1Dans le contexte des politiques sanitaires et sociales, le domaine de l’autonomie renvoie depuis le tournant des années 2020 à une série d’enjeux dont les contours se précisent progressivement. Alors même que la définition d’un périmètre arrêté des politiques de l’autonomie est une question politique, on ne peut échapper ici au risque de proposer une définition. L’autonomie et les politiques de l’autonomie désignent la façon dont les personnes entravées dans leur vie et activités quotidiennes les plus élémentaires (se lever, se laver, se nourrir, vivre dans un environnement propre, se déplacer, accéder à des soins ou à des loisirs, etc.) sont accompagnées au quotidien et bénéficient, le cas échéant, d’un soutien à une insertion active dans la société par la formation, l’emploi, le logement, etc. L’accompagnement des personnes aux prises avec une perte d’autonomie se situe à une intersection complexe entre des enjeux publics comme la prise en charge du handicap (voir chapitre précédent), l’accès aux services sanitaires, ou encore le vieillissement de la population. La focalisation de l’action publique sur la notion d’autonomie tend cependant à invisibiliser les situations de grande dépendance qui restent la réalité d’un grand nombre de personnes en situation de handicap ou de personnes âgées en perte d’autonomie. Cet enjeu public renvoie cependant également à la façon dont la division des responsabilités s’organise dans la société entre la famille, l’État, le marché et le tiers secteur. Inscrite dans les relations entre différentes échelles d’action publique (voir infra, chapitre 17), la réarticulation des responsabilités entre ces instances sociales suppose un travail politique constant de reconfiguration.
2De ce point de vue, trois enjeux principaux sont traités dans ce chapitre. En premier lieu, la France a introduit en 1997 des politiques spécifiques pour les personnes âgées et les personnes en situation de handicap, comme la Suisse, alors que la plupart des pays européens ne connaissent pas une telle barrière d’âge. Pourtant, aussi bien à travers les débats publics que les politiques publiques, ces deux populations n’ont pas toujours fait l’objet de mesures différenciées. Dans ce domaine comme dans d’autres, l’action publique procède à un travail de catégorisation des personnes, de leurs situations, de leurs besoins et de la façon d’y répondre. Depuis quelques années, se cherche en France une voie vers un dépassement de la barrière d’âge introduite à la fin du xxe siècle. Ce rapprochement des populations passe notamment par la mobilisation, en partie instrumentalisée, de la notion d’« autonomie » dont il est question dans ce chapitre. Une approche dynamique de l’action publique permettra un cadrage d’ensemble de l’évolution et des reformulations des politiques de ce domaine.
3Deuxièmement, le travail de catégorisation des personnes et de leurs situations par l’action publique se complète, à travers les politiques de l’autonomie, d’un mouvement de réorganisation des services à la personne. Entre domesticité, autonomisation partielle, professionnalisation, marchandisation, ces services ont été, en France et ailleurs en Europe, repensés à la croisée des politiques de l’emploi et de la transformation des politiques d’accompagnement à l’autonomie. Enfin, une analyse de ce domaine ne peut faire l’économie de la prise en compte des liens entre l’aide familiale et l’action publique qui organise le soutien public, mais aussi la professionnalisation de cette activité. Les évolutions des dernières décennies en la matière, qu’il s’agisse de la « désinstitutionalisation » des personnes dans le domaine du handicap (au sens de leur sortie des institutions spécialisées), du libre choix et du maintien à domicile dans celui des personnes âgées, semblaient compatibles avec un mouvement d’individualisation, voire de « défamilialisation » des accompagnements. Cependant, la priorité accordée au domicile, tout comme la valorisation dans les discours publics de la reconnaissance et du soutien au rôle des aidants et aidantes, induisent plutôt une mobilisation, certes transformée, des familles dans l’accompagnement de la perte d’autonomie.
La genèse de la politique de l’autonomie
4En 2021, la décision d’intégrer l’autonomie dans le système de Sécurité sociale et le lancement d’un « Laroque de l’autonomie », visant à définir une politique de l’autonomie et du grand âge, marquent une étape importante dans la façon dont les pouvoirs publics entendent répondre aux besoins d’aide des familles pour accompagner leurs proches en perte d’autonomie. La création d’une cinquième branche de Sécurité sociale s’inscrit dans une longue histoire, dont l’analyse met en lumière un processus de construction de l’action publique par couches successives [Streeck, Thelen, 2005], tenant compte des legs antérieurs [Le Bihan, Martin, 2020]. Cette histoire, amorcée au début des années 1960 et qui s’accélère dans les années 1990 et 2000, est ici centrée sur la politique en direction des personnes âgées, principal objet de ce chapitre. Mais cette dernière croise dès les années 1970 celle des personnes en situation de handicap. Si elle se développe de manière spécifique dans les années 1990, constituant deux catégories d’intervention publique distinctes – la dépendance et le handicap –, elle semble aujourd’hui tendre vers une politique de l’autonomie englobant à nouveau les deux domaines.
