CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Dossiers Cairn

Le pape François est-il encore Bergoglio ?

Jorge Mario Bergoglio est le premier Latino-américain et le premier jésuite à avoir été élu pape. Celui qui s’est nommé François, par référence à saint François d’Assise, a donné le sentiment qu’il tournait le dos à son passé ultra-conservateur et entendait inaugurer une ère de changements profonds pour l’Eglise. Mais dans les faits, aucun changement réel ne s’est produit à ce jour.
logo curateur

Dans 2022/29

image dossier
linkThis article is available in English on Cairn International and in Spanish on Cairn Mundo

1 Jorge Mario Bergoglio est le premier Latino-américain et le premier jésuite à avoir été élu pape. Par ses gestes et homélies en faveur des réfugiés et des laissés pour compte, dans sa vibrante encyclique pour la sauvegarde de la planète et contre les puissances d’argent, par ses propos hétérodoxes sur les finances du Vatican, l’homosexualité, les musulmans ou les couples recomposés, celui qui s’est nommé François, par référence à saint François d’Assise, a donné le sentiment qu’il tournait le dos à son passé ultra-conservateur et entendait inaugurer une ère de changements profonds pour l’Eglise. Ces prises de position n’ont d’ailleurs pas manqué de susciter l’inquiétude et la colère des fractions les plus conservatrices du monde catholique. Mais dans les faits, aucun changement réel ne s’est produit à ce jour. Les réformes du Vatican ont avorté et l’Eglise campe ferme sur ses principes, y compris la condamnation de la contraception. Comme le soulignent plusieurs intervenants de ce dossier, la fracture entre l’Eglise catholique et l’évolution des mœurs n’a jamais été aussi profonde.

2 Sur les raisons du statu quo les opinions divergent cependant. Les uns pensent que la fonction n’a pas transformé l’homme : François reste Bergoglio. Pour d’autres, au contraire, le pape a rejeté l’habit de l’ancien provincial des jésuites devenu archevêque de Buenos Aires. Il a évolué en profondeur et s’est donné pour mission de bousculer les esprits ; mais sa marge de manœuvre est faible, tant l’Eglise est figée dans ses dogmes et ses institutions.

« Un politicien ecclésiastique habile »

Le Pape se prête au jeu du selfie lors d’un voyage apostolique en Pologne, le 31 juillet 2016 / Mazur/catholicnews.org.uk, CC2.0

3 L’élection en 2013 d’un pape argentin a fait de François Bergoglio « un acteur politique important pour toute la région » latino-américaine, écrit le sociologue des religions Fortunato Mallimaci, lui-même argentin et catholique. La revue Problèmes d’Amérique latine a traduit un long article qu’il avait publié fin 2014, un an et demi après l’intronisation de son compatriote. Il s’interroge sur la signification et l’impact de cette élection, au regard des premières déclarations et décisions du nouveau pape. Mais celles-ci ne sauraient être comprises sans revenir, d’un côté, sur l’évolution de l’Eglise sous le magistère des papes précédents (en particulier des deux derniers, Wojtyla et Ratzinger), de l’autre sur l’itinéraire propre de Bergoglio, dans son contexte argentin. Mallimaci consacre de longs développements à ces deux sujets, non sans avoir évoqué l’enthousiasme suscité en Argentine par l’élection de François – et son exploitation par les partis politiques. Il montre que le langage du nouveau pape n’est pas toujours bien compris en Europe. Quand il parle des « pauvres », par exemple, il se réfère à un concept propre à l’Amérique latine.

