1La question de l’inceste interroge à la fois les anthropologues et les psychanalystes. Mais leurs problématiques, comme leurs instruments de recherche, diffèrent considérablement. Comment établir une continuité entre ces deux approches ? Ou, en d’autres termes, comment faire apparaître ce qui leur est commun, malgré ces différences, derrière un même terme ? Cette question sera abordée ici à travers la problématique des rapports entre mères et filles : problématique qui, par ses régularités autant que par ses conséquences sociales, intéresse non seulement la psychanalyse et l’anthropologie, mais aussi la sociologie [1]. Ce passage de frontières disciplinaires autorise plusieurs déplacements : des règles matrimoniales à la physiologie corporelle ; de l’interprétation physicaliste à l’interprétation psychique ; et enfin, de la problématique sexuelle de la copulation à la problématique psycho-affective du couple. Une approche plus large de l’inceste pourra être ainsi proposée, en termes d’exclusion du tiers et de binarisation du ternaire, qui permette d’intégrer en un même modèle les apports de l’anthropologie et ceux de la psychanalyse.
L’inceste du deuxième type
2Dans un ouvrage paru en 1994, Françoise Héritier a proposé une considérable extension de la notion d’inceste, avec ce qu’elle a nommé l’« inceste du deuxième type ». Il a lieu lorsque deux personnes apparentées (par exemple deux sœurs, ou une fille et sa mère) se partagent un même partenaire sexuel. Il n’y a donc pas là inceste au sens premier du terme, puisque les deux partenaires ne sont pas du même sang ; et à la différence de l’inceste qui désormais pourra être dit « du premier type », il ne fait pas l’objet d’une prohibition universelle – ce qui contribue peut-être à expliquer pourquoi il ne fut pas pris en compte par les théories existantes.
3Le paradigme de cet inceste du deuxième type est la relation mère/fille par l’intermédiaire d’un amant commun aux deux femmes : « À mes yeux, l’inceste fondamental, si fondamental qu’il ne peut être dit que de façon approchée dans les textes comme dans les comportements, est l’inceste mère/fille. Même substance, même forme, même sexe, même chair, même devenir, issues les unes des autres, ad infinitum, mères et filles vivent cette relation dans la connivence ou le rejet, l’amour ou la haine, toujours dans le tremblement. La relation la plus normale du monde est aussi celle qui peut revêtir les aspects les plus ambigus. » [2]
4« Ce que je cherche dans ce livre, c’est à rendre compte de tous les aspects de la prohibition de l’inceste, dans la perspective unitaire d’une seule et unique théorie » [3] : l’auteur, donc, ne se contente pas d’ajouter un type d’inceste à un autre. Son propos est d’intégrer aux théories existantes une dimension jusqu’alors ignorée, qui va permettre non de remplacer une conception de l’inceste par une autre, ni même d’ajouter l’une à l’autre, mais de repenser la notion même d’inceste à partir de la prise en compte de sa seconde dimension – l’inceste dit « du deuxième type ».
Première extension : des règles matrimoniales à la physiologie corporelle
5La définition de l’inceste du premier type, on le sait, est basée sur la consanguinité : est qualifié d’incestueux tout rapport sexuel entre consanguins. L’inceste du deuxième type, lui, repose selon Françoise Héritier sur cette réalité physiologique plus tangible que sont les « humeurs » corporelles – les liquides corporels, la substance, le sang.
