
« Nous sommes une sorte de gouvernement local. Nous n’avons pas de force de police, nous ne levons pas d’impôts mais nous produisons et entretenons des logements, nous nettoyons les rues, nous créons des emplois, nous soutenons les activités économiques. […] Nous intervenons parfois pour la sécurité du quartier, nous créons des espaces publics, nous avons réalisé et nous entretenons des aires de jeux et des parcs, nous soutenons des activités pour les jeunes. […] Nous ne sommes pas partie prenante du gouvernement mais nous représentons un intermédiaire entre les individus et le système, qu’il s’agisse du gouvernement, du secteur privé ou d’associations à but non lucratif. Nous participons à la connexion entre l’individu, l’État et d’une certaine façon l’économie [1]. »
2 C’est ainsi que le directeur d’Urban Edge, une des Community Development Corporations (CDC) les plus influentes de Boston, décrit la structure qu’il anime dans un des quartiers les plus pauvres de la ville, habité essentiellement par des ménages appartenant à la minorité noire. Urban Edge gère plus de 1 000 logements, soit un tiers du parc immobilier du quartier ; elle est engagée dans le développement économique et a été maître d’ouvrage d’un centre commercial ; tout en développant diverses activités de formation et d’aide sociale, elle a aussi créé un centre d’animation pour les jeunes. Véritable petite entreprise locale dirigée par les habitants du quartier, elle emploie plus de 70 salariés : forme de tiers secteur entre l’État et le marché, elle joue ici à la fois le rôle d’un organisme HLM localisé, d’un service économique municipal, d’une équipe de développement social et d’une régie de quartier. La présentation qu’en fait son directeur témoigne de la spécificité de la rhétorique communautaire qui renvoie à la recherche et la reconnaissance, dans la société nord-américaine, d’une instance intermédiaire entre l’individu et l’État.
3 Rêve de la mobilisation et de l’initiative collective ou cauchemar du communautarisme lié au désengagement de la puissance publique, la gestion « communautaire » étasunienne a été maintes fois utilisée dans les discours politiques, administratifs et scientifiques, pour conforter ou remettre en cause le « modèle républicain » français. La plupart des grands rapports qui ponctuent l’élaboration puis la mise en œuvre de la politique de la ville en France s’ouvrent ou se terminent sur une comparaison avec la situation des quartiers déshérités en Amérique du Nord et des politiques qui y sont mises en œuvre. Dans le champ des politiques urbaines, les dispositifs expérimentés outre-atlantique tels que les Models Cities ou les Empowerment Zones ont été pour partie exportés et adaptés respectivement en programmes « Habitat et vie sociale » et « Zones franches ». À travers ces transferts s’échangent des principes et des méthodes de gestion de la « pauvreté urbaine » mais aussi des représentations des quartiers concernés [2]. Les approches centrées sur l’exclusion urbaine en France ont ainsi pour équivalent étasunien la thématique de l’underclass [3]. Toutes deux soutiennent des politiques qui visent à traiter la pauvreté par le territoire : en France la politique de la ville et le développement local, aux États-Unis le community development [4].
4 Afin de dégager la spécificité de cette gestion « communautaire » comme forme territorialisée de gestion de la pauvreté, on a voulu comprendre les logiques sociales et politiques qui ont conduit, dans le contexte nord-américain, à l’émergence de ce tiers secteur, et qui contribuent aujourd’hui à le transformer. Le regard transnational pose une difficulté particulière qui tient à la traduction et à l’interprétation de certaines notions d’un pays à l’autre. Il en est ainsi de la notion de community, et donc des termes de community organization et de community development. En Amérique du nord, cette notion est polymorphe, mais dans le cas présenté ici, elle désigne des formes d’organisation collective qui peuvent reposer sur différents ressorts emboîtés : cultuels, ethniques ou relations de proximité. Elle ne saurait ainsi se réduire au communautarisme ethnique, vision qui entache souvent en France l’idée même de communauté. Les community organizations ne sont pas non plus les simples équivalents d’associations locales se définissant d’abord par leur niveau d’intervention territoriale et la community ne se confond pas avec le quartier. La rhétorique communautaire va plus loin, elle repose sur l’importance accordée aux corps intermédiaires dans la société étasunienne. On pourrait bien sûr en montrer le flou, discuter de la consistance et de la diversité de ces communities pour s’interroger sur ce qui les réunit ou, à l’instar de Robert Putnam [5], en décrire la disparition. Il n’en reste pas moins que c’est bien sur cette rhétorique de la community, souvent représentée comme un tout, que s’est construit et se pérennise un mode d’intervention collective, et ses discours de légitimation. La force prise par la catégorie même de community a conduit à prendre pour objet d’enquête sociologique ces community organizations, ainsi que leur registre de légitimation. Mais la reprise de ce terme indigène ne présuppose en aucune manière une essence de la community ainsi évoquée ou encore des rapports univoques entre les groupes sociaux et/ou territoires qu’elle désigne et les associations qui se nomment ainsi. C’est aussi pour éviter de telles ambiguïtés d’interprétation, que l’on utilisera, en français, le mot « communautaire » entre guillemets.
5 Si le flou de la notion de community ne doit pas empêcher de prendre pour objet d’enquête les community organizations, la diversité de la réalité qu’elle recouvre contraint à préciser les outils d’analyse employés. En effet, l’action « communautaire » s’est construite sur des héritages successifs aujourd’hui entremêlés, du progressive movement à la tradition caritative (voire religieuse) du travail social, ainsi qu’aux mouvements urbains des années 1960. Elle a par ailleurs accompagné la recomposition des politiques publiques dans les quartiers pauvres dans un contexte où la puissance publique se défausse d’un certain nombre de responsabilités auprès de la « société civile ». Elle se situe à la croisée de l’intervention publique et privée, au carrefour de différents univers sociaux, militants, cultuels et professionnels. Les community organizations ont des statuts, histoires et modes d’intervention qui ne dessinent pas un univers homogène, ce que ne décrit pas la notion de community movement fréquemment utilisée dans la littérature administrative ou scientifique. On utilisera ici le terme de nébuleuse « communautaire », dans une perspective identique à celle de Christian Topalov au sujet de la nébuleuse réformatrice [6].
6 L’enquête a porté sur plusieurs community organizations intervenant dans les quartiers pauvres de Boston, Roxbury et Dorchester Bay [voir carte p. 51] : des community development organizations (entreprises « communautaires »), des groupes de résidents, des groupes de surveillance et une fédération de plusieurs associations. Boston présente un contexte où le poids des community organizations est particulièrement fort, avec 22 entreprises « communautaires ». Cette situation est due à l’importance du mouvement des droits civiques dans cette ville, aux rapports de force à l’échelle d’une municipalité dirigée depuis plusieurs décennies par les démocrates, à la présence des universités qui ont joué un rôle d’expertise et à l’intervention de grandes fondations dont la Ford Foundation, dès les années 1960 à travers le Grey Area Program. Cette histoire particulière permet sans doute plus qu’ailleurs de mettre au jour les tensions qui traversent ces modes de gestion sociale. Le travail empirique s’est étalé sur une période de cinq ans et s’est nourrie d’observations de réunions et d’événements, de l’analyse de documents administratifs, politiques ou émanant de ces structures et d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs conduits avec des professionnels et des habitants participant aux activités de ces groupes [7]. On l’a complété par une analyse de la littérature sur le développement communautaire, foisonnante depuis une vingtaine d’années. Cette dernière émane en particulier d’un secteur de recherche financé par les fondations, qui constituent un puissant soutien des community organizations. À l’articulation entre évaluation opérationnelle et recherche académique, ces travaux adoptent souvent une perspective d’étude centrée sur l’évaluation managériale, qui tend à légitimer le développement et le financement de ce tiers secteur [8]. Ils n’en apportent pas moins des informations factuelles précieuses et constituent un matériau de recherche qui permet d’appréhender les valeurs et références qui soutiennent l’action « communautaire ».
7 On ne saurait bien sûr prétendre rendre compte de la diversité de la nébuleuse « communautaire » à partir de ce terrain limité. Centrée sur les modes de gestion et leurs dirigeants, l’enquête présentée ici laisse par ailleurs de côté les pratiques et représentations ordinaires pour analyser les dispositifs mis en place, leurs formes d’organisation propres, les parcours militants et professionnels de leurs initiateurs et responsables, les concurrences ou divergences qui les opposent. À travers une mise en perspective historique des dispositifs de gestion et de leur application, on a plus précisément tenté d’éclairer les ambiguïtés qui caractérisent les dispositifs de gestion locale de la pauvreté entre reconnaissance et intégration de formes de mobilisation collective, impératifs managériaux et approches sécuritaires. Elle tente de mettre à jour les tensions qui traversent la nébuleuse « communautaire » et s’expriment dans les adaptations du discours comme dans les pratiques. D’où le choix de privilégier l’analyse de deux volets particuliers de la gestion « communautaire » : le logement, base du développement de la plupart des CDC et de leur assise entreprenariale, et la sécurité et la surveillance, à l’origine de la constitution de groupes très localisés.
