités plus d’une centaine de fois). C’est en 1993 qu’il fait la découverte d’un matériau dont les propriétés thermoélastiques apparaissent aussitôt comme très prometteuses d’un point de vue économique. Il publie ses premiers résultats dans la prestigieuse revue Nature puis, suivant les conseils et les encouragements du professeur W., conscient du potentiel industriel de cette découverte, s’engage avec lui dans la création de NEWMAT, après avoir déposé deux brevets. Il s’agit avant tout, dans l’esprit de Y., de doter son laboratoire de moyens financiers et logistiques supplémentaires, et de permettre à ses résultats de recherche d’être pérennisés et affinés, dans un secteur que les grandes institutions commençaient à délaisser. C’est à ce moment qu’il commence à rédiger son journal.
63On peut, au travers des comptes rendus réguliers que fait Y. de son travail, dans une langue accessible au sociologue (quelque peu acculturé à la physique), discerner les méandres de l’histoire scientifique et commerciale du projet, sans trop craindre d’être dupe d’une reconstruction a posteriori des événements. L’une des difficultés de lecture tient plutôt à l’absence de distanciation, qui empêche de saisir aisément le mouvement général du projet scientifique et entrepreneurial. Y. s’attarde parfois sur des événements qui se révéleront sans importance : des résultats expérimentaux encourageants, mais bientôt décevants ; des rencontres prometteuses, mais sans suite ; des spéculations sans avenir. Le texte se déploie ainsi en une géographie intellectuelle apparemment anarchique, une multitude de chemins explorés puis abandonnés sans avertissement, dont il est très délicat de suivre la logique d’ensemble. Mais c’est bien là la géographie réelle de la science et de l’innovation concrète qui est donnée à voir, bien loin de la rationalité ex post des publications, ou de celle ex ante des business plans. Le journal nous permet d’accéder directement à cette géographie.
64Il nous permet en particulier de fixer la chronologie des étapes du projet entrepreneurial. Chronologie qu’il est toujours délicat de reconstituer a posteriori, sur la base des seuls témoignages des acteurs de la création. Nous pouvons distinguer trois grandes périodes. La première, de 1993 à 1995, correspond à la poursuite des activités de recherche de Y., soutenues par NEWMAT, alors simple structure de financement. Durant la seconde période, de 1996 à 1998, l’entreprise se dote sous l’impulsion de W. d’un laboratoire propre qui vient doubler celui du professeur Y., dans l’espoir de parvenir à une production industrielle du matériau découvert en 1993. La troisième période, de 1999 à 2003, suit l’échec de ce second programme de recherche. W. s’éloigne du projet, et Y. s’y implique plus directement pour relancer son propre programme.
65Première phase : L’entreprise est créée en 1993, mais reste une simple structure juridique destinée à assurer le financement de l’entretien des brevets, à aider le laboratoire de Y. à financer l’entretien et l’amélioration de ses dispositifs expérimentaux et à renforcer l’équipe universitaire, composée de trois permanents (dont le professeur Y.) et d’une poignée d’étudiants (trois thésards et trois post-doctorants en 1993, assistés par quelques stagiaires de DEA). Les considérations économiques n’entraient alors pas du tout en compte à ce moment de leurs recherches : « L’objectif n’était pas d’être industriel, mais de valider le principe de base montrant la possibilité d’une production industrielle ». Cette attitude transparaît encore dans les déclarations de Y., lorsqu’il écrit que « devenir actionnaire à titre personnel de NEWMAT [le] dérangeait ». Il ajoute qu’il a « accepté provisoirement cette situation de fait [sous la pression amicale des investisseurs] ». L’opération consistait donc, avant tout, à renforcer la crédibilité de Y. et de son équipe auprès de la communauté scientifique. Un tel objectif imposait en particulier de stabiliser le comportement de l’ensemble des composants de l’équipement expérimental, ce qui n’était guère le cas en 1993, faute de moyens. Et ce qui ne sera toujours pas réalisé en 1995. Le professeur Y., peinant à reproduire les résultats de 1993, commence à faire face à un début de défiance de quelques-uns de ses pairs. À ces difficultés d’ordre scientifique s’ajoutent des problèmes de personne qui ne cesseront de compliquer la situation de Y.
