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« L’endométriose : comment vivre avec la douleur ? »

Les endométrioses symptomatiques se manifestent principalement par les douleurs pelviennes intermittentes, qui peuvent altérer sévèrement la qualité de vie des femmes atteintes. Les psychologues cliniciens et psychanalystes peuvent participer à une meilleure compréhension et prise en charge de l’endométriose : Quels peuvent être les effets psychiques d’une telle maladie, notamment sur le rapport intime d’une femme à sa féminité ?
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Dans 2022/26

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  • Suivre cet auteur Kevin Hiridjee, Suivre cet auteur Inès Benchaieb
  • Introduction

    1 Le 14 février 2022, Olivier Véran, alors ministre de la Santé, présentait à l’Hôpital Saint-Joseph de Paris les principaux axes de la première stratégie nationale de lutte contre l’endométriose : investissement dans la recherche, amélioration de la prise en charge des patientes sur tout le territoire et développement d’actions de prévention sur la maladie. Cette préoccupation des pouvoirs publics répondait à la pression des associations de patientes pour une meilleure reconnaissance d’une pathologie sous-diagnostiquée et qui toucherait pourtant au moins 10 % des femmes en France. La volonté par les groupes féministes de briser les tabous sur le corps féminin (normalisation des règles, représentation du clitoris et de la vulve) a conduit à une multiplication des témoignages de femmes atteintes et décrivant une longue errance médicale accompagnée d’une déconsidération de leur parole.

    2 L’endométriose est une pathologie gynécologique chronique complexe aux symptômes variés. Elle se caractérise par le développement d’une partie de la muqueuse utérine appelée « endomètre » à l’extérieur de l’utérus, générant des lésions, une inflammation, des kystes et des adhérences dans les tissus avoisinant l’utérus. Les lésions peuvent ensuite migrer et provoquer des atteintes urinaires et digestives, voire, dans de très rares cas, pulmonaires et cérébrales.

    3 La maladie est parfois asymptomatique jusqu’à ce que les femmes rencontrent des difficultés pour concevoir (hypofertilité) qui révèlent la maladie après des examens médicaux approfondis et justifient parfois une prise en charge en parcours PMA. Les endométrioses symptomatiques se manifestent, elles, principalement par les douleurs pelviennes intermittentes, qui peuvent altérer sévèrement la qualité de vie des femmes atteintes. C’est alors que les psychologues cliniciens et psychanalystes peuvent entrer en jeu et participer à une meilleure compréhension et prise en charge de l’endométriose : comment vivre avec la douleur ? Quels peuvent être les effets psychiques d’une telle maladie, notamment sur le rapport intime d’une femme à sa féminité ? Enfin, l’endométriose constitue-t-elle un handicap ? Si oui, de quelle nature ? C’est ce que nous explorerons à travers ce dossier.

    Lexique de l’endométriose

    Adénomyose : forme particulière d’endométriose, où les tissus s’implantent cette fois-ci non pas en dehors de l’utérus, mais dans sa paroi même, infiltrant le muscle de celui-ci.
    Adhérence : tissu cicatriciel se formant sur ou entre les organes, ce qui peut réduire leur mobilité.
    Dysménorrhées : douleurs qui peuvent accompagner les règles.
    Dyspareunies : douleurs ressenties à l’intérieur du vagin durant une pénétration. Les dyspareunies profondes, localisées près du col de l’utérus, sont un indice d’une possible endométriose.
    Endomètre : partie intérieure de la muqueuse utérine, où peut se greffer un ovule fécondé pendant la grossesse.
    Hypofertilité : réduction des chances de grossesse s’accompagnant donc d’une augmentation du délai pour tomber enceinte.
    Kyste : corps creux contenant généralement une substance liquide ou molle pouvant se développer de façon anormale dans l’organisme.
    Ovocytes : cellule reproductive femelle n’étant pas encore arrivée à maturation et pouvant évoluer en ovule.
    Vaginisme : fermeture involontaire et incontrôlée du vagin rendant toute pénétration impossible ou partiellement impossible sans cause physiologique repérable.

    Vraie ou fausse douleur ?

