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On prête à Richard Wagner cette définition rudimentaire mais limpide d’un festival : une musique exceptionnelle pour un moment exceptionnel dans un lieu exceptionnel. Longtemps, le monde des festivals est resté fidèle à cette triple exception qui, paradoxe, collait mal avec la dimension, elle-même exceptionnelle, de la culture des politiques culturelles. La distinction festivalière tenait à plusieurs traits singuliers, tous remis en question aujourd’hui. D’une part, les créateurs et – plus rarement – créatrices de festivals obéissent à des parcours très divers, sans que se dégage un profil type. On y trouve des représentants de collectivités locales, directement ou indirectement impliqués dans la genèse de l’événement. On y trouve des personnalités des mondes culturels et musicaux (critiques, éditeurs, responsables d’équipements), qui voisinent avec des artistes. Ces différentes trajectoires de création ont une influence majeure sur l’identité artistique de l’événement. Par « musique exceptionnelle », il faut aujourd’hui entendre une programmation qui se distingue des affiches de saisons culturelles : plus de diffusion et moins de création, jeu sur la complémentarité de grands noms et de propositions émergentes. Il faut sans doute revenir sur ce prétendu rapport particulier à l’offre artistique elle-même. Un festival – tel que nous le rapportent les enquêtes conduites auprès des publics – se vit dans un double rapport à l’offre artistique et à la convivialité. C’est précisément ce qui distingue l’expérience festivalière de l’expérience d’un concert, dans le domaine de la musique. L’endroit, c’est la musique. L’envers, c’est les autres.
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Deuxième trait, le moment. On touche ici à une autre exception dans l’exception. Tandis que les pouvoirs publics accordent leur soutien à la constitution d’une permanence culturelle tout au long de l’année, les festivals sont très nettement identifiés à la saison estivale. Pour un spécialiste des événements, le retour du marronnier festivalier lorsque, en mai, les programmations s’annoncent, induit une escalade journalistique et la recherche de ce qui pourrait bien être nouveau, cet été. De là découle une certaine défiance des politiques culturelles pour l’événementiel, dont la brièveté contraste avec le temps nécessaire pour construire un public, des actions culturelles, des partenariats territoriaux. Or ce second critère wagnérien s’est trouvé totalement dépassé par la croissance du nombre de festivals qui, tous secteurs confondus, approche les 7300 événements aujourd’hui. On remarque d’ailleurs que l’été n’est plus majoritaire dans la vie festivalière et que les nouveaux événements se situent, de plus en plus, en avant-saison ou en après-saison.
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Troisième trait, le lieu. Chacun a en tête la Festspielhaus de Bayreuth, les sites patrimoniaux historiques ou naturels où les équipes festivalières prennent leurs quartiers. Circonscrits à des espaces singuliers, les festivals sont réputés centrés autour d’une communauté de fidèles, d’autant plus que le coût d’accès, symboliquement et pratiquement, est loin d’être négligeable. Cette exception locale s’est pourtant considérablement desserrée aujourd’hui, avec les délocalisations de spectacles, les festivals d’art de la rue, itinérants. L’idée d’un cercle concentrique d’affidés colle de moins en moins bien avec le renouvellement constant des publics. Le lieu « quasi-privé » a laissé la place à un événement soucieux de développement durable, de responsabilité sociale, de valorisation territoriale, etc.
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Au travers de ces trois évolutions, c’est toute l’exception festivalière vis-à-vis des politiques culturelles qui est remise en question. La croissance du nombre de festivals impose de reconsidérer leur place comme instruments de politique publique, plutôt que comme des OVNI de l’action culturelle. C’est pourquoi nous avons choisi trois textes qui mettent en scène ces enjeux. Avec « Pourquoi les festivals doivent être évalués à l’aune de leur utilité sociale » d’Hélène Duclos et Émilie Cherbonnel, nous entrons dans le vif de l’enjeu social. Avec « Les festivals queer, lieux de formation de contre-publics transnationaux », de Konstantinos Eleftheriadis, nous abordons enfin une autre dimension de la festivalisation : son rapport à de nouvelles formes de politisation, aux antipodes de la standardisation culturelle dont elle souvent perçue comme le véhicule. Avec « Les festivals du spectacle vivant : une galaxie d’acteurs aux pieds fragiles », de Bénédicte Dumeige, nous prenons acte des enjeux artistiques que les événements partagent avec les politiques culturelles, plus généralement.
L’utilité sociale, une autre façon d’évaluer les festivals
Ecausysteme (Lot), © E. Négrier
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Voilà un article qui tranche avec la manière dont on apprécie la participation festivalière, sous toutes ses formes. Hélène Duclos et Émilie Cherbonnel restituent une expérience collective de mesure de l’utilité sociale des festivals. Elles affrontent donc quelques-uns des a priori classiques sur le sujet : les festivals seraient des aventures individualistes ; les publics des festivals seraient, à l’instar de celui des politiques culturelles, frappés du syndrome de l’entre-soi ; les bénévoles ne seraient que des spectateurs clandestins ou des salariés déguisés, les programmateurs ne seraient finalement intéressés que par la reproduction d’une formule, voire sa standardisation, etc. À l’encontre de ces idées reçues, on apprend dans ce texte combien la pratique festivalière constitue, d’un point de vue social, une expérience originale. Elle l’est d’abord par sa fonction de levier, en raison de la moindre hauteur de la barrière (symbolique) d’accès à l’événement, par rapport à la fréquentation, parfois intimidante, des institutions culturelles. Elle l’est aussi parce qu’elle donne accès à d’autres pratiques culturelles, selon une fonction de « déblocage » que les autrices développent dans la première partie de l’article. Dans la seconde, l’utilité sociale du festival s’écarte de sa valorisation simplement culturelle pour envisager les dimensions de sociabilité, de rencontre, de découverte par lesquelles l’expérience festivalière s’éclaire d’un autre jour. Les deux utilités se combinent au lieu de simplement s’additionner. On pratique une expérience artistique qui déborde dans le social ; on vit une expérience sociale qui repose sur le motif artistique. De sorte que l’expérience festivalière, pour être utile, ne s’en écarte pas moins de tout utilitarisme. C’est le paradoxe qu’éclairent Hélène Duclos et Émilie Cherbonnel. Il s’agit, dans ce moment, de rien de moins que de « faire société ». Or la société, bien grand mot, recouvre des réalités sociétales très diverses, tant par le public accueilli que par la programmation proposée ou les lieux et dates choisies. C’est pourquoi le festival fait sociétés. Et certaines de ces sociétés s’écartent sans doute de l’échantillon traité par les autrices.