Associations « communautaires », politiques urbaines et représentations de la pauvreté
8 L’intervention « communautaire » dans les quartiers populaires étasuniens a déjà une longue histoire construite depuis la fin du XIXe siècle en dialogue et en opposition avec les politiques publiques. Loin du « romantisme tocquevillien » qui voit dans l’association des individus un mouvement spontané, la « société civile » s’est développée aux États-Unis en interaction avec des politiques publiques [9]. Celles-ci ne décrivent pas la linéarité de la structuration progressive et cohérente d’un État providence, mais elles ne se résument pas non plus à un « modèle » néolibéral du laisser-faire et de la loi du marché. L’intervention fédérale dans le champ de l’urbain se caractérise par des actions importantes mais segmentées dans des domaines clefs tels que les infrastructures routières ou le logement, adaptations successives aux transformations des besoins du capitalisme industriel depuis le début du XXe siècle [10]. La construction et la légitimation de ces politiques publiques mobilisent les sciences sociales et urbaines naissantes et intègrent pour partie la critique sociale et la capacité d’expérimentation des mouvements progressistes ou des lobbyings « communautaires ». De cette « conversation urbaine [11] » à plusieurs voix naissent une succession de programmes fédéraux, le plus souvent inaboutis, mais aussi une série d’expérimentations locales qui peuvent apparaître comme une nage à contre-courant face aux puissantes logiques ségrégatives du marché appuyées par les politiques publiques elles-mêmes [12].


Le Progressive movement, aux origines de la réforme urbaine et de l’intervention communautaire
9 Au tournant du XXe siècle, dans un contexte de transformation profonde du monde agricole, de croissance industrielle et urbaine et d’immigration, le Progressive movement représente la première élaboration d’un projet de réforme urbaine qui vise à transformer les conditions de vie des plus pauvres mais aussi à moraliser la vie municipale et à planifier le développement urbain [13]. Promu par des membres des couches moyennes et supérieures majoritairement protestants, il est à l’initiative de la création, dans les quartiers pauvres, de centres d’œuvre sociale (settlement houses) qui proposent une panoplie de services et tentent d’instaurer des formes d’entraide et d’éducation à l’échelle locale [14]. Ces premières initiatives partagent deux principes qui constitueront des lignes de force de l’action « communautaire ». En premier lieu, la démarche se veut globale (comprehensive) au sens où il s’agit de coordonner des actions touchant plusieurs domaines, éducation, jeunesse ou santé. Cette approche est sous-tendue par une représentation de la pauvreté qui ne se réduit pas à une question économique mais engage l’environnement social et physique ou, comme le dira Alice O’Connor avant l’École de Chicago, les transformations sociales et urbaines [15]. La « participation » constitue un deuxième principe, qui renvoie à la fois à une démarche paternaliste et à la recherche de formes de démocratie locale avec pour objectif de réguler le changement social, voire de transformer la société à partir de l’échelle locale. Ce projet de réforme urbaine se concrétise avant tout par la modernisation des services urbains et de la gestion municipale et par la structuration d’un milieu professionnel dans le champ de l’intervention sociale (community organizing) et de l’urbanisme (planning). Il inspire cependant les réformes du New Deal, débuts de la mise en place d’un État-providence balbutiant.
Des mouvements sociaux à la gestion « communautaire »
10 Dans les années 1950, la politique d’urban renewal s’attaque à la question de l’insalubrité dans les centres-villes, comme le fera une décennie plus tard la rénovation urbaine en France. Les grandes villes américaines, notamment celles de la côte Est, sont confrontées à la décentralisation industrielle et à la montée du chômage alors que le développement des banlieues blanches et aisées encouragé par les politiques fédérales [16] accélère la paupérisation des centres villes (inner cities). La politique d’urban renewal, conçue comme un accompagnement de ces transformations considérées comme inéluctables, vise tout à la fois à faire disparaître les quartiers insalubres (slums), et à relancer l’économie des centres-villes en attirant des sièges d’entreprises et des classes moyennes. De fait, ces opérations de rénovation, souvent qualifiées de negro removal ou federal bulldozer se font aux dépens des habitants des quartiers concernés et ont pour conséquences le déplacement des couches populaires et des minorités ethniques, leur concentration dans d’autres quartiers et la destruction de logements locatifs privés bon marché accessibles à ces ménages.
11 La contestation de ces politiques et des tracés d’autoroutes, qui touchent également les quartiers les plus populaires, est à la base de la montée de ce que Susan et Norman Fainstein ont appelé urban political movements, qui se développent dans un contexte de prise de conscience de la question raciale et de constitution du mouvement des droits civiques. Ils représentent une des rares expériences d’organisation des groupes dominés sur une base de solidarité ethnique, territoriale et de classe aux États-Unis [17]. Par ailleurs, de la critique de ces opérations urbaines naissent de nouvelles expérimentations urbaines, dont le programme des Model Cities lancé par l’État fédéral sur une demi douzaine de sites. Les termes du diagnostic ont évolué et désignent déjà les quartiers de centre-ville, comme problème et surtout comme échelle d’intervention. La question de la délinquance juvénile est mise en avant comme problème dominant découlant du déclin des communities, du développement d’une culture de la pauvreté et des transformations économiques [18]. Le programme d’action « communautaire », Community Action Program (1964), qui promeut la création d’agences locales, publiques ou privées, les Community Action Agencies, financées par l’État fédéral, chargées de développer des services sociaux et d’intervenir dans le champ économique représente une pièce maîtresse de la « guerre contre la pauvreté », lancée par le gouvernement Johnson. Cette orientation est prolongée en 1968 par un amendement de l’Economic Opportunity Act qui permet de subventionner directement les Community Development Corporations (CDC), entreprises « communautaires » investies opérationnellement dans la gestion des quartiers. À la conjonction des mouvements sociaux et des politiques fédérales, sont ainsi créées les conditions favorables au développement d’initiatives locales et à la multiplication des associations et entreprises « communautaires [19] ».
12 Le mouvement de réformes engagé par la Great Society est cependant vite interrompu et, dès la fin des années 1960, l’administration Nixon signe la fin des grandes politiques fédérales en organisant le transfert des pouvoirs politiques et financiers aux États et aux villes par le partage des recettes fiscales avec les États (revenue sharing), et en remettant en cause, par la même occasion, la légitimité d’une intervention fédérale en milieu urbain. Ce désengagement accentué sous l’administration Reagan se prolonge dans le champ des politiques sociales par la recomposition du welfare. Dans ce contexte, le soutien fédéral aux community organizations diminue, mais la légitimité de celles-ci n’est pas pour autant remise en cause. Bien au contraire, elles sont appelées à investir les domaines délaissés par la puissance publique, et notamment celui du logement, puis à accompagner les politiques du workfare [20]. Pour ce faire, elles se tournent encore davantage vers le secteur privé mais aussi vers les fondations philanthropiques qui structurent un secteur intermédiaire collecteur de fond et pourvoyeur de formation et d’expertise à leur usage.
13 Les Community Development Corporations constituent le pivot autour duquel l’intervention « communautaire » s’organise et se transforme à partir des années 1970. En devenant opérateurs, en construisant et gérant un parc de logements dits accessibles puis en s’engageant sur le terrain du développement économique, elles sont poussées à se professionnaliser et à s’organiser ; elles contribuent ainsi à la construction d’un niveau intermédiaire de collecteurs de financements privés et fédéraux ; ce faisant, elles participent à structurer un domaine professionnel à la jonction du travail social, du développement économique et de l’action politique, et un champ d’études situé entre recherche et expertise. Cette évolution a pour effet de transformer ces structures, pour la plupart nées de mouvements urbains, en intégrant des modèles du management privé à leurs modes de gestion et leur organisation interne.
