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Où va la population mondiale ?

S’il existe désormais un consensus pour annoncer une baisse de la population mondiale, les augures diffèrent sensiblement. Pour les experts de l’ONU, l’hypothèse la plus probable est que le pic sera atteint un peu après 2100, avec 10,9 milliards contre près de 8 milliards aujourd’hui. Mais l’éventail des hypothèses envisageables est large. En cause, la variation des estimations concernant l’évolution de la fécondité d’une part, de la mortalité d’autre part.
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Dans 2022/35

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1 S’il existe désormais un consensus pour annoncer une baisse de la population mondiale, les augures diffèrent sensiblement. Pour les experts de l’ONU, qui continuent de dominer le débat, l’hypothèse la plus probable est que le pic sera atteint un peu après 2100, avec 10,9 milliards contre près de 8 milliards aujourd’hui. Mais l’éventail des hypothèses envisageables est large : le pic oscille entre 9,4 et 12,7 milliards. En cause, la variation des estimations concernant l’évolution de la fécondité d’une part, de la mortalité d’autre part. D’autres voix se font entendre, qui anticipent une crise majeure engendrée par le réchauffement climatique, provoquant un effondrement de la population dès 2050. Le démographe Henri Leridon juge une telle hypothèse peu vraisemblable mais pense que la baisse rapide de la fécondité crédibilise l’hypothèse basse des experts de l’ONU. Son collègue Hervé Le Bras plaide aussi en ce sens. Il identifie plusieurs biais dans le scénario principal retenu par les experts de l’ONU, qui vont dans le sens d’une sous-estimation de la baisse de la fécondité et d’une surévaluation de la hausse de l’espérance de vie. Il pense que le pic sera atteint entre 2060 et 2075.

2 Le Bras met aussi en garde contre la tentation de considérer la population mondiale comme autre chose qu’une « construction de l’esprit ». Ce faisant, il rejoint une analyse faite soixante-dix ans plus tôt par le démographe Alfred Sauvy, qui s’insurgeait contre les pronostics catastrophistes formulés à l’époque sur les risques d’une explosion démographique et contestait l’idée de vouloir imposer un contrôle des naissances. Sauvy affirmait déjà que l’évolution de la fécondité tient pour l’essentiel au développement de l’instruction et des soins de santé. L’histoire lui a donné raison.

Un large éventail d’hypothèses

Le changement climatique pourrait augmenter les taux de mortalité en impactant la production agricole. En 2022, au Pakistan, une grande partie des terres cultivées ont été inondées / CC 2.0, IRIN - Abdul Majeed Goraya

3 Les scénarios conçus par les experts des Nations Unies reposent depuis les années 1960 sur une méthode jugée éprouvée, dite « des composantes », fondée sur l’analyse des niveaux de fécondité et de mortalité, par âge et par sexe. La Division de la population de l’ONU publie ses projections mondiales tous les deux ans, en agrégeant les projections faites pour chaque pays. Dans Population & Sociétés, la revue de l’Institut national d’études démographiques (INED), Henri Leridon détaille l’état des principales hypothèses issues de ces projections et s’interroge sur la légitimité des scénarios les plus pessimistes présentés aujourd’hui.

4 L’ONU présente une « hypothèse centrale », dont s’écartent plusieurs hypothèses jugées moins vraisemblables, à la hausse ou à la baisse. L’hypothèse centrale mise sur un gain supplémentaire de 3,2 milliards d’humains entre 2019 et 2100, la population du globe s’établissant alors à 10,9 milliards – après quoi s’amorcerait une baisse. Mais « la diversité des expériences passées » en matière de fécondité introduit une marge d’erreur possible importante. En 2100 la population mondiale pourrait n’atteindre que 9,4 milliards, ou au contraire culminer à 12,7 milliards. Les démographes se livrent aussi à un exercice d’école : si l’on abaisse arbitrairement la fécondité de 0,5 enfant par femme par rapport à l’hypothèse centrale, la population en 2100 est ramenée à 7,3 milliards, soit moins qu’aujourd’hui ; si au contraire on l’augmente de 0,5, le pic atteint en 2100 est de 15,6 milliards.

