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L’adolescence est une notion apparue tardivement en psychologie, renvoyant à une période unique du développement humain marquée par une grande vulnérabilité psychique. Rappelons à cet effet qu’un adolescent sur sept souffre d’un trouble mental selon l’OMS, et que le suicide est la deuxième cause de mortalité à l’adolescence en France. Par ailleurs, la crise de la COVID-19 a vu exploser le nombre de passages d’adolescents aux urgences.
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À l’adolescence, la puberté se caractérise par des transformations physiologiques, mais également sociales (le regard des autres change), qui impliquent des remaniements psychiques. Les psychanalystes postulent une reviviscence des conflits œdipiens à cet âge, dans la mesure où les fantasmes inconscients d’entretenir un rapport sexuel avec le parent de sexe opposé et celui de tuer le parent du même sexe deviennent physiquement possibles. Cette potentialité oblige l’adolescent à prendre ses distances avec les figures parentales, mais cette désidentification peut également être vécue comme une crise identitaire. Parce que l’adolescence est une période d’expérimentation des limites entre soi et l’autre, au cours de laquelle l’environnement joue un rôle essentiel, l'autre représente pour l'adolescent à la fois un risque d’intrusion et un espoir d’accès à soi-même.
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Pour les adolescents rencontrant de grandes difficultés psychiques, notamment issues d’éventuelles carences au niveau des interactions précoces, la rencontre avec un thérapeute peut se révéler salvatrice, car elle permet de rejouer dans l’alliance thérapeutique l’expérience d’un attachement sécure à partir duquel expérimenter le plaisir du fonctionnement psychique, ainsi que la conflictualité.
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Ce dossier présente les articles de trois psychanalystes d’adolescents, liés entre eux par une filiation intellectuelle et proches de la pensée de Winnicott : Evelyne Kestemberg, Philippe Jeammet et Maurice Corcos.
Le holding du thérapeute
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Spécialiste du trouble borderline à l’adolescence et des troubles du comportement alimentaire, Maurice Corcos partage son expérience d’analyste à partir du maniement du transfert chez Winnicott. S’il ne fait pas spécifiquement référence à l’adolescence, l’article de M. Corcos donne pourtant un exemple particulièrement pertinent de relation thérapeutique pour penser la rencontre avec des adolescents dont le narcissisme est mis à l’épreuve. Il est fondé sur la notion winicottienne de holding, soit la manière dont la mère (ou le pourvoyeur de soins), porte physiquement mais contient aussi psychiquement le bébé.
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C’est sans doute parce qu’elle était déprimée que Winnicott a dû comprendre les larmes de sa propre mère et en a tiré sa vocation soignante. Les interactions précoces sont déterminantes pour penser la « relation d’objet », c’est-à-dire la relation à l’autre, dans la mesure où, selon la formule célèbre de Winnicott, « un bébé tout seul, ça n’existe pas ». La mère, rappelle M. Corcos, est la « première grande séductrice et amoureuse du bébé », elle est son monde et son objet. Le « rôle de miroir du regard maternel » est la manière dont le regard de l’autre nous fait exister, car on ne perçoit pas l’autre, mais la manière dont il nous imagine. Être c’est ainsi être perçu, fantasmé, rêvé par l’autre, et s’identifier à ce rêve, au beau miroir qui me dit « tu es le plus bel enfant du monde ». Le Self est le moi corporel, l’éprouvé né de cette interaction érotique qui peut n’être « pas suffisamment bonne » en cas de dépression maternelle tout comme de trop grande excitation ou d’agitation désordonnée.
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Pour M. Corcos, la fonction de l’analyse est de créer une structure encadrante, par une présence contenante permettant au sujet de déployer sa créativité singulière sans empiètement, à condition que l’analyste s’accorde sur le rythme du patient. Le patient communique souvent son transfert à travers ses agirs, qui permettent au thérapeute, par identification, d’éprouver à son tour le vécu d’un défaut de holding ou d’une rupture de la continuité d’être. Par ailleurs ces affects et ces éprouvés sont particulièrement violents, troublants et intenses lorsqu’il s’agit d’adolescents. C’est pourquoi les psychanalystes ont quelque chose à nous dire sur le rôle que joue l’affect dans l’économie psychique des adolescents.