« Car de quoi s’agit-il ? Toujours d’une affaire de ‹ collusion illicite › entre des humeurs identiques, collusion entre deux frères par l’intermédiaire d’une même femme, collusion entre deux sœurs par l’intermédiaire d’un même homme, et la mort est au bout pour le plus faible des deux. C’est bien des humeurs, des liquides du corps qu’il s’agit. » [4]
7Cette interprétation permet de renverser l’ordre des priorités entre incestes du premier et du deuxième type, faisant de celui-ci la matrice de celui-là :
« C’est parce qu’il y a plus de substance, d’identité communes entre un père et son fils qu’entre un père et sa fille que l’union corporelle d’un homme avec la femme de son père ou celle de son fils peut être traitée comme plus dommageable que le rapport sexuel d’un père et de sa fille dans certaines sociétés, parce que la substance du père touche celle du fils et réciproquement à travers la partenaire commune. Nous verrons que l’inceste du deuxième type est conceptuellement à l’origine vraisemblablement de la prohibition de l’inceste tel que nous le connaissons, du premier type, et non l’inverse. » [5]
9Quelle que soit l’importance relative de l’un et l’autre incestes, reste leur point commun, qui est la mise en relation de deux identiques : identité consanguine, dans le premier type, ou identité corporelle, dans le deuxième. Et s’il y a, dans l’un et l’autre cas, interdit, c’est que « nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l’identique » [6] ; « implicitement, le court-circuit de l’identique est censé avoir des effets dévas-tateurs » [7]. C’est à partir de ce postulat que Françoise Héritier propose d’expliquer l’interdit dont l’un et l’autre incestes font l’objet.
10Il ne s’agit plus désormais d’inscrire la question de l’inceste, comme le fit Claude Lévi-Strauss, dans une interprétation fonctionnaliste, mettant en avant ses fonctions sociales, économiques, anthropologiques, dans la mesure où cet interdit, en poussant à l’exogamie, contribue à instituer le social par l’échange des femmes [8]. Il s’agit à présent, grâce à cette extension de la notion d’inceste, de l’inscrire dans une dimension que Héritier nomme « symbolique » (bien qu’elle nous paraisse relever plutôt d’une dimension imaginaire) : le mélange (plus ou moins imaginaire) des « humeurs » corporelles par la copulation opère imaginairement une mise en rapport de l’identique. Toujours est-il que cette extension de la notion d’inceste s’accompagne, par rapport à la théorie classique, d’un élargissement de l’espace interprétatif et, partant, des enjeux de l’interdit de l’inceste, qui engage désormais une économie du « symbolique » – au sens large, cette fois, de ce qui n’est pas réductible à la seule dimension matérielle, économique ou sociale.
De l’interprétation physicaliste à l’interprétation psychique
11La seule faiblesse, à nos yeux, de cette remarquable avancée opérée par Françoise Héritier dans la théorie de l’inceste, réside dans la réduction systématique de la notion d’« identique » (« nos sociétés répugnent à la mise en rapport de l’identique ») à sa dimension physicaliste (« c’est bien des humeurs, des liquides du corps qu’il s’agit ») [9].
12Car ce qui disparaît ainsi de l’analyse, c’est l’insoutenable rivalité instaurée par toute situation incestueuse entre deux personnes qui, unies par la parenté, sont mises à la même place sexuelle alors qu’elles sont déjà en rapport d’extrême proximité et d’alliance. Que l’inceste soit du premier ou du deuxième type, le partage d’une place unique – celle de favorite dans la couche de l’homme – est d’autant plus invivable que les deux candidates à cette place, étant déjà dans la plus grande proximité qui soit en tant que mère et fille ou en tant que sœurs, ne peuvent s’autoriser la rivalité à mort qu’il implique. Qu’est-ce que la mise en rivalité sexuelle, sinon la mise d’une personne à la place d’une autre, c’est-à-dire la confusion identitaire, « dans la logique de l’identité et de la différence » ? Évitement de la rivalité et respect de l’identité constituent bien le double impératif que transgresse l’inceste – du premier comme du deuxième type – en instaurant la confusion des places.
