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Vers une “société de surveillance”

L’informatisation progressive de la société accroît régulièrement les moyens de surveiller les individus. Ces moyens sont développés par les États et les entreprises qui y trouvent leur intérêt, avec l’aide indirecte des multinationales qui font profit de leurs activités sur Internet (GAFA). Le présent dossier décrit les principaux aspects de cette évolution.
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Dans 2023/1

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1 Ce n’est un secret pour personne, l’informatisation progressive de la société accroît régulièrement les moyens de surveiller les individus. Ces moyens sont développés par les États et les entreprises qui y trouvent leur intérêt, avec l’aide indirecte des multinationales qui font profit de leurs activités sur Internet (GAFA). Le présent dossier décrit les principaux aspects de cette évolution. Pour bien la comprendre, il faut revenir sur l’historique de l’informatisation de la société. Les quatre problématiques de la révolution numérique sont le contrôle social, la sécurité publique, la communication et la marchandisation des données. Cette révolution se distingue des révolutions industrielles antérieures par le fait qu’elle concerne des biens immatériels. Un champ d’application relativement méconnu est celui de l’assurance : les assureurs rêvent d’avoir accès aux données des GAFA et ceux-ci rêvent d’investir le marché de l’assurance, notamment dans le domaine de la santé. L’affaire Snowden, la lutte contre le terrorisme islamique et plus récemment en France le mouvement des Gilets jaunes ont montré le parti que peuvent tirer les agences de renseignement des données générées par la téléphonie et les réseaux sociaux. Analysée en France, l’informatisation progressive du système de santé, dont les bénéfices sont patents, génère des inquiétudes légitimes quant à la protection des données personnelles les plus intimes. Un autre aspect de cette évolution est la généralisation des dispositifs de vidéosurveillance.

L’informatisation de la société

Société de surveillance

2 Pour comprendre les tenants et aboutissants de la société de surveillance dans laquelle nous engageons sans cesse plus profondément, il importe de replacer le sujet dans le contexte large de l’histoire de l’informatisation de la société. Spécialiste de l’action sociale, un domaine où l’impact du numérique est particulièrement problématique, André Vitalis propose une lumineuse grille de lecture de cette évolution, qu’il présente comme une révolution. En effet, “les innovations numériques actuelles ne sont que le prolongement d’un processus d’informatisation commencé il y a cinquante ans”, rappelle-t-il dans la revue Vie sociale. Il expose d’abord ce qu’il appelle les quatre “problématiques de la révolution numérique”. Il s’agit du contrôle social, de la sécurité publique, de la communication et de la “marchandisation”. Les inquiétudes concernant le contrôle social naissent dans les années 1960-1970 avec les premières banques de données informatisées. Aujourd’hui “l’individu peut se retrouver totalement transparent face à des pouvoirs qui pourront étroitement le contrôler et le manipuler”. André Vitalis note qu’en 2011 “une loi autorise l’interconnexion des fichiers de toutes les administrations”. Concernant la sécurité publique, après les attentats du 11 septembre 2001 “l’État américain devient un État de surveillance global”. L’ampleur du “fichage mondial” est révélée par Edward Snowden. La France n’échappe pas à cette évolution. Au chapitre de la “communication”, l’auteur écrit que “la grande nouveauté est de permettre au récepteur d’informations de devenir également un producteur”. La “marchandisation”, elle, remonte aux années 2000, quand des entreprises mondiales se mettent à collecter les données de leurs usagers pour les vendre à des annonceurs. En particulier, “Les données médicales font l’objet de nombreuses convoitises”, relève Vitalis. En France ces données font l’objet d’une “protection très grande” mais un Système national des données de santé (SNDS) a été créé en 2016. Et les entreprises mondiales “s’affranchissent des règles européennes”.

3 Par rapport aux révolutions industrielles du passé, la révolution numérique ne concerne pas des biens matériels mais le monde de l’information, qui est un bien immatériel. D’où trois différences majeures : elle “installe et conforte des monopoles”, elle “transforme notre monde et nos identités en données” et, selon Vitalis, elle “contribue à raréfier le travail”. Tous ces aspects invitent à une “réflexion éthique” globale sur ce que l’Américaine Shoshana Zuboff appelle le “capitalisme de surveillance”.

André Vitalis est professeur émérite à l’université de Bordeaux. Il a récemment publié L’incertaine révolution numérique (ISTE 2016) et, avec le sociologue belge André Mattelart, Le profilage des populations. Du livret ouvrier au cybercontrôle (La Découverte 2014).

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Pour aller plus loin

Les GAFA visent l’assurance

GAFA

5 L’un des aspects les plus troublants de l’avènement d’une société de surveillance concerne l’évolution de l’assurance. Ce n’est pas un hasard si les principales multinationales de l’Internet, en Occident et en Chine, investissent dans ce secteur. Spécialiste de la modélisation des risques, le Québecois Arthur Charpentier, dans un texte à tonalité optimiste, expose cependant avec clarté les aspects pouvant faire problème. “Ces géants de la technologie ont accès à des données que les assureurs rêveraient d’avoir”, explique-t-il dans la revue Annales des Mines. Réalités industrielles. Ainsi “de nombreux assureurs santé aux États-Unis essaient d’avoir accès aux achats réalisés (par exemple, sur Amazon) par leurs assurés (savoir qu’une personne achète régulièrement des chaussures de course peut être une information intéressante sur son mode de vie et sa santé) ou à leurs réseaux sociaux (comme sur Facebook, pour apprendre que cette même personne est amie avec plusieurs personnes qui courent régulièrement des semi-marathons)”. De leur côté les GAFA, que Charpentier préfère appeler les 3A (Amazon, Apple et Alphabet (Google) “se sont tournées naturellement vers l’assurance, et leur présence commence à se faire sentir”. Ainsi Amazon s’est associé avec JPMorgan et Berkshire Hathaway pour proposer une assurance maladie, “pour l’instant réservée aux employés du groupe”, a acheté une pharmacie en ligne et investi dans des start-ups dites insurtech. Amazon propose aussi une assurance pour des produits électroniques commandés sur son site et envisage de lancer une assurane habitation “à prix réduit en installant un appareil de surveillance à domicile”. Google finance également des entreprises de santé et développe divers projets. Le groupe “cherche à proposer des outils d’aide à la décision pour déceler plus tôt les premiers signes, par exemple d’insuffisance rénale”. Il collecte aussi des données longitidinales sur des périodes relativement longues (au moins quatre ans) portant sur un nombre important de patients (plus de 10 000). Apple a “mis à jour son application Apple Health, qui regroupe les dossiers médicaux de plusieurs hôpitaux aux États-Unis” et propose une fonction électrocardiogramme sur son Apple Watch.