66W., principal actionnaire de NEWMAT à parts égales avec Y. et CRBUSINESS (une grande société de capital-risque), décide alors de créer un laboratoire de recherche plus proche des standards industriels. Il le dote d’équipements plus modernes, dans des locaux séparés de l’École. Une équipe de physiciens est formée, dont certains sont issus de l’industrie. W. concentre sur ce nouveau laboratoire la plus grande partie des crédits de l’entreprise, le laboratoire de Y. n’en recevant plus qu’une fraction (un dixième environ). Une fraction représentant toujours cependant plusieurs centaines de milliers de francs, de quoi continuer à faire tourner ses propres équipements et compenser la diminution des financements institutionnels. Les relations se tendent très vite entre le laboratoire de Y. et le laboratoire propre de NEWMAT, qui s’isole non seulement de la communauté scientifique, mais également du laboratoire de Y. lui-même en réduisant sensiblement la communication entre ces deux structures. Deux modes de coordination entrent en conflit, celui de Y., un Académique attaché aux enjeux scientifiques du projet, et celui de W., un Pionnier porté par son goût de l’entrepreneuriat. Au bout du compte, le laboratoire propre de NEWMAT échoue également à reproduire l’expérience. Des résultats seront publiés par Y. en 1997, mais ne rencontreront pas un écho suffisant pour impulser une nouvelle dynamique. W. s’éloigne alors progressivement du projet, qui est mis en sommeil.
67Il est relancé à partir de 1999. Y. s’appuie sur les compétences de deux investisseurs prêts à soutenir le projet, en sus de CRBUSINESS. Tous deux sont d’anciens camarades de lycée de Y. et disposent de ressources financières personnelles suffisantes pour recapitaliser l’entreprise. Plutôt que d’essayer de reprendre directement les expériences de 1993, ils décident d’explorer un domaine de recherche connexe, qui devrait à la fois permettre de valider les compétences expérimentales de Y. et d’ouvrir des perspectives de débouchés industriels plus immédiatement exploitables en sorte de pouvoir refinancer la poursuite des recherches initiales. L’objectif fondamental est toujours le même : il s’agit de renforcer la réputation scientifique de Y. Ils privilégient désormais l’ouverture, en cherchant à multiplier les collaborations avec d’autres laboratoires. L’opération réussit en partie, l’équipe de Y. réalisant des progrès sur certains aspects critiques du montage expérimental. Mais le temps manque, et ils ne parviennent pas à valider le nouveau processus de production avant le retrait du principal financier de NEWMAT, CRBUSINESS. Lors de cette troisième phase, le mode stratégique joue à plein : l’engagement entrepreneurial de Y. est avant tout scientifique, il s’agit de consolider ses travaux, d’utiliser l’entreprise pour développer ses compétences et trouver de nouveaux appuis. Cette attitude n’engendre pourtant aucune tension dirimante au cœur du collectif entrepreneurial. On peut bien sûr mettre au crédit de leur amitié la bienveillance et la compréhension dont font montre les deux nouveaux investisseurs pour leur ancien camarade de lycée. Mais l’attitude des représentants de CRBUSINESS n’est pas moins accommodante ni moins coopérative. La claire répartition des rôles permet à chacun de s’impliquer sans attendre des autres une quelconque adhésion à un système de valeurs, mais simplement que le travail soit fait. Et le travail de Y. consiste explicitement à faire reconnaître la valeur de ses travaux par le plus grand nombre possible de ses pairs, et à faire aboutir son programme de recherche.
68Le projet est progressivement mis en sommeil : CRBUSINESS, après avoir repoussé jusqu’à ses dernières limites ses capacités de soutien, ne disposait plus des moyens financiers de poursuivre ses investissements dans ce projet particulier à un niveau approprié (projet qui continue cependant à être suivi de loin en loin par cette société de capital-risque). Malgré cette conclusion insatisfaisante, il reste ce constat : durant une dizaine d’années, Y. aura réussi à réunir autour de lui tout un collectif entrepreneurial sans jamais renoncer à ses ambitions scientifiques, ni chercher à les masquer aux yeux de ses partenaires, bien au contraire. On retrouve cet attachement à la science dans les moments d’enthousiasme et de déception, de joie ou de colère, bref les mouvements d’humeur de Y. ponctuant chacune des étapes du projet. Ils sont autant d’indices de la manière dont il aborde la création. Son journal de bord est une fenêtre sur cette part de subjectivité de Y. qui, prise objectivement, permet de mieux comprendre le mode de coordination en jeu dans le projet.
