CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Dossiers Cairn

Le complotisme, un mal sans remède

Nous avons choisi ici de donner la parole à des textes publiés postérieurement à 2013, qui rendent justice aux premiers auteurs français qui se sont penchés sur le complotisme (Edgar Morin, Pierre-André Taguieff, Stéphane François et Emmanuel Kreis, Luc Boltanski, Gérald Bronner). Ils présentent des points de vue originaux, évoquent des faits récents, ou témoignent de l’intérêt que trouvent des revues françaises à faire s’exprimer des auteurs non français.
logo curateur

Dans 2023/3

image dossier
linkThis article is available in English on Cairn International and in Spanish on Cairn Mundo

1 De nombreux auteurs français se sont penchés ces dernières années sur le complotisme. On peut citer d’abord un précurseur, Edgar Morin avec La rumeur d’Orléans (1969). Il analysait une sorte de psychose qui avait saisi la ville d’Orléans : des jeunes filles étaient enlevées par des commerçants juifs pour servir dans une « traite des blanches ». Or aucun cas de disparition n’avait été signalé. Plus près de nous, au XXIe siècle, citons La société parano de Véronique Campion-Vincent (2005), La foire aux illuminés puis L’imaginaire du complot mondial de Pierre-André Taguieff (2006), Le complot cosmique de Stéphane François et Emmanuel Kreis, Enigmes et complots de Luc Boltanski (2012) et La démocratie des crédules de Gérald Bronner (2013).

2 Nous avons choisi ici de donner la parole à des textes publiés postérieurement à 2013, qui rendent justice à ces premiers auteurs mais présentent des points de vue originaux, évoquent des faits récents (comme le complotisme qui s’est développé autour de la pandémie de COVID-19), ou témoignent de l’intérêt que trouvent des revues françaises à faire s’exprimer des auteurs non français.

3 Ainsi l’Espagnol Alejandro Romero Reche attire l’attention sur un paradoxe : le complotisme se développe plus que jamais alors que nous vivons dans une société de transparence. L’écrivain français Yves Pagès montre comment le fantasme des Illuminati a atterri dans la société noire américaine et la chanson française récente. Le Belge Loïc Nicolas met en évidence le rôle de repoussoir que joue la rhétorique dans le complotisme ayant visé les Jésuites, les francs-maçons et les juifs. Sarah Troubé s’interroge sur le lien entre complotisme et paranoïa. Deux chercheurs coréens montrent comment la classe politique dominante peut se laisser prendre par le mirage des théories du complot.

4 Un trait commun à ces analyses est de souligner la crise de confiance à l’égard des institutions que révèlent les formes actuelles du complotisme, amplifiées par les réseaux sociaux. Ces analyses se rejoignent aussi pour montrer que le complotisme est un moyen de se construire du sens dans une société qui n’en produit plus assez et dont la complexité nous déroute.

Un paradoxe dans une société de transparence

L'essor des théories du complot témoigne d'une défiance envers les institutions / Ittmust, CC2.0

5 La pandémie de COVID-19 a suscité une prolifération de théories du complot. La revue de philosophie Rue Descartes a invité le sociologue espagnol Alejandro Romero Reche à saisir l’occasion pour proposer une synthèse des travaux sur le complotisme et suggérer ses propres interprétations. Romero Reche adopte la description de la théorie du complot donnée par le politologue américain Michael Barkun : « tout est lié, rien n’arrive par hasard, rien n’est tel qu’il paraît être ». Elle se fonde sur « le soupçon du secret », se nourrit d’indices révélant ce qui se passe « dans les coulisses ». Elle est par nature irréfutable car les faits et les images qui pourraient la discréditer sont interprétés comme des simulacres destinés à cacher le secret. Plus profondément, les théories du complot attirent car elles permettent de donner du sens à un monde « complexe et chaotique » et « donnent à ceux qui y croient une mission dans ce monde », celle d’affronter un ennemi d’autant plus puissant qu’il est invisible. Les adeptes se vivent comme « des champions de la vérité ». L’essor des théories du complot est favorisé non seulement par les réseaux sociaux et la « libéralisation du marché de l’information » mais par la tendance à l’atomisation de la société. Elle traduit « une profonde crise de confiance » à l’égard des institutions ». L’idée de complot « permet au complotiste de s’orienter dans le monde social lorsqu’il n’a plus rien pour se guider ».