Le legs originel (1960-2000) : la dépendance et le débat sur l’assurance
5Dès les années 1960, le rapport du haut fonctionnaire Pierre Laroque (1907-1997) [1962], soulignant la nécessité de changer le regard porté sur la vieillesse et proposant un nouveau cadre de référence fondé sur la notion d’autonomie et de participation sociale, pose les jalons d’une politique en direction des personnes âgées. Dans un premier temps, les personnes âgées en perte d’autonomie sont englobées dans les réponses apportées aux personnes en situation de handicap [Capuano, 2019]. Ainsi, suite à la loi de 1975 qui consacre le principe d’une solidarité nationale en faveur de ces dernières, l’allocation compensatrice pour tierce personne (ACTP) est étendue aux personnes âgées qui souffrent d’incapacité et rencontrent des difficultés dans leur vie quotidienne. Mais face au constat de l’augmentation des demandes d’ACTP et du coût que cela induit, les années 1980 sont celles d’une réorientation des actions menées avec la mise à l’agenda politique de la question des besoins liés au grand âge. De nombreux enjeux sont soulevés – les modalités d’évaluation des besoins, la population concernée, la gestion du dispositif, etc. –, ainsi que celui de la reconnaissance d’un nouveau risque social et de la création d’une cinquième branche de la Sécurité sociale – choix opéré en Allemagne en 1994 [Martin, 2003], qui reste d’actualité aujourd’hui. Défendu au nom de l’équité territoriale et de l’universalité, le projet est alors de créer un risque spécifique au grand âge financé par une augmentation des cotisations sociales.
6Au terme d’une phase de production de rapports et d’expérimentations, une première réponse des pouvoirs publics français est finalement donnée en 1997 autour de la notion de dépendance – définie comme la difficulté à accomplir seul les actes de la vie quotidienne ou le besoin de surveillance continue – avec l’adoption d’un dispositif provisoire, la prestation spécifique dépendance (PSD). Face à l’incertitude des coûts induits pour la Sécurité sociale et aux pressions des conseils départementaux attachés à leur domaine de compétences en matière de politique sociale, le principe de l’assurance est écarté. La logique d’aide sociale qui est adoptée, privilégie la maîtrise des dépenses et cible la prestation sur les personnes à la fois les plus dépendantes et les plus pauvres.
7Mais, dès le début des années 2000, le nombre insuffisant de bénéficiaires de la PSD – 150 000 en 2001 sur les 800 000 bénéficiaires potentiels estimés dans l’enquête « Handicap, incapacités, dépendance » – conduit à un constat partagé par les professionnels comme par les familles et les politiques : la nécessité de réformer le dispositif afin qu’il puisse bénéficier à un plus grand nombre d’usagers.
Le tournant des années 2000 : autonomie et universalité ?
8La dépendance est une notion vivement critiquée par les professionnels qui interviennent auprès des personnes âgées [Ennuyer, 2013]. D’abord parce qu’elle apparaît stigmatisante pour la personne dont on ne met en avant que les difficultés. Ensuite parce que, dans sa définition même, centrée sur les capacités ou incapacités à faire ou ne pas faire, elle adopte une vision fonctionnelle de la situation de la personne et ne tient compte ni de son environnement social, ni de son mode de vie. Enfin, parce que cette définition médicale de la dépendance, qui met de côté toute la dimension relationnelle de la notion, ne concerne que les personnes âgées de soixante ans et plus et exclut celles en situation de handicap. Au début des années 2000, les mesures prises par les pouvoirs publics semblent aller dans le sens d’une prise en compte de ces critiques. La notion d’autonomie est ainsi mobilisée pour qualifier les nouveaux dispositifs introduits pour répondre aux besoins des familles confrontées à la vulnérabilité de leur proche. Associée à une vision positive de la vieillesse conçue comme résultat d’un parcours social, l’autonomie renvoie aux espaces de liberté de la personne qu’il s’agit de préserver tout au long de la vie. Ainsi, la nouvelle prestation introduite en juillet 2001 s’appelle l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Cette volonté affichée de s’affranchir de la vision médicale de la dépendance se traduit également par la création de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) après le choc de la canicule de 2003 et la vague de décès de personnes âgées isolées qu’elle a causée en France. Financée par des recettes propres représentant environ 5 milliards d’euros, auxquelles il faut ajouter le transfert des fonds de Sécurité sociale à hauteur de 21 milliards d’euros environ (ce qui représente un budget annuel de 26 milliards), la CNSA a en charge la population des personnes âgées comme celle des personnes en situation de handicap. Elle contribue au financement des deux prestations APA et prestation de compensation du handicap (PCH), et assume également une fonction de répartition des crédits et de distribution des financements dédiés à la perte d’autonomie, que ce soit du fait d’une situation de handicap ou du fait de l’âge.