69Pour donner un contenu à l’idée de saisie objective de cette subjectivité, nous avons choisi d’aborder ce texte en adoptant une démarche analytique, en commençant par coder chaque phrase selon le contexte particulier auquel elle se rapporte, c’est-à-dire selon le sujet qu’elle aborde : la science, la technologie, l’entreprise, les relations scientifiques, entrepreneuriales ou avec les institutions de recherche, les questions de logistique scientifique (les quelques méditations d’ordre général que Y. confie à son journal sont mises à part). L’énumération de ces phrases permet de commencer à discerner le registre des principales préoccupations de Y. Plus du tiers (39 %) des phrases du journal se rapportent exclusivement à une question scientifique (du type « Nous soupçonnons un effet électrostatique ».), et près de la moitié (45 %) s’y rapportent en partie. Figure ensuite, par ordre d’importance décroissante, les relations avec la communauté scientifique (21 % du type « C’est une chance immense que le soutien critique si efficace de P. »), les questions entrepreneuriales (6 % du type « Il en résulte une conséquence financière sur le passé (dette de 3 MF) »), les relations entrepreneuriales (5 % du type « Le train arrive à B. où je dois rencontrer J.K. (sur le conseil de L.P.), fondateur et ex-directeur de la société L. »), les questions technologiques (5 % du type « Le brevet est déposé depuis jeudi dernier »), les relations institutionnelles (3 % du type « Nous subissons de telles pressions du CNRS »). Cette première analyse montre à quel point l’engagement de Y. est centré sur les enjeux scientifiques, et sur les questions de réputation auprès de ses pairs.
70Après ce premier décompte des contextes suit celui des mouvements d’humeurs du diariste. Certaines phrases sont affectivement modalisées par un adverbe, une ponctuation ou une figure de style pouvant connoter ces humeurs. L’analyse de ces modalités permet de déterminer l’attachement de l’auteur pour tel aspect du projet entrepreneurial, de manière plus juste que la seule énumération des phrases contextualisées (qui ne révèle pas nécessairement ce degré d’attachement). Cette analyse repose sur l’hypothèse suivante : si l’auteur du texte se sent intimement concerné par un sujet donné, il aura tendance à modaliser les phrases traitant de ce sujet. 21 % des phrases du journal sont modalisées (404 sur 1 888). Si ce taux est dépassé de manière statistiquement significative pour un sujet donné, on peut conclure que l’auteur se sent intimement préoccupé par ce sujet. Tel est le cas pour les questions d’ordre scientifique (24 % de phrases modalisées, l’écart ne pouvant être attribué au hasard qu’avec une probabilité de 1,5 %). Inversement, on trouve une sous-modalisation significative des phrases évoquant les questions technologiques (13 %, probabilité de 3 %). Il s’agit pour lui de rendre le processus de production du matériau reproductible, ainsi que les mesures, pour valider les premières expériences, et seulement ensuite pour engager la mise au point d’une production industrielle. Cette dernière perspective ne vient jamais empiéter sur les objectifs scientifiques de Y. Les phrases évoquant les relations entrepreneuriales sont également sous-modalisées (8 %, probabilité de 0,02 %), ce qui signale un détachement de Y. pour ces questions, qu’il aborde sans passion. Convaincre des investisseurs du potentiel économique de ses travaux est certes une nécessité, mais nullement un objectif en soi. En revanche, on peut noter qu’il semble plus intimement concerné par l’évolution de l’entreprise elle-même (surmodalisation à 26 %, probabilité de 7 %). Mais une analyse plus détaillée de ces modalités montre qu’elles sont surtout négatives (colère, dépit, etc.), à l’inverse des phrases se rapportant au contexte scientifique, le plus souvent modalisées positivement. L’analyse des modalités confirme donc la prépondérance des enjeux scientifiques, et la nature académique de l’engagement entrepreneurial de Y. C’est bien pour la recherche qu’il s’enflamme, non pour l’entrepreneuriat. Et cela ne pose en général pas le moindre problème, sauf en cas de confrontation avec un Pionnier.
