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Ronds-points, stations-services, halls de gare, supermarchés… Ces territoires de la modernité n’existent qu’en vue de réaliser des objectifs précis : voyager, acheter, consommer, produire, travailler etc. On y circule dans l’anonymat sans qu’il soit question d’y flâner et d’y contempler le paysage. L’ethnologue Marc Augé qualifie de « non-lieux », ces endroits où les hommes vivent sans jamais jeter l’ancre. L’hôpital fait partie de ces non-lieux. En trois décennies, assailli par une logique de performance, le système hospitalier, public comme privé, s’est transformé en une vaste industrie du soin. Dans un pamphlet publié en 2020, le neurochirurgien et écrivain Stéphane Velut rappelle que « le corps soignant qui était un des rares successeurs du corps ouvrier, paysan, artisan, animé comme eux par le souci du travail bien fait (imposant expérience, temps et savoir-faire), s’est vu rattrapé par les tableaux Excel, les formulaires à remplir, les courriels intrusifs ». Quelle raison à cela ? Celle d’optimiser la rotation du cycle « souffrir-soigner-circuler ». Que l’on songe par exemple au concept de « Fast RAAC » (Récupération rapide améliorée après chirurgie), le modèle du circuit court a assiégé les postes de soins. Pris dans l’accélération des prises en charge et des sorties, « le terme de patient pourra bientôt disparaître, emporté qu’il sera dans un trajet à grande vitesse » écrit Stéphane Velut.
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Quand le « bon » soin est rentable et rapide, le psychologue peut-il occuper une place autre que celle d’un intrus ? Sans blouse ni stéthoscope, parfois sans bureau, souvent sans secrétariat, muet face au vocabulaire médical, son travail s’épanouit dans la défense de nécessités qui n’ont pas bonne presse : prendre le temps, éprouver l’impuissance, mettre en mots la douleur. Ce dossier veut présenter quelques modalités du travail du psychologue à l’hôpital, ses contraintes, ses difficultés mais aussi les lueurs thérapeutiques qui surgissent parfois.
Entre honte et intrusion
New York Movie, Edward Hopper (1939)
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Aux prises avec un travail solitaire dans un environnement technique et protocolisé, le psychologue peut-il exercer son métier sans avoir l’étrange impression d’être un intrus ? Dans cet article, Karl-Leo Schwering cherche à comprendre les raisons qui rendent la position du psychologue à l’hôpital inconfortable. Notons d’abord que les patients hospitalisés savent rarement qu’un psychologue travaille dans ces lieux tant la priorité est de traiter les corps et non la vie psychique. Ils apprennent son existence par des voies détournées, quand celui-ci se présente à leur chevet, « en chambre », sans qu’ils ne l’aient sollicité. Souvent à l’initiative des échanges, le psychologue à hôpital peut proposer quelques consultations de soutien plus qu’une psychothérapie. Par ailleurs, ses interventions sont régulièrement suggérées par ses collègues soignants de sorte que le patient n’est pas mis en situation de demande. Dans ces conditions, le psychologue risque de « mal tomber » en se rendant auprès d’un patient qui ne s’attend pas nécessairement à le recevoir, qui refuse de le rencontrer ou dont l’état physique ne lui permet pas d’accepter l’entretien. À l’inverse, les soignants disent souvent manquer de temps pour échanger avec lui sur une situation clinique et sollicitent rarement son « feedback » sur les patients qu’ils lui ont été adressés. La chorégraphie entre les soignants, les patients et le psychologue a un aspect fondamentalement désaccordé puisque chacun répond à une temporalité et à des buts de traitements différents. Face à ces obstacles, le psychologue s’ajuste, patiente, erre parfois dans les couloirs. Autant d’expériences qui le conduisent indirectement à éprouver un état proche de celui du patient hospitalisé confronté à l’incertitude, à l’attente et à l’ennui.