4 Selon Mallimaci, François a été élu surtout parce qu’il était considéré comme « un politicien ecclésiastique habile », qui avait su tirer son épingle du jeu pendant la dictature argentine et ses suites. S’il avait monté sans accroc les marches de la hiérarchie ecclésiale, en passant par le rôle de « provincial » des Jésuites pour l’Argentine, c’est qu’il avait su « investir dans le tissage d’alliances et de réseaux ». Sur le plan idéologique, il était « proche des courants théologiques de la religiosité populaire argentine, avec leur sensibilité anticommuniste, anti-libérale, baroque et hostile à la théologie de la libération – dénoncée comme marxiste, d’origine étrangère et trop intellectuelle ». Sur le plan doctrinal, il se montrait résolument conservateur : « contre le mariage pour tous, dans lequel il perçoit la "présence du démon” », contre l’avortement, contre les programmes d’éducation sexuelle dans les écoles, contre les lois sur l’identité de genre et l’extension du droit des femmes ». Mallimaci s’étend par ailleurs sur les compromissions entre Bergoglio et la dictature argentine, compromissions typiques de la hiérarchie ecclésiale de l’époque. Lorsqu’il accède à la papauté, il ne modifie guère ses positions. Son agenda « montre une continuité avec les structures de domination d’un catholicisme de certitudes et de rejet du “monde”, tels que Jean-Paul II et Benoît XVI les ont défendus sans relâche suite à leur désenchantement face aux réformes conciliaires ».

Fortunato Mallimaci est un sociologue argentin spécialiste des religions. Il a fait son doctorat à Paris à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales (EHESS). Il tient la chaire d’histoire sociale de l’Argentine à l’université de Buenos Aires.

5

Pour aller plus loin

Un jésuite latino-américain

En visite à Washington le 24 septembre 2015, le Pape appelle à une réponse commune face à la crise climatique / Susan Melkisethian, CC2.0

6 François n’est pas seulement le premier pape latino-américain, il est aussi le premier jésuite élu à cette dignité. C’est un paradoxe, car la carrière de Bergoglio en tant que jésuite est une source de controverses et s’est même soldée par un échec. Ce paradoxe est exploré dans la revue Esprit par le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel. Après avoir mis en garde contre les images d’Epinal, flatteuses ou négatives, qui continuent de courir sur la Compagnie de Jésus, il évoque ce que le nouveau pape a dit lui-même de son ordre, peu après son élection : « Il est difficile de parler de la Compagnie, [elle] peut se dire seulement sous une forme narrative ». Par ailleurs, elle court le risque de sentir sûre d’elle-même et autosuffisante ». Bergoglio est entré au noviciat des jésuites en 1958 et a été ordonné prêtre en 1969. Désigné maître des novices en 1972, il a été nommé provincial d’Argentine l’année suivante, pour une durée de six ans. Les deux événements majeurs de ces années ont été pour lui le concile Vatican II (1962-1965) qui a créé une césure au sein du catholicisme, puis la dictature (1976-1983). L’onde de choc créée par Vatican II a été particulièrement brutale en Argentine, entraînant « une politisation croissante des jeunes religieux et le départ de nombre d’entre eux ». Bergoglio, lui, était proche du péronisme et de son « insistance sur le sens et le rôle du “peuple” ». Il adhérait aussi à « l’idée centrale avancée lors de Vatican II pour définir l’Eglise : celle de “peuple de Dieu” ». En même temps il restait attaché aux valeurs conservatrices du catholicisme argentin. En cela il se distinguait de l’évolution progressiste suivie par la majorité des jésuites, évolution qui aboutit en 1979 à un conflit majeur avec Jean-Paul II, lequel les obligea à « rentrer dans le rang ». Sous la dictature, Bergoglio se conforma à la norme : « A quelques exceptions près, note Schlegel, l’épiscopat avait pris le parti des généraux ». Cette attitude lui a valu de fortes inimitiés au sein de la Compagnie et, « à la fin de son mandat, la division dans la province était telle qu’il fallut aller chercher un jésuite colombien pour lui succéder ». Il s’en est suivi pour lui des années de « mise à l’écart » - ce qui ne l’a pas empêché d’être nommé archevêque de Buenos Aires en 1998. Selon le sociologue, François est resté « imprégné de la religion populaire latino-américaine », ce dont témoignent ses fréquentes références au Diable, aux anges et aux miracles.