71D’un point de vue méthodologique, l’originalité et l’intérêt de ce travail résident dans la multiplication et l’articulation des focales. La plupart des analyses des relations science-industrie privilégient une échelle particulière en se focalisant soit sur une ou plusieurs études de cas, soit sur l’analyse statistique d’un corpus de données. Dans le premier cas, l’étude risque de déboucher sur quelques généralisations abusives. Dans le second, elle perd de vue les pratiques concrètes et la rationalité des individus agrégés dans les échantillons, et peine à saisir avec netteté le sens de leur comportement, ici de leur engagement entrepreneurial. Ce double écueil a été neutralisé ici en associant étroitement l’analyse quantitative des données issues de l’enquête par questionnaire, menée auprès de 41 chercheurs créateurs d’entreprise, avec une analyse plus qualitative de leurs éventuels commentaires recueillis au cours des entretiens téléphoniques, et en adossant l’ensemble sur trois études de cas qui viennent préciser les enseignements tirés de ces analyses, sans perdre de vue les données plus macroscopiques sur l’engagement entrepreneurial des chercheurs (en particulier l’étude des dispositifs de mobilité et de leur utilisation). Les résultats de cette enquête, qui débouche sur le constat de la pluralité des modes de coordination, révèlent clairement tant les limites de la sociologie différenciationniste mertonienne que celles des thèses antidifférenciationnistes. Si le monde académique est loin d’être complètement étranger au monde économique, il est parfaitement abusif d’inférer du constat de cette proximité la thèse de l’abolition de leurs spécificités respectives. Mais cette première conclusion, pour importante qu’elle soit, n’est pas l’enseignement le plus original de cette étude [50].
72Que l’on puisse encore retrouver parmi une communauté de biologistes quelques individus se conformant peu ou prou à l’image du savant mertonien n’est pas complètement surprenant. Il est plus remarquable d’observer que cette pluralité de formes d’engagement se retrouve y compris au cœur de cette petite population de chercheurs créateurs d’entreprises, et que certains d’entre eux manifestent un ferme attachement à l’idée d’une science dégagée des contingences économiques. On ne peut opposer simplement les chercheurs s’engageant dans une démarche industrielle à ceux qui resteraient installés dans leur « tour d’ivoire ». Tous les chercheurs impliqués dans un projet entrepreneurial ne sont pas des « entrepreneurs » (les guillemets sont là pour souligner la charge idéologique du terme tel qu’il est utilisé ici). De surcroît, et cela est non moins inattendu au regard des thèses antidifférenciationnistes, on observe (en particulier avec les Académiques) que la préservation des frontières entre science et industrie peut participer à une organisation efficace de leurs relations, alors que le relatif effacement de ces frontières contrarie la cohésion du collectif entrepreneurial. La volonté affichée par les Pionniers de se fondre dans le monde économique en se mercantilisant est bien peu fructueuse. Elle semble se heurter à quelque force irréfragable contrariant la dilution de l’huile académique dans l’eau entrepreneuriale. L’émulsion ne prend pas.
73Enfin, non seulement la différenciation persiste chez les chercheurs créateurs d’entreprises, non seulement elle participe à la réussite de leur implication entrepreneuriale, mais elle fonde paradoxalement l’engagement des chercheurs qui réussissent à se maintenir sans heurt de part et d’autre de la frontière science-industrie. Les Janus mêlent pratiques scientifiques et marchandes sans en sacrifier une seule. Seraient-ils ces hybrides annoncés par les prophètes du nouveau mode de production de la connaissance ? Ont-ils trouvé la recette de l’ultime émulsion ? Les apparences sont en fait trompeuses. Ils sont tantôt scientifiques, tantôt entrepreneurs, sans que jamais ne s’installe une confusion de ces deux registres d’action. Au contraire, ils maintiennent entre les deux une distinction explicite. Leur identité est clairement définie à chaque instant, mais peut basculer à l’instant suivant. C’est le regard du sociologue ou de l’historien qui, condensant ces instants dans un seul récit, fait naître cette hybridité par l’illusion de leur simultanéité. Cette illusion de la simultanéité peut être illustrée par ce passage de l’étude de Maurice Cassier qui, après avoir évoqué Pasteur comme figure de l’hybridation typique du mode 2 de production du savoir [51], en vient aux biologistes contemporains : « les chercheurs des laboratoires de biotechnologie à la fin des années 1960 (1966 – 1968) associent d’emblée science, technologie et industrie. Ils inventent de nouveaux objets artificiels et biologiques qui intéressent les industriels, ils déposent des brevets et ils créent des associations de recherche sous contrat et de transfert de technologie. Tout cela de manière simultanée [52] ». Doit-on comprendre que ces chercheurs rédigent leurs brevets de la main gauche en manipulant leurs éprouvettes de la main droite ? Probablement pas. Ils alternent entre un régime entrepreneurial et un régime académique. Le constat de l’existence de ce mode de coordination séquentiel confirme à nouveau la possibilité d’une préservation non pathologique des différences entre science et marché. Comme les Académiques, mais d’une manière différente, les Janus coordonnent efficacement pratiques scientifiques et marchandes en s’appuyant sur leur différenciation.