6 Le sociologue espagnol construit son texte en s’interrogeant sur un paradoxe : notre société est censée être une société de transparence ; comment le complotisme, nourri de la conviction que se trament des actions secrètes, peut-il prospérer dans un tel environnement ? L’idée que nous vivons dans une société de transparence, dans laquelle « les espaces de secret et d’intimité diminuent », et « tout est censé être exposé au regard de tous », a été notamment développée dans deux ouvrages portant ce titre, l’un du philosophe italien Gianni Vattimo en 1989, l’autre du philosophe allemand d’origine coréenne Byung-Chu Han en 2012. Or « il est indéniable, écrit Romero Reche, que les théories du complot pullulent dans les vitrines virtuelles surchargées de la société de transparence ». Il évoque le référendum sur le Brexit, l’élection de Donald Trump en 2016 ou encore les « terraplatistes ». Il relie cette idée d’une société de la transparence dopée par les médias sociaux à celle de « l’épistémologie naïve » définie par le philosophe Karl Popper. Cette attitude consiste à penser qu’il suffit de découvrir des faits pour dévoiler le réel – comme si celui-ci n’était pas une construction complexe lestée de nos préjugés et de notre histoire. L’épistémologie naïve débouche selon Popper sur une « théorie conspiratrice de l’ignorance », selon laquelle cette dernière peut être, selon les termes du philosophe, « l’ouvrage de quelque puissance inquiétante, origine des influences impures et malignes qui pervertissent et contaminent nos esprits et nous accoutument de manière insidieuse à opposer une résistance à la connaissance ». Pour Romero Reche, les théories du complot développées à propos du COVID-19 reflètent une épistémologie naïve tendant à imputer les hésitations et erreurs des autorités à une forme de machination.

Alejandro Romero Reche est professeur de sociologie à l’université de Grenade.

7

Pour aller plus loin

Les Illuminati sont toujours bien vivants

Street art inspiré du symbole Illuminati / Lettuce, CC2.0

8 Remontant à la fin du XVIIIe siècle, le mythe des Illuminati n’a pratiquement pas cessé depuis lors d’irriguer la scène complotiste, avec des hauts et des bas. Il s’est trouvé une nouvelle jeunesse après les attentats du 11 septembre, en France et plus encore aux États-Unis, où il a curieusement rapproché une fraction de la communauté noire et les suprémacistes blancs. Le romancier et essayiste Yves Pagès retrace cette histoire compliquée, en évoque l’actualité et tente d’en interpréter l’évolution dans La Revue du Crieur.

9 Fondé en 1776 en Bavière, l’ordre des Illuminati était un des nombreux clubs créés discrètement en Europe pour propager les idées des Lumières. Goethe en a fait partie. Interdit en 1784, le club a pris dès les années révolutionnaires une existence fantasmagorique. Sous la plume successivement d’un franc-maçon écossais, d’un jésuite français et d’un pasteur américain, les Illuminati en sont venus à incarner des complotistes déterminés à renverser la religion et les pouvoirs en place. À partir du milieu du XIXe siècle ils ont été associés à l’idée d’un complot juif. Idée reprise dans les années 1920 en Angleterre par la fille d’un pasteur anglican puis aux États-Unis par un révérend évangéliste. Dans les années 1950 un officier de la marine américaine accuse Eisenhower d’être un Illuminati ayant signé un traité avec des extraterrestres... Et puis, dans les années 1970, cette théorie du complot a gagné les milieux afro-américains pour devenir dans les années 2000, écrit Pagès, « une des légendes urbaines les plus populaires parmi la jeunesse américaine ». Mais le mouvement avait aussi repris au sein de la droite suprémaciste, ce qui a pu donner le sentiment, selon l’expression d’un chroniqueur américain, d’une « fusion paranoïde ». En France, le mythe a pénétré dans les milieux de la gauche altermondialiste, ce dont témoignent certaines chansons de Mathias Cassel ou encore de Keny Arkana.

