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En 1970 les Latino-Américains étaient à 90 % catholiques. D’après les données les plus récentes, ils ne sont plus que 65 %. Si la montée de l’incroyance dans les classes instruites joue un rôle dans cette évolution (surtout au Chili), elle s’explique surtout par l’extraordinaire succès des Églises évangéliques, en Amérique centrale, au Brésil et plus récemment au Mexique. Divisée entre rénovateurs et conservateurs, l’Église catholique a eu tendance à perdre le contact avec les milieux populaires. Les évangéliques recrutent principalement dans les milieux les plus pauvres, y compris dans les communautés indigènes et afro-descendantes, mais ils percent désormais aussi dans les classes moyennes. Leurs Églises sont très éclatées et ont tendance à se fragmenter mais certaines d’entre elles sont devenues des entreprises riches et puissantes, qui fonctionnent en symbiose avec le monde politique et étendent leurs réseaux à l’international. Très conservatrices, elles contribuent au durcissement politique sur les questions de société.
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Bien que la recherche française en sciences sociales soit plus nourrie sur le mouvement évangélique en Afrique qu’en Amérique latine, elle est également active sur ce continent, comme en témoignent les articles que nous présentons. Beaucoup de ces travaux de recherche concernent le Brésil, considéré comme un véritable laboratoire pour l’étude de ces évolutions. L’accent est mis sur l’analyse de l’idéologie évangélique et des méthodes mises en œuvre par les Églises. Les problèmes de l’Église catholique sont aussi explorés. Certains de ces articles sont déjà relativement anciens et doivent être appréciés en gardant à l’esprit la date à laquelle ils ont été écrits. D’autres sont suffisamment récents pour éclairer l’événement capital qu’a représenté l’élection de Jair Messias Bolsonaro en 2018.
Les « pathogènes de la pauvreté »
Cérémonie à la Cathédrale mondiale de la foi, Rio de Janeiro, Brésil, 2005/
Roberto Filipe 3
Les Latino-Américains ne sont plus que 65 % à se déclarer catholiques, contre 90 % au début des années 1970. En cause, un progrès de l’incroyance, mais surtout la forte progression des évangéliques. Au Brésil, pays qui compte encore le plus de baptisés au monde, les évangéliques représentent désormais 26 % de la population, observe José Darío Rodríguez Cuadros dans la revue Hérodote. Dans les pays d’Amérique centrale, ils sont plus de 30 % et pourraient devenir majoritaires. L’exception est le Chili, où le recul du catholicisme s’explique surtout par le progrès de l’incroyance, favorisé par une baisse régulière du taux de pauvreté. Ailleurs, l’Eglise catholique, divisée entre rénovateurs et conservateurs, a eu tendance à perdre le contact avec les milieux populaires, laissant le champ libre aux évangéliques.
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Qui sont-ils ? Cuadros, qui était doctorant en sciences politiques quand il a publié cet article (2018), se range du point de vue du politologue américain Timothy Steigenga. En Amérique latine les évangéliques désignent tous les protestants, qu’ils soient d’obédience ancienne ou récente : les méthodistes, presbytériens, épiscopaliens, luthériens, mormons, adventistes du septième jour et témoins de Jéhovah aussi bien que les pentecôtistes et néopentecôtistes, ces deux dernières communautés étant les plus actives. Parmi les pentecôtistes, venus à l’origine des États-Unis, les Églises « les plus représentatives » sont les Assemblées de Dieu, la Iglesia Cristiania Cuadrangular et The Church of God. Parmi les néopentecôtistes, « les plus célèbres » sont l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, Elim et El Verbo.
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Ce qui fonde l’engagement dans ces Eglises, c’est la « conversion », particulièrement efficace dans les milieux populaires urbains et, de plus en plus, parmi les communautés indigènes et afro-descendantes » ; chez tous ceux qui sont soumis aux « pathogènes de la pauvreté », pour reprendre une expression de l’Américain R. Andrew Chesnut. Au Brésil et en Amérique centrale, le prosélytisme est dopé par les médias, des Eglises ayant investi des chaînes de radio et de télévision. Bien que ces Eglises aient tendance à se fragmenter (selon le Suisse Jens Koehrsen, un croyant peut changer d’Eglise tous les trois ou quatre ans), ce sont les plus puissantes et les plus riches qui gardent l’avantage, notamment « les méga-Eglises néopentecôtistes », qui fonctionnent comme de grandes entreprises en symbiose avec le monde politique. Toutes ces Eglises entretiennent « une idéologie très conservatrice » qui leur permet de « consolider leurs succès aux élections : 20 % des députés brésiliens sont évangéliques ». Elles n’hésitent pas à avoir recours à la corruption, ce qui un jour pourrait se retourner contre elles, écrit Cuadros.