74Quel avenir pour ce dernier mode de coordination ? Les Janus se recrutent en majorité dans le secteur des sciences de la vie. Or les sciences de la vie portent l’essentiel du mouvement de création d’entreprises que nous constatons depuis quelques années. Entre 1990 et 2003, si on complète les données avec celles plus récentes du CNRS, on compte 299 créations d’entreprises issues de laboratoires de cet organisme. Sur cette population, on observe que l’augmentation du nombre de créations d’entreprises chaque année est essentiellement le fait d’une montée en puissance des biotechnologies : le nombre moyen de créations annuelles dans ce secteur passe de 2 entre 1990 et 1993 à 13,6 entre 1999 et 2003, tandis que pour les mêmes périodes le nombre moyen de créations annuelles tous secteurs confondus passe de 16,25 à 29,8. Dans le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), où se recrutent la plupart des Pionniers, le nombre moyen de créations annuelles passe de 4,5 à 6,4. En conséquence, il ne semble pas déraisonnable de suggérer que le mode de coordination séquentiel est appelé à se développer. La tendance est peut-être, finalement, plus à la persévération des identités des chercheurs créateurs qu’à leur dissipation. Ce constat, ajouté à celui de l’efficacité des modes de coordination reposant sur une claire distinction de la science et de l’entreprise, invite à plus de circonspection à l’endroit des politiques visant à transformer les chercheurs en entrepreneurs. Elles ne sont peut-être pas aussi judicieuses que le laisse supposer l’intuition antidifférenciationniste.
Extrait d’entretien avec un étudiant en maîtrise en génie chimique boursier, en milieu de pratique, réalisant son mémoire comme employé d’une grande entreprise pharmaceutique au Québec
Notes
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[1]
National Science Board, Science and Engineering Indicators – 2002, Arlington (VA), National Science Foundation, 2002 ; OCDE, Benchmarking Industry-Science Relationships, Paris, OCDE, 2002 ; Pascal Viginier et al., La France dans l’économie du savoir : pour une dynamique collective, rapport au Commissariat général du Plan, rapport du groupe présidé par P. Viginier, Paris, La Documentation française, 2002 ; ministère de l’Économie et des finances (MINEFI), Projet de loi de finance pour 2000, rapport sur l’état de la recherche et du développement technologique (jaune budgétaire), 2000 ; Philippe Mustar et Philippe Larédo, “Innovation and research policy in France (1980–2000) or the disappearance of the Colbertist state”, Research Policy, 31, 2002, p. 55-72.En ligne
-
[2]
Ce terme doit être entendu ici indépendamment de sa connotation négative [voir encadré, p. 26]. Voir Erwan Lamy, « La fragmentation de la science à l’épreuve des start-up : Retour critique sur un constructivisme social au travers de l’étude des modes de coordination des pratiques scientifiques et marchandes lors des projets de création d’entreprise par des chercheurs du secteur public », thèse de doctorat d’épistémologie de l’université Paris VII-Denis Diderot, Paris, 2005.
-
[3]
OCDE, University Research in Transition, Paris, OCDE, 1999 ; Jacques Moriau, « L’industrialisation de la recherche », in Julie Allard, Guy Haarscher et Maria Puig de la Bellacasa (éds), L’Université en question. Marché des savoirs, nouvelle agora, tour d’ivoire ?, Bruxelles, Labor, 2001.
-
[4]
J. Moriau, op. cit. ; Helga Nowotny et al., Repenser la science, Paris, Belin, 2003, p. 163.
-
[5]
Adam B. Jaffe, “The US patent system in transition: policy innovation and the innovation process”, Research Policy, 29, 2000, p. 531-557 ; David C. Mowery, Richard Nelson, Bhaven Sampat et Arvids Ziedonis, “The growth of patenting and licensing by US universities: an assessment of the effects of the Bayh-Dole Act of 1980”, Research Policy, 30, 2001, p. 99-119 ; Dominique Foray, L’Économie de la connaissance, Paris, La Découverte, 2000 ; Maurice Cassier, L’Appropriation des connaissances dans les partenariats de recherche entre laboratoires publics et entreprises : quelques tendances récentes, rapport pour le programme CNRS sur « Les enjeux économiques de l’innovation », Paris, CERMES/IMRI, 2002 ; Francis Narin, Kimberly Hamilton et Dominic Olivastro, “The Increasing linkage between US technology and public science”, Research Policy, 26, 1997, p. 317-330 ; Fabienne Orsi, « La constitution d’un nouveau droit de propriété intellectuelle sur le vivant aux États-Unis », Revue d’économie industrielle, 99, 2002, p. 62-85.