9L’universalité est le deuxième axe d’évolution souhaité par les pouvoirs publics au début des années 2000. Elle est introduite dans les deux secteurs que sont alors le grand âge et le handicap. Ainsi, la réforme de l’APA marque-t-elle la rupture avec la logique d’aide sociale qui prévalait jusque-là. Le nouveau dispositif cherche à combiner principe d’universalité – le droit à une prestation pour toutes les personnes (âgées de plus de soixante ans) en perte d’autonomie – et d’équité – puisque cette prestation est adaptée aux besoins et aux ressources de la personne et tient également compte des attentes de la personne concernée et de sa famille. De même, la prestation de compensation du handicap est universelle, liée à la situation de l’individu qui en fait la demande en lien avec la définition d’un projet de vie sur lequel s’ajuste la prestation versée.
10Si ces évolutions traduisent une volonté politique d’imposer l’autonomie comme nouvelle catégorie d’action publique, la portée des mesures prises mérite d’être interrogée. En effet, il semble qu’elles relèvent plutôt du symbolique et que les évolutions soient avant tout d’ordre sémantique. Ainsi, le texte de loi définissant l’APA évoque la « perte d’autonomie » conçue comme une perte de capacités fonctionnelles et finalement synonyme de la notion de dépendance utilisée jusque-là. En outre, la prestation ne concerne que les personnes âgées et c’est une autre prestation, destinée elle aux personnes en situation de handicap, qui est créée en 2005 dans le cadre de la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Dans la pratique de son fonctionnement, la CNSA maintient donc la distinction entre les deux catégories du handicap et de la dépendance. Les années qui suivent, marquées par une forte inertie politique, liée notamment à la crise économique de 2008, confirment la prégnance des choix effectués dans les années 1980. Le cloisonnement demeure. La notion de dépendance, dans son sens fonctionnel et médical, reste dans la pratique très présente, comme en témoignent les nombreux rapports produits entre 2008 et 2011.
11Ainsi, en dépit des mesures prises, les années 2000 ne marquent pas la fin des débats sur la réforme de la politique en direction des personnes âgées dépendantes. Les montants de l’APA sont jugés insuffisants pour couvrir les besoins d’accompagnement des personnes âgées et l’universalité de la prestation est limitée, puisque la participation de l’usager augmente rapidement en fonction de ses revenus. Dès son arrivée au pouvoir en 2012, François Hollande anticipe une grande réforme de la politique menée en direction de ces populations vulnérables.
Vers une approche globale de la perte d’autonomie (2012-2020)
12Annoncée en 2012 et votée en décembre 2015, la loi d’adaptation de la société au vieillissement (dite « loi ASV ») propose une approche globale du vieillissement [Garabige, Trabut, 2017]. Reprenant le fil de certaines des évolutions amorcées au début des années 2000, elle cherche à rompre avec l’approche médicosociale de la vieillesse, centrée sur la notion de dépendance. Il ne s’agit plus uniquement d’intervenir lorsque la personne âgée souffre de multiples pathologies qui lui imposent de réorganiser sa vie quotidienne, mais aussi de prévenir cette « dépendance » et de l’anticiper. De manière générale, le texte porte un regard positif sur la vieillesse, qui n’est pas une maladie mais une période de la vie où apparaissent des fragilités, donc des risques, qui doivent être identifiés et pris en compte. Dès lors, les politiques de l’âge doivent penser le lien social des personnes âgées avec le reste de la société et mieux valoriser leur trajectoire de vie. Dans cette perspective d’une approche globale des enjeux liés au vieillissement, il faut ajouter la reconnaissance de l’investissement des personnes aidantes considérées comme les pivots de l’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie.