14 Le diagnostic social et urbain a lui aussi évolué, comme en témoigne la force du débat qui s’engage autour de la notion d’underclass, ce groupe le plus paupérisé et marginalisé vivant dans les ghettos noirs que William J. Wilson caractérise par des facteurs structurels et des traits comportementaux [21]. La concentration urbaine de la pauvreté est analysée comme expression des inégalités mais aussi comme problème en soi parce qu’elle entraînerait l’isolement social des individus ou groupes concernés et affaiblirait leurs opportunités d’accès à l’emploi. Les travaux se multiplient, cherchant à appréhender le rôle du quartier et des formes de socialisation locale dans la structuration des jeunes enfants et adolescents et ciblant particulièrement les jeunes mères noires célibataires, figures stigmatisées du débat politique et médiatique [22]. Ils soutiennent et évaluent des expériences de mobilité des ménages telles que le programme fédéral, Moving to Opportunity, qui organise dans cinq grandes villes le déménagement de familles pauvres, et le plus souvent appartenant à la minorité noire des ghettos de centre ville, vers des quartiers aisés de banlieue [23].
15 Cette brève mise en perspective historique rappelle en premier lieu que la nébuleuse « communautaire » s’est construite sur plusieurs ressorts. Elle est le produit des mouvements urbains mais aussi d’une politique fédérale de lutte contre la pauvreté s’appuyant sur les initiatives locales avant de se retirer de l’intervention urbaine et du logement. Elle s’inscrit dans une tradition de la grassroot democracy et dans une longue « conversation » avec des politiques publiques qui ont évolué conjointement avec les représentations de la pauvreté urbaine. Le développement de ce tiers secteur marque une territorialisation des politiques de lutte contre la pauvreté mais il ne s’agit pas ici, contrairement au cas français, d’une démarche nouvelle. Les settlement houses ou les model cities procédaient d’une même méthode de traitement territorialisé. L’intervention « communautaire », si elle représente une forme de gestion locale de la pauvreté, ne saurait pour autant être appréhendée comme un simple effet du retrait de la puissance publique. Pour partie héritière des mouvements urbains des années 1960 et du mouvement des droits civiques, elle repose sur des formes d’organisation et de représentation partielle de groupes dominés exclus du champ politique. La plupart des community organizations, dont les CDC, fonctionnent sur des principes démocratiques et leurs conseils d’administration sont élus en assemblées générales par les habitants des quartiers. Mais elle se retrouve aujourd’hui singulièrement contrainte dans un cadre gestionnaire et de moins en moins politique. D’où des glissements dans le langage des dirigeants locaux et dans la rhétorique utilisée dans la littérature « communautaire », qu’elle émane des associations elles-mêmes ou des experts.
Du mouvement social à l’action managériale
16 En se structurant et en se professionnalisant, les community organizations ont au cours de ces vingt dernières années transformé leurs registres d’action, passant, pour une part d’entre elles, de la revendication au consensus, du mouvement social à la gestion managériale. Dans cette évolution, s’opposent les deux héritages sur lesquels s’est construite la « nébuleuse communautaire », pour le dire schématiquement, celui du paternalisme moraliste veillant à l’encadrement et l’éducation des couches populaires et celui des mouvements sociaux comme expression revendicative de ces mêmes groupes.
17 La dimension protestataire de l’action « communautaire » s’est essentiellement construite à partir des années 1930 dans certaines formes d’organizing qui s’opposaient alors au travail social et s’est ensuite développée dans la dynamique des mouvements sociaux dans les années 1960. L’approche de Saul Alinsky qui, dans les années 1930, met en œuvre un modèle largement diffusé de neighborhood organizing dans un quartier pauvre de Chicago, a durablement influencé cette culture de l’action collective [24].
Fils d’immigrés juifs russes vivant à Chicago, Alinsky est un militant radical ; il possède une expérience syndicale au sein du Congress of Industrial Organizations, l’un des plus puissants syndicats ouvriers, et politique par son soutien aux brigades internationales pendant la guerre d’Espagne. Mais il est aussi nourri de la sociologie qui s’élabore dans les années 1930 à l’université de Chicago où il engage une thèse qu’il ne terminera pas et sa première expérience de mobilisation locale se fait dans le cadre d’une intervention professionnelle au sein d’une agence sociale. Ses écrits et son positionnement d’organizer militant-professionnel sont à la fois guidés par ces premières expériences politiques et par sa formation universitaire et de travailleur social.
L’approche de l’organizing développée par Alinsky s’alimente d’une critique radicale et libertaire du système capitaliste qui remet en cause l’appropriation des moyens de production et revendique une liberté politique élargie à une liberté économique. Elle s’inscrit dans la tradition de la grassroot democracy qui oppose les gens ordinaires à l’establishment et affirme en cela une dimension anti-étatique. Alinsky se positionne du côté des « have not » contre le pouvoir politique et économique et dresse une critique virulente du travail social, « colonialisme social » qui selon lui ne sert qu’à « adapter le peuple à vivre dans l’enfer et à aimer ça [25] ». Alinsky préconise une démarche pragmatique de construction de mouvements locaux [26] et fait appel à des techniques du travail social plus qu’à la rhétorique du militantisme politique. Il est de ce point de vue significatif que ses deux ouvrages publiés, outre un certain nombre d’articles critiques, soient deux manuels d’organizing. Ceux-ci puisent dans la psychologie sociale, le maniement de la dynamique des groupes ou encore la sociologie. Si cette approche ne débouche pas sur un programme ou une revendication politique, elle propose cependant une démarche de construction d’un pouvoir collectif, conçu comme un contre-pouvoir reposant sur une alliance entre les groupes dominés et des acteurs locaux. En cela, elle comporte bien une dimension politique mais non institutionnelle. La notion d’empowerment est sans doute celle qui rend le mieux compte de cette approche d’organizing. Ce terme, difficilement traduisible en français, indique le processus par lequel une personne ou un groupe social acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action. L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Cette notion a été réappropriée par le mouvement noir avec la thématique du Black Power ou encore par les mouvements féministes. Elle a été interprétée dans des perspectives très diverses et parfois conservatrices, se réduisant alors à sa dimension individuelle, et c’est dans cette version qu’elle est utilisée par les grands organismes internationaux tels que la Banque mondiale.
Le projet d’Alinsky ne reste pas limité à la sphère locale, même si, selon l’auteur, un contre-pouvoir ne peut se construire que par une démarche venant « du bas ». Toute une partie de son activité consiste en la création d’une coalition fédérale, l’Industrial Area Foundation (IAF), dans l’objectif de stimuler la création d’organisations de quartier, d’en former les animateurs mais aussi de peser sur de grandes questions sociales à l’échelle fédérale. La construction même de cette coalition illustre sa stratégie d’alliance et témoigne de l’imbrication de toute une partie de la nébuleuse « communautaire » avec d’autres acteurs puissants de la société civile comme les institutions cultuelles mais également le monde économique : IAF est à ses débuts appuyée à la fois par l’Évêque de Chicago et par un homme d’affaires, puis soutenue par la fondation Ford.
19 Les écrits d’Alinsky, malgré une réception polémique, ont eu un écho important et durable dans la sphère des radicaux et des travailleurs sociaux. À partir des années 1940, de nombreux mouvements locaux s’en sont inspirés dans leurs stratégies d’organisation et de prise de parole de même que le mouvement noir dans la perspective de construction d’une représentation et d’une légitimité politique des minorités. Le succès de la thématique de l’empowerment, bien au-delà de la nébuleuse « communautaire », témoigne de cette influence. La littérature nord-américaine sur Alinsky est abondante et la figure du « rebelle de Chicago » reste un symbole de l’imagerie « communautaire » que contribuent à entretenir films et biographies. L’expérience d’Alinsky est ainsi largement diffusée par ses ouvrages et au sein d’IAF par des formations d’organizers. Industrial Area Foundation (IAF) reste une structure très active qui regroupe aujourd’hui une soixantaine de coalitions implantées dans plus d’une cinquantaine de villes dont la Greater Boston Interfaith Coalition qui compte à Boston plus de 90 groupes adhérents, congrégations religieuses ou associations « communautaires ». Presque moribonde au début des années 1970, l’IAF a connu un nouvel élan sous la houlette du successeur d’Alinsky, Edward Chambers. Une partie du personnel d’encadrement des CDC bostoniennes y suit régulièrement des stages de formation. Son discours a cependant évolué ; la référence aux valeurs religieuses comme base de l’engagement des individus est devenue prédominante au point de mettre en avant une « théologie de l’organizing [27] ». Mais l’objectif affiché demeure l’empowerment : il s’agit « d’augmenter le pouvoir des gens modestes en construisant une organisation qui défende leurs intérêts et leurs valeurs vis-à-vis du gouvernement et du secteur privé [28] ». Ce même positionnement social est revendiqué par une partie des dirigeants des community organizations, comme ici le directeur des Massachusetts CDCs, coalition des CDC dans le Massachusetts : « La plupart du temps, je pense que la CDC est l’organisation qui, au sein de la community, se préoccupe de promouvoir les intérêts des plus défavorisés et les intérêts des gens de couleur au sein de la community. »
20 Ce positionnement social et la démarche qui en découle sont cependant aujourd’hui fortement contestés par d’autres courants de pensée qui s’inscrivent dans une logique manageriale de la pauvreté renouant en ce sens avec une forme de « colonialisme social » que dénonçait Alinsky. En particulier le courant dit du consensus organizing émane d’experts et d’universitaires, souvent formés au travail social, qui s’opposent de front à la démarche de contre-pouvoir promue par Alinsky et y opposent un modèle de négociation et de construction de consensus qui évacue toute dimension conflictuelle et politique. Ce courant d’idées a structuré ses propres centres de formation et d’échange comme le Consensus Organizing Institute. Il a largement influencé la démarche promue par le Department of Housing and Urban Development (HUD) pour le montage et la mise en œuvre des Empowerment zones centrée sur l’élaboration d’un projet territorial construit sur la base d’un consensus local. Dans ce contexte, l’empowerment prend un tout autre sens et repose avant tout sur des ressorts individuels ; il s’agit de permettre aux individus d’accéder à l’emploi et au marché. Cette perspective est également portée par des structures intermédiaires puissantes comme la Local Initiatives Support Corporation (LISC) qui, au début des années 1990, a lancé un programme expérimental de création de CDC sur la base de la démarche de community organizing.