José Darío Rodríguez Cuadros est retourné en Colombie après un doctorat en études politiques à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales).
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Pour aller plus loin
L’idéologie de la « nation chrétienne »
Assemblée au Coreto de Meier, Rio de Janeiro, Brésil, 2010/
Regiane Hedler 7
Depuis les années 1990 les Eglises pentecôtistes et néopentecôtistes, au Brésil et ailleurs en Amérique latine, y compris au Chili, ne se sont pas contentées d’apporter leur soutien à des candidatures, elles ont présenté leurs propres candidats aux élections. Pour comprendre leur engagement dans la vie politique, il importe d’étudier leur discours. Ce que font les sociologues des religions Jesús García-Ruiz et Patrick Michel dans la revue Études. Ces Eglises ont toutes une orientation conservatrice ; elles sont en particulier contre l’avortement et le mariage homosexuel. Mais au-delà, elles ont développé une idéologie de la « nation chrétienne ». Ainsi, au Pérou, le pasteur Humberto Lay, qui s’est porté candidat à la présidence, « considère que le temps est venu pour les évangéliques de s’engager dans de grands projets puisqu’ils ont reçu “les nations en héritage” ». Au Guatemala Harold Caballeros, qui a fondé son propre parti, affirme que « le but et la motivation de nos vies, c’est une nation chrétienne, une nation sainte ». Au Guatemala encore, le prédicateur Jorge López appelle à « proclamer Jésus pour transformer la nation ». Au Brésil, Edir Macedo, qui dirige la très puissante l’Eglise Universelle, fait « une lecture politique de l’Ancien Testament ». Les auteurs analysent les différents mouvements d’opposition à cette poussée d’un évangélisme politique, pour conclure à leur relative inefficacité. L’archevêque de Salvador de Bahia qualifie ainsi le départ des catholiques vers d’autres confessions d’« impressionnant et massif ». L’archevêque de Sao Paulo parle d’une « fuite silencieuse ». Cependant des voix discordantes se font entendre au sein même du mouvement évangélique, la symbiose avec le politique engendrant à la fois corruption et inefficacité de la lutte contre la pauvreté. « L’entrée en politique […] pourrait se révéler redoutable pour l’avenir de l’ensemble du mouvement ».
Jesús García-Ruiz est anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS. Patrick Michel est sociologue des religions, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS.
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Pour aller plus loin
« Vendeurs de votes »
Service religieux au Centro de Fe Emanuel des Assemblées de Dieu à Cancun, Mexique, 2012/
Rayttc 9
Insister sur le déclin du catholicisme pour évoquer la progression de l’évangélisme est trompeur, explique le sociologue des religions Jean-Pierre Bastian dans la revue Outre-Terre. D’une part, le catholicisme s’est « partiellement pentecôtisé, de manière dynamique, réintroduisant le miracle, l’exorcisme et la thaumaturgie, qui faisaient partie de son bagage religieux ». En témoigne « l’apparition de prêtres charismatiques à même de rivaliser avec les “prophètes” pentecôtistes. Et d’une certaine façon le pentecôtisme renoue avec cet ancien « bagage religieux » du catholicisme. D’autre part, la symbiose croissante entre les Églises évangéliques et l’État est elle-même tout à fait conforme à la tradition de symbiose entre l’État et l’Église catholique. Tout au long des XIXe et XXe siècle a en effet « fleuri un national-catholicisme actif ». En réalité, « l’énoncé pentecôtiste s’inscrit plus en continuité qu’en rupture avec les mentalités religieuses catholiques ».
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Il reste que le succès phénoménal des évangéliques était « inattendu » et que son emprise sur la vie politique est spectaculaire. Un symbole : en juillet 2014, la présidente Dilma Roussef est venue inaugurer le gigantesque « temple de Salomon » de l’Eglise Universelle du Royaume de Dieu, aux côtés du gouverneur de l’État de Sao Paulo et du maire de la ville. Laquelle Eglise, fondée en 1977, est devenue une multinationale, avec 1,8 million de membres et 6 000 temples dans le seul Brésil. De leur côté les Assemblées de Dieu, dont l’implantation remonte au début du XXe siècle, comptent près de 12 millions d’adeptes.
