1
Depuis l’ouvrage fondateur du philosophe australien Peter Singer sur la « libération animale » (1975), la question animale n’a cessé de monter en puissance. Elle est devenue l’un des sujets de débat les plus passionnés du monde occidental. Notre dossier illustre la grande diversité des courants et opinions qui animent ce débat en France, chez les universitaires et les spécialistes aussi bien que dans la population générale. Le philosophe Jean-Baptiste Jeangène Vilmer met en lumière la différence de perspective qui oppose les approches françaises, lestées de la tradition humaniste, des approches anglo-saxonnes, plus sensibles à la tradition utilitariste. En tant que discipline, l’éthique animale est traversée par trois lignes de clivage : selon qu’on privilégie la justice ou la compassion, qu’on préfère l’abolitionnisme ou le welfarisme ou qu’on souhaite défendre les droits plutôt que les intérêts des animaux.
2
Le sociologue Christophe Traïni nous fait découvrir une fraction du monde des militants, ceux qui ont recours au droit. Qu’il s’agisse de professionnels ou d’autodidactes, ils témoignent aussi de la grande diversité des attitudes - une diversité source de tensions. Mais le recours au droit contribue à légitimer une cause que le monde intellectuel tend à considérer avec méfiance.
3
La sociologue Jocelyne Porcher se penche sur le mouvement en faveur de la « clean meat », l’agriculture cellulaire, qui promet de produire de la viande et autres mets d’origine animale sans faire appel à des animaux entiers. Elle y voit une rencontre entre des intérêts industriels et une idéologie qu’elle juge mal fondée et dangereuse à terme.
Une discipline à part entière
4
Enjeu de société, l’éthique animale est aujourd’hui un domaine de recherche à part entière, explique le philosophe et juriste Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans le Journal International de Bioéthique. Un domaine dans lequel « beaucoup de personnes sont en désaccord ». C’est un euphémisme, si l’on en juge par la grande diversité des points de vue qu’il présente. Après avoir proposé sa propre définition (l’éthique animale est « l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement »), le philosophe, devenu un spécialiste reconnu du sujet, montre d’abord que l’éthique animale ne doit se confondre ni avec la bioéthique, ni avec l’éthique environnementale – avec laquelle elle peut entrer en conflit. Il montre ensuite que cette discipline est beaucoup plus développée et institutionnalisé dans le monde anglo-saxon qu’en France et avance une explication du « retard français ». Il l’impute pour une bonne part à la tradition « humaniste », qui, depuis Descartes, « définit “l’esprit français”, c’est-à-dire l’image que la France se donne d’elle-même ». Et il s’indigne : « comme s’il n’était pas possible d’être pour les animaux sans être contre l’homme ! ». Plutôt dominé par la « tradition utilitariste », le monde anglo-saxon n’a pas de ces pudeurs. S’ajoutent à cela des raisons culturelles (la gastronomie, le foie gras) et le poids de divers lobbys (agroalimentaire, chasseurs). Cela explique, selon Vilmer, que l’on trouve en France de farouches opposants au « sentimentalisme ridicule des “amis des bêtes” », tels Luc Ferry, Janine Chanteur ou encore Pierre Digard (lire ci-dessous : « Les animaux dans le Code civil »).
5
Quelles sont donc les lignes de clivage qui traversent le champ de l’éthique animale ? Elles s’articulent autour de trois axes principaux : entre ceux qui privilégient une justice fondée sur la raison et ceux qui s’en tiennent à la compassion ; entre les « abolitionnistes », qui entendent « s’opposer au fait d’exploiter les animaux » et les « welfaristes » qui se contentent d’exiger que les animaux soient exploités dans des conditions décentes ; et entre les tenants des « droits » des animaux et ceux qui privilégient leurs « intérêts ».
6
L’approche par la justice est beaucoup plus présente dans le monde anglo-saxon. Le principal argument en sa faveur est que la compassion est subjective et donc varie selon les individus, tandis que la justice peut fournir la base d’un accord général. Selon Vilmer les humanistes français craignent que cette approche fasse perdre de vue l’exceptionnalité radicale de la « dignité humaine ». Pour eux nous exerçons notre dignité en faisant preuve d’« humanité » à l’égard des animaux. En France une représentante de cette position humaniste est Elisabeth de Fontenay. Vilmer la classe parmi les « welfaristes spécistes », en ce sens qu’elle maintient l’idée de l’exceptionnalité de l’espèce humaine et se contente de prôner la « défense » des animaux, alors que les « welfaristes antispécistes », comme Peter Singer, prônent la « libération » animale » (lire ci-dessous : « L’exception humaine »).
7
Les partisans des droits des animaux revendiquent pour eux des droits fondamentaux, comme le droit à la vie. Les humanistes objectent que des droits impliquent des devoirs, ce dont les animaux sont incapables. Mais un antispéciste utilitariste comme Singer juge aussi que revendiquer des droits fondamentaux est une fausse piste.
8
À ces trois clivages de base, qui s’entremêlent, s’en ajoutent d’autres, par exemple entre les « déontologistes » et les « conséquentialistes », les « abolitionnistes welfaristes » et les « abolitionnistes anti-welfaristes ». Sans compter d’autres courants, comme « l’approche par les capabilités », les « pragmatistes », etc. Comme le dit Vilmer c’est là un « domaine de recherche dynamique et diversifié ».
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est actuellement directeur de l’Institut de recherche de l’Ecole militaire à Paris.