-
[6]
Rebecca Henderson et al., “Universities as a source of commercial technology: a detailed analysis of universities patenting, 1965–1988”, The Review of Economics and Statistics, 80, 1998, p. 119-127 ; National Science Board, op. cit. ; OCDE, op. cit., 2002.
-
[7]
Philippe Mustar, « La création d’entreprise par les chercheurs. Dynamique d’intégration de la science et du marché », thèse pour le doctorat de socio-économie de l’ENSMP, Paris, École nationale supérieure des mines de Paris, Centre de sociologie de l’innovation, 1993 ; Bénédicte Callan, “Generating spin-offs: evidence from across the OECD”, STI Review, 26, 2001, p. 13-56.
-
[8]
Diana Hicks, “Using indicators to assess evolving industry-science relationships”, communication à la Conférence OCDE/ Allemagne sur “Benchmarking Industry-Science Relationships”, Berlin, 2000 ; OCDE, op. cit., 1999 ; Jane Calvert et Pari Patel, “University-industry research collaborations in the UK”, rapport sur la première phase du projet EPSRC/ESRC, Contrat P015616, Brighton, SPRU, 2002.
-
[9]
OCDE, Technology Incubators: Nurturing Small Firms, Paris, OCDE, 1997.
-
[10]
Albert N. Link et John T. Scott, “US science parks: the diffusion of an innovation and its effects on the academic missions of universities”, International Journal of Industrial Organization, 21, 2003, p. 1323-1356 ; Blanka Vavakova, La Science de la nation. Les paradoxes politiques de la logique économique, Paris, L’Harmattan, 2001.
-
[11]
B. Vavakova, op. cit.
-
[12]
P. Viginier, op. cit., 2002.
-
[13]
Francis Narin et Dominic Olivastro, “Technology indicators based on patents and patent citations”, in Anthony F. J. Van Raan (éd.), Handbook of Quantitative Studies of Science and Technology, Amsterdam, Elsevier, 1988, p. 465-507 ; F. Narin et D. Olivastro, op. cit., 1997 ; Edwin Mansfield, “Academic research and industrial innovation: an update of empirical findings”, Research Policy, 26, 1998, p. 773-776.
-
[14]
OCDE, L’Économie fondée sur le savoir, Paris, OCDE, 1996.
-
[15]
Henry Etzkowitz, “The norms of entrepreneurial science: cognitive effects of the new university-industry linkages”, Research Policy, 27, 1998, p. 823-883 ; Michael Gibbons et al., The New Production of Knowledge, Londres, Sage Publications, 1994 ; H. Nowotny, op. cit., 2003 ; John Ziman, Real Science. What It is, and What It means, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[16]
E. Lamy, op. cit., 2005 ; Terry Shinn, « Formes de division du travail scientifique et convergence intellectuelle », Revue française de sociologie, 41, 2000, p. 447-473 ; Terry Shinn, « Nouvelle production du savoir et triple hélice : tendances du prêt-à-penser les sciences », Actes de la recherche en sciences sociales, 141-142, mars 2002, p. 21-30 ; Terry Shinn et Bernward Joerges, “The transverse science and technology culture: dynamics and roles of research-technology”, Social Science Information, 41, 2002, p. 207-251.En ligne
-
[17]
Robert K. Merton, “Science and technology in a democratic order”, Journal of Legal and Political Sociology, 1, 1942, p. 115-126.
-
[18]
Terry Shinn et Pascal Ragouet, Controverses sur la science : pour une sociologie transversaliste de l’activité scientifique, Paris, Raisons d’agir, 2005.
-
[19]
H. Nowotny, op. cit., p. 40.
-
[20]
Commission de déontologie de la fonction publique de l’État, 8e rapport d’activité 2002 : accès des agents publics au secteur privé : rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 2003, p. 14.