21 Cette ligne de clivage idéologique traverse les community organizations et singulièrement les CDC. Pour la plupart issues des mouvements sociaux et d’une action collective contestataire, les CDC sont, à Boston tout au moins, devenues l’un des principaux acteurs de la gestion et le développement des quartiers pauvres. Dans un quartier populaire et majoritairement noir comme Roxburry, les services sociaux et de santé sont gérés par différentes associations ou groupes locaux, et un tiers du parc de logement est géré par les CDC qui ont aussi en charge les projets de développement économique [29]. Les community organizations constituent ainsi un partenaire reconnu, pour partie stabilisé et structuré dans différentes organisations ou coalitions, parfois à même de négocier les conditions de sa coopération et d’imposer de nouvelles règles du jeu comme ce fut le cas dans la mise en œuvre de l’Empowerment Zone où elles ont imposé au maire une co-gestion du dispositif [30]. Cette reconnaissance a pour corollaire une forme d’institutionnalisation et d’intégration d’une partie de ces associations dans la gestion locale, qui s’accompagne d’un affaiblissement de leur dimension critique et contestatrice. [voir encadré « Les logiques économiques et politiques des Community Development Corporations », p. 58].
Des trajectoires professionnelles et militantes imbriquées
22 L’évolution de la culture communautaire a aussi partie liée avec des trajectoires et des enjeux professionnels. La complexité des financements, la multiplication des partenaires, et l’élargissement de leurs missions ont poussé les CDC à développer un projet d’entreprise qui a sa propre logique de financement et de mobilisation de compétences. Les cadres qu’elles recrutent sont de plus en plus spécialisés et de moins en moins issus de la population du quartier. Ce processus représente une tension structurelle dans ces CDC qui ont été créées par des habitants du quartier. Si les CDC ont acquis une légitimité professionnelle, leur ancrage de terrain et leur représentativité s’en trouvent par contre fragilisés. C’est cette tension qu’exprime ici le directeur de Massachusetts CDCs :
« Lorsque les CDC ont commencé, elles avaient vraiment un ancrage populaire – des gens du quartier, des dirigeants locaux, des gens avec beaucoup de contacts dans la communauté. Leur force était dans le nombre de leurs adhérents, mais elles n’employaient pas de personnel professionnel. Lorsqu’elles se sont mises à faire du développement immobilier, il a fallu embaucher des professionnels, des diplômés de Harvard et du MIT. C’est ce qu’elles ont fait, et elles se sont peu à peu retrouvées avec un personnel vivant souvent en dehors du quartier. Ce personnel avait davantage de chances d’être blanc. Il était plus préoccupé de développement immobilier que d’organisation de la communauté [31]. »
24 Au sein des associations communautaires, les trajectoires professionnelles et militantes sont souvent entrecroisées : en témoigne la trajectoire d’un enseignant d’économie à l’université, qui a d’abord occupé un poste d’élu au conseil d’administration d’une CDC, dont il a ensuite été nommé vice-président chargé du logement puis président, avant de démissionner de cette fonction et de son poste d’enseignant pour travailler comme développeur au sein de la CDC ; il y a conduit les premiers projets importants de réhabilitation, avant de rejoindre le Boston Housing Partnership, dont il est devenu directeur avant de s’installer à son compte comme consultant. Il travaille aujourd’hui pour plusieurs CDC bostoniennes. Cette mobilité de fonction au sein des associations « communautaires » se prolonge ainsi d’une mobilité vers d’autres structures ou institutions, services municipaux, banques, fondations, intermédiaires et l’engagement dans des structures « communautaires » peut servir de tremplin à des stratégies individuelles.
25 Les community organizations peuvent aussi représenter une école de promotion : dans les structures que nous avons étudiées, les organizers en charge du travail social requérant des compétences plus sociales et relationnelles que techniques, ou le personnel peu qualifié des CDC, tels les gardiens ou agents d’entretien, sont le plus souvent issus des quartiers dans lesquels ils travaillent et appartiennent aux minorités ethniques. Il en est ainsi de ce jeune Portoricain, chef de gang qui apprit à lire en prison, à sa sortie fut formé au sein d’Urban Edge comme organizer, puis est devint directeur du centre de jeunesse du quartier et poursuit aujourd’hui un troisième cycle universitaire de droit. Son parcours est certes exceptionnel mais il témoigne du rôle joué par certaines community organizations comme mode d’affiliation et point d’appui pour des trajectoires promotionnelles. Si ces différences de parcours au sein des CDC ne s’expriment pas par une fracture conflictuelle dans leur vie quotidienne, elles ouvrent cependant des approches diverses du travail « communautaire » [voir encadré « Trajectoires militantes et professionnelles », p. 59].
26 Un milieu professionnel s’est structuré, hiérarchisé et doté de ses propres critères de compétences, ceux-ci restant essentiellement basés sur les qualités managériales requises pour les postes les plus importants des grandes fondations. Constituées au départ de travailleurs sociaux mais surtout de militants engagés dans les mouvements urbains ou le mouvement des droits civiques, la plupart des CDC restent de petites structures, dont le développement contenu à l’échelle locale offre des perspectives professionnelles et des rémunérations limitées. Elles attirent des profils contrastés : pour des postes opérationnels et spécialisés, de jeunes diplômés en début de carrière qui seront rapidement appelés à d’autres responsabilités ou bien des professionnels plus âgés, qui se reconnaissent dans les valeurs défendues par les community organizations, en raison de leur parcours familial ou politique, et fondent leur choix de carrière sur un engagement militant. Les responsables des CDC rencontrés à Boston appartiennent au groupe très large et fort mal défini des « couches moyennes » ; ils jouent à la fois un rôle d’agitateur politique, d’intermédiaire social et d’encadrement des groupes dominés et se reconnaissent ainsi volontiers dans le parcours de Saul Alinsky. C’est le cas de militants syndicalistes ou du mouvement des droits civiques qui ont reconverti leur expérience militante dans une carrière d’organizer, l’action « communautaire » représentant pour eux une forme de résistance et de reconversion dans un contexte marqué par l’échec du mouvement noir et la faiblesse de la gauche américaine. Ainsi, une responsable de la DSNI a conduit la campagne présidentielle de Jessy Jackson, tandis qu’une militante des Black Panthers puis de la Rainbow Coalition, formée dans le développement tiers-mondiste, est aujourd’hui chargée du programme d’Empowerment Zone pour la municipalité de Boston. Pour autant, cet investissement dans la community ne saurait être interprété comme un repli ; il correspond dès la fin des années 1960 à une stratégie explicite d’une partie du mouvement noir, qui cherche alors à structurer des contre-pouvoirs locaux dans une démarche d’« empowerment » et dans une perspective de « community control [32] ». En l’occurrence il s’agit de structurer la minorité noire, d’y former des leaders tout en essayant d’améliorer les conditions de vie par l’action locale. Cette stratégie s’accompagne à Boston d’un investissement dans différentes structures électives comme les conseils scolaires ou les conseils municipaux au sein desquels les représentants noirs restent cependant toujours minoritaires, peinant à faire entendre leur voix.
