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Les uns parlent de « vague », les autres osent le terme d’« épidémie ». Mais le constat est le même : les adolescents consultent de plus en plus pour des motifs liés à leur identité de genre. Même si les demandes dépendent de chaque situation, ces adolescents souffrent en majorité de se sentir enfermés dans un carcan trop étroit. Ils se sentent assignés à un sexe biologique (homme ou femme) qui ne correspond pas pleinement à leur identité sociale, à leur genre. Ils se plaignent d’un écart parfois insupportable entre l’un et l’autre, et cherchent à échapper à une alternative trop binaire, à une histoire écrite d’avance.
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L’adolescence est un moment très propice à ce questionnement sur le genre. Acte inaugural du processus adolescent, la puberté transforme le corps et la psyché avec grande intensité. J. Cortazar disait d’ailleurs qu’elle était « l’âge des boutons et de la poésie ». En quittant les rives de l’enfance, le corps pubertaire devient prêt à réaliser un acte sexuel plein et entier, une potentialité qui bouleverse le regard que l’adolescent porte sur le monde et sur ses désirs. L’attraction pour l’autre sexe s’affirme ou s’infirme, et il devient pressant de se définir comme « un homme » ou « une femme ». Or, c’est justement cette évidence, « être un homme »/« être une femme », qui est discutée et parfois contestée par ces jeunes patients.
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Ces précisions posées, reste une série de questions qui seront abordées dans ce dossier : pourquoi l’affirmation de l’identité de genre à l’adolescence est-elle parfois problématique ? Comment décrire le malaise que les patients ressentent ? Quelle est la nature de la demande qu’ils formulent ? Comment comprendre l’apparition soudaine de cohortes d’adolescents présentant des questionnements communs ? Bien des essais ont été écrits pour chercher à comprendre un phénomène qui concerne la société dans son ensemble. Donner une réponse univoque à ces questions est impossible. Parce que le questionnement de genre renvoie à la différence des sexes, il éveille la sensibilité des observateurs, médias et dirigeants politiques, et suscite des discours très affectifs et engagés.
Pourquoi souffre-t-on de son « genre » ?
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À questions directes, réponses directes. Pourquoi les patients consultent-ils ? Est-on dans le champ de la « maladie mentale » ? Envisagent-ils tous des interventions chirurgicales ? Dans cet entretien accordé au Carnet Psy, Serge Hefez aborde sur un ton clair et direct un large panel de problématiques concernant les transitions de genre.
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Il souligne d’abord que les questionnements de genre sont multiples. Tous les patients s’interrogent sur le corps, la sexualité, l’amour, la famille. Il n’y a donc rien d’anormal à observer un adolescent se questionner sur son identité sexuelle. Rien ne justifie de s’alarmer lorsqu’un patient évoque le désir de transitionner d’un genre à l’autre.
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Même lorsqu’il est insistant, le questionnement ne renvoie pas à un symptôme psychiatrique, selon l’auteur. Fidèle à une approche psychanalytique, Serge Hefez rappelle que chaque symptôme est chargé d’un sens qu’il revient à une psychothérapie d’explorer. Pour lui, la construction du genre dépend avant tout des identifications d’un individu, c’est-à-dire de l’ensemble des processus inconscients qui nous portent à adopter une personnalité et des comportements en référence à des personnages de notre histoire personnelle. Ces identifications peuvent susciter des conflits ou des fixations, être trop investies du côté d’un parent et pas assez du côté d’un autre, autant de déséquilibres qui fragilisent parfois l’identité de genre d’un patient et expliquent sa demande de thérapie.
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Sans en faire un cas général, l’auteur reconnaît avoir été frappé par l’importance de la question du deuil chez certains des patients qu’il reçoit. Un parent décédé, souvent du sexe opposé, est comme incorporé inconsciemment. Sa présence dans la vie psychique du parent vivant est parfois envahissante, allant jusqu’à formuler des injonctions ou exercer une pression intérieure qui rend le choix identificatoire plus complexe.
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Ces quelques lignes n’épuisent pas cet entretien dense utile aux thérapeutes qui reçoivent des adolescents présentant ce type de problématiques.
Serge Hefez est psychiatre, psychanalyste et thérapeute familial. Son dernier ouvrage, Transitions (2021), porte sur la construction de l’identité de genre des adolescents.
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Pour aller plus loin
Quelques rappels historiques sur la transidentité
Montage photo : John Money et enfant pendant une manifestation en faveur de la prise en considération des transidentités. © 2021 EvieMagazine.com
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Les concepts ont leur histoire. Dans cet article, Antoine Périer observe que les recherches sur le genre et l’identité psychique ont pris leur foyer aux États-Unis.
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L’auteur rappelle que le psychologue John Money a élaboré dans les années 1950 le concept de « rôle de genre » selon lequel un comportement est toujours lié à des normes de genre imposées par la société. Selon Money, le genre est un concept multidimensionnel qui fait référence à la manière dont les représentations sociales et culturelles, construites en fonction du sexe biologique, viennent assigner chacun à un rôle social. Ces rôles témoignent de rapports de pouvoir asymétriques, privilégiant les hommes au détriment des femmes, aussi bien du point de vue économique que social, culturel ou politique. C’est ce qui explique que les rôles de genre aient un aspect caricatural : faire la cuisine pour les femmes, bricoler pour les hommes etc.
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Le terme transgenre n’apparaît que dans les années 1990. Ce signifiant « englobe un ensemble diversifié d’identités sexuées jusqu’au refus de la sexuation : travestis, transsexuels, drag-queen, binaire non binaire… » Il reprend ainsi différentes positions dans une sexuation conçue comme un continuum, qui se distingue d’une conception binaire opposant le masculin au féminin et devient dès lors synonyme de diversité aussi bien du point de vue militant que subjectif. Depuis l’apparition du mot « transgenre », l’éventail des genres n’a cessé alors au-delà de la distinction masculin-féminin. On compte aujourd’hui un choix de 52 options d’identités de genre proposées lors de la création d’un compte Facebook…
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Antoine Périer montre qu’au plan psychiatrique le paradigme transsexuel a laissé place à celui de transidentité. Chronologiquement, les « troubles de l’identité sexuée » sont abandonnés au profit du terme d’« incongruence de genre » puis de « dysphorie de genre », dans le DSM V. L’évolution de la terminologie témoigne d’une volonté de prise en compte de la subjectivité et de la souffrance des personnes, au détriment d’une pathologisation psychiatrique sous-entendue jusqu’alors dans le terme « trouble ». Le sujet est aujourd’hui considéré comme détenant un savoir propre sur son identité de genre. Il revendique la liberté de s’autodéterminer sans laisser les discours scientifiques le faire en son nom.
Antoine PÉRIER est Docteur en psychologie, psychanalyste, psychothérapeute et enseignant à la Maison des Adolescents de