13Critiquée par les milieux professionnels en raison de l’insuffisance des financements qu’elle propose et du maintien du cloisonnement entre les secteurs du grand âge et du handicap, la loi ASV ne met pas un terme aux débats amorcés dans les années 1980. C’est en mars 2019 que reviennent sur le devant de la scène les questions du secteur de l’autonomie et du mode de financement assuranciel, par le truchement du rapport de l’ancien directeur de la Sécurité sociale (2002-2012) Dominique Libault. Exposant les fondements d’« une politique forte et nouvelle du grand âge en France », le rapport fait le constat d’un « système peu lisible, en dépit d’un effort public croissant et de nombreuses initiatives innovantes [1] ». Le 7 août 2020, deux lois, organique et ordinaire, marquent un tournant dans la politique de l’autonomie en consacrant la couverture d’un nouveau risque par la Sécurité sociale et la transformation de la CNSA en une nouvelle branche de Sécurité sociale. Elles traduisent de manière forte la reconnaissance politique et institutionnelle des besoins en matière d’accompagnement de la perte d’autonomie, créant un secteur unique du handicap et de la dépendance, intégré à la loi de financement de la Sécurité sociale examinée annuellement par le Parlement.
La structuration complexe d’un secteur (professionnel) de l’aide aux personnes en perte d’autonomie
L’ambivalence du travail de care
14Le travail de care s’inscrit en tension entre la dimension émotionnelle du soin consenti à des personnes vulnérables, dans le cadre d’une relation asymétrique intervenant dans l’univers domestique et souvent familial, et un aspect plus pratique qui renvoie à des tâches diversifiées (nettoyage, toilette, préparation de repas, gestion administrative, etc.) susceptibles d’être déléguées à des professionnels. Par ailleurs, l’éventualité de recevoir ou fournir du travail de care concerne la totalité des membres d’une société à un moment ou à un autre de leur parcours de vie. Il est en cela un enjeu politique, mais aussi culturel spécifique [Hirata, Molinier, 2012].
15Le travail de care correspond également à des contextes historiques précis, dans lesquels les aspects affectifs et émotionnels de la relation de care se combinent de façon spécifique avec des tâches pratiques. Ces deux éléments ne sont pas forcément des polarités qui s’opposent, mais plutôt des composantes qui s’articulent de façon variée, à la fois dans des types de relations entre prestataire et récipiendaire du care, mais aussi dans les significations culturelles de ces relations, dans leur rapport à la professionnalité, ou encore dans des logiques de monétarisation et de financement. Dans un pays comme la France où industrialisation et urbanisation se sont imposées tardivement, la construction sociale et institutionnelle du travail de care devient un enjeu politique, institutionnel et financier à partir des années 1930, mais surtout des années 1950. En l’absence de services sociaux suffisants, les premiers subsides accordés par l’État pour l’aide d’une tierce personne en 1930 servent surtout à la monétarisation de proches aidants [Capuano, 2021, p. 25]. Le développement de services à domicile intervient dans ce contexte, d’abord dans le cadre associatif, dans des structures proches de mouvements familiaux populaires, d’inspiration catholique ou liées à des mouvements laïques, parfois proches des pouvoirs municipaux.
16Ces associations réalisent un travail d’organisation de solidarités informelles comme l’entraide de voisinage ou l’encadrement du bénévolat. Les aides ménagères sont intégrées au salariat au fur et à mesure que l’enjeu du maintien à domicile des personnes âgées est explicité dans l’action publique [Puissant, 2012]. L’aide à domicile s’étend aux personnes porteuses d’un handicap à partir des années 1970, alors que s’amorce un mouvement de sortie des personnes avec handicap des foyers et institutions closes au profit d’une intégration en milieu « normal » (désinstitutionnalisation). Les normes du travail à domicile restent fondées sur un engagement humaniste, ancré sur des solidarités de proximité et souvent inscrit dans des liens personnalisés avec les individus et les familles. À partir des années 1980 et 1990, l’arrivée dans ces activités de personnes motivées, moins par la solidarité et l’engagement personnel, que par le besoin de s’assurer un revenu, ainsi que le développement de services à domicile municipaux ou sous d’autres formes parapubliques, sont les premières manifestations de la massification et de la rationalisation des services à domicile. Au long de ces décennies, la désinstitutionnalisation des personnes en situation de handicap et le maintien à domicile des personnes âgées deviennent effectifs. Combinées à l’allongement de la durée de vie des personnes, ces évolutions débouchent sur un important renforcement des besoins de services d’aide et d’accompagnement à domicile (SAAD).
Une professionnalisation difficile, caractérisée par la fragmentation et l’hétérogénéité
17Les deux prestations monétaires, l’APA et la PCH, constituent non seulement une réponse pour aider les usagers sur le plan financier, mais visent également à favoriser le développement d’un secteur de l’aide à domicile permettant aux familles de choisir librement un organisme ou un individu prestataire de l’accompagnement à domicile.