5 Depuis les années 1950, constate Henri Leridon, l’évolution observée a été proche des projections « centrales ». Pourrait-on concevoir qu’il en aille différemment à l’avenir ? se demande-t-il. L’ONU mise sur la poursuite de la baisse de la fécondité constatée au cours des dernières décennies, avec cependant un léger relèvement en Europe et en Amérique du nord. Pour l’Afrique subsaharienne, l’hypothèse centrale est une division par plus que deux : de 4,72 enfants par femme actuellement à 2,16 en 2100. Les experts onusiens se livrent à un autre exercice d’école, consistant à imaginer un passage immédiat et général à 2,1 enfants par femme (ce qui assure le renouvellement des générations). Cela supposerait une hausse dans les pays où le taux est inférieur, une baisse ailleurs. Le résultat est voisin de l’hypothèse centrale.

6 Henri Leridon n’exclut pas que la baisse de la fécondité soit plus forte qu’anticipée par les experts de l’ONU et que la réalité se rapproche de l’hypothèse basse. Il examine ensuite les scénarios les plus pessimistes, avancés par des auteurs « collapsologistes » qui évoquent une possible « hausse considérable de la mortalité ». Dans son hypothèse centrale l’ONU mise comme pour la fécondité sur une poursuite de la baisse de la mortalité, due à l’allongement de la durée de vie. Mais elle considère aussi l’éventualité d’une mortalité constante, ce qui limiterait la population mondiale à 8,92 milliards en 2100. Les théories collapsologistes, elles, se fondent sur l’idée d’un possible impact catastrophique du changement climatique sur la production agricole et l’accès à l’eau. Le modèle exploité par les auteurs du rapport au Club de Rome en 1972 est remis au goût du jour, avec comme perspective un effondrement de la population dès 2050. Henri Leridon juge une telle perspective peu vraisemblable. Si l’hypothèse basse de l’ONU a des chances de se réaliser, « c’est en raison d’une baisse rapide de la fécondité et non d’une hausse de la mortalité ».

Henri Leridon est directeur de recherche émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED). Il a été professeur associé au Collège de France de 2008 à 2009 (chaire de développement durable). Il a notamment publié Les enfants du désir, Julliard 1995, Aspects biométriques de la fécondité humaine, Presses universitaires de France, 2000 et De la croissance zéro au développement durable, Fayard/Collège de France, 2009.

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Pour aller plus loin

L’œcuménisme discutable des Nations Unies

L'évolution incertaine de la natalité induit une marge d'erreur importante sur les projections démographiques. En Afrique subsaharienne, la natalité pourrait être divisée par deux / CC 2.0, GPE - Kelley Lynch

8 La méthodologie suivie par les experts de l’ONU n’est pas exempte de biais, explique Hervé Le Bras dans Politique étrangère. « L’organisation internationale souhaite donner une image pacifiée du monde en 2100, car cela fait partie de sa mission », écrit-il. Ainsi fait-elle converger la fécondité de chaque pays en 2100 « vers des valeurs comprises entre 1,70 et 2,35 enfants par femme » - à trois exceptions près, le Niger (2,5), la Zambie (2,45) et Singapour (1,45). Pour le démographe, cette convergence repose sur une pétition de principe. Il s’agit d’un « œcuménisme discutable ». L’ONU fait remonter sans explication la fécondité de pays comme le Portugal, la Pologne ou la Corée. Dans le même esprit, la fécondité de la France est censée se stabiliser à 1,94 en 2100, alors qu’elle est déjà descendue à 1,87. Et par ailleurs les Nations Unies « ont pris pour hypothèse la poursuite de la baisse de la mortalité dans tous les pays ». L’espérance de vie atteindrait 82,5 ans pour le monde entier en 2100, contre 71 ans en 2015. Aux États-Unis elle atteindrait 90 ans – alors même qu’elle diminue depuis quelques années.

9 Aussi Hervé Le Bras juge-t-il plus judicieux, pour établir des projections crédibles, de faire appel à une méthodologie différente. Il s’agit simplement de se référer à l’évolution du taux de croissance de la population mondiale. Celui-ci a monté régulièrement dans les décennies suivant la Seconde guerre mondiale : 1,75 % par an en 1955, 1,9 % en 1960, 2,1 % en 1970. Mais ce fut le maximum, et deux ans plus tard, quand parut le fameux rapport au club de Rome, « le pic était dépassé ». Depuis lors il a « lentement décru », pour se situer aujourd’hui à 1,1 % par an. Or « le prolongement de la tendance conduit à un taux de croissance nul entre 2060 et 2075, donc nettement plus tôt que la date projetée par les experts de l’ONU dans leur hypothèse centrale (un peu après 2100).