13L’on comprend alors d’autant mieux l’interdit majeur portant sur l’inceste mère/fille [10]. Mais l’on comprend surtout ce que l’approche physicaliste (par la consanguinité ou la corporéité) ne permet pas d’expliquer : à savoir qu’une relation puisse être qualifiée d’incestueuse non seulement lorsqu’elle a lieu entre non-consanguins, tel un beau-père et sa belle-fille (cela, la théorie de Françoise Héritier permet d’en rendre compte), mais aussi lorsqu’il s’agit de parents adoptifs (telle la célèbre affaire ayant opposé Mia Farrow à son époux Woody Allen à propos de la liaison de celui-ci avec la fille adoptive de celle-là). Il suffit en effet qu’un homme soit en « position paternelle » vis-à-vis d’une fille pour que s’exerce la condamnation de la copulation, parce que la similitude ou la proximité entre mère et fille relève d’un rapport de parenté purement symbolique, passant par les mots mais pas par les corps. Ce qui compte là n’est donc pas tant la dimension corporelle de l’acte sexuel (le mélange des « humeurs »), sur laquelle Françoise Héritier fonde sa démonstration, que les places généalogiques – proprement « symboliques » – qui sont assignées aux uns et aux autres.
14Il suffit d’ailleurs de suivre la littéralité des discours analysés par l’anthropologue pour entendre que ce qui, dans l’inceste, est interdit, c’est de mettre en rivalité, à la même place, en un même lieu, en un même temps, deux personnes alliées par le lien de proximité le plus fort qui soit : enjeu fondamental, parce que garant de la préservation des frontières identitaires, fondant la cohérence de soi tout comme les liens avec autrui. En se focalisant sur la dimension corporelle de l’acte incestueux, l’auteur semble évacuer de son interprétation la dimension de la place dans la construction de l’identité : dimension véritablement « symbolique », elle, au sens où, immatérielle, elle passe nécessairement par des symboles – tels les noms de parenté.
15Ainsi repensée, l’extension de la notion d’inceste, grâce à la théorie de l’inceste du deuxième type, autorise l’élargissement des enjeux à la dimension intra-psychique, qui concerne à la fois l’expérience individuelle et ses régulations collectives. Corrélativement s’ouvre une voie permettant d’opérer l’articulation entre anthropologie et psychanalyse – deux disciplines également concernées, et interrogées, par l’interdit de l’inceste.
Deuxième extension : l’inceste platonique
16Cet élargissement de la question de l’inceste à la dimension intra-psychique, au-delà de ses enjeux économiques et sociaux, apparaît avec plus d’évidence encore pour peu qu’on accepte d’étendre à nouveau la notion à un troisième type d’inceste : celui que nous proposons de nommer « inceste platonique » [11]. De quoi s’agit-il ?
17Dans son roman La Pianiste, publié en 1983 (et adapté au cinéma en 2001 par Michael Haneke), l’écrivain autrichienne Elfriede Jelinek met en scène une mère et sa fille adulte vivant ensemble dans la promiscuité et la haine. Vers la fin du roman, une scène incestueuse entre les deux femmes vient parachever le répertoire des perversions sexuelles incarnées par la fille. Celles-ci semblent découler directement de la situation pathogène instaurée par la mère, qui tient sa fille attachée à elle par ce que la psychanalyste allemande Alice Miller a nommé un « abus narcissique » [12]. Cet inceste mère/fille n’est que l’aboutissement, sous une forme compulsive et caricaturale, d’une forme d’inceste beaucoup plus courante, beaucoup moins voyante et beaucoup plus destructrice : l’inceste platonique, également nommé « inceste sans passage à l’acte » par le pédiatre Aldo Naouri [13].
18Inceste platonique : une telle expression peut sembler paradoxale, contradictoire dans les termes, puisque l’inceste, dans les acceptions précédemment évoquées, s’entend comme le passage à l’acte sexuel, soit entre deux personnes apparentées par le sang (premier type), soit avec deux personnes apparentées (deuxième type). Mais la focalisation sur l’acte sexuel tend à occulter une dimension constitutive tant de l’inceste du premier type que de l’inceste platonique : à savoir la formation d’un couple, par exclusion des tiers. Une relation à deux excluant tout tiers – que ce soit par le fantasme de « ne faire qu’un » ou par le secret – c’est là l’un des fondements d’une situation incestueuse, que le rapport sexuel ne fait que concrétiser – lorsqu’il a lieu. Or, c’est loin d’être toujours le cas : le couple psycho-affectif peut fort bien se former hors d’une dimension proprement sexuelle. Ainsi, dans La Pianiste, le père est radicalement absent, jamais évoqué dans la relation entre mère et fille.
