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L’affaire des caricatures de Mahomet a remis sur le devant de la scène un art que l’ère de la télévision puis d’Internet avait fait quelque peu oublier. Né vers la fin du XVIe siècle, le genre s’est affirmé dans l’Angleterre du XVIIIe avant d’essaimer en Europe. Le rire qu’il génère est un « outil de critique du pouvoir », mais aussi « un outil de propagande », rappelle l’historien Bertrand Tillier. Fondée sur un art de la déformation, la caricature a en partie bâti son succès sur les références scatologiques. Un art codifié, qui repose aussi sur les codes d’interprétation d’une société et d’une époque. Poussant le rire aux limites de l’admissible, elle peut exposer son auteur à un risque réel. Plusieurs caricaturistes ont connu la prison. L’exemple des caricaturistes antinazis à Prague montre que le genre a pu être exploité moins pour faire rire que pour dénoncer ; plusieurs d’entre eux l’ont payé de leur vie. La juriste Camille Viennot explique que la décision de la justice française de relaxer Charlie Hebdo, qui avait reproduit les caricatures de Mahomet, s’inscrit dans une tradition juridique solidement constituée, propre aux démocraties européennes.
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Le spécialiste suisse Philippe Kaenel observe qu’Internet et la mondialisation ont transformé les modes de diffusion et donc de perception de la caricature.
Un art codifié
Caricature de Zola par André Gill / CC0
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« Qu’est-ce qui, dans une caricature, fait rire ou prête à rire ? » se demande l’historien Bertrand Tillier. Dans un article publié dans la Revue française de psychanalyse et donc destiné à ce milieu, il développe une réponse argumentée, en se fondant sur les sources les plus diverses. Le mot vient de l’italien caricare, qui signifie charger. La caricature est une charge, dans le double sens qu’elle déforme et accable. Et s’il s’agit d’un « talent dangereux », comme l’écrivait un analyste sous Napoléon (cible idéale des caricaturistes), c’est aussi un art de « domestication du rire ». Elle n’a pu naître qu’après le Moyen Age et la Renaissance, périodes empreintes de « méfiance à l’égard du rire ». Comme le rire, pour reprendre les termes du médiéviste Jacques Le Goff, elle « suppose des codes, des rites, des acteurs, un théâtre ». L’écrivain Claude Roy observait qu’elle « suppose chez le spectateur un système de références commun : la connaissance partagée des personnages et des mœurs, des événements et des conflits auxquels elle s’applique ».
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Par ailleurs, contrairement à la peinture, elle s’est imposée comme « objet médiatique ». Comme outil de critique du pouvoir et des gens de pouvoir – elle prépara la déchéance de Louis XVI – mais aussi, à l’inverse, comme outil de propagande. Le Comité de Salut public a ainsi commandé au peintre Louis David des caricatures destinées à « réveiller l’esprit public ». Elle se fait volontiers obscène, l’objet étant de rabaisser la cible au niveau de la défécation ou de l’animal. Le rire provient de l’écart perçu entre la réalité connue et le dessin.
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L’art du caricaturiste consiste souvent à repérer une légère difformité, ou simple anomalie, dans le visage de la cible pour en exagérer démesurément le trait. Ami de Courbet, André Gill explique comment son métier de portraitiste mortuaire, à l’occasion des épidémies de choléra, lui a servi de formation. Inspirés par la psychanalyse, les historiens de l’art Ernst Kris et Ernst Gombrich voyaient dans la caricature une « régression volontaire ».
Bertrand Tillier est professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne. Il a publié : A la charge ! La caricature en France de 1789 à 2000, Editions de l’Amateur, 2005.
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Pour aller plus loin
Au risque de leur vie
French Liberty. British Slavery, James Gillray, 1792 / CC0
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Artistes du dénigrement, les caricaturistes agissent parfois au péril de leur vie. L’exemple peut-être le plus éloquent est celui des caricaturistes qui se sont élevés contre le nazisme. Dans la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps, Patrick Rössler, de l’université d’Erfurt, raconte, illustrations à l’appui, comment des caricaturistes réunis à Prague ont exercé leur dangereux talent dans un magazine publié pendant 18 mois en 1934 et 1935. Nombre d’entre eux l’ont payé de leur vie : les Tchèques František Bidlo, Bedřich Fritta et Joseph Čapek, l’Allemand Johannes Wüsten et le Hongrois Josf Jusztusz, dit Bert. Le magazine Simplicus, devenu Der Simpl, a été créé par un avocat allemand émigré à Prague, Hans Nathan, après que le célèbre magazine satirique allemand Simplicissimus, dont les locaux ont été ravagés par les SA en 1933, s’est soumis au régime nazi. Dirigé par le journaliste allemand Heinz Pol, le magazine publie simultanément une version en allemand et une version en tchèque. Plusieurs intervenants sont juifs, d’autres proches du parti communiste.
