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« La situation de la psychiatrie française est passée de grave à catastrophique ». Le verdict du psychiatre Daniel Zagury suffit-il à illustrer l’ampleur de la crise que traverse la psychiatrie française ? Depuis les années 1980, on ne compte plus le nombre de rapports parlementaires et d’ouvrages décrivant un système au bord de l’implosion. Entre manque de moyens, difficultés de recrutement, augmentation des actes de contentions, mouvements sociaux et fermetures d’établissements, la prise en charge psychiatrique est décrite comme « catastrophique ». Malgré les efforts des pouvoirs publics pour tenir en 2021 les « Assises de la santé mentale et de la psychiatrie », les réponses proposées sont loin de répondre aux demandes des soignants.
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Comment soigner dans ces conditions ? Comment soigner lorsque l’institution est elle-même malade ? Pour répondre aux enjeux actuels, ce dossier propose de se tourner vers l’histoire de la psychiatrie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une histoire qui nous enseigne qu’une prise en charge humaine est possible. Les trois textes proposés s’interrogent sur les conditions pour réaliser l’ambition première de la psychiatrie, à savoir écouter et soigner la souffrance des malades. Comment une institution se montre-t-elle thérapeutique ou, au contraire, pathogène pour ses patients ? Comment éviter la réapparition de pratiques maltraitantes, voire inhumaines, vis-à-vis des « fous » ? Sur quels principes la psychiatrie d’après-guerre s’est-elle construite pour répondre à ces questions ?
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La « psychothérapie institutionnelle » est le nom d’une méthode de traitement en psychiatrie qui a prévalu en France à partir des années 1960. Elle a inspiré un système d’organisation de l’offre de soins sous forme de « secteurs » consistant à proposer aux malades d’être soignés à côté de chez eux. Les trois articles détaillent la genèse, la logique et les fissures de ce « moment du soin » que certains considèrent comme un âge d’or de la psychiatrie. Empreint de révolte et parfois de nostalgie, leur ton donne la mesure de l’engagement politique de ces trois psychiatries en faveur d’une meilleure écoute des besoins du patient.
Entre progrès et reculs : l’histoire de la psychiatrie
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Depuis deux siècles, l’histoire de la psychiatrie connaît une alternance continue de progrès et de reculs. C’est le constat du psychiatre Jacques Hochman dans ce texte consacré aux soins en psychiatrie. Selon lui, les avancées et reculs en matière de soins psychiatriques suivent la trajectoire des révolutions et contre-révolutions démocratiques qui ont jalonné la période allant de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle.
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Du côté des avancées, on compte bien sûr la Révolution française. Les pionniers de la psychiatrie moderne, Pinel et Esquirol, ont transposé au sein du milieu psychiatrique le vœu révolutionnaire de rendre l’homme libre et raisonnable. Les pratiques de l’époque demeuraient répressives, certes. Mais l’ambition était, elle, progressiste. Inspirée par la Déclaration des droits de l’homme, la doctrine du « traitement moral » visait à donner aux fous un milieu spécifique pour se soigner. On détachait leurs chaînes. On leur parlait. On les considérait comme appartenant à la même humanité que les personnes saines d’esprit.
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Toujours du côté progrès, il y a bien sûr le geste freudien. À la fin du XIXe siècle, le fondateur de la psychanalyse arrachait la psychiatrie à la vision strictement biologique qui postulait que tout symptôme psychique provenait d’une lésion anatomique. La psychanalyse a bâti un modèle où le symptôme comporte une signification enracinée dans l’histoire du sujet, et non localisée dans une partie du corps.
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Ces avancées se sont heurtées à des reculs ayant pour point commun d’affirmer que la psychiatrie doit être d’inspiration biologique. Cette approche réductionniste accorde une importance centrale à la recherche des lésions anatomiques à l’origine de la maladie. Sous le visage d’une psychiatrie d’orientation neuroscientifique, les mêmes idées s’imposent aujourd’hui dans le milieu psychiatrique lorsqu’on résume une souffrance – la dépression, l’autisme, la schizophrénie – à son origine organique, génétique ou chimique sans tenir compte des facteurs sociaux, environnementaux ou psychologiques qui y participent.
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Alors, que faut-il au milieu psychiatrique pour qu’il devienne « soignant » ? Quelles pratiques concrètes adopter pour qu’un établissement psychiatrique ne soit pas juste une garderie ou un lieu carcéral mais un véritable espace thérapeutique ? Une réponse concise et percutante attend le lecteur.
Jacques Hochman est psychiatre, auteur du Que-sais-je ? sur l’histoire de la psychiatrie, et, plus récemment, d’une autobiographie intitulée Les arrangements de la mémoire (Odile Jacob, 2021).