19Qui est ce tiers exclu de la relation incestueuse ? Dans l’inceste père/fille (inceste du premier type), c’est la mère, que le père a préalablement exclue en ne se référant plus à elle pour occuper sa place généalogique, de sorte qu’il ne se sent plus empêché d’avoir une relation sexuelle avec sa fille. L’illégitimité de l’acte appelle le secret partagé, qui devient le symbole du lien incestueux dans sa dimension d’exclusion du tiers. Dans une relation mère/fille de type incestueux (inceste le plus souvent platonique), c’est le père qui est exclu, la mère ne se référant plus à lui pour occuper sa place généalogique. Il n’est pas besoin pour cela de passage à l’acte sexuel, ni même d’un secret explicite : il suffit de ne pas laisser « une place pour le père », selon le titre donné par Aldo Naouri à l’un de ses livres [14]. C’est le cas par exemple lorsque le père est réduit au rôle de géniteur, voire de gamète comme dans l’insémination artificielle avec donneur (interdite en France pour les femmes célibataires).
20Cette situation est probablement aussi ancienne que l’interdit de l’inceste, mais elle paraît facilitée de nos jours par la fréquence des séparations conjugales. Le psychiatre anglais David Cooper parlait de « symbiose parfaite » à propos de ces interactions entre parents et enfants où le couple devient, « sinon en réalité, du moins au niveau fantasmatique, une seule personne » [15]. Quant au juriste Pierre Legendre, il a centré une grande partie de sa réflexion sur l’articulation des dimensions indissociablement psychique et juridique de cette fonction du tiers, sur la dénonciation de ses carences et sur l’analyse des effets pervers produits par la « raréfaction du père » [16].
21De mère à fille, l’instauration d’une relation de type incestueux est facilitée par le fait d’être du même sexe : l’une devenant le miroir de l’autre, l’autre la projection narcissique de l’une, en un lien favorisant la confusion identitaire au détriment d’une réciprocité du lien. On assiste alors, remarque la psychanalyste Françoise Couchard, à une « communication des pensées, sinon des inconscients », qui entraîne « une confusion des identités entre mère et fille, la propension réciproque à se confier mutuellement tout de leurs idées ou de leurs sentiments, à s’échanger leurs vêtements, puisqu’elles ont une peau commune et qu’entre elles deux toutes limites et toutes différences sont effacées » [17].
22Si l’inceste du premier type est souvent difficile à nommer par les protagonistes, et si l’inceste du deuxième type, selon Françoise Héritier, « ne peut être dit que de façon approchée », le propre de l’inceste platonique, lui, est d’être à peu près informulable, tant son repérage est brouillé, doublement, par l’absence de rapport sexuel, et par la valorisation générale de l’« amour » parental, et maternel en particulier (rien n’empêche en effet de dire que la mère de La Pianiste « aime » sa fille). L’inceste platonique occupe, pour ainsi dire, un point aveugle de la réflexion sur les rapports familiaux : caractéristique renforcée sur le plan théorique du fait que la relation incestueuse, dès lors qu’elle est réduite à une dimension exclusivement sexuelle, ne peut guère être pensée dans la dimension psycho-affective de l’exclusion des tiers. C’est ainsi qu’au caractère apparemment fort répandu de cette pathologie de l’amour parental et, surtout, maternel, s’oppose le peu d’intérêt que semblent y porter les théoriciens de la psychanalyse.
Exclusion du tiers et rivalité sexuelle entre apparentés
23Nous voici donc parvenus à une double extension de la notion d’inceste : d’un côté, l’« inceste du deuxième type », rapport charnel entre un homme et deux femmes (mère et fille également) apparentées par le sang ; de l’autre, l’« inceste platonique », rapport non charnel entre deux personnes apparentées par le sang (mère et fille). On n’y trouve pas, certes, ce qui fait la définition de l’inceste « du premier type », à savoir un rapport charnel entre deux personnes apparentées par le sang ; mais on y trouve, avec l’inceste platonique, l’exclusion du tiers et, avec l’inceste du deuxième type, l’instauration d’une confusion généalogique et identitaire par la rivalité sexuelle entre apparentées. La question qu’il nous faut à présent résoudre est la suivante : est-il justifié de parler, dans tous ces cas, d’inceste ? Et si oui, quel est leur point commun ?