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Les caricatures, brutales, ont moins pour objet de faire rire que de montrer le vrai visage du nazisme, dans toute son horreur. Les sujets sont l’incendie du Reichstag, la Nuit des longs couteaux, Hitler, Goering, Goebbels… Un numéro est consacré au sort des juifs. Sont aussi traités avec dérision les atermoiements des démocraties occidentales : la France n’est pas épargnée. Un numéro est rédigé en français : « Juifs, chrétiens, païens dans le IIIe Reich » ; sa couverture représente l’ogre nazi en train d’avaler juifs et opposants. Hebdomadaire, le magazine est tiré de 10 000 à 20 000 exemplaires. Il est aussi vendu en Autriche, en Suisse et en Sarre. Il doit s’arrêter à l’été 1935, sous la pression des nazis.
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Fritta sera interné fin 1941 avec sa femme et son fils à Theresienstadt, où ses dessins sur la vue du ghetto lui valent d’être interrogé par Eichmann en personne. Torturé, il mourra à Auschwitz. Wüsten meurt dans la prison de Brandebourg-Görden en 1943. Bert sera appréhendé à Paris en 1944 et mourra à Auschwitz. Déporté dans plusieurs camps, Čapek perdra la vie en avril 1945, sans doute au cours d’une marche de la mort. Interné à Theresienstadt, Bidlo mourra au lendemain de la capitulation allemande.
Patrick Rössler est professeur de sciences de la communication à l’université d’Erfurt.
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Pour aller plus loin
Les caricatures de Mahomet devant la justice
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Pour avoir republié en grande pompe les caricatures danoises de Mahomet en 2006, l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a été traduit devant la justice pour « injure publique à l'égard d'un groupe de personnes à raison de leur religion ». Le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris a relaxé l’hebdomadaire et la décision a été confirmée par la Cour d’appel. Dans la revue Les Cahiers de la Justice, Camille Viennot, spécialiste de droit pénal, analyse en profondeur les motifs avancés par les juges. Elle montre que leur décision s’inscrit « dans une longue évolution de la jurisprudence » et reflète parfaitement l’état du droit français et européen en matière de blasphème et d’injure ; ce droit précise jusqu’où peuvent aller les caricaturistes et les limites à ne pas franchir.
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Pour le juge, la difficulté tient au fait que sont « mises en balance deux libertés essentielles », toutes deux protégées « à la fois par la loi, les normes constitutionnelles et des normes conventionnelles : la liberté d’expression et le droit au respect des croyances. Mais ces libertés ne sont pas « absolues : elles peuvent chacune être soumise à des restrictions ou limitations prévues par la loi et jugées nécessaires dans une société démocratique ».
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Étant posé qu’aucune disposition ne réprime le blasphème, distinction est faite en matière d’injure entre la notion d’atteinte aux croyants et celle d’atteinte aux croyances. « L’injure n’est punissable que lorsqu’elle vise une personne ou un groupe de personnes identifiables ». Pour la chambre civile de la Cour de cassation (2006), l’injure n’est constituée que s’il elle vise, écrit Camille Viennot, « une attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes ». Pour reprendre les termes de la Cour, « le délit protège les croyants et non les croyances ». La Chambre criminelle de la même Cour a rendu un jugement dans le même sens : « le délit d’outrage à la morale religieuse n’existe pas ». La décision sur les caricatures de Mahomet a été rendue dans le même esprit.
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Il existe de surcroît une longue jurisprudence spécifique au genre satirique. « De longue date les juges reconnaissent au bouffon un “droit à l’irrespect” […] L’excès est la loi du genre ». Cette jurisprudence permet au « genre littéraire » qu’est la caricature « d’exister sans encourir la censure ».
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Le TGI a rappelé, au demeurant, que toute affaire de ce type devait être appréciée en fonction du contexte. Il a estimé que l’initiative de Charlie Hebdo, organe qui s’adresse à un public averti, s’inscrivait dans le contexte d’un débat d’intérêt général sur le fondamentalisme islamiste, l’intolérance et le droit à liberté d’expression.
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Celle-ci franchit les limites acceptables si elle incite à la haine ou encore si « elle se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débat public ».
Camille Viennot est maître de conférences de droit pénal à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.
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Pour aller plus loin
Carte blanche à Philippe Kaenel : « Le modèle anglais a essaimé dans toute l’Europe »
Caricature anti-nazis par František Bidlo, 1933 / CC0
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- Le présent dossier porte sur l’art de la caricature depuis le XVIIIe siècle. Mais quand ce genre est-il réellement apparu et s’est-il développé ?