Ambiguïtés et dérives de l’action « communautaire »
27 L’intégration de contraintes managériales se lit aussi dans les modalités concrètes de l’intervention « communautaire ». Deux d’entre elles permettent d’illustrer les dérives possibles de ce mode de gestion local dans le contexte nord-américain caractérisé par le retrait de l’État, la remise en cause des politiques sociales et la criminalisation de la pauvreté : la gestion du logement par les CDC et les groupes de surveillance. Il s’agit ici de deux modes bien différents de structuration « communautaire », mais qui ont commun de représenter des formes de mobilisation locale appuyées par la puissance publique et contribuant chacune à leur manière à une recomposition des modalités de régulation et de gouvernement urbain.
Gestion locative, contraintes managériales et encadrement social
28 C’est sans doute dans la gestion locative, soumise à la recherche d’un nécessaire équilibre financier et marquée par la tradition d’encadrement des pauvres liée à l’histoire du logement social, que s’expriment le plus directement les tensions qui traversent les community organizations et singulièrement les CDC. La plupart délèguent cette fonction à une société privée, rejetant hors de la structure cette tension entre différents objectifs. Cette démarche tente de distinguer les exigences qui répondent à une logique financière et de marché, des enjeux du développement social, elle tente également d’enclencher une dynamique propre des activités d’organizing. Elle ne supprime pas les conflits potentiels mais contribue par contre à faire des associations de locataires de véritables interlocuteurs, capables d’interpeller la CDC ou la société gestionnaire. Ainsi, l’une des CDC qui rayonne sur le quartier de Dorchester Bay organise mensuellement une réunion des associations de locataires qui sont par ailleurs membres de droit de son conseil d’administration pour faire le point sur la gestion des immeubles et des logements. Elle contribue financièrement au fonctionnement de ces structures et à la formation de leurs cadres.
29 À l’opposé, la direction d’Urban Edge, CDC qui rayonne sur le quartier de Roxbury, l’un des secteurs les plus pauvres de Boston habité majoritairement par une population noire, a fait le choix de structurer une direction de gestion du patrimoine comme entité autonome aux statuts privés, choix reposant sur l’idée que la gestion rapprochée favoriserait la structuration sociale de la community et rendrait plus aisées les relations locataires / gestionnaire grâce à la proximité spatiale et sociale ainsi créée. Les orientations et le mode de fonctionnement de cette CDC semblent illustrer les évolutions managériales qui touchent l’action « communautaire » et font débat en son sein. La CDC a ainsi prioritairement recruté son personnel d’entretien parmi ses propres locataires qu’elle a formés, permettant ainsi l’accès de quelques-uns d’entre eux au marché du travail. Mais la logique de gestion conduit aussi à des arbitrages difficiles. Le service de gestion patrimoniale n’hésite pas par exemple à pratiquer des expulsions en cas de dettes ou de problèmes dits de « comportements », pratiques qui ont donné lieu à des conflits au sein de la structure puis au recentrage des activités d’organizing sur le suivi social et l’encadrement des locataires. Une politique de suivi des paiements très rigoureuse est appliquée : un loyer non réglé le 6 du mois entraîne un courrier de rappel, et si le loyer n’est toujours pas payé le 14, une procédure légale est engagée qui conduira à l’expulsion. De même, les règles d’attribution écartent tout ménage qui aurait pu connaître au préalable des problèmes d’impayés. Un rapport sur la situation bancaire du demandeur, et sur les différents crédits passés pendant les cinq dernières années, est obligatoire pour obtenir un logement, ainsi qu’un extrait de casier judiciaire. Ces pratiques n’ont rien d’exceptionnel ; elles sont le fait de la plupart des bailleurs publics ou privés et correspondent aux directives données par le Department of Housing and Urban Development (HUD). En particulier, le Housing Program Extension Act, signé en mars 1996 par le président Clinton, met en œuvre le principe « one strike, you’re out » qui permet aux bailleurs sociaux de refuser ou d’expulser tout individu ayant ou ayant eu des activités illégales, dans ou hors son logement ou de son quartier comme ce fut le cas pour une locataire de la CDC expulsée parce que son fils avait caché de la drogue dans une chambre de son appartement. La possibilité d’être logé dépend ici du comportement individuel, et il ne s’agit en aucun cas d’un droit. L’application de ces règles témoigne de l’adoption par certaines CDC du discours de contrôle social et des critères du management qui tendent à écarter les ménages les plus en difficulté et entrent ainsi en contradiction avec les objectifs sociaux mis en avant par les mêmes structures. Elle s’accompagne par ailleurs d’une gestion sociale rapprochée et d’une collaboration avec la police. L’articulation entre trois logiques d’intervention, l’une d’aide sociale, la seconde de gestion patrimoniale et la troisième policière et répressive, est certainement efficace en terme de gestion, mais cette démarche tend à confondre approche communautaire et maintien de l’ordre social, susceptible à ce titre de contribuer à une gestion policière et répressive de la pauvreté. Elle se comprend dans l’idéologie ambiante qui veut que les pauvres soient repris en main par la réduction des aides, les sanctions pénales, et la réprobation publique. L’objectif d’empowerment affiché dans les attendus de la CDC apparaît alors bien rétréci et il n’est pas étonnant que les relations entretenues avec les locataires ne soient pas particulièrement développées, que les associations de résidents soient peu actives et n’interviennent quasiment pas dans la gestion des bâtiments. Au bout du compte, dans ses rapports avec les locataires, Urban Edge se conduit comme un bailleur classique adaptant avant tout sa gestion sociale à ses contraintes budgétaires et participant ainsi à l’éviction ou la mise à l’écart des ménages les plus en difficultés.
Les logiques économiques et politiques des Community Development Corporations
La CDC Urban Edge rayonne sur le quartier de Roxbury/Jamaica Plain qui figure, dans le centre-ville de Boston, parmi les secteurs les plus pauvres et pluri-ethniques. En 2000 la population du district censitaire de Roxbury comptait 4,8 % d’individus blancs, 62,6 % de noirs, 24,4 % de latinos-américains et un quart des habitants vivait au-dessous du seuil de pauvreté. Urban Edge naît en 1974 à l’initiative de l’Ecumenical Social Action Committee, groupement de sept congrégations religieuses qui a déjà à son actif plusieurs interventions de travail social dans le quartier et la réalisation d’une opération d’accession à la propriété dans le cadre du programme des Model Cities. Sa création prolonge un mouvement urbain s’opposant au tracé d’une autoroute dont l’annonce enclencha un véritable processus de dégradation physique accentué par les pratiques de redlining [1] et dans un contexte de violents conflits raciaux qui accompagnèrent à Boston les politiques de déségrégation scolaire. Son premier conseil d’administration réunit un prêtre, précédent responsable l’Ecumenical Social Action Committee et militant actif du mouvement des droits civiques, un jeune homme engagé dans un programme scolaire communautaire, le directeur de la première école communautaire de Jamaica Plain, une juriste, un homme d’affaires qui est également l’un des fondateurs d’un centre de santé communautaire, un policier et un universitaire du MIT : « Les gens qui étaient impliqués dans la direction n’étaient pas payés, mais ils représentaient la community, et nous avons essayé de nous structurer de façon à ce qu’ils représentent les différents segments de la community ; nous avions différentes perspectives, différents points de vue. Certains étaient plus radicaux que d’autres mais tous avaient des préoccupations sociales » (Premier directeur, entretien, 2000).
En trois décennies, son champ d’intervention n’a cessé de s’étendre au fur et à mesure que la puissance publique se retirait de la gestion des quartiers paupérisés et qu’un secteur intermédiaire se structurait à l’échelle locale et fédérale. En particulier, Urban Edge s’est assurée une véritable légitimité dans le champ du logement abandonné par l’État fédéral au profit du secteur privé ou intermédiaire ; elle est par ailleurs engagée dans le développement économique comme opérateur, assistant à la maîtrise d’ouvrage ou distributeur de micro-crédits. Cet élargissement s’est accompagné d’un processus de professionnalisation : Urban Edge emploie 70 salariés, accueille plusieurs entités financières et gère annuellement 30 millions de dollars. La CDC est gérée par un conseil d’administration élu en assemblée générale (la dernière a réuni environ 900 personnes), pour moitié ses locataires, le règlement intérieur prévoyant qu’aucun groupe ethnique ne puisse devenir majoritaire et que les communautés blanche, hispanique et noire soient toutes trois représentées.