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Ce succès s’explique largement, selon Jean-Pierre Bastian, par la persistance du « caractère vertical des rapports sociaux » au Brésil, et ce « du haut en bas de l’échelle ». Il se perpétue par « des chaînes de loyautés, de réciprocités et de dépendances », qui entretiennent « relations de patronage et réseaux de clientèle ». Les évangéliques se sont parfaitement insérés dans ce système. D’un côté ils exaltent une « fusion émotionnelle communautaire » en rassemblant les exclus « autour du dirigeant-prophète », auquel les croyants manifestent leur reconnaissance par des dons tout en adoptant « un langage, la glossolalie et la louange, inacceptable pour la société dominante ». De l’autre ils se font des « vendeurs de votes », échangeant l’appui de leurs ouailles contre des postes et des privilèges. Il en résulte paradoxalement une « confessionnalisation de la politique et de la société ».
Jean-Pierre Bastian est professeur de sociologie des religions à l’Université de Strasbourg.
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Pour aller plus loin
Un nouvel extrémisme
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L’élection de Jair Messias Bolsonaro à la présidence de la République du Brésil a illustré et renforcé l’influence des évangéliques dans ce pays. Elle a aussi conduit à une radicalisation d’une large fraction du mouvement, nourrissant un nouvel extrémisme. Cette évolution est décrite en 2019 dans la revue Raison présente par une sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, Monique de Saint-Martin. Un mois avant le premier tour de l’élection, en septembre 2018, le candidat avait été blessé par un coup de couteau. Cet événement « a alimenté une forme de fanatisme religieux », note la sociologue. De nombreux pasteurs évangéliques « ont déclaré que le candidat avait échappé à la mort en raison d’une “décision divine”. Ils ont même organisé des groupes de prière pour commémorer le “miracle” ». D’origine catholique, Bolsonaro s’était fait baptiser en 2016 dans les eaux du Jourdain par un pasteur. Après avoir rappelé les éléments communs aux diverses tendances de la doctrine évangélique, notamment la « théologie de la prospérité », qui promet l’enrichissement et la progression sociale en échange des dons des fidèles, Monique de Saint-Martin en évoque aussi « l’hétérogénéité », puis décrit en détail la flambée de prosélytisme « extrémiste » et « fondamentaliste » qui s’est répandue au Brésil depuis l’élection. Les réseaux sociaux en sont devenus le principal véhicule. Une cible privilégiée est l’école. Le mouvement École sans parti rejette la théorie de l’évolution et entend bannir l’utilisation du mot « genre ». Elle encourage avec succès la dénonciation des enseignants et des étudiants « marxistes ». Les Gladiateurs de l’autel, une milice de jeunes gens créée en 2015 par l’Église universelle, en tenue militaire, « crient en chœur en s’avançant vers l’autel : “Grâce au Seigneur, aujourd’hui nous sommes ici prêts pour la bataille […] Nous sommes les gladiateurs de votre autel. Tous les jours, nous affrontons l’enfer…” ».
Monique de Saint-Martin est sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales EHESS/IRIS.
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Pour aller plus loin
L’impact incertain du pape François
Visite du pape François à la basilique Notre-Dame d'Aparecida, Brésil, 2013/
Marcelo Camargo 15
Les positions du pape François ont-elles un impact sur l’attitude des évangéliques brésiliens à l’égard de l’Église catholique ? C’est la question à laquelle tente de répondre l’anthropologue Marion Aubrée dans la revue Outre-Terre. Après avoir évoqué l’historique de l’implantation des protestants au Brésil depuis la seconde moitié du XIXe siècle (luthériens, anglicans, méthodistes etc.) jusqu’aux néo-pentecôtistes, elle présente le résultat d’une enquête personnelle menée sur place en 2015 et depuis lors par ses lectures de textes rédigés par des évangéliques. Par tradition, ceux-ci considèrent le catholicisme comme une « fausse religion » - comme le répète Edir Macedo, qui dirige l’Église Universelle. À leurs yeux, le seul véritable intermédiaire entre Dieu et les hommes est Jésus, et de ce point de vue le pape est une fausse valeur. Cependant l’arrivée au Vatican d’un pape latino-américain et d’inspiration différente de ses prédécesseurs « semble avoir changé quelque peu la vision qu’ils avaient de l’Église catholique, écrit Marion Aubrée. Ils ont apprécié que François remette explicitement en cause le dogme de l’infaillibilité pontificale et fasse un pas vers l’œcuménisme, en entrant par exemple dans un temple local de l’Assemblée de Dieu à Rio de Janeiro. La réaffirmation par le pape de certaines positions conservatrices, comme sa condamnation de l’homosexualité et ses réserves à l’égard de la contraception, ont aussi été bien accueillies. En revanche les évangéliques ne comprennent pas que François ne remette pas en cause le célibat des prêtres et ils font ressortir les scandales du Vatican.
Marion Aubrée est anthropologue, CRBC/CéSor-EHESS Paris.
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