Jean-Louis Schlegel est sociologue des religions, éditeur et traducteur. Il a dirigé la revue Esprit. Il a publié La Loi de Dieu contre la liberté des hommes : Intégrisme et fondamentalisme (2003).

7

Pour aller plus loin

Un clivage et une fracture

En 2008, lors d’une messe célébrant le Vendredi saint, Jorge Mario Bergoglio, alors archevêque de Buenos Aires, lave et embrasse les pieds des habitants des quartiers les plus défavorisés de Buenos Aires / CC0

8 Près de quatre ans après l’élection de Bergoglio, l’historien Julien Théry-Astruc s’interroge dans la revue Le Crieur sur le positionnement réel de François, ses intentions et sa marge de manœuvre. Sans revenir dans un premier temps sur son passé argentin, il passe au crible des déclarations et des gestes qui lui semblent parfois contradictoires, et en éclaire le sens à lumière des profondes tensions qui agitent l’Eglise catholique et tourmentent ses fidèles. Il s’appuie aussi sur les déclarations ou jugements non moins contrastés de hiérarques de l’institution et d’observateurs indépendants. A bien des égards François s’est présenté comme un pape progressiste et même novateur, au point que certains l’ont qualifié de révolutionnaire. Nombre de ses propos ont en effet tranché avec ceux de ses deux prédécesseurs, au point de susciter une véritable fronde dans les rangs des prélats les plus conservateurs. Il a ainsi dit refuser de « juger » les homosexuels, laissé entendre que les divorcés remariés ne sont pas forcément à mettre au banc des sacrements, épinglé « ceux qui disent non à tout », dénoncé les « fondamentalistes » catholiques et assuré vouloir engager « le dialogue avec les non-croyants ». Résultat : « il est indéniable que l’action de François provoque un clivage profond, sans précédent », écrit Théry-Astruc. Ses propos ont été présentés comme du « jésuitisme caractérisé », il a été qualifié d’« hérétique » et accusé de se soumettre aux « forces du mal ». Mais au plan des actes, qu’a réellement accompli François ? demande l’historien. Il a échoué dans sa tentative d’assainir les finances du Vatican et n’est pas parvenu à réduire la « fracture » entre l’Eglise et l’évolution des sociétés contemporaines. Le Vatican continue de prohiber la contraception, de condamner l’homosexualité et bien sûr d’interdire le mariage des prêtres et l’ordination des femmes. « Entre les positions de l’Eglise et le style de vie des populations, l’écart est abyssal », écrit Théry-Astruc. Même sa critique du capitalisme, développée dans l’encyclique écologiste Laudato si’, « demeure sur le fond toute traditionnelle, purement morale et, en définitive, inoffensive », juge-t-il. En quoi François reste fidèle, conclut l’historien, aux principes qu’il défendait lorsqu’il était provincial des jésuites d’Argentine dans les années 1970.

Julien Théry-Astruc est professeur d’histoire à l’université de Lyon-II.

9

Pour aller plus loin

Afin d’aider les étudiants, enseignants ou professionnels qui utilisent Cairn.info à s'orienter sur notre plateforme, Cairn propose désormais des « Dossiers » composés par des structures partenaires (les revues Le Carnet Psy et Nectart, le magazine Books, etc) sur des thématiques en lien avec l’actualité des sciences humaines et sociales.

Certains de ces dossiers sont par ailleurs traduits en anglais et/ou en espagnol, pour faciliter la découverte des revues francophones par les non-francophones.

Chaque dossier proposé par Cairn et ses partenaires est accessible gratuitement et reprend les éléments suivants :

  • un éditorial rédigé par nos partenaires introduisant la thématique proposée ;
  • une présentation détaillée, et éventuellement critique, de trois articles parus dans les revues partenaires de Cairn.info ;
  • une liste de lecture complémentaire pour approfondir le thème retenu sur Cairn.info au-delà des articles sélectionnés.

Mis en ligne sur Cairn.info le 10/11/2022
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Cairn.info © Cairn.info. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...