10 Yves Pagès conclut en voyant dans la « vogue illuministe un symptôme, plus profond qu’il n’y paraît, d’une faillite du contrat de confiance démocratique », alimenté par les fréquentes révélations de lanceurs d’alerte dénonçant d’indéniables et graves anomalies dans le fonctionnement « du capitalisme postmoderne ».

Yves Pagès est un écrivain et essayiste français. Son dernier ouvrage est une méditation dur les statistiques : Il était une fois sur cent (La Découverte, 2021).

11

Pour aller plus loin

Sus aux rhétoriciens !

Pancartes attribuant trois assassinats aux franc-maçons à Londres, juin 2008 / Chuddlesworth, CC2.0

12 Dénoncer le complotisme est certes nécessaire, mais un peu facile. La notion de « théorie du complot » est « une expression repoussoir, commode et fourre-tout », écrit dans la revue Diogène l’universitaire belge Loïc Nicolas, spécialisé dans l’étude de la rhétorique. Le complotiste c’est l’autre, jamais nous-même. Nicolas nous invite à « lutter contre le sentiment rassurant d’une altérité entre eux, les “croyants” […] et nous – qui serions immunisés ». Le complotisme exprime une façon « de répondre aux aléas et aux tourments de l’existence, […] de construire du sens à tout-va lorsque celui-ci fait défaut ». Les théories du complot, pour « affligeantes » qu’elles soient, portent « un témoignage qui devrait nous inciter à questionner nos rapports ambigus à l’incertitude, au doute, au discours, à la rationalité et aux pouvoirs de la parole ». Pour éclairer le sujet, Loïc Nicolas aborde successivement trois des grands mythes qui ont alimenté l’histoire du complotisme : les jésuites, les juifs et les francs-maçons. Il le fait sous un angle particulier, celui du rapport à la rhétorique. Un trait commun à ces trois théories du complot est en effet la dénonciation d’un pouvoir rhétoricien capable de « corrompre les esprits ». Dénonciation relayée dans les plus hautes sphères de la société. Concernant les jésuites, dont l’Ordre a été dissous en 1773 avant d’être rétabli en 1814, Loïc Nicolas cite une conférence donnée par Edgar Quinet au Collège de France en 1843. « Jamais on ne mit tant de raison à conspirer contre la raison », déclarait l’éminent historien, qui ajoutait : le jésuite incarne « le vagabond, le nomade qui rôde autour des maisons heureuses ». Et aussi : le jésuite veut « étouffer le savoir » et « emprisonner l’essor de la science ». À propos des juifs, Loïc Nicolas évoque l’histoire des fameux Protocoles des sages de Sion, un faux réalisé à l’intention du tsar Nicolas II par les services secrets russes. Les supposés « sages » ont pour ambition de « prendre en main l’opinion publique », ceci en « exprimant de toutes parts tant d’opinions contradictoires que les Goïms non-initiés soient perdus dans leur labyrinthe ». Au sujet des francs-maçons, l’auteur évoque le film Forces occultes, diffusé en 1943, qui faisait écho à l’encyclique Humanum Genus du pape Léon XIII, publiée en 1884. On y lisait que l’ennemi maçonnique « excelle à chatouiller agréablement les oreilles des princes et des peuples ; il a su prendre les uns et les autres par la douceur de ses maximes et l’appât de ses flatteries ». Les conspirationnistes, conclut Loïc Nicolas, « veulent faire triompher une parole absolument purifiée et authentique », une parole aussi où « le dialogue et la critique ne sont pas (ou plus) en mesure de s’exprimer librement ».

Loïc Nicolas est chargé de recherches à l’université libre de Bruxelles. Il a publié en 2007 La Force de la doxa : rhétorique de la décision et de la délibération.

13

Pour aller plus loin

Peut-on parler de paranoïa ?

Caricature représentant un franc-maçon chassant un jésuite du ministère de la Guerre, L’Assiette au beurre, 1904 / CC0

14 Le complotisme est couramment relié à une forme de paranoïa collective. On parle de « culture paranoïaque ». Dans la Revue française de psychanalyse, la psychologue et psychanalyste Sarah Troubé interroge cette relation, en se référant à Freud. Le trouble paranoïaque est en principe purement individuel. Le paranoïaque repère toutes sortes de détails qui prouvent à ses yeux l’existence d’un complot dirigé contre lui. Or les théories du complot ont un caractère collectif ; elles visent une minorité qui cherche moins à persécuter qu’à manipuler, et souvent à manipuler la collectivité dans son ensemble. Cependant comme le remarquait déjà l’Américain R. Hofstadter en 1964, on peut à bon droit parler d’un « style » paranoïaque, désignant « une tendance à la suspicion, à l’interprétation des événements anodins, à l’externalisation et à la projection ». Sous cet angle, estime Sarah Troubé, « le complotisme apparaît bien comme une rhétorique paranoïaque ». Mais selon la psychanalyste il convient alors de mettre en cause le terme même de « théorie du complot ». Car « il ne s’agit pas uniquement de théories, mais d’un processus de décryptage, de déconstruction puis de reconstruction des faits ». À cet égard elle souligne le rôle pris récemment dans ce processus par l’image (photos, vidéos et.), à mettre en relation avec l’emprise des séries télévisées. Comme d’autres, elle insiste sur la relation entre complotisme et « perte de confiance » à l’égard des autorités, institutions et discours officiel ou dominant. Elle cite le psychanalyste Serge Tisseron : « Plus une information est brutale et déroutante, et plus la théorie du complot risque de se présenter comme une réponse ».

Sarah Troubé est psychologue et psychanalyste.

15

Pour aller plus loin

Elites coréennes saisies par le complotisme

La pandémie de Covid-19 a entraîné la prolifération de théories du complot / Jordan Bracco, CC2.0

16 Le complotisme n’est bien sûr pas propre au monde occidental. Dans la revue Hermès, deux chercheurs coréens, de l’université de Séoul, se penchent sur un cas récent survenu dans leur pays. Ils montrent comment une manifestation de lycéens, plutôt banale mais témoignant d’une vive défiance à l’égard de la classe politique, a été interprétée par une bonne partie des députés et ministres conservateurs comme le résultat d’une machination destinée à renverser le régime. Des procès s’ensuivirent. La thèse propagée au sein du Parlement était que les lycéens avaient été manipulés par des groupes comploteurs proches de la Corée du nord. L’exemple est intéressant aussi parce qu’il montre que les théories du complot ne sont pas forcément le fait de marginaux ou de déçus de la société mais peuvent se développer au sein des élites dirigeantes. Tout en admettant que « la théorie du complot peut offrir au peuple un moyen de résistance contre le pouvoir », Sang-Chin Chun et Jeong–Im Hyun en font une description très négative. Fondée sur « un lien de causalité imaginaire qui obscurcit les informations », la théorie du complot fonctionne « parce qu’elle a du charme. Elle fournit un cadre d’interprétation simple et clair pour des situations difficilement explicables […] et offre une forme de confort dans un monde incertain ». Au moins en Corée du Sud, mais on en voit des symptômes ailleurs, le développement des théories du complot témoigne du fait que « la communication entre hommes politiques et citoyens est devenue un enjeu quasi inaccessible ».

Sang-Chin Chun et Jeong–Im Hyun sont chercheurs à l’université de Séoul.

17

Pour aller plus loin

Afin d’aider les étudiants, enseignants ou professionnels qui utilisent Cairn.info à s'orienter sur notre plateforme, Cairn propose désormais des « Dossiers » composés par des structures partenaires (les revues Le Carnet Psy et Nectart, le magazine Books, etc) sur des thématiques en lien avec l’actualité des sciences humaines et sociales.

Certains de ces dossiers sont par ailleurs traduits en anglais et/ou en espagnol, pour faciliter la découverte des revues francophones par les non-francophones.

Chaque dossier proposé par Cairn et ses partenaires est accessible gratuitement et reprend les éléments suivants :

  • un éditorial rédigé par nos partenaires introduisant la thématique proposée ;
  • une présentation détaillée, et éventuellement critique, de trois articles parus dans les revues partenaires de Cairn.info ;
  • une liste de lecture complémentaire pour approfondir le thème retenu sur Cairn.info au-delà des articles sélectionnés.

Mis en ligne sur Cairn.info le 02/01/2023
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Cairn.info © Cairn.info. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...