18Au début des années 2000 toujours, la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médicosociale, ainsi que l’accord de branche sur les rémunérations et qualifications des salariées de l’aide à domicile du 29 mars de cette même année, posent les premières pierres d’une refondation du secteur. Elle sera poursuivie par les lois renforçant le soutien financier aux personnes en perte d’autonomie, qu’il s’agisse des personnes âgées ou de celles en situation de handicap. Surtout, le développement du discours et de mesures transformant les services à la personne en un « gisement d’emplois » a encouragé une forte croissance du secteur. Au mitan des années 2000, le « plan Borloo » a ainsi permis une diversification des modalités de financement des prestataires de services à la personne qui, en rendant dans les faits les agréments publics facultatifs (simple autorisation en lieu et place d’un agrément), a encouragé le développement d’un important secteur privé.
19On peut aujourd’hui distinguer trois principaux types de prestataires à domicile, correspondant à trois types de relations : 1) celle avec des proches aidants monétarisés – dont la situation est analysée dans la partie suivante ; 2) l’emploi direct qui permet aux individus de recruter et rémunérer une ou plusieurs personnes dans le cadre d’une relation de gré à gré ou en passant par un mandataire qui prend en charge les aspects administratifs ; 3) le recours à des services organisés qui se sont beaucoup développés depuis la fin des années 1990. Parmi les services organisés, on compte des prestataires de nature contrastée : les SAAD organisés par les services publics – le plus souvent, par les CCAS (centres communaux d’action sociale) des municipalités –, les SAAD associatifs, héritiers des prestataires liés aux mouvements populaires familiaux, au monde catholique ou encore à des formes parapubliques autrefois dominantes et, enfin, les services privés eux-mêmes fortement hétérogènes. En effet, entre les très petites entreprises, dont le rayon d’action est infra-local, et des acteurs organisés en puissants réseaux nationaux, il existe toute une palette de tailles ainsi que de niveaux de spécialisations et de qualités de SAAD privés. Si dans les services à la personne en général, la part des prestataires marchands a progressé rapidement [DARES, 2020], les services associatifs et, dans une moindre mesure, publics ou para-publics, sont restés majoritaires dans les SAAD.
20Cette hétérogénéité du secteur des SAAD a été en partie contrebalancée par la production de régulations professionnelles portant sur les titres et les qualifications professionnelles, les conventions collectives dans la branche, ou encore, un contrôle qualité qui se double d’un soutien à la professionnalisation. La plupart des analystes du secteur s’accordent cependant pour constater que ce mouvement de montée en gamme dans les services à domicile reste plus qu’inachevé dans le cas français. Plus encore, la décentralisation de la mise en œuvre des politiques de l’autonomie, qui laisse notamment aux conseils départementaux le contrôle effectif des conditions de tarification des services, tout comme la restriction des budgets sociaux, ont parachevé la « modernisation » et la massification des services d’accompagnement à l’autonomie dans le sens d’une intensification implacable du travail pour les salariés du secteur [Dussuet, Nirello, Puissant, 2017]. Dans les institutions d’hébergement des personnes âgées (Ehpad), comme dans les SAAD, la rationalisation prend la forme d’un pilotage par des indicateurs standardisés qui impose un décompte restrictif des durées de réalisation des tâches d’aide et de soins. Cette procéduralisation restrictive du travail de care conduit à son industrialisation et à une insatisfaction, souvent forte, des travailleuses et travailleurs du care.
Des liens ambigus avec les politiques d’emploi
21L’industrialisation du secteur est révélatrice des relations ambivalentes construites entre accompagnement de la perte d’autonomie et lutte contre le chômage [Martin, 2003]. Ainsi, dès les années 1980, une série de mesures – déductions fiscales ou simplification des procédures administratives en tant que particulier employeur – visent à faciliter l’emploi d’une personne à domicile. Avec la création de la PSD en 1997 dans le secteur du grand âge, la solvabilisation des besoins des personnes âgées par l’attribution d’une prestation monétaire vise également à promouvoir le « gisement d’emplois » potentiel que constituent les services dits de proximité rendus au domicile des personnes. La priorité politique est alors celle de la réduction du chômage en investissant un secteur considéré comme source d’emplois. Le « plan Borloo » de 2005 poursuit cet objectif en créant sous l’appellation unique de « services à la personne » un secteur très large d’activités dont le point commun est de contribuer au mieux-être des usagers à leur domicile, qui s’étend du jardinage à l’accompagnement des personnes vulnérables, en passant par le bricolage et le soutien scolaire.