Une coalition de groupes « communautaires », Dudley Street Neighborhood Initiative
En refusant de s’engager dans une logique entrepreneuriale, et en privilégiant les activités sociales et politiques, la Dudley Street Neighborhood Initiative (DSNI) illustre un tout autre positionnement. L’histoire de cette association, devenue un symbole de l’intervention des habitants, a fait couler beaucoup d’encre dans la littérature urbaine et communautaire. La DSNI s’est constituée en 1987 [2] après plusieurs années de protestation et de lutte urbaine dans le secteur de Dorchester Bay d’où émerge une coalition pour une large part construite sur l’héritage du mouvement noir, après l’échec, de peu, d’un candidat noir aux élections primaires pour l’investiture municipale en 1983, et à la suite d’une tentative manquée de sécession de quartiers afro-américains pour constituer une ville autonome, Mandela City. Elle s’inscrit dans une perspective clairement politique qui tente de créer les conditions d’une coalition des minorités ethniques et des groupes sociaux défavorisés, en partant de l’échelle de la community. La question de la représentation des minorités dans l’association et dans ses instances de décision restera d’ailleurs un enjeu patent.
Cette coalition de groupes « communautaires », financée par la fondation Riley, l’une des plus importantes du Massachusetts, engage un processus d’étude, de concertation et de travail collectif qui conduit à l’élaboration d’un programme d’aménagement. Ce dernier est accepté par la ville de Boston mais surtout, après un débat tendu, le Maire consent à déléguer le droit d’expropriation à la DSNI. Une situation sans précédent à Boston et aux États-Unis est ainsi créée, qui donne à une association locale une capacité d’action foncière et urbaine exceptionnelle lui permettant en particulier de freiner les processus de gentrification. La DSNI n’est ni une entreprise communautaire, ni une agence locale d’urbanisme. Elle s’est fixée comme objectif le développement de la community à partir d’un processus d’élaboration et de gestion de projets collectifs, à l’échelle du quartier. Elle situe son travail en amont de celui des CDC, dans le champ de l’organizing et du planning, ce positionnement lui permettant d’animer une réflexion collective dans les domaines économique et de l’aménagement, sans que celle-ci ne soit directement liée à ses enjeux propres de développement.
L’existence et le poids d’une structure comme la DSNI relèvent de l’exception. C’est sans doute ce qui fait de cette expérience un symbole, une « success story » souvent simplifiée et enjolivée, racontée comme un conte dans maints ouvrages portant sur le mouvement communautaire. Son existence témoigne cependant du champ d’intervention possible quand des associations se regroupent.
Trajectoires militantes et professionnelles
Ivan est directeur d’une des plus importantes entreprises « communautaires » bostoniennes depuis 1984. Arménien né à Téhéran, il arrive aux États-Unis à l’âge de 13 ans. Il commence des études d’architecture à l’université de Columbia à New York, mais les interrompt car, objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam, il doit travailler pendant deux ans pour un service « communautaire ». C’est ainsi qu’il arrive à Boston en 1969 et devient l’un des initiateurs d’une CDC dans l’Est de la ville (où il conduit les premières opérations de réhabilitation). En 1977, il est recruté comme spécialiste de la réhabilitation dans une autre CDC, nouvellement créée qui ne compte encore que sept employés. Il en prend la direction en 1984. Il y impulse un développement important et gère la CDC comme une entreprise, entrant parfois en conflit avec d’autres groupes « communautaires » qui le trouvent hégémonique. Il participe à la reconnaissance des CDC comme acteurs locaux et a en particulier été à l’initiative de la création de la coalition des CDC bostoniennes ; c’est aujourd’hui une figure reconnue dans la ville qui peut interpeller le maire quand il n’est pas d’accord avec certains choix politiques. Comme beaucoup de responsables « communautaires », Ivan se considère comme un militant. Son parcours professionnel se superpose à celui de la CDC qu’il dirige dans une trajectoire de légitimation opérationnelle et professionnelle.



30 Cela n’empêche pas la même CDC d’expérimenter par ailleurs des formes de gestion innovante. À la demande des locataires, elle a ainsi acheté et réhabilité deux ensembles de logements construits dans les années 1960 par un promoteur privé avec un conventionnement fédéral qui permettait de limiter les loyers. Le conventionnement arrivant à échéance, les plafonds de loyer étaient remis en cause. Urban Edge a racheté les immeubles, les a réhabilités et a mis en place un système de copropriété partagée qui laisse aux locataires les prérogatives de gestion. La CDC a ainsi permis de maintenir une garantie sociale et en même temps a proposé une forme de co-gestion. D’autres CDC choisissent quant à elles de ne réaliser que des coopératives au nom d’une démarche d’empowerment. Ces quelques exemples illustrent les débats qui traversent les CDC tendues entre plusieurs objectifs et contraintes : produire des logements accessibles comme objectif en soi, privilégier pour cela des formes de mobilisation collective dans une perspective d’empowerment et satisfaire, pour perdurer, aux règles du marché et à ses contraintes gestionnaires. Ce pari impossible a conduit certaines community organizations comme DSNI à se retirer du champ de la construction et de la gestion sociale.
De la community à la logique sécuritaire
31 Les questions sécuritaires fournissent un autre exemple de l’ambiguïté de l’action collective au sein de la community. Le Crime Watch, groupe de surveillance, de Mozart Street dans Jamaïca Plain, s’est constitué au début des années 1990 à l’initiative d’un petit groupe de cinq ou six personnes, toutes propriétaires et appartenant aux couches moyennes, en réaction au trafic de drogue (au dire des personnes interrogées, crack, cocaïne, héroïne, marijuana) organisé dans leur rue. Peu de temps auparavant, un gang d’adolescents s’était formé dans la rue et trois jeunes avaient été tués. Depuis, le groupe se réunit tous les mois, dans des locaux fournis par la CDC Urban Edge et travaille sur des problèmes qui dépassent la sécurité des personnes et concernent l’entretien de la rue. À chacune des réunions sont invités des représentants de l’État et de la ville et le groupe fonctionne comme un véritable groupe de pression, sachant quel élu ou responsable administratif municipal contacter directement pour régler tel ou tel problème. Il a ainsi obtenu un nettoyage hebdomadaire, la reprise du revêtement de sol, il signale les problèmes d’éclairage, les trous dans la chaussée, demande l’installation de ralentisseurs. Il organise régulièrement des nettoyages collectifs. Il continue à surveiller et dénoncer toute activité jugée suspecte dans la rue et organise un véritable contrôle sur la circulation ou le stationnement des voitures, les passants ou visiteurs. Pendant plusieurs années et jusque très récemment, ce dispositif a fonctionné en cercle fermé, associant tout au plus une dizaine de personnes, car les habitants engagés dans cette démarche craignaient, disaient-ils, des représailles.
32 Il existe 1 000 groupes de surveillance à Boston, mis en place à l’initiative des habitants, sur des périmètres définis par une ou deux rues, voire un pâté de maison. Ils sont assistés par le service municipal, Boston Police Crime Watch Unit composé d’agents civils chargés de participer aux réunions des groupes, de recueillir des informations sur les dealers ou sur les gangs, de les transmettre à la police locale et d’interpeller et de mobiliser les services municipaux sur toute question adjacente. Cette démarche s’accompagne d’une présence renforcée des forces de police dans les quartiers sous forme de patrouilles, de postes de police décentralisés, de visites quotidiennes dans les locaux associatifs où les agents prennent le temps de discuter avec les habitants présents. La police finance et participe à l’animation d’activités de loisir pour les jeunes, co-organise des centres de vacances avec les associations de résidents, propose aux adolescents des stages d’une semaine dans le poste local.