10 Hervé le Bras met aussi en garde contre la tentation de considérer la population mondiale comme « une réalité homogène ». Il s’agit d’une « construction de l’esprit ». En l’occurrence l’attention devrait surtout se concentrer sur « deux aires problématiques », l’Afrique entre les tropiques et la partie de l’Asie de l’ouest formée par le Pakistan, l’Afghanistan et l’Irak. Il met en évidence l’existence d’une corrélation entre forte croissance démographique et troubles politiques.

Hervé Le Bras est démographe et historien. Il a fait l’essentiel de sa carrière à l’Institut national démographique (INED) et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Parmi ses nombreux ouvrages, citons : Vie et mort de la population mondiale (Le Pommier 2009) et Serons-nous submergés ? Épidémie, migrations, remplacement, Éditions de l’Aube 2020.

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Pour aller plus loin

Un faux problème ?

Vue aérienne de Manille, ville la plus densément peuplée au monde / CC 3.0, Patrick Roque

12 Les débats passionnés sur l’avenir de la population mondiale remontent à Malthus et plus récemment à William Vogt, dont le best-seller The Road to Survival (La faim du monde, en français) a marqué les esprits en 1948-1950. Dans un article publié dans la revue Population en 1949, le démographe Alfred Sauvy s’en était emparé pour faire part de son scepticisme devant des idées jugées simplistes. Il est intéressant de relire ce texte aujourd’hui, car à bien des égards il n’a rien perdu de sa fraîcheur et de son actualité.

13 La thèse de Vogt est proche de celle de Malthus : la population mondiale va croître plus vite que les subsistances, il faut donc prendre des mesures pour la limiter. Malthus préconisait l’abstinence, Vogt l’imposition du contrôle des naissances dans les pays pauvres. Les pays qui refuseraient se verraient privés de l’aide au développement. Ce faisant, souligne Sauvy, il rejoint aussi Malthus, qui « estimait inutile l’amélioration du sort des classes laborieuses ». Pour le démographe, une telle position relève d’un « conservatisme rigide », dont un élément central est la « négation du progrès technique ». Il fustige les « pessimistes » dont « les pronostics sombres ne tiennent pas compte du progrès scientifique et technique ».

14 Sauvy en profite pour mettre en cause le concept même de population mondiale. Le monde n’est pas une entité homogène. Les frontières nationales le « compartiment ». Le phénomène s’est accentué depuis les lendemains de la Première guerre mondiale, avec la création de la Société des nations, ancêtre de l’ONU. « S’il existe bien une population française, une population japonaise etc., ce n’est pas seulement par l’effet d’une unité linguistique, ethnique et politique, c’est parce qu’à l’intérieur des frontières qui entourent ces populations les migrations humaines et le commerce des marchandises sont totalement libres ». La situation démographique varie beaucoup selon les pays et les régions de la planète : il convient donc de considérer l’évolution des populations pays par pays. Et dans un monde où les empires coloniaux laissent progressivement la place aux nationalismes, il est vain de vouloir imposer de l’extérieur une quelconque politique démographique. Ceux qui rêvent de contrôle des naissances sont « les classes dominantes » des pays riches : « La peur de la multiplication des autres conduit à une recrudescence du malthusianisme dans des populations déjà minées par le vieillissement démographique ». Or l’idée de vouloir contrôler les naissances repose sur une illusion. Vouloir imposer une telle mesure jouerait tout au plus un rôle d’« adjuvant ». L’évolution de la fécondité tient en effet, pour l’essentiel, au développement de l’instruction et des soins de santé. Cela conduit à « élever le coût de formation d’un homme et l’intensité de l’effort nécessaire provoque un fléchissement de la reproduction ». Pour les pays développés, « le risque de voir les générations ne pas assurer leur propre remplacement est plus élevé que celui d’une excessive multiplication ». Aussi « les recherches les plus utiles devraient-elles porter sur la fécondité différentielle ». Soixante-dix ans après la publication de ce texte, force est d’en reconnaître son caractère prémonitoire.

Alfred Sauvy, démographe, économiste et sociologue, a fondé l’Institut national d’études démographiques (INED) en 1945. Il a été professeur au Collège de France. Son ‡dernier ouvrage est paru l’année de son décès, en 1990 : La terre et les hommes : le monde où il va, le monde d’où il vient, Economica.

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Pour aller plus loin

Alfred Sauvy, démographe, jugeait simplistes les idées de Vogt et Malthus sur l'avenir de la population mondiale / CC 4.0, Bakakai
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/12/2022
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