22Ce lien entre la politique d’autonomie et la politique d’emploi en France est source d’ambiguïtés à différents niveaux. Il introduit d’abord une tension entre deux logiques bien distinctes : celle de la quantité – privilégiée dans le cadre du plan Borloo – et celle de la qualité, indispensable à la structuration d’un secteur de professionnels de l’aide à domicile intervenant auprès d’un public vulnérable [Devetter, Jany-Catrice, 2010]. Il contribue ensuite à brouiller les frontières entre les deux types de services à domicile que sont les services domestiques et l’aide à une personne vulnérable [Devetter et al., 2015]. Les compétences requises sont différentes et n’exigent pas le même niveau de qualification, or la fusion de ces deux activités dans un secteur unique des services à la personne conduit à une dévalorisation de l’activité d’aide aux personnes vulnérables, assimilée à des activités domestiques. Dès lors, le risque est celui de la déstabilisation des emplois qualifiés préexistants et du développement d’une offre « non professionnalisée » ou « précarisée » de services.
Des proches aidants mieux reconnus et plus mobilisés
23Les aidants de personnes âgées en perte d’autonomie ou de personnes en situation de handicap sont aux prises avec une grande diversité d’activités concrètes requérant le plus souvent un investissement affectif important face à la vulnérabilité de la personne aidée. En plus de ces activités de care, les aidantes et aidants ont dans la majorité des cas la responsabilité d’organiser les interventions des professionnels, les consultations médicales, les affaires administratives et financières des personnes. Les aidants remplissent alors le rôle de care manager, consistant à coordonner et à gérer administrativement l’ensemble des intervenants auprès d’une personne. Ce rôle n’est la plupart du temps pas assuré par les politiques de l’autonomie en France, comme dans la plupart des autres pays. Cette fonction est soutenue par les politiques seulement dans les cas les plus critiques, notamment pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou d’une maladie assimilée.
24Alors que, dans le domaine sanitaire et social, la famille a longtemps été considérée comme un prestataire de protection et de soins dont il fallait émanciper l’individu – les années 1960 à 1980 étaient à une défamilialisation tous azimuts –, les proches et les familles font aujourd’hui l’objet d’une remobilisation, voire de nouvelles logiques d’enrôlement dans l’action publique [Giraud, Outin, Rist, 2019]. Aidantes et aidants de personnes âgées en perte d’autonomie et de personnes en situation de handicap sont désormais intégrés dans l’action publique. On peut définir les politiques de l’aidance comme les dispositifs qui organisent la reconnaissance et le soutien des proches aidants autour d’instruments d’action publique concrets. En dehors des lois APA (2001), Handicap (2005), ou encore de la loi Hôpital, patients, santé et territoire de 2009, mais surtout de la loi de 2015 sur l’adaptation de la société au vieillissement, et de différents plans médico-sociaux (plans Alzheimer, accidents vasculaires cérébraux, cancers, maladies chroniques, soins palliatif, maladies neuro-dégénératives…), des textes et rapports officiels permettent de situer les objectifs des politiques publiques en la matière. Le rapport de la Conférence nationale sur la famille de 2006 [Cordier, Fouquet, 2006] est le premier à avoir formulé des orientations systématiques destinées aux aidants. On y trouve quatre points : le soutien, la reconnaissance, la coordination avec les professionnels, l’information. Des enjeux précis comme le répit, les formations, le lien avec l’emploi (retour à l’emploi) ou encore la sécurisation par l’octroi de droits sociaux, notamment la retraite, sont également évoqués.
25En regard de cet agenda ambitieux, les mesures destinées aux aidants mises en place jusqu’à présent dans le cas de la France restent plus limitées et peuvent être organisées autour de trois pôles. En premier lieu, l’action publique a stabilisé une définition du statut d’aidant et en a défini les rôles, notamment dans le contexte des systèmes de soins et d’accompagnement des personnes handicapées ou âgées en perte d’autonomie. Cette reconnaissance statutaire s’est accompagnée de mesures de compensation financière, et aussi en partie de droits sociaux. En deuxième lieu, il existe des mesures qui soutiennent la conciliation entre l’investissement des aidants dans les tâches de care et leur présence sur le marché du travail. Enfin, ont été développées des mesures destinées à renforcer les capacités des aidants, par le biais de formations ou encore de groupes de soutien ou d’échanges d’expériences [Le Bihan et al., 2019].
Reconnaissance d’un rôle, d’un statut et compensation des aidants
26Outre la stabilisation de la notion de « proche aidant », la définition des liens familiaux et sociaux inclus dans ce statut en a également acté la reconnaissance. Une conception large des liens entre aidant et aidé a été avalisée, puisque, en dehors de liens familiaux étendus, des « relations étroites et stables », au-delà des situations de cohabitation, peuvent être reconnues pour caractériser un statut de proche aidant. La loi APA reconnaît le rôle de l’aidant dans la définition du plan d’aide et les deux lois APA et ASV reconnaissent la nécessité de prendre en compte les « besoins des aidants ».