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Pour aller plus loin
Psychothérapie institutionnelle et psychiatrie de secteur, deux sœurs jumelles
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L’histoire de la psychothérapie institutionnelle a commencé à Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère. En pleine Occupation, un groupe de psychiatres marxistes (Lucien Bonnafé, Paul Balvet, François Tosquelles) entreprend de modifier en profondeur les pratiques psychiatriques de l’époque. Influencés par la psychanalyse, ils transforment un vieil asile de campagne en un laboratoire où les patients et les soignants construisent ensemble l’organisation des soins. Cette révolution a donné le jour à ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « psychothérapie institutionnelle », une approche où les malades ne sont ni enfermés, ni attachés, ni maltraités mais peuvent circuler, travailler et mener des activités en lien avec ceux qui les soignent.
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Le principe de la psychothérapie institutionnelle repose sur une idée simple mais profonde : pour qu’une institution psychiatrique puisse soigner les patients malades, elle a besoin d’être elle-même soignée. Le contenant (l’institution) compte au moins autant que le contenu (les patients). Pour Pierre Delion, l’histoire montre que la psychiatrie n’est ni thérapeutique, ni humaine « en soi ». Elle doit le devenir, et ce en réunissant certaines conditions énumérées dans l’article.
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L’une d’entre elles consiste à organiser l’offre de soins selon une logique de « proximité ». Parce que nul patient n’est malade 24h sur 24, le milieu psychiatrique doit être tourné vers des activités vivantes centrées sur le quotidien des patients. Ergothérapie, clubs thérapeutiques, activités culturelles, médiations artistiques sont autant d’occasions pour le malade (et pour le soignant) de ne pas s’enfermer dans des rôles figés et des relations hiérarchiques.
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Ces principes ont irrigué une nouvelle organisation psychiatrique que l’on appelle la « psychiatrie de secteur ». Mise en place à partir des années 1960, elle visait à tourner les soins, les patients et les soignants vers la cité plutôt que vers l’hôpital. Évitons d’hospitaliser le malade si l’on peut le soigner près de chez lui. Fort de cette idée, le territoire français a été divisé en secteurs géographiques de 70 000 habitants au sein desquels les patients pouvaient rencontrer des soignants disponibles pour les accompagner dans une multitude d’institutions reliées entre elles : hôpitaux de jour, CMP, lieux d’hospitalisation etc. La crise économique a imposé un démantèlement de ce modèle à partir des années 1980. Pour des raisons budgétaires et idéologiques, la psychothérapie institutionnelle est menacée, au risque que la psychiatrie revienne à des pratiques aussi inhumaines qu’il y a un siècle.
Pierre Delion est psychiatre, professeur des universités-praticien hospitalier émérite en pédopsychiatrie à l’université Lille-II et psychanalyste français.
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Pour aller plus loin
Quand l’institution rend malade…
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Le texte de Christophe Dejours, psychiatre spécialiste de la souffrance au travail, présente le paysage d’une psychiatrie devenue folle de la coupure entre ceux qui gèrent et ceux qui soignent.
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« Depuis plusieurs années, écrit-il, je reçois des psychiatres et des psychanalystes en exercice qui viennent me consulter alors qu’ils sont en phase de décompensation psychopathologique en relation avec leur travail ». L’objet de son article est de comprendre l’enchaînement conduisant à une telle situation. L’auteur souligne que le scénario décrit par ces patients est souvent le même : la décompensation se produit quelques mois après l’arrivée d’une nouvelle direction au profil gestionnaire qui entend mener un « audit de l’institution ». Des outils d’évaluation de la qualité, du coût et de l’efficacité des traitements sont imposés aux soignants. Quelques mois plus tard, la nouvelle direction déclare l’inefficacité puis l’abandon de la psychothérapie analytique et institutionnelle. Le personnel est encouragé à se former aux thérapies brèves et aux T.C.C (thérapies cognitives et comportementales) sous peine de se voir licencié. Les soignants se voient progressivement marginalisés par les nouvelles recrues. Et la décompensation se produit dans un contexte de solitude et d’indifférence de l’institution.
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Ce texte propose un regard clinique sur les effets des nouvelles politiques de management en psychiatrie. Il illustre à quel point le tournant gestionnaire des années 1980-1990 est idéologiquement engagé dans une lutte contre les progrès des techniques de soins élaborées par les psychiatres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une action politique que l’auteur désigne sous le nom de « néo-libéralisme » démantèle à ses yeux le système de soins proposé par l’État-Providence. Face à cette politique structurée dictée par des impératifs économiques, Christophe Dejours appelle les soignants à entrer en « résistance », à construire de nouvelles solidarités et à mener une lutte pour défendre leur conviction.
Christophe Dejours est psychiatre spécialiste de la souffrance au travail.
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Pour aller plus loin