33 Cette pratique, dite du community policing, a été encouragée par le gouvernement fédéral. Au début des années 1990, l’administration Clinton a alloué des moyens importants aux programmes de prévention et de répression afin d’appuyer et d’étendre les expériences de police de proximité mises en œuvre dans plusieurs grandes villes comme Detroit, New York ou Chicago dès les années 1980 [33]. Ces approches, qui engagent une réorientation des formes d’intervention policières, s’appuient sur des travaux qui défendent l’idée que les problèmes de disorders (notion qui a été traduite en français par incivilités) créent un climat d’insécurité, participent au développement de la délinquance et constituent la première étape de la dégradation des quartiers [34]. Poussant plus loin cette thèse, un article célèbre de James Wilson et George Kelling publié en 1982 et référence obligée de la littérature sur le community policing, défend l’idée qu’une vitre brisée et non réparée indique le relâchement du contrôle social et rend ainsi le territoire concerné plus vulnérable à d’autres formes de délits [35]. La sécurité des quartiers passerait alors à la fois par le renforcement des communities et par la réduction des disorders dont la définition, extensible, se situe à l’articulation de la vie privée et de la vie collective : vente et consommation de drogue, corner gangs (groupes de jeunes qui se rassemblent à un coin de rue, dans un centre commercial et dont le simple regroupement participerait à la création d’un climat d’insécurité), pornographie, troubles de voisinage [36]. Si l’intervention d’une police de proximité n’est pas chose nouvelle, l’approche du community policing se différencie des pratiques précédentes par le cercle vertueux qui engagerait ensemble la structuration sociale de la community, la consolidation des relations entre les membres de la community et les forces de police, et l’amélioration de la sécurité. La participation des résidents est alors indispensable et sollicitée dans une démarche de « résolution de problèmes » au coup par coup et selon un principe d’évaluation (accountability), qui exige que les forces de police viennent rendre des comptes aux habitants et répondent auprès d’eux de leur activité. Ces groupes fonctionnent sur la base de réseaux individuels de connaissance et de confiance entre habitants, et entre habitants et agents des services publics, plus que dans un cadre institutionnalisé. Ceci n’est pas sans conséquences sur le mode de relations entretenues avec la municipalité qui repose en partie sur le clientélisme, tradition ancrée dans les systèmes politiques locaux étasuniens. Comme le remarque Éric Klinenberg pour Chicago, ces groupes sont devenus « le forum d’interaction le plus vivant et le plus populaire entre la puissance publique et la société civile [37] » et c’est à partir de leur intervention, que se recompose la relation aux services publics. Le risque est alors grand que la gestion et le développement social ne soient plus que dictés par la volonté de maintien de l’ordre. Un problème de drogue par exemple est avant tout traité dans une démarche répressive, demandée à la police, souvent dans l’anonymat. Le contrôle social exercé sur les individus peut être très pesant et contraignant. Le groupe Crime Watch Mozartest ainsi prévenu par un autre groupe des antécédents d’une famille « à problèmes » venant s’installer dans la rue. Dans une autre rue, les résidents décident de demander au propriétaire d’une maison d’expulser un groupe de jeunes suspecté de fonctionner en gang et un peu bruyant le week-end sans qu’aucun indice ne vienne témoigner d’activités illicites ou dangereuses et sans aucune tentative préalable de dialogue. Ces groupes fonctionnent à l’échelle du voisinage, de façon très parcellisée et pas toujours ouverte, alliant des logiques d’intérêt collectif et de sécurité privée, une convivialité de proximité sélective, et un fort contrôle social. Ils participent à la construction d’un « sens de la community », sur des bases de protection.
34 On ne saurait appréhender les enjeux du community policing sans rappeler la logique de criminalisation de la pauvreté qui tend à s’imposer aux États-Unis, ciblant essentiellement les jeunes hommes noirs [38]. La littérature sur le community policing, silencieuse sur les causes profondes de la délinquance, analyse rarement la façon dont ces dispositifs sont vécus par les habitants les plus précarisés, ceux qui dénoncent régulièrement le contrôle social. Il est à cet égard frappant que dans le même quartier où se réunissent les groupes de Crime Watch, la Dudley Street Neighborhood Initiative organise des stages de formation auxquels participent essentiellement de jeunes noirs pour expliquer la conduite à suivre en cas d’arrestation (ne pas prendre ses papiers dans son blouson, garder les mains sur la tête) afin d’éviter les bavures policières. Ceci renvoie à l’autre versant de l’insécurité, bien réel lui aussi, celui du contact avec les forces de police et des fréquentes bavures et à une autre perspective de l’empowerment. Sans doute faut-il voir dans cette forme de mobilisation collective et de contrôle social que représentent les groupes de Crime Watch deux dimensions des communities imposant les normes et le regard d’une collectivité à chacun de ses membres mais procurant en même temps sécurité et intégration dans la vie collective. Mais, sans espace ouvert de négociation des normes collectives, où puissent être posés plus largement les enjeux sociaux et politiques de telles démarches, le risque est grand de dériver vers des pratiques de fermeture et de protection.
35 À ces deux exemples d’activités conduites par des associations ou des groupes « communautaires », il faudrait ajouter les nombreuses interventions dans les domaines scolaire, culturel ou économique qui font preuve d’une grande inventivité et qui confirmeraient un tableau contrasté. Si la gestion « communautaire » représente une forme territorialisée de gestion de la pauvreté par les pauvres, celle-ci ne prend sens dans la longue durée qu’en articulation avec des politiques sociales et urbaines plus larges dont elle ne constitue qu’un volet. Dans le contexte de la « guerre à la pauvreté » engagée par le président Johnson, l’aide aux associations « communautaires » s’adosse à l’action fédérale tout en essayant de promouvoir des formes de gestion locale « participatives ». Cette politique contemporaine des politiques d’affirmative action et d’expériences de déségrégation scolaire, est investie par les mouvements urbains et par une partie du mouvement noir dans une perspective de community control. Dans le contexte ultérieur de retrait de l’État et de montée de l’idéologie néo-libérale, elle aboutit à une parcellisation de la gestion urbaine, se traduit par la mise en concurrence et la fragilisation de nombre de community organizations et au bout du compte laisse le marché maître du jeu urbain. Dans nombre de domaines, notamment le logement, les initiatives communautaires ont ainsi relayé une action publique en retrait opérant un déplacement des compétences et des responsabilités du secteur public vers une sphère dite intermédiaire. Ce faisant, elles ont déployé une capacité d’innovation remarquable et elles constituent souvent pour les populations concernées l’une des seules formes de protection et de représentation. Pour autant, ce bilan ne suffit pas à enrayer la dynamique de déclin que connaissent certains quartiers défavorisés ou à défendre les intérêts des groupes précarisés ou des minorités quand un quartier entre dans un processus de gentrification [39]. Les associations « communautaires » représentent alors de bien faibles contrepoids face aux puissants intérêts fonciers et financiers structurés à l’échelle métropolitaine si ce n’est nationale. Elles restent le plus souvent enfermées au niveau local [40] sans véritable moyen de peser sur les processus plus larges à l’origine de la pauvreté urbaine et des dynamiques de ségrégation spatiale qu’elles sont censées traiter.
Notes
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[1]
Entretien réalisé en mai 2001, les traductions proposées dans ce texte sont de l’auteure.
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[2]
Voir le rapport Dubedout (1983), Ensemble faire la ville, Paris, La Documentation française, de ceux de François Geindre (1993), Démocratie et Solidarité, le pari d’une politique, Commissariat général au plan, Paris, La Documentation française, puis Jean-Pierre Sueur (1998), Demain la ville, Paris, La Documentation française. L’essai de Jacques Donzelot, Faire société. La politique de la ville en France et aux États-Unis, Paris, Seuil, 2003, illustre également bien un usage instrumentalisé de la comparaison reposant sur l’opposition simple de deux « modèles ».
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[3]
Didier Fassin, « Exclusion, underclass et marginalidad, Figures contemporaines de la pauvreté en France, aux États-Unis et en Amérique latine », Revue française de sociologie, XXXVII, 1996, p. 37-77. En ligne
-
[4]
Marie-Hélène Bacqué, « Les nouvelles figures des quartiers populaires. Politiques et représentations, Une approche comparative France/Etats-Unis », thèse d’habilitation, Université de Paris XII, 2003.
-
[5]
Robert Putnam, Bowling alone, New York, Simon et Schuster, 2000.
-
[6]
Il resterait à spécifier de manière plus systématique ce qui organise ou clive cette nébuleuse. Peter Dreier en propose une typologie par stratégies d’intervention, distinguant le community organizing, qui engage la mobilisation des habitants sur des problèmes communs, le community based development, qui renvoie à un projet d’amélioration des conditions physiques et économiques d’un territoire et le community based service provision, qui vise à fournir des services sociaux, culturels ou de santé pour améliorer la vie des habitants du quartier. Mais on pourrait envisager d’autres approches à partir des différents réseaux et univers sociaux qui la composent, des relations entretenues avec la sphère institutionnelle ou des pôles idéologiques structurants. Peter Dreier, « Community empowerment, the limit and potential of community-based organizing in urban neighborhoods », Cityscape, 2, 1989, p. 121-161.
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[7]
Voir Marie-Hélène Bacqué et Jean-Pierre Almy, « Community Development Corporations à Boston », rapport de recherche, PUCA, 2000.
-
[8]
Avis Vidal, Rebuilding Communities, a National Study of Urban Community Development Corporations, New York, New School for Social Research, Community Development Research Center, 1992 ; A. Vidal, « Can Community Development Re-Invent itself? », Journal of the American Planning Association, 63(4), 1997, p. 429-438 ; Rachel Bratt, Langley Keyes, Alex Schwart et Avis Vidal, Confronting the Management Challenge, New York, Community Development Research Center, 1995. Mais il faut aussi ajouter le champ des urban studies qui privilégie une approche plus socio-politique (Fainstain, Dreier, Mollenkopf, Marcuse), celui de l’histoire urbaine et plus largement les nombreux travaux de sociologie portant sur la pauvreté et l’underclass (Gans, Wacquant, Wilson).