27Sur le plan juridique, les aidants font également l’objet d’une reconnaissance à travers leur association à des décisions notamment sanitaires, ou concernant les formes d’accompagnement des personnes aidées. La reconnaissance des aidants se manifeste enfin à travers la place qui leur est reconnue dans les instances de concertation départementales que sont les CDCA (conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie) installés par la loi ASV de 2015.
28La possibilité ouverte à des proches aidants de bénéficier d’une monétarisation de leurs tâches d’aide au titre de la PCH et de l’APA constitue l’une des manifestations les plus claires de leur reconnaissance. Cependant, les proches aidants de personnes en situation de handicap n’ont droit qu’à un « dédommagement » ou « indemnisation » qui se monte à la moitié ou deux tiers du Smic en fonction de la situation des personnes sur le marché du travail. Seuls de faibles droits à la retraite ont été reconnus par la loi. Une rémunération des proches aidants dans des conditions d’emploi plus classiques est seulement ouverte lorsque les besoins d’aide humaine sont particulièrement élevés.
29Les proches de personnes âgées en perte d’autonomie (à l’exception des conjoints et conjointes) peuvent être rémunérés comme des employés individuels de la personne âgée qu’ils accompagnent. Un contrat de travail doit alors être établi et le montant des rémunérations correspond au Smic. Les personnes perçoivent l’intégralité des droits sociaux associés au statut de salarié.
30Dans le cas du handicap comme de la perte d’autonomie d’une personne âgée, les plans d’aide attribués par l’administration règlent la répartition de l’aide humaine entre des services professionnels et l’aide réalisée par les proches aidants qui est parfois monétarisée. Dans les faits cependant, une très petite partie des sommes consacrées à l’APA rémunère des aidants familiaux, alors que plus de la moitié du budget de la PCH est consacrée à cet emploi. Dans ce dernier cas, il est très fréquent que des parents – le plus souvent des mères d’enfant en situation de handicap – réduisent, voire interrompent, leur activité professionnelle pour accompagner leur enfant.
Des aidantes et aidants invités à pratiquer la conciliation
31Une série de dispositifs favorise la conciliation entre les tâches d’aide consenties par les aidantes et les aidants et, pour ce qui concerne les personnes en âge de travailler, leur présence sur le marché du travail. Les congés professionnels ouverts par différents dispositifs légaux y participent directement. Ont ainsi été ouvertes aux aidantes et aidants présents sur le marché du travail des mesures d’aménagement d’horaires pour les salariés (loi Handicap de 2005), des congés spécifiques pour proches aidants (dès le début des années 2000, loi ASV de 2015, loi travail 2016), ainsi qu’une disposition entrée en vigueur le 30 septembre 2020 prévoit de rémunérer, à hauteur de 50 euros environ par jour, pour une durée de soixante-six jours maximum, au cours de l’ensemble de la carrière professionnelle d’un individu. Couplés aux mesures de répit et de relais, ces dispositifs appuient la conciliation. Les formules de répit ont ainsi pour vocation de lutter contre la fatigue des aidants. Des « plateformes de répit », créées dans le cadre du plan Alzheimer 2008-2012 mais destinées à l’ensemble des personnes âgées en perte d’autonomie, permettent ainsi aux aidantes et aidants de bénéficier simultanément d’un accompagnement et d’un soutien spécifiques (groupe de parole, consultation psychologique, activités de loisirs, accueil de jour). L’introduction de droit au répit pour les aidants ou à des vacances pour les personnes handicapées dans le cadre de la loi de 2005 sur le handicap a ouvert la voie. Le « plan cancer » 2014-2019 a introduit les formules d’hospitalisation à domicile. Étendus, notamment par la loi ASV de 2015, à la perte d’autonomie des personnes âgées, ces dispositifs facilitent la conciliation des temps sociaux (professionnel, personnel, familial) pour les proches aidants.
32Ces mesures de conciliation doivent être resituées dans le cadre du mot d’ordre qui traverse l’action publique en France du « libre choix » du type d'accompagnement des personnes vulnérables. Diffusé d’abord depuis le cas de la petite enfance dès les années 1980, ce slogan a été étendu, ou plutôt explicité, dans les domaines du handicap et de la dépendance à partir du milieu des années 2000. En la matière, le « libre choix » repose sur un double pilier. En premier lieu, les lois APA, Handicap ou ASV formulent des droits universels pour les personnes vulnérables et leurs proches. Elles s’appuient sur les instruments de solvabilisation des besoins (cash for care) garantissant les conditions du libre choix de l’accompagnement (domicile ou institution), l’hébergement des intervenants et des modalités contractuelles de prestations (prestataire, mandataire ou emploi direct). Le second pilier du libre choix dans la politique française de l’autonomie porte sur les possibilités ouvertes aux aidants de s’investir ou non dans l’aide d’un proche. La disponibilité de services professionnels d’aide et de soins à domicile, comme celle de services ou hébergements, aussi bien pour les personnes âgées dépendantes que pour les personnes handicapées, devrait garantir les conditions de ce libre choix pour les proches. Cependant, les services à domicile ou surtout les institutions d’hébergement disponibles ne sont pas toujours des alternatives suffisamment fiables et de qualité. Saisie du côté des aidants, la promesse du libre choix est de plus bordée par les injonctions à la conciliation entre l’aide apportée à un proche aidant et les autres activités sociales et professionnelles.