    Illustration et témoignage anonymes réalisés dans le cadre de la campagne #racontetadouleur initiée par la marque Nana® et exposés dans un Musée de la Douleur virtuel : https://www.nana.fr/univers-nana/racontetadouleur/

    4 Que peuvent apporter les psychologues et psychanalystes dans la compréhension et la prise en charge de la douleur chronique ? En médecine classique, la douleur se comprend comme une réponse normale à une atteinte des tissus ou du système nerveux : coupure, brulure, ou compression du nerf sciatique en sont des exemples banals. La douleur se mesure donc à son caractère observable : on admettra ainsi facilement la douleur extrême d’une fracture observée par IRM. Cette approche correspond à notre représentation commune de la rationalité : il faut une preuve objective pour qu’un modèle scientifique soit reconnu comme « vrai ». Dès lors, si une douleur n’a pas sa preuve dans notre corps organique — squelette, organes, tissus, nerfs — alors c’est la réalité même de cette douleur qui est remise en question : elle serait imaginaire, une « fausse » douleur. C’est alors la crédibilité de la parole du patient qui est remise en cause.

    5 Il existe pourtant beaucoup de douleurs que l’on peut difficilement expliquer via une atteinte directe du corps organique. Dans l’endométriose par exemple, on n’observe aucune corrélation entre l’étendue des lésions et l’importance de la douleur. En fait, toute douleur dépasse ce simple cadre du corps organique et est aussi investie d’une composante émotionnelle, car la douleur est « fondamentalement liée à la notion de sujet, plus qu’à celle d’organique ». En d’autres termes, notre corps tel que nous le vivons et l’incarnons renvoie à une construction inconsciente, une image mentale, des sensations et éprouvés intimement liés à notre histoire et à ce que nous en avons reconstruit après-coup, à nos premières relations, nos angoisses, nos désirs secrets et notre conflictualité interne qui doit se débrouiller avec tout cela. Notre « corps psychique », pour ainsi dire, n’a plus grand-chose à voir avec ce corps organique qui est l’objet de la médecine, mais ses effets sont bel et bien réels, pour peu que l’on prenne la peine d’entendre une plainte douloureuse qui « n’a que l’humilité d’une parole pour se dire ».

    Laurence Croix est psychanalyste et a enseigné la psychopathologie et les sciences de l’éducation à l’Université Paris-Nanterre. Elle a notamment travaillé la question de la douleur à partir de la psychopathologie psychanalytique et a ainsi publié La douleur en soi. De l’organique à l’inconscient aux éditions Erès en 2002 (consultable sur Cairn).

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    Pour aller plus loin

    Corps féminin en souffrance

    Annabelle Guetatra, Les méandres, 2014. https://www.annabelleguetatra.com/

    7 Quel impact de l’endométriose dans la vie psychique ? Les phénomènes normaux de transformation du corps féminin à la puberté : règles, investissement de la sexualité génitale, éventualité de la maternité, et la douleur physique qui leur est parfois rattachée, constituent déjà des épreuves pour la vie psychique et doivent faire l’objet d’un travail d’assimilation. L’endométriose en ce qu’elle impacte potentiellement chacune de ces étapes redouble la charge de ce travail et s’entrelace alors intimement avec la construction féminine de celle qui en souffre.

    8 Mais qu’entend-on par construction féminine ? Le féminin en psychanalyse — à ne pas confondre avec la féminité – reste une notion très complexe, car il est difficile d’en parler de façon spécifique sans y plaquer des théories masculines. Cet état de fait nous en donne déjà une première idée : il s’agit de cette part de nous-mêmes, présente chez tout un chacun, qui échappe toujours à tout savoir établi et ne rentre pas dans des cases prédéfinies. Une part obscure et énigmatique, ce « continent noir » devant lequel Freud butait sans cesse.

    9 Le féminin n’est pas spécifique aux femmes, mais ces dernières sont particulièrement sollicitées sur cette dimension, d’une part en raison de la place qui leur est faite dans nos sociétés, mais aussi, car le ventre et le sexe des femmes sont des lieux invisibles, cachés, alors même qu’ils sont très investis psychiquement et condensent plusieurs interrogations fondamentales : que veut dire être une femme ? Comment l’être avec son désir propre ? À quels modèles d’identification se référer ? En particulier, comment a été vécue la relation à la mère, ce premier objet si important, objet d’amour, mais aussi de haine ?

