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Le terme de « chef » a pour origine le latin caput qui renvoie à la « tête ». Au sein d’un groupe, le chef est celui qui s’élève au-dessus de la majorité afin d’exercer des fonctions de contrôle ou de direction. Qu’on le nomme souverain, monarque ou chef d’État, sa propriété première est de détenir l’autorité, ce « quelque chose » qui lui assure l’obéissance et la reconnaissance de tous. Le chef en « impose ». C’est peut-être même sa seule mission. Comme disait Jacques Chirac : « un chef, c’est fait pour cheffer ».
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Sur quoi repose la légitimité d’un chef ? Dans l’histoire humaine, la figure du chef s’est longtemps appuyée sur trois sources : la nature, la religion et la tradition. Depuis le XVIIIe siècle, l’affirmation des valeurs démocratiques et la montée de l’individualisme ont jeté un soupçon sur les notions d’ordre, de pouvoir et d’obéissance. L’autorité serait « en crise ». Ringarde, illégitime voire dangereuse, elle serait rejetée sous prétexte de prendre, tôt ou tard, le chemin de ses excès : l’abus de pouvoir et l’autoritarisme.
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Face aux transformations de la société, le chef serait-il devenu une espèce en voie de disparition ? Oui et non. Oui, parce que les individus se méfient des liens tutélaires. Dans l’entreprise comme en politique, on réclame des modes de gouvernance plus démocratiques, moins de carcans et plus d’initiatives personnelles. Parce qu’elles sont plus consensuelles, les figures du meneur ou du coach remplacent peu à peu celle du traditionnel « patron ». Et en même temps, non, le chef n’a pas complètement disparu. Contre toute attente, la revendication à l’épanouissement personnel a conduit à la prolifération des chefs. Chefs de service, chefs de rayon, chefs de gare, chefs de pôle, chefs d’équipe, chefs de produit jusqu’au « chief happiness officer » de certaines start-ups, on ne compte plus le nombre de « chefs » à tous les étages…
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Comment comprendre ce paradoxe ? Comment le changement des mentalités et des méthodes de management ont-ils redessiné la figure du chef ? Comment organiser efficacement une équipe aujourd’hui ? L’idée commune qui se dégage des trois articles est celle-ci : on attend aujourd’hui du chef qu’il libère les énergies et les talents de ses collaborateurs. Qu’il soit sensible, empathique et inclusif. C’est sur ces critères affectifs autant que sur sa capacité à diriger qu’il est désormais évalué. Superviser des individus en respectant leur sensibilité, co-construire des alliances efficaces au sein d’un groupe, révéler à chacun son potentiel : tels sont les défis des « nouveaux chefs ».
Le chef : un homme de mesure
L’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 à la BBC.
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Qu’est-ce qu’un bon chef ? C’est la question posée par Lucien Jaume dans un texte consacré au général de Gaulle paru dans la revue Cités. L’auteur rappelle d’abord une évidence : c’est dans l’épreuve et l’adversité que l’on découvre les qualités d’un chef. La figure du chef se dessine toujours dans un moment de crise lorsqu’une alchimie se forme entre une personnalité et des circonstances historiques particulières. Qu’il s’agisse de Bonaparte, Roosevelt, Churchill ou de Gaulle, leurs légendes se sont toutes construites en des temps difficiles. Il y a donc une dimension imprévisible et incalculable dans la façon dont le chef émerge au sein d’un groupe à un moment de l’histoire. Gaulle appelait cette rencontre le « destin du grand homme ».
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Des qualités prédisposent cependant à l’exercice du commandement. Rappelons que de Gaulle n’a cessé toute sa vie de faire l’éloge de l’empirisme. Pour lui, la principale qualité du chef est de savoir observer et traiter une situation particulière. « Apprécier les circonstances dans chaque cas particulier, tel est le rôle essentiel du chef » écrit-il dans son ouvrage Le Fil de l’épée. Avant de démontrer sa témérité ou sa force, le chef se distingue par sa capacité de discernement. Juger, et bien juger : telle est la première vertu du chef. On comprend naturellement mieux pourquoi la seconde qualité qui en découle est celle de savoir désobéir quand il le faut, comme ce fut le cas lors de l’appel du 18 juin 1940. Un bon chef n’obéit pas à un ordre inapproprié, absurde ou injuste. Il observe, il juge, puis il agit.
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Un détail surprendra le lecteur. Pour de Gaulle, le chef est un homme d’intériorité, un homme méditatif qui ne parle qu’à bon escient. Silencieux, un brin romantique même, ce portrait contraste avec l’agitation des dirigeants actuels qui déploient des trésors d’inventivité à se mettre en avant. Le chef selon de Gaulle n’est ni mégalo ni dictateur. Il n’a rien de l’entrepreneur ou du dirigeant extravagant. La grandeur d’un homme ne se mesure pas à ses excès. Pour le général de Gaulle, être chef implique d’avoir le sens des limites, du raisonnable et du possible.