24Parallèlement à l’exclusion du tiers et à la rivalité sexuelle entre apparentés, propres à l’inceste platonique et à l’inceste du deuxième type, l’inceste du premier type fait intervenir un troisième paramètre : la copulation entre apparentés. Il réunit en outre les deux premiers, puisque l’exclusion du tiers, en la personne de la mère, par l’instauration d’un secret, fait de la fille la rivale de sa mère. Rien d’étonnant dès lors si cet inceste-là a longtemps focalisé l’attention, apparaissant comme l’inceste par excellence, objet d’une prohibition quasi universelle, attirant non seulement la réprobation mais des poursuites pénales – sans être cependant nommé comme tel par le droit. Toutefois, l’extension de notre modèle permet de n’y voir qu’un cas particulier – et particulièrement critique – d’une situation plus générale : par la copulation entre apparentés, l’inceste du premier type noue l’exclusion du tiers, propre à l’inceste platonique, avec la mise en rivalité sexuelle à l’intérieur de la famille, propre à l’inceste du deuxième type.
25Le point commun à ces trois « incestes » apparaît alors plus clairement : ce n’est ni la copulation entre apparentés, comme dans la théorie standard ; ni le « mélange des humeurs » (instaurant en fait une rivalité sexuelle entre apparentés), comme dans la théorie de Françoise Héritier ; mais c’est l’exclusion du tiers. Dans l’inceste du premier type (père/fille), ce tiers est la mère. Dans l’inceste platonique (mère/fille), c’est le père. Et dans l’inceste du deuxième type (mère/fille), ce n’est pas une personne qui est exclue, mais une place : si la fille couche avec l’amant de sa mère, elle n’est plus « en tiers » dans une relation sexuelle à deux, mais impliquée dans une relation à trois ; si la mère couche avec le fiancé de sa fille, elle n’est plus « en tiers » dans la formation du jeune couple, mais devient partie prenante d’une relation dont justement elle devrait s’exclure pour ne pas être en rivalité avec sa fille. Il y a toujours trois personnes, mais seulement deux places : partenaire masculin, partenaire féminine – et deux femmes, la mère et la fille, à cette place-là.
26Or le tiers est, comme le rappelle Pierre Legendre, la clé de voûte de toute configuration familiale, en tant qu’il peut « faire jouer l’impératif de différenciation, c’est- à-dire mettre en œuvre la logique de l’altérité, traiter l’enjeu du semblable et de l’autre » [18] ; faute de quoi « l’impératif de différenciation serait dès lors radicalement mis en échec, ce qui n’est pas sans poser à nouveau, sous un nouveau jour, le problème de la folie » [19]. Nous retrouvons là l’interdit du « cumul d’identique » repéré par Françoise Héritier grâce à l’inceste du deuxième type, mais construit de façon à intégrer pleinement cette dimension – proprement « symbolique » – des places occupées dans une configuration familiale : dimension qui intéresse également l’anthropologue, le psychanalyste et le juriste, voire l’historien et le sociologue pour ce qui est des modifications du rôle accordé au tiers et des éventuels effets pervers de son exclusion.
La binarisation du ternaire
27Dans tous les cas, l’inceste – ou l’exclusion du tiers – fabrique du binaire à partir du ternaire : soit en faisant un couple (mère/fille ou père/fille) là où il devrait y avoir trois personnes ; soit en fusionnant deux places (mère et fille) en une seule (amante), réduisant à du binaire (amant/mère-fille) ce qui devrait être du ternaire (amant-mère-fille). La question ne se pose toutefois que dans les rapports familiaux, c’est-à-dire lorsqu’il y a filiation : une relation binaire est parfaitement licite entre amoureux non apparentés, ou entre amis. Mais tout lien instauré dans le cadre familial doit prendre nécessairement une forme ternaire, du type père-mère-enfant, sous peine de créer une situation incestueuse, avec son cortège de malheurs – rivalités invivables, identités impossibles.