    10 La psychanalyse part du postulat que le corps et le psychisme forment une unité et qu’ils s’influencent donc mutuellement. De ce point de vue, il est donc nécessaire à la fois d’étudier les conséquences de l’endométriose sur la vie psychique, mais aussi de voir si les symptômes de la maladie ne sont pas l’occasion de réactualiser une souffrance féminine ancienne. Cependant, la recherche en psychologie clinique sur ce sujet est encore très pauvre. L’endométriose semble à cet égard elle aussi représenter un « continent noir ».

    Nathalie Dumet est psychologue clinicienne spécialisée dans la clinique des pathologies somatiques. Elle est professeure (PU) à l’Université Lyon/Lyon2 et est co-fondatrice et Présidente de la Société Rhône-Alpes de Psychosomatique (SRAP).
    Barbara Smaniotto est psychologue clinicienne et maîtresse de conférences à l’Université Lyon2. Elle travaille notamment sur la clinique du corps et les sexualités de l’adulte et de l’adolescent.
    Marie Demahis est psychologue clinicienne et a exercé dans des services hospitaliers de prise en charge de la douleur et de gynécologie. Elle s’intéresse à la clinique des troubles somatiques et est membre du réseau Endométriose Rhône-Alpes.

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    Pour aller plus loin

    L’endométriose, un handicap invisible ?

    12 L’article suivant s’interroge sur les effets psychologiques de ce que les auteurs Ivy Daure et Fréderic Salaün appellent « le handicap invisible ». Inventé par le sociologue Ervin Goffman en 1975, le handicap invisible désigne une invalidité ou une limitation des capacités d’un individu sans que l’entourage ne puisse l’attribuer à un handicap. Il peut s’agir d’un handicap psychique, des séquelles d’un traumatisme ou d’une lésion neurologique. Le point commun des porteurs de handicap invisible est de souffrir de lésions ou de dysfonctions situées à l’intérieur de leur corps. On ne les voit donc pas à l’œil nu.

    13 Quelles sont les conséquences psychologiques pour les porteurs de handicap invisible ? Les auteurs relèvent une impression de « dissonance identitaire » qui se manifeste par un inconfort psychologique, le sentiment d’être dans un entre-deux, de souffrir sans pouvoir être reconnus. Ils se sentent « muets », privés d’un socle stable sur lequel fonder leurs interactions. « L’image que la société envoie à l’individu est celle d’une personne sans handicap dont les difficultés seraient corrigibles par la simple volonté », précisent les auteurs. Cet écart entre l’image de soi telle que le sujet la ressent et telle que l’autre la perçoit est source d’un malaise identitaire vertigineux : qui suis-je ? À quoi est-ce que je ressemble ? Comment me voit-on ?

    14 Rappelons qu’une partie des patients souffrant d’endométriose revendiquent son inscription sur la liste des affections de longue durée, au même titre que la maladie de Parkinson ou le diabète. Le législateur n’a pas donné suite à cette revendication. Pourtant, reconnaître que la maladie peut avoir, en certaines circonstances, un statut de handicap apporterait un soulagement à nombre d’entre elles. Cela leur éviterait de se sentir soupçonnées d’exagérer la douleur ou de ne pas faire d’efforts pour la supporter. Les auteurs de l’article insistent sur ce point : « ne pas être reconnu dans son handicap invisible a un coût ». Outre la gêne, l’inconfort, voire la honte que suscite le handicap invisible, il engendre une intense culpabilité qui vient s’ajouter à la souffrance du corps.

    Ivy Daure est psychologue, docteure en psychologie, chargée de cours à l’université de Bordeaux-2, Formatrice à l’Ides.
    Frédéric Salaün est psychosociologue au Gihp Aquitaine, à l’Apf, thérapeute familial au Creaf.

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    Pour aller plus loin

    Kevin Hiridjee
    Psychologue clinicien à l’Institut Mutualiste Montsouris, directeur de la publication de Carnet Psy
    Inès Benchaieb
    Psychologue clinicienne et travaille en service somatique à l'AP-HP.
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    Mis en ligne sur Cairn.info le 04/11/2022
    Pour citer cet article
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