Lucien Jaume est philosophe et professeur de sciences politiques au CNRS, à Sciences Po et à l’EHESS.
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Pour aller plus loin
Entre expertise et sollicitude : les « nouveaux chefs »
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L’autorité est-elle en crise ? Le fameux slogan de Mai 68 « il est interdit d’interdire » serait-il devenu la vérité de notre temps ? Dans un article paru dans la revue Inflexions, Pierre-Henri Tavoillot tente de déconstruire cette évidence. Non, l’autorité et le chef n’ont pas disparu. Ils sont en pleine réinvention. Depuis la Renaissance, les trois sources traditionnelles de l’autorité (la nature, la religion et la transcendance) sont contestées. Elles n’offrent plus une légitimité suffisante à la figure du chef. Les découvertes scientifiques et l’affirmation de la démocratie se sont accompagnées d’une demande accrue de liberté et d’égalité de la part des individus. Il en résulte une contradiction : d’un côté l’autorité est de moins en moins bien supportée et, de l’autre, les individus ressentent un besoin d’autorité toujours croissant.
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Pour affronter ce paradoxe, l’auteur propose d’identifier trois nouveaux principes qui font autorité aujourd’hui. Le premier renvoie à l’autorité du savoir, qu’on appelle aussi l’expertise. La figure du chef comme un « sachant », un expert ou un « techno » s’appuie sur cette forme d’autorité. On peut penser à des personnalités comme Valéry Giscard d’Estaing ou Raymond Barre qui furent économistes avant de devenir dirigeants politiques.
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La seconde forme d’autorité est celle du charisme. Notion confuse, le charisme désigne les qualités exceptionnelles de la personnalité d’un individu. Mais parce que le leader charismatique risque à tout moment de se transformer en despote, cette source d’autorité reste fragile. Le charisme suscite autant la méfiance que l’adhésion.
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La dernière source d’autorité contemporaine est la sollicitude. Chef d’entreprise, décideur politique, sportif : les grands meneurs doivent aujourd’hui se tenir aux côtés des victimes, savoir démontrer leur empathie, exprimer leur solidarité dans les catastrophes naturelles ou humaines. Au risque d’être considéré comme un « salaud » froid et insensible, un chef doit savoir faire preuve d’humanité et de sensibilité, verser des larmes et apparaître comme un cœur tendre. Ce nouveau critère est devenu déterminant dans l’exercice des fonctions du chef.
Pierre Henri Tavoillot est maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne et Président du collège de Philosophie.
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Pour aller plus loin
Pour une approche pragmatique et collective du leadership
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Les méthodes de management verticales où un chef dirigeait une équipe sans feedback et sans évaluation sont obsolètes. Le succès d’une organisation repose désormais sur la pratique d’un leadership horizontal, collectif et complémentaire. Partant de ce constat, le psychanalyste et consultant en organisation, Manfred Kets de Vries cherche à identifier le type de leadership qui maximise l’efficacité d’une équipe. Fidèle à une approche systémiste, l’auteur considère que la question du chef ne peut pas être isolée de celle du groupe et de ses relations humaines. Son texte ne porte donc pas sur le mythe du chef ou du « grand homme » mais sur la façon de révéler aux membres d’une équipe le style de leadership qui leur convient. Son hypothèse est la suivante : pour qu’une organisation soit créative, il faut apparier le style de leadership des membres avec les compétences et les rôles qu’ils occupent.
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Dans un but pragmatique, l’auteur offre au lecteur une méthodologie pour découvrir les archétypes de leadership dominant chez les dirigeants d’une organisation. Il a donc bâti un questionnaire des archétypes de leadership (QAL) dont l’objectif est de permettre aux organisations de connaître le style de leadership d’une personne et la situation dans laquelle cette personne sera la plus efficace. Quelle est la meilleure manière de superviser les individus en tenant compte de leur style de leadership ? Comment les dirigeants peuvent-ils obtenir le meilleur de leurs équipes ? Quelles combinaisons de styles les dirigeants doivent-ils respecter dans leur équipe ?
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Sa carte des archétypes dégage huit figures principales : le stratège, utile dans les organisations complexes ; le catalyseur du changement qui agit dans les activités de redressement ; le négociateur ; l’entrepreneur ; l’innovateur ; l’organisateur ; l’entraîneur et le communicant. La matrice proposée par l’auteur constitue un « guide des bonnes pratiques » qui évitera aux organisations d’encourager des attitudes qui vont à l’encontre de la personnalité de ses membres. L’analyse proposée par l’auteur est précise, dense et directement mobilisable par une équipe de direction.
Manfred Kets de Vries est professeur de gestion des ressources humaines à l’INSEAD. Il est psychanalyste et spécialiste des organisations.
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Pour aller plus loin