Des mesures d’accompagnement au rôle d’aidant
33Depuis les années 2000, en France comme ailleurs en Europe, la contribution des aidantes et aidants de personnes vulnérables est non seulement reconnue, mais aussi soutenue par l’action publique. Les proches aidants bénéficient ainsi de façon croissante de mesures destinées à améliorer leurs compétences dans leur « carrière », ou en tous les cas dans leurs rôles multiples d’aidants.
34En premier lieu, l’accompagnement des aidants dans leur accès aux droits et à l’information est un enjeu récurrent. La complexité des dossiers administratifs, la multiplicité des intervenants, la faible lisibilité des prestations, souvent accompagnées d’une incohérence ou au moins insuffisance dans les maillages territoriaux, signent le manque de coordinations des institutions publiques entre elles, ainsi qu’entre acteurs publics et intervenants privés. Cette complexité institutionnelle, administrative et des services donne lieu à des actions, d’ailleurs elles-mêmes éclatées, de clarification et de mise en réseau des droits et services épars. Elles prennent souvent la forme de plateformes Internet ou de plaquettes d’information, de maisons des aînés et/ou des aidants qui visent à donner plus de lisibilité à l’action publique dans le domaine de l’autonomie.
35En deuxième lieu et de façon plus large, la formation des aidants est un enjeu qui, parce qu’il renvoie potentiellement à leur assignation à des tâches de care, le cas échéant aux frontières de prestations professionnelles, est l’enjeu de débats plus conflictuels. Alors même que le besoin de compétences spécifiques des proches aidants est relayé par un certain nombre d’associations des secteurs du handicap et de la perte d’autonomie (Association française des aidants, France Alzheimer par exemple), la mise à disposition active de formations est souvent interrogée par les acteurs (associatifs ou politiques) qui s’opposent à un enrôlement trop avancé des aidants dans les systèmes d’aide à un proche vulnérable. Les textes récents régissant le domaine (APA, plan Alzheimer, loi handicap, loi ASV) mettent ainsi en avant la nécessité de procurer aux aidants des formations leur permettant de mieux affronter leur rôle, et la CNSA s’est engagée dans le financement de ces actions.
Conclusion : articulation des aides et défis de l’inclusion
36L’allongement de l’espérance de vie, y compris pour un grand nombre de personnes en situation de handicap, mais aussi l’arrivée à l’âge de la retraite et dans une phase du vieillissement des générations nombreuses nées après 1945 occasionnent une augmentation constante des besoins d’accompagnement à la perte d’autonomie. La professionnalisation du secteur de l’accompagnement, l’amélioration de sa régulation, le renforcement de son financement, ainsi que l’avancement de la réflexion sur le rôle des proches aidants et sur les conditions du « libre choix » pour tous sont de nouveau à l’ordre du jour. Ces enjeux publics, complexes aux plans financier mais aussi éthique, concernent la quasi-totalité de la population. Ils sont en cela des enjeux démocratiques majeurs [Tronto, 2013]. Le débat public sur ces questions reste cependant en France avant tout cantonné au milieu des professionnels et organisations engagés dans la régulation du secteur. La participation des personnes vulnérables, en situation de handicap comme âgées en perte d’autonomie, mais aussi des familles, reste trop souvent dans l’ombre des fonctionnements démocratiques. Dans les domaines du vieillissement et, de façon croissante, du handicap, la représentation des intérêts sociaux est en crise dans l’espace national. À l’échelon local, les associations sont souvent avant tout des organismes gestionnaires. L’inclusion des destinataires de l’action publique, en lien avec les professionnels, les prestataires et les aidantes et aidants, reste un défi à l’agenda de l’action publique, alors que toutes ces parties prenantes doivent définir ensemble l’évolution de la répartition des rôles.
Notes
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[1]
Ministère des Solidarités et de la Santé, Grand Âge, le temps d’agir. Concertation grand âge et autonomie, Dossier de presse, 2019, p. 20.