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Pour aller plus loin
Les festivals queer, espaces militants et transnationaux
Festival Pause Guitare, Pratgraussals Albi © DR
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S’il existe une pluralité de société assemblées par le dispositif festivalier, c’est que celui-ci répond à une diversité de causes, parmi lesquelles on pense à la valorisation d’un champ artistique, d’un territoire, d’une communauté. L’article portant sur les festivals queer examine la capacité du festival à incarner et valoriser une cause, celle de l’identité queer, c’est-à-dire celle du refus de l’assignation sexuelle, du jeu sur les normes de genre afin de leur infliger une critique de nature politique. À la suite de Michael Warner, Konstantinos Eleftheriadis s’appuie sur la notion de « contre-public » pour qualifier la fréquentation des festivals queer, dont le premier remonte à l’année 1998, avec Queeruption. Contre-public signifie la formation de collectifs sur la base de revendications discursives et d’une pratique de l’espace public alternatives à l’ordre dominant ; celui-ci étant par exemple le mouvement gay et lesbien mainstream du début des années 1990. La rupture avec l’espace public dominant est aussi le fruit d’un déplacement : la transnationalisation des festivals queer s’oppose à une vision habermassienne, assez implicite, selon laquelle l’espace public s’inscrit nécessairement à une échelle nationale. Le travail de Konstantinos Eleftheriadis s’appuie sur une enquête de terrain menée sur sept festivals en Europe, et s’oriente vers les pratiques d’organisation et de communication à l’œuvre en leur sein. On y croise les interactions entre différentes parties prenantes du dispositif, depuis les publics jusqu’aux organisateurs en passant par les vigiles. On y met l’accent sur la pratique des langues, le discours forgé contre les frontières, les pratiques numériques aussi, ceci afin de valider l’hypothèse chère à Nancy Fraser, celle d’une transnationalisation de l’espace public. Ainsi, selon l’auteur, la notion de contre-public ouvre sur une nouvelle vision du festival comme pourvoyeur de culture politique, là où l’industrie événementielle voudrait bien au contraire le standardiser sous l’empire du divertissement. Paradoxe : ici – dans une vision « neutraliste » de l’espace public, se rejoignent Habermas et Live Nation ! Ne vaut-il pas mieux entendre Queer ?
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Pour aller plus loin
Les festivals, vitrines de l’événementalisation de la culture
Cabaret Vertt, © M. Tchakmakdjian
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Outre l’évaluation des festivals à l’aune de leur utilité sociale ou de leur portée politique, il faut affronter la diversité du monde événementiel qu’ils constituent désormais. L’article de Bénédicte Dumeige s’insère dans un dossier de la revue L’Observatoire, qui porte sur le « Désir d’événement ». Dans celui-ci on retrouvera l’ensemble des enjeux qui font aujourd’hui du festival non plus une exception au sein des politiques culturelles, mais l’une de leurs modalités distinctives. L’événementalisation de la culture est tour à tour examinée à la lumière de leur urbanité (Jean Blaise et Fazette Bordage), de leur économie (Emmanuel Négrier), de leur rapport aux sensibilités, joies et menaces (Jean-Marc Songy), parmi les 15 articles du dossier. Le propos de Bénédicte Dumeige constitue, en quelques pages, une sorte de programme d’étude qui prend au sérieux l’ensemble de ces dimensions. On y trouve un essai de typologie se rapportant aux ambitions (diffusion, création, rayonnement territorial, attractivité touristique), à la portée en termes d’emploi, de retombées économiques, d’empreinte civique, parmi d’autres critères. Bénédicte Dumeige s’attache à l’enjeu du dénombrement des festivals, qui a longtemps semblé mission impossible, jusqu’à ce que le CNRS et le ministère de la Culture s’attellent à la tâche, au cours de l’année 2022. En lieu et place des 2000 événements que l’on croyait résumer le phénomène, la cartographie met à jour près de 7300 festivals dont la diversité correspond bien aux intuitions de l’autrice, selon une dynamique de création qui relève de deux leviers antagoniques : l’agilité du dispositif en explique la relative facilité de création, tandis que la fragilité, notamment économique mais pas seulement, rend compte de l’obligation de renouvellement (des formes, des publics, des stratégies de localisation, etc.). Pour paraphraser presque Mark Granovetter et sa « force des liens faibles » (« The strength of weak ties », The American Journal of Sociology, 78, 1973, p. 1360-1380)., à propos de la notion de capital social, on peut parler, à propos des festivals, de la puissance de la fragilité.
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Pour aller plus loin