-
[9]
Theda Stockpol, « Unsolved Mysteries: The Tocqueville Files », The American Prospect, 7(25), 1996, p. 20-25.
-
[10]
Christian Topalov, « Naissance de l’urbanisme moderne et de l’habitat populaire aux États-Unis », rapport de recherche CSU/PUCA, 1988.
-
[11]
Robert Fishman, The America Planning Tradition: Culture and Policy, Baltimore, John Hopkins University Press, 2000.
-
[12]
Alice O’Connor, « Swimming against the Tide: A Brief History of Federal Policy in Poor Communities », in Ronald F. Fergusson et William T. Dickens (éds), Urban Problems and Community Development, Washington, Brookings Institution Press, 1999.
-
[13]
Bien que marqué par des spécificités, il se construit en dialogue avec les mouvements réformateurs européens qui se constituent de l’autre côté de l’Atlantique (Daniel Rodgers, Atlantic Crossings, Cambridge, MA, The Belknap Press of Harvard University Press, 1998). Susanna Magri et Christian Topalov ont décrit et comparé l’émergence en France et aux États-Unis, d’« un projet qui vise à transformer les conditions urbaines de la vie quotidienne des masses populaires pour changer en profondeur les pratiques de celles-ci et créer un nouvel ordre social et productif » (Susanna Magri et Christian Topalov, « De la cité-jardin à la ville rationalisée. Un tournant du projet réformateur, 1905-1925. Étude comparative France, Grande-Bretagne, Italie, États-Unis », Revue française de sociologie, XXVIII, 1987, p. 417-451). En ligne
-
[14]
Robert Halpern, Rebuilding the Inner City, A History of Neighborhood Initiatives to Address Poverty in the United States, New York, Columbia University Press, 1995. En ligne
-
[15]
Alice O’Connor, « Community Action, Urban Reform, and the Fight against Poverty, The Ford Foundation’s Gray Areas Program », Journal of Urban History, 22(5), 1996, p. 586-626. En ligne
-
[16]
En particulier la politique fédérale de construction d’autoroutes et les aides à l’accession à la propriété ont contribué au mouvement de sub-urbanisation.
-
[17]
Norman Fainstein et Susan Fainstein, « Economic Restructuring and the Rise of Urban Social Movements », Urban Affairs Quaterly, 21, 1985, p. 187-206. En ligne
-
[18]
Alice O’Connor, « Community Action, Urban Reford, and the Fight against Poverty, The Ford Foundation’s Gray Areas Program », op. cit.
-
[19]
Ce mouvement a été analysé dans de nombreux travaux dont ceux d’Harry Boyte qui décrit l’émergence d’une « Backyard Revolution » (The Backyard Revolution, Understanding the New Citizen Movement, Philadelphie, Temple University Press, 1980).
-
[20]
La philosophie du Workfare consiste à pousser les individus à s’inscrire dans le marché du travail en diminuant les aides sociales. C’est dans ce contexte qu’en 1994 l’administration Clinton lance l’Empowerment Zones/Enterprise Community Program, dernier grand programme fédéral urbain après 20 ans de retrait de l’État. Ce programme intervient dans un contexte de recomposition du système social, ce qui en limite considérablement la portée, et il est, de fait, remis en cause dès l’élection de George Bush par de fortes diminutions de crédits qui atteignent 75 % en 2003.
-
[21]
Cette controverse scientifique conduit Wilson lui-même à remplacer la notion d’underclass par celle de ghetto. Voir William Julius Wilson, The Truly Disadvantaged: the Inner City, the Underclass, and Public Policy, Chicago, Chicago University Press, 1987 (trad. française : Les Oubliés de l’Amérique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994) ; et « Another Look at the Truly Disadvantaged », Political Science Quaterly, 106(4), 1991 – 1992.
-
[22]
Des deux côtés de l’Atlantique, de nombreux travaux ont montré les limites de la notion d’underclass que l’on peut rapprocher de celle d’exclusion : M.-H. Bacqué (« Les nouvelles figures des quartiers populaires… », op. cit.), Didier Fassin (« Exclusion, underclass, marginalidad… », op. cit.), Herbert Gans (« Deconstructing the Underclass: The Term’s Dangers as a Planning Concept », American Planning Association Journal, 52, 1990, p. 271-277), Michael Katz (éd.) (The Underclass Debate, views from History, Princeton, Princeton University Press, 1993), Peter Marcuse (« The Enclave, the Citadel and the Ghetto: what has changed in the postfordist US Cities? », Urban Affairs Review, 33(2), 1997, p. 311-326). Les travaux de Didier Fassin et de Michael Katz en analysent la construction historique.
-
[23]
Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol, « Ségrégation et politiques de mixité sociale aux États-Unis », Informations sociales, 125, juin 2005.
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[24]
Saul Alinsky, Reveille for Radicals, New York, Random House, 1946. Rules for Radicals, New York, Vintage Books, 1971 (trad. française : Manuel de l’animateur social, Paris, Seuil, 1976).
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[25]
Ibid., p. 59.
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[26]
Dans son ouvrage, Rules for Radicals (op. cit.), Alinsky s’adresse ainsi aux « jeunes révolutionnaires » qui selon lui se fourvoient dans « les slogans révolutionnaires », et qu’il engage à développer une approche plus pragmatique débouchant sur la construction de coalitions politiques.
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[27]
Mark Warren, Dry Bones Ratting. Community Building to Revitalize, Princeton, Princeton University Press, 2001. En ligne
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[28]
Entretien avec le Président de la Greater Boston Interfaith Organization à Boston, août 2000. La coalition a ainsi obtenu de l’État et de la municipalité un engagement complémentaire significatif pour le logement accessible, après avoir recueilli 125 000 signatures et organisé plusieurs meetings.
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[29]
De façon générale, le rôle croissant des CDC peut se mesurer à l’augmentation des fonds mobilisés ces dix dernières années et au nombre de logements produits. Ceux-ci représentent une part de plus en plus importante dans la construction ou la réhabilitation de logements accessibles aux États-Unis. En 1994, les CDC avaient réalisé 400 000 logements sociaux depuis 1964. Une étude plus récente montre que sur les 6,4 milliards de dollars distribués par le HUD en 1995, 2,4 ont été utilisés par les CDC et autres organisations à but non lucratif. Dans les 23 villes prises en compte, les CDC ont réalisé plus de 90 000 logements de 1991 à 1997. En 1990 les projets conduits par le secteur associatif utilisaient 16 % des fonds fédéraux, contre 37 % en 1995. Ce qui pouvait apparaître pour un temps comme une action marginale représente dès lors l’une des principales interventions financées par la puissance publique dans le domaine du logement.
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[30]
Marie-Hélène Bacqué, « Dispositifs participatifs dans les quartiers populaires, héritage des mouvements sociaux et néolibéralisme », in Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer et Henri Rey (dirs), Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2005, p. 81-99.
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[31]
Entretien avec le Directeur de MACDC, juillet 2000.
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[32]
Mel King décrit très bien cette stratégie à Boston dans Chain of Change, Struggles for Black Community Development, Boston, South End Press, 1981, par ailleurs analysée par James Jennings, The Politics of Black Empowerment, Detroit, Wayne State University Press, 1992.
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[33]
Neil Websdale, Policing the Poor, from Slave Plantation to Public Housing, Boston, Northeastern University Press, 2001.
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[34]
Mark Moore, « Security and Community Development », in Ronald F. Fergusson et William T. Dickens (éds), Urban Problems and Community Development, Washington, Brookings Institution Press, 1999.
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[35]
James Wilson et Georges L. Kelling, « Broken Windows », Atlantic monthly, mars 1982.
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[36]
Wesley G Skogan, « Community Organizations and Crime », in Michael Tonry et Norman Morris (éds), Crime and Justice, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
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[37]
Eric Klinenberg, « Patrouilles conviviales à Chicago », Le Monde diplomatique, 563, février 2001, p. 1, 18-19.
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[38]
Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999 ; N. Websdale, op. cit.
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[39]
Le terme de gentrification est emprunté à la sociologie urbaine anglo-saxonne et désigne le réinvestissement par la gentry ou la bourgeoisie de quartiers populaires se traduisant par le départ de leurs populations.
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[40]
Les actions conduites par des coalitions comme Industrial Foundation, au niveau municipal, fédéral ou des États, ont été parfois de réels succès. Sans perspective politique, elles restent cependant contenues dans une logique de lobbying ou de groupes de pression incapable de mettre en cause le cadre structurel au sein duquel elles agissent.