9
Pour aller plus loin
Le recours au droit
10
La diversité des attitudes sur la question animale se rencontre aussi sur le terrain. Auteur d’un ouvrage de référence sur l’historique de la cause animale du point de vue sociologique, Christophe Traïni expose cette diversité au sein même d’une fraction très minoritaire des militants, ceux qui ont recours au droit. Dans la revue Droit et société, il rend compte de soixante-huit entretiens menés auprès de militants appartenant à trente-quatre organisations différentes. En s’appuyant sur les travaux du sociologue Norbert Elias, il montre en quoi le recours au droit, sous ses différentes modalités, « implique une retranscription des sensibilités à l’origine de l’engagement dans les formes reconnues par les institutions du droit ».
11
Le recours au droit est l’un des « disposifs experts » auquel les « entrepreneurs de la cause animale » peuvent recourir. Les militants qui ont recours au droit sont issus de milieux urbains et ont un certain « capital scolaire ». Pour la plupart leur engagement prend ses sources dans l’enfance, et notamment « les tendres sentiments que leur cercle familial préconisait à l’égard des bêtes ». Y est associé « le bestiaire imaginaire de l’enfance », incarné par les peluches, la littérature enfantine, les dessins animés etc.
12
Traïni nous fait rencontrer plusieurs personnes qu’il juge représentatives. Certains ont fait du droit leur profession. Tel Julien Freund, directeur de l’œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir et ancien responsable juridique de la Fondation Brigitte Bardot. « Il se définit comme un “vachophile”, passion héritée de son enfance, à proximité de la ferme de ses grands-parents. Ou encore Eva Diaz, magistrate à Barcelone, membre du comité exécutif de l’Asociacion Defensa Derechos Animal (ADDA) : « quand j’étais petite, mon père amenait toujours des chatons abandonnés à la maison ». D’autres ont acquis « une formation juridique d’autodidacte ». Tel Stéphane Lamart, devenu policier (la police est la première sollicitée en cas de dénonciation de maltraitance animale). À l’âge de dix ans, il avait « assisté au calvaire d’un petit rat pourchassé par des hommes ». Comme la Fondation Brigitte Bardot, l’association Stéphane Lamart fait appel à des enquêteurs bénévoles. Nous rencontrons aussi Jean-Claude Nouët, professeur en médecine, l’un des fondateurs de la Ligue française des droits de l’animal (LFDA), qui raconte comment il a « réécrit » la Déclaration universelle des droits de l’animal.
13
Des tensions naissent entre les professionnels et les autodidactes, car ceux-ci, dont l’approche juridique est plus superficielle, « tendent à survaloriser la judiciarisation des conflits ». D’autres tensions naissent de la diversité des sensibilités politiques. Julien Freund a quitté la Fondation Brigitte Bardot quand il s’est trouvé confronté à un public raciste, proche du Front national.
14
Le recours au droit a une double fonction. Il contribue à « neutraliser les affects » des militants, appelés à un « incessant travail sur soi » ; et il contribue à conférer une crédibilité à une cause qui souffre d’une « forte délégitimation aux yeux des élites intellectuelles ».
Christophe Traïni est maître de conférences à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.
15
Pour aller plus loin
Que penser de la « clean meat » ?
Douglas, 4 ans, vit dans le refuge Animal Place dans le nord de la Californie /
Marji Beach, CC2.0 16
Dernier avatar de la lutte pour la libération animale, la « clean meat » désigne la possibilité de fabriquer de la viande à partir non d’animaux réels mais de cellules animales. Pas seulement de la viande : du lait, des œufs, du cuir, de la corne de rhinocéros etc. Dans la revue Zilsel, la sociologue Jocelyne Porcher considère que cette nouvelle voie de recherche et développement repose sur une série d’illusions. Elle replace tout d’abord cette innovation dans le cadre historique de la zootechnie qui a vu le jour au milieu du XIXe siècle. Ce fut le début de l’industrialisation de l’élevage, consistant à considérer les animaux de ferme comme des machines destinées à produire, ou une mine dont on extrait des minerais. « Les concepteurs de l’agriculture cellulaire se décrivent comme des innovateurs missionnés pour sauver la planète et les animaux. Or, tout comme au XIXe siècle, le moteur de ces innovations est d’abord économique ». Ce n’est pas un hasard si parmi les financiers des start-ups impliquées dans cette industrie d’avenir figurent Sergey Brin, l’un des fondateurs de Google ou encore M. Ventures, le fonds d’investissement de l’entreprise pharmaceutique Merck, ainsi que « des acteurs majeurs de l’agro-alimentaire ».
17
L’agronome examine ensuite les bases idéologiques d’un mouvement qui prend ses racines à la fois dans le véganisme et dans les « animal studies », un champ d’études dominé par des universitaires prônant l’abandon de l’anthropocentrisme au profit d’un zoocentrisme. Pour comprendre cette idéologie, écrit l’agronome, il faut lire Zoopolis, « la nouvelle bible des “défenseurs” des animaux » (traduit en français en 2016). Or, selon Jocelyne Porcher, ces « scientifiques activistes » négligent un élément essentiel, la relation de travail qui unit les éleveurs véritables et les animaux domestiques. Elle estime que l’agriculture cellulaire, si elle rencontre le succès escompté, aboutira à un monde absurde, dans lequel la grande masse de la population devra se contenter d’une « clean meat » industrielle et insipide, légitimée par des arguments moraux, tandis qu’une élite se réservera la possibilité d’acheter au prix fort des produits d’une agriculture d’élevage confinée dans des réserves. Elle renvoie le lecteur à ses propres travaux, qui mettent en évidence la « rationalité relationnelle » qui unit animaux et éleveurs, garantie aussi du maintien d’une réelle biodiversité et de savoirs faire sophistiqués.
Jocelyne Porcher est sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).
18
Pour aller plus loin