-
[21]
Jean-Claude Lehmann, intervention au cours du colloque « L’avenir de la recherche publique », colloque annuel organisé par la Conférence des présidents d’université, Bordeaux, 19-20 février 2004.
-
[22]
La science mertonienne désigne cette conception d’une science réglée par quatre normes proposées par Merton en 1942 : l’universalisme, le communalisme, le désintéressement et le scepticisme organisé, qui ensemble formeraient l’ethos scientifique.
-
[23]
J. Ziman, op. cit.
-
[24]
Voir M. Gibbons et al., op. cit. On peut rappeler ici que la science de mode 2 est caractérisée par cinq traits principaux : connaissances développées en contexte d’application, collaborations plus soutenues avec les praticiens, transdisciplinarité, hétérogénéité et caractère éphémère des équipes et des projets, contrôle de la qualité basé sur l’utilité sociale. Elle s’oppose terme à terme à la science de mode 1, qui serait l’ancienne forme de la production de la connaissance.
-
[25]
Parmi ces 41 chercheurs fonctionnaires, on en compte 5 en sciences physiques, 16 en sciences de la vie, 9 en sciences chimiques et 11 en sciences de l’ingénieur. Quasiment tous sont au moins chargés de recherche ou maîtres de conférence.
-
[26]
Outre les renseignements apportés par les chercheurs, ce volet est complété par des requêtes sur les bases de données publiques ou semi-publiques (Labintel, Euridile, etc.).
-
[27]
Philippe Mustar, Science et innovation. Annuaire raisonné de la création d’entreprises par les chercheurs, Paris, Economica, 1994 ; Philippe Mustar, “How French academics create high tech companies: conditions of success and failure of this form of relation between science and market”, Science and Public Policy, 24, 1997, p. 37-43 ; Philippe Mustar, “Spin-offs from public research: trends and outlook”, STI Review, 26, 2001, p. 165-172 ; Philippe Mustar, « Création d’entreprises à partir de la recherche », in Philippe Mustar et Hervé Penan (éds), Encyclopédie de l’innovation, Paris, Economica, 2003.
-
[28]
Commission de déontologie de la fonction publique de l’État, op. cit., 2003, p. 61.
-
[29]
Dans un essai aujourd’hui classique, William Kornhauser opposait déjà, dans le même esprit, le chercheur universitaire, attaché au progrès de la connaissance, au scientifique travaillant dans l’industrie, plus préoccupé par les impératifs de rentabilité à court terme. Voir William Kornhauser, Scientists in Industry: Conflict and Accommodation, Berkeley, University of California Press, 1962.
-
[30]
Henry Etzkowitz et al., “The Future of the university and the university of the future: evolution of ivory tower to entrepreneurial paradigm”, Research Policy, 29, 2000, p. 326.
-
[31]
Les classes regroupent les chercheurs créateurs selon leurs réponses à la question 2, qui participe à la définition de la mercantilisation. Les académiques répondent non à Q2.
-
[32]
L’articulation évoquée par ces chercheurs entre leur implication entrepreneuriale et leur réputation scientifique fait écho, à un niveau individuel, aux travaux de Jason Owen-Smith, qui a montré pour la décennie 1990 une corrélation positive entre la réputation scientifique de quelques institutions de recherche et le nombre de brevets déposés. Voir Jason Owen-Smith, “From separate systems to a hybrid order: accumulative advantage across public and private science at research one universities”, Research Policy, 32, 2003, p. 1081-1104.
-
[33]
L’analyse de la fondamentalisation de la production des chercheurs repose sur une échelle du « degré de fondamentalisation » développée par la société CHI Research (fondée et dirigée par Francis Narin), qui classe les revues scientifiques de 1, pour les plus appliquées, à 4, pour les plus fondamentales. Rolf Lemming et Kimberley Hamilton nous ont très aimablement permis d’exploiter cet outil pour notre étude.
-
[34]
Sheila Slaughter et Larry L. Leslie, Academic Capitalism. Politics, Policies, and the Entrepreneurial University, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1997.
-
[35]
Ibid., p. 179.
-
[36]
H. Etzkowitz, op. cit., 1998.
-
[37]
Ibid., p. 828.
-
[38]
Id.
-
[39]
S. Slaughter et L. L. Leslie, op. cit., p. 11.
-
[40]
Ibid., p. 179.