- La caricature s’inscrit plus largement dans le domaine du pamphlet graphique qui remonte aux origines de l’édition, autour de 1500. Les luttes de pouvoir politiques et surtout religieuses (avec la Réforme) coïncident avec l’essor des techniques d’impression et de gravure et l’émergence d’un espace public européen. En effet, Luther va engager des artistes et graveurs pour attaquer la Papauté qui, de son côté, va multiplier les images montrant le réformateur en monstre ou en diable. La satire s’inscrit alors dans une tradition iconographique qui travaille très peu sur ce que l’on appelle aujourd’hui la « charge », c’est-à-dire la déformation physionomique ou anatomique. Cette pratique émerge en effet en Italie, dans le milieu des « académies » ou ateliers d’artistes (autour des frères Carrache) à la fin du XVIe siècle. La naissance de la caricature - au sens moderne ou commun du terme - date de cette époque. Les pratiques de la déformation satirique se fondent alors sur l’exercice et la théorie des proportions humaines et sur la tradition physiognomonique qui travaille entre autres le registre de l’animalisation, par exemple chez un Le Brun au XVIIe siècle ou dans l’œuvre de Lavater au siècle suivant. Toutefois, l’art de la caricature renaît vraiment en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
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- Comment expliquer le spectaculaire essor de la caricature à partir du milieu du XVIIIe siècle, notamment en Angleterre et en France ?
- La caricature connaît une fortune exceptionnelle en Angleterre autour de personnalités phares comme Hogarth, puis Rowlandson ou Gillray. Il s’agit alors d’un genre à part entière que William Hogarth tente de promouvoir en tant que « comic history painting » (peinture d’histoire comique). La monarchie constitutionnelle anglaise est alors un cas à part dans le paysage politique européen, qui donne une certaine marge d’action aux dessinateurs. Ceux-ci trouvent dans cette pratique de nouveaux débouchés et moyens d’existence. Ils travaillent en partenariat avec des éditeurs spécialisés dont le plus célèbre fut sans nul doute le graveur William Humphrey, qui s’associe à sa sœur, Hanna. Celle-ci signe un contrat d’exclusivité en 1791 avec James Gillray qui sera d’ailleurs son compagnon pendant bien des années. Le modèle anglais va essaimer dans toute l’Europe au XIXe siècle, sur le plan esthétique, mais aussi organisationnel ou commercial (on connaît en France le rôle déterminant joué sous la Monarchie de Juillet par la Maison Aubert et l’éditeur Charles Philipon). Une nouvelle fois, l’actualité politique sert de moteur à cette floraison caricaturale : d’abord la Révolution, puis Napoléon (star absolue des caricaturistes), puis les diverses révolutions (1830, 1848) et guerres subséquentes, de 1870 à 1945, et jusqu’à nos jours.
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- Une caricature est efficace si ceux qui la voient appartiennent au même univers socioculturel et partagent les références du caricaturiste. Est-ce que le scandale créé par les caricatures de Mahomet ne tenait pas justement au fait que les références n'étaient pas partagées ? Peut-on évoquer d'autres exemples du même type dans le passé ?
- L’histoire de l’art, à laquelle appartient l’histoire de la caricature depuis les écrits fondateurs d’E. H. Gombrich dans les années 1930, est aussi une histoire de malentendus. De manière très générale, cela tient au fait que les images ne sont pas transparentes. En principe, elles ne se « lisent » pas au même titre que les textes (qui peuvent également générer des malentendus). Certains motifs sont codés et renvoient à un lexique relativement clair qui alimente les dictionnaires iconographiques. Pourtant, la figure d’un aigle, par exemple, peut renvoyer à nombre de significations politiques ou morales, selon le moment et le lieu. Pendant des siècles, ces codes ont été eurocentrés. Les caricatures, elles, ont été l’objet de diffusions restreintes, longtemps contrôlées par les pouvoirs politiques et aujourd’hui encore par certaines règles de censure qui varient considérablement d’un pays à l’autre, et encore plus d’une culture à l’autre. Même à l’époque de la première mass-médiatisation des images à travers la presse illustrée nationale et internationale (en gros à partir de 1850), celles-ci restent accessibles dans un espace donné. Leur production comme leur diffusion prend du temps. Internet et la mondialisation ont radicalement transformé ces usages. Il est clair que l’affaire des caricatures de Mahomet résulte de ces conditions médiatiques nouvelles : des sujets « locaux » pétris d’allusions et de jeux de mots ou d’images destinés à un public restreint, se voient maintenant offerts au monde entier en un clic de souris. À cela s’ajoute le risque de la manipulation numérique, effectif dans le cas des caricatures danoises à l’origine de l’affaire (qui avait entendu parler du Jyllands-Posten avant cela ?). En définitive, Internet n’a fait que révéler un fait connu de longue date : la polysémie des images.
Philippe Kaenel dirige le Centre des Sciences historiques de la culture à l’université de Lausanne. Il a publié notamment La caricature en Suisse, Savoir suisse 2018.
Portrait de Philippe Kaenel / DR