6 Arthur Charpentier souligne que les GAFA, qui ont des relations directes avec des milliards de consommateurs, pourraient éliminer le besoin de courtiers et ainsi faire fortement baisser le prix de l’assurance. Enfin les techniques d’intelligence artificielle qu’ils ont développées pourraient servir à transformer le modèle traditionnel de l’assurance, le faisant passer à l’ère du “pay as you drive”, autrement dit : payer en fonction de ce que les modèles prédisent de vos comportements.

Arthur Charpentier est un chercheur spécialisé dans le risque assuranciel à l’Université du Québec à Montréal.

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Pour aller plus loin

Les agences de renseignement sont-elles un Big Brother ?

Google car

8 Jusqu’à quel point les techniques numériques et en particulier l’analyse informatisée des échanges téléphoniques et des pratiques sur les réseaux sociaux transforment-elles le travail des agences de renseignement ? C’est la question que se sont posée les spécialistes de sociologie politique Didier Bigo et Laurent Bonelli. Pour tenter d’y répondre, ils ont réalisé une série d’entretiens avec une centaine de professionnels du renseignement et mis en relation leurs “discours” avec les caractéristiques des services auxquels ils appartiennent. Ils concentrent leur analyse sur les “principaux services de renseignement de neuf pays occidentaux” : États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, France, Allemagne, Espagne et Suède. Il s’agit donc de démocraties et non de régimes autoritaires. Ils font le compte rendu de leur enquête dans la revue Culture et Conflits.

9 Comme l’ont montré les révélations d’Edward Snowden mais aussi ce qu’on a appris des méthodes de surveillance des militants islamistes et tout récemment de l’analyse des réseaux sociaux utilisés par les Gilets jaunes, “les données numériques sont à l’évidence devenues un enjeu central du travail des services de renseignement”. Pour ces services, les données collectées par les acteurs commerciaux d’Internet représentent “une opportunité extraordinaire”. Néanmoins Didier Bigo et Laurent Bonnelli mettent en garde contre les “propos généraux” sur la “société de surveillance”. Car le milieu du renseignement reste à la fois très hétérogène et plus souvent qu’on l’imagine attaché aux méthodes traditionnelles. La “valeur symbolique des données du renseignement, écrivent-ils, dépend moins de leur contenu que de qui les a produites, dans quel contexte et pourquoi”. Les données “ne sont pas naturelles ou brutes, elles sont le produit d’une performance spécifique d’une série d’acteurs” et “ne prennent sens que dans l’information qu’on en tire”. Autrement dit, “ces traces ne deviennent données que dans la mesure où il y a un intérêt politique à les produire et à les conserver”.

10 Prenant le contrepied de nombreux analystes, Bigo et Bonnelli soutiennent qu’en définitive l’ère du numérique n’entraîne pas de “transformation profonde” des métiers du renseignement. Les pratiques se sont bien sûr “adaptées”, mais les “logiques de travail”, très diverses selon les services, n’ont pas été “bouleversées”. S’inscrivant en faux contre “l’illusion d’un monde unique du renseignement”, ils jugent que ce qui a changé est “moins l’informatique en tant que telle” que “l’entrée des informaticiens dans les services du renseignement et la manière dont ils posent les problèmes”. En particulier, “les entreprises privées” qui les emploient “modifient les règles du jeu”. La question serait donc plutôt de savoir si ces nouveaux acteurs “deviennent dominants dans le champ transnational” du renseignement. Mais pour l’instant, “ils n’en demeurent que des prétendants”.

Didier Bigo est professeur de Sociologie politique internationale à Sciences Po Paris et professeur au département des War studies au King’s College à Londres.
Laurent Bonelli est maître de conférences en sciences politiques à l’université de Paris-Nanterre.

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Pour aller plus loin

Afin d’aider les étudiants, enseignants ou professionnels qui utilisent Cairn.info à s'orienter sur notre plateforme, Cairn propose désormais des « Dossiers » composés par des structures partenaires (les revues Le Carnet Psy et Nectart, le magazine Books, etc) sur des thématiques en lien avec l’actualité des sciences humaines et sociales.

Certains de ces dossiers sont par ailleurs traduits en anglais et/ou en espagnol, pour faciliter la découverte des revues francophones par les non-francophones.

Chaque dossier proposé par Cairn et ses partenaires est accessible gratuitement et reprend les éléments suivants :

  • un éditorial rédigé par nos partenaires introduisant la thématique proposée ;
  • une présentation détaillée, et éventuellement critique, de trois articles parus dans les revues partenaires de Cairn.info ;
  • une liste de lecture complémentaire pour approfondir le thème retenu sur Cairn.info au-delà des articles sélectionnés.

Mis en ligne sur Cairn.info le 02/01/2023
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