-
[41]
Michel Grossetti, Science, industrie et territoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995 ; Girolamo Ramunni, Les Sciences pour l’ingénieur – Histoire du rendez-vous des sciences et de la société, Paris, CNRS Éditions, 1995.
-
[42]
Nous n’allions pas leur demander leur avis d’imposition, ni trop nous attarder sur leur participation au capital (le plus souvent illégale jusqu’en 1999), et il n’est pas raisonnable d’accorder trop de crédit aux déclarations portant sur ce sujet.
-
[43]
Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme, Paris, Librairie Plon, 1964 [1904-1905], p. 158.
-
[44]
Il n’y a pas, dans l’ensemble des données disponibles pour les Janus, d’indice évident de l’influence familiale sur la trajectoire de ces chercheurs. Il s’en trouve cependant pour exprimer explicitement le rôle de modèle de leurs parents : « L’influence familiale est évidente », dit l’un d’entre eux avant d’évoquer la trajectoire atypique de son père, successivement universitaire en médecine, homme politique, médecin généraliste et inventeur dans le domaine maritime. En ce qui concerne les Académiques ou les Pionniers, les quelques informations dont nous disposons suggèrent une possible influence des origines sociales. En effet, on note une nette surreprésentation des professions liées au secteur économique pour les parents des Pionniers, tandis que le secteur public est relativement plus présent chez les parents des Académiques. De surcroît, un regard plus détaillé sur les professions des parents semble indiquer que les Académiques sont issus de milieux sociaux très divers : banquier, ouvrier ou médecin par exemple [voir tableau 5, p. 41].
-
[45]
Concrètement, ils sont ceux qui ont refusé de fournir une réponse simple à la question Q2 [voir encadré, p. 26].
-
[46]
Professeur des universités, hors classe.
-
[47]
Maurice Cassier, « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché : normes et pratiques de recherches dans les biotechnologies », in Norbert Alter (éd.), Les Logiques de l’innovation, Paris, La Découverte, 2002, p. 169-171.
-
[48]
Il faut bien sûr prendre soin de ne pas interpréter trop vite les données de l’enquête, et ne pas attribuer sans précaution au mode de coordination les difficultés et tensions rapportées par les chercheurs. En effet, l’implication plus importante des Pionniers les expose à plus de problèmes. Mais ce facteur n’explique que marginalement les tensions et les difficultés que rencontrent les Pionniers : si les individus les plus instables et les plus impliqués sont exclus de l’échantillon, on constate que les profils de chacune des classes changent peu, et que les Pionniers sont toujours les plus touchés par les tensions et les difficultés.
-
[49]
Une Convention industrielle de formation par la recherche est un financement privé de thèse de doctorat, reconnu et soutenu par l’État.
-
[50]
Maurice Cassier, à partir de l’étude d’une communauté de biologistes, identifie également trois « registres d’action des chercheurs, entre bien public et bien privé ». Le premier « est celui des chercheurs qui sont attachés à la science en tant que “bien public” ». Le second « s’incarne dans la trajectoire d’un chercheur-entrepreneur », fondateur de la société de biotechnologie Myriad Genetics. Le dernier registre, « hybride », associe recherche académique et collaborations distanciées avec l’industrie, sans implication entrepreneuriale. Cassier en conclut que « l’identification [de ces] différents modes d’engagements […] permet de dépasser la sociologie mertonienne des sciences [et] montre également les limites d’une sociologie des réseaux science-technologie-marché qui conclut à l’effacement des frontières entre l’appropriation publique et l’appropriation privée » (M. Cassier, « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché… », op. cit.).
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[51]
Les Janus semblent plus proches de la « Pasteur like activity », définie par Richard Nelson et Paul Romer pour désigner les scientifiques qui, tel Pasteur, associent étroitement et à un très haut niveau pratiques scientifiques et marchandes (voir Richard Nelson et Paul Romer, “Science, economic growth, and public policy”, in Bruce Smith et Claude Barfield, Technology, R&D, and the Economy, Washington, The Brookings Institution Press, 1994). On retrouve cette analogie historique avec Donald E. Stokes, qui évoque le « quadrant de Pasteur » dans sa typologie, à côté des quadrants de Bohr et d’Edison. Voir Donald E. Stokes, Pasteur’s Quadrant: Basic Science and Technological Innovation, Washington, The Brookings Institution Press, 1997.
-
[52]
M. Cassier, « L’engagement des chercheurs vis-à-vis de l’industrie et du marché… », op. cit., p. 167.