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Selon M. Corcos, le ressenti du thérapeute est plus essentiel encore que sa compréhension ou son interprétation intellectuelles, à condition qu’il parvienne à être affecté sans être détruit. Son défi est de « défaillir ensemble » tout en survivant. La séance analytique est donc une « épreuve », une traversée à deux nécessitant pourtant d’être solide, contenant, sans être sourd, ni se blinder. On pourrait alors imaginer le cadre analytique comme le mât auquel Ulysse est attaché, lui permettant d’entendre le chant des sirènes et d’en être affecté sans pour autant sombrer dans l’abîme.
Maurice Corcos est psychiatre, psychanalyste, professeur à l’université de Paris, et chef du département de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l’Institut Mutualiste Montsouris, Paris (France).
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Pour aller plus loin
Se défendre des émotions
Hippolyte Flandrin – Jeune homme nu assis – France Archives
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Psychiatre et psychanalyste, Philippe Jeammet propose, à travers une approche anthropologique et éthologique, d’intégrer les neurosciences à la métapsychologie, afin d’expliquer la genèse de nos comportements à partir de bases neurobiologiques. Comme Winnicott, Jeammet souligne l’importance de l’environnement dans le développement de l’être humain. Le rapport à soi et le rapport à l’autre sont intriqués, car l’assise narcissique de la personnalité, le sentiment de continuité d’existence, la confiance et l’estime de soi dépendent d’un environnement suffisamment bon.
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L’adolescence, âge des possibles, est à ce titre un facteur de vulnérabilité, mais également de développement et d’échanges pour l’individu. Or l’équilibre narcisso-objectal, la capacité pour être soi-même de se nourrir des autres tout en s’en différenciant, y est particulièrement mis à mal.
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À l’adolescence en effet, la maturité sexuelle impacte la distance aux autres : les changements du corps modifient les distances sociales car le rapport au corps de l’autre déclenche des émotions basiques. Comme l’explique P. Jeammet, « tout objet de désir peut devenir une menace pour l’autonomie de l’individu, engendrer un sentiment d’impuissance proportionnel au pouvoir conféré à cet objet ; d’autant plus si ce désir est vécu comme un risque de débordement et de désorganisation, si le sujet est vulnérable, fragile. » Les émotions présentent ainsi une menace d’intrusion comme d’abandon.
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Pour se défendre de l’émotion suscitée par l’autre, l’adolescent peut recourir aux sensations par autostimulation, aux passages à l’acte et aux conduites d’emprise, qui l’enferment dans des répétitions pathologiques sur un mode d’être réducteur et appauvrissant. Or ces comportements ont un impact sur l’image de soi, et P. Jeammet insiste sur la spécificité humaine de la conscience réflexive, qui permet de réguler nos émotions, d’échapper aux réponses instinctives ainsi qu’à la répétition, mais qui peut également se colorer de douleur existentielle.
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La recherche de sensations et la destructivité ne dépendent pas de l’autre, et ne permettent pas l’expérimentation de la finitude ou de la déception, ni de la temporalité. La répétition engendre une impression de toute-puissance, car elle a pour objectif d’effacer les émotions, c’est-à-dire tout ce qui peut nous rendre dépendants de l’autre. Cette volonté de maîtrise, voire d’emprise, engendre un risque suicidaire, car l’adolescence est un âge où l’on peut choisir sa mort et préférer penser que l’on n’a pas besoin de ce qu’on risque de perdre. Pour n’être pas déçu, on fait le contraire de ce qui nous rendrait heureux. Détruire, c’est en effet s’assurer de ne rien perdre, mais c’est aussi se priver des émotions qui sont à la source du plaisir partagé avec l’autre, plaisir qui renforce ainsi le narcissisme et la confiance en soi.
Philippe Jeammet est pédo-psychiatre, professeur des universités, praticien hospitalier émérite, psychanalyste, et ancien chef du service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut Mutualiste Montsouris.
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Pour aller plus loin
« Homosexualité primaire » et adolescence
La cruche cassée – W.A. Bouguereau 1891 – Wikipedia commons
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Dans cet article, E. Kestemberg conçoit l’adolescence comme un « organisateur » du développement de l’individu, soit le passage vers un nouveau mode relationnel. La prise de distance d’avec les parents, auxquels l’adolescent ne peut plus s’identifier, du fait de la dangereuse reviviscence de l’Œdipe, ébranle son sentiment d’identité ainsi que son estime de soi. Cela peut le conduire à rechercher un « Idéal du Moi » inaccessible, dans la mégalomanie et le mysticisme, et impliquer un déni du corps dans l’anorexie, la décompensation psychotique ou le geste suicidaire. L’adolescence est également une période pouvant être marquée par la phobie scolaire et l’inhibition intellectuelle, dont E. Kestemberg fait l’hypothèse qu’elles découlent d’une « phobie du fonctionnement mental », dans la mesure où ce dernier est sexualisé, de la même manière que la sexualité génitale, trop angoissante, se trouve désexualisée.
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Attentif à la dépression comme à l’idéalisation, le thérapeute vise à restaurer l’estime de soi de l’adolescent et à remettre en marche ses capacités défensives sidérées, en amenant le patient à s’identifier au plaisir du fonctionnement mental de l’analyste, qui prend sa source dans l’autoérotisme et la capacité à le sublimer dans la relation à l’autre. L’analyste devient ainsi un « personnage tiers » et la relation au thérapeute est en tant que telle un objet à investir. Le modèle de cette relation est « l’auto-érotisme primaire », soit la satisfaction que l’enfant se procure lui-même par identification avec la mère, dont il est à la fois objet auto-érotique et partenaire amoureux. Accéder à soi-même, au sentiment continu d’exister, se fait ainsi par l’investissement libidinal des fonctions du moi.
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E. Kestemberg revient sur l’homosexualité, souvent présentée comme une identité (« être homosexuel ») davantage que comme une orientation. Elle nomme homosexualité primaire : « les échanges amoureux premiers entre un sujet et sa mère au travers de toute une série de contacts corporels intéressant le corps entier, notamment la peau, le regard, la voix », fondement de l’auto-érotisme. « Dans l’homosexualité primaire, la relation est à l’autre, peut-être au semblable, mais non à l’identique, à travers le même. » Il ne s’agirait pas de se voir dans l’autre, mais de se reconnaître comme l’autre, de s’y identifier dans la capacité qu’il a de m’aimer moi-même. On peut y voir un analogon de la relation thérapeutique, dans laquelle le transfert est un investissement libidinal désexualisé, idéalisé, permettant l’identification à l’autre comme objet d’aimance. C’est la rencontre de quelqu’un qui m’aime comme lui-même, qui m’apprend à m’aimer moi-même.
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La réorganisation de l’adolescence tient alors dans ce double mouvement de soi à l’autre et de l’autre à soi, permettant de se penser soi-même. Par ailleurs, E. Kestemberg relève que les expériences homosexuelles à l’adolescence peuvent avoir une valeur structurante, se reconnaître dans l’autre permettant de se reconnaître soi-même comme un autre, différencié.
Évelyne Kestemberg a dirigé le Centre de psychanalyse et de psychothérapie au sein de l’Association de santé mentale du XIIIe arrondissement (ASM13) à Paris, connu aujourd'hui en tant que Centre Évelyne et Jean Kestemberg. Elle a collaboré étroitement avec Serge Lebovici et René Diatkine au centre Alfred Binet, centre de consultation d'enfants et d'adolescents de santé mentale du 13e arrondissement de Paris. C'est avec Raymond de Saussure qu'elle a créé la Fédération européenne de psychanalyse.
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Pour aller plus loin