28Ainsi, l’extension de la notion d’inceste à l’inceste platonique, en rompant avec la focalisation sur le rapport sexuel et le physicalisme qui tend à lui être associé (consanguinité des partenaires ou corporéité des mélanges), rend possible l’inscription de la notion d’inceste dans un cadre plus général. D’une part, en effet, elle nous permet de redéfinir l’inceste par l’exclusion du tiers, sous ses différentes formes, comme condition obligée de la transgression de l’interdit de l’inceste. D’autre part, elle nous amène à définir cette exclusion du tiers comme une binarisation du ternaire, c’est-à-dire une réduction à deux entités de ce qui devrait demeurer une relation à trois, dès lors qu’est en jeu une configuration familiale, où coexistent des générations différentes. Enfin, cette extension autorise un lien significatif entre des dimensions trop souvent dissociées dans les sciences sociales : d’un côté, la dimension collective de l’économie des échanges entre groupes ; et de l’autre, la dimension individuelle des structures intra-psychiques de l’identité. Mais pour y parvenir, il a fallu se dégager de la focalisation sur la dimension physicaliste – corporelle ou sexuelle – des relations inter-générationnelles, au profit d’une attention portée à la symbolique des places attribuées aux membres d’une famille.
29Remarquons pour finir que ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont les relations mères/filles – particulièrement vulnérables à ces deux formes « non canoniques » que sont l’inceste du deuxième type et l’inceste platonique – qui nous ont conduits à redéfinir l’inceste comme tout ce qui, dans une famille, fait du deux là où il devrait y avoir du trois. ?
Notes
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[1]
Cet article développe en les systématisant certaines propositions de notre livre Mères-filles, une relation à trois, Paris : Albin Michel, 2002.
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[2]
Françoise Héritier, Les deux sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris : Odile Jacob, 1994, pp. 352-353.
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[3]
Ibid., p. 23.
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[4]
Ibid., p. 364.
-
[5]
Ibid., pp. 14-15.
-
[6]
Ibid., p. 15.
-
[7]
Ibid., p. 89.
-
[8]
La prohibition de l’inceste a pour but d’« assurer, par l’interdiction du mariage dans les degrés prohibés, la circulation, totale et continue, de ces biens du groupe par excellence que sont ses femmes et ses filles » (Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté [1947], Paris : Mouton, 1967, p. 549).
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[9]
Pour une critique plus argumentée de l’ouvrage, cf. Nathalie Heinich, « L’inceste du deuxième type et les avatars du symbolique », Critique, N° 583, décembre 1995.
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[10]
Interdit qui est fortement mis en relief dans les propos déjà cités de Françoise Héritier (cf. p. 6, note 2).
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[11]
Cf. Nathalie Heinich, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris : Gallimard, 1996 ; Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich, Mères-filles, une relation à trois, op. cit.
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[12]
Alice Miller, Le drame de l’enfant doué. À la recherche du vrai soi, 1979, Paris : PUF, 1983.
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[13]
Aldo Naouri, « Un inceste sans passage à l’acte : la relation mère-enfant », in F. Héritier (éd.), De l’inceste, Paris : Odile Jacob, 1994.
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[14]
Aldo Naouri, Une place pour le père, Paris : Seuil, 1982.
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[15]
David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie, 1967, Paris : Seuil, 1970, pp. 42-43.
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[16]
En particulier : Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie. Traité sur le père, Paris : Flammarion, 2000 (1re édition 1989)
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[17]
Françoise Couchard, Emprise et violence maternelles. Étude d’anthropologie psychanalytique, Paris : Dunod, 1991, pp. 98-99.
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[18]
Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, op. cit., p. 154.
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[19]
Ibid., p. 84.