Karl-Leo Schwering est psychanalyste, Docteur en psychologie, Professeur de psychologie clinique, psychopathologie et psychanalyse à l’Université Sorbonne Paris Nord, également membre du bureau de l’Institut de la Personne en Médecine.
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Pour aller plus loin
Memento mori en soins palliatifs
La Persistance de la mémoire, Salvador Dali (1931)
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En soins palliatifs, certains patients rencontrent le psychologue non pour entreprendre un travail d’introspection, mais pour apprivoiser psychiquement leur propre mort. Cette idée est au centre du texte de Jérôme Alric. Selon lui, les patients en fin de vie sont invités à effectuer un travail de deuil bien spécifique que l’auteur appelle « le deuil de soi-même ». Ce processus renvoie à la recherche d’une forme d’acceptation de sa propre mort à venir. En présence du psychologue, le patient se familiarise avec une idée jusqu’à présent impensable : celle de mourir. Si l’idée proposée dans ce texte est importante, elle ne va pas sans soulever plusieurs questions : Est-il possible de se « préparer à mourir » ? Est-ce même souhaitable ? Appartient-il au psychologue d’occuper la place d’accompagner le malade dans ce « memento mori », un rôle longtemps réservé au prêtre dans la tradition chrétienne ? Peut-on d’ailleurs parler de travail psychologique à ce stade de la vie ? De quelle nature peut être le transfert dans un tel cadre ? Ces questions appellent des réponses complexes et singulières.
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L’accompagnement du mourant par le psychologue, fréquemment suggéré par un tiers, n’est pas sans rappeler la médicalisation de l’existence (Gori et Del Volgo) [1], consistant à pathologiser des pratiques sociales individuelles et collectives en les soumettant au regard médical (ou soignant) pour être si possible traitées, afin de ne plus constituer un problème. Les subjectivités du patient et du clinicien peuvent s’en trouver menacées.
Jérôme Alric est psychologue clinicien, psychanalyste, Docteur en psychopathologie et chargé d’enseignement à l’Université de Montpellier et à l’Université de Paris-Est-Créteil.
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Pour aller plus loin
Un jeu d’équilibriste
Not to be reproduced, René Magritte (1931)
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En défendant l’existence de l’inconscient et le recours à la psychanalyse à l’hôpital, Vincent Jadoulle s’intéresse lui aussi à la fonction du psychologue, aux subjectivités et aux éprouvés qui co-existent dans un service hospitalier. Le psychologue se trouve dans une relation triangulaire avec les soignants et les patients. Au-delà de répondre ou non aux sollicitations qui lui parviennent, souvent de la part des soignants, le psychologue peut agir auprès d’eux en les aidant à réfléchir à ce qui se joue inconsciemment dans la relation thérapeutique et à ce qui les amène à faire appel à lui. Les soignants sont continuellement confrontés à la souffrance des patients. Ils s’exposent à un risque de surcharge émotionnelle conduisant à des mécanismes de défense qui peuvent être menaçants pour le lien thérapeutique : mise à distance, fonctionnement opératoire, manque d’empathie etc. L’enjeu pour le psychologue consiste à trouver un équilibre dans l’investissement auprès des patients et des soignants : ni excessif, ni trop distant ; ni trop proche, ni trop lointain. Ce jeu d’équilibriste n’est possible qu’à condition d’accepter et d’exprimer les angoisses et les questionnements existentiels qui surviennent au contact de maladie. C’est ce qui explique qu’exercer à l’hôpital renvoie avant tout à un travail de mise en sens pour le psychologue. Que se passe-t-il ici pour le patient ? Qu’éprouve-t-on dans la maladie ? À quels souvenirs de vie nous renvoie-t-elle ? Ce sont ces questions qui permettent aux soignants et aux malades de s’approprier l’évènement qu’ils traversent et ne pas se laisser dérober le sens de la maladie et de la mort.
Vincent Jadoulle est psychiatre, psychothérapeute psychanalytique, chargé d’enseignement à l’Université de Louvain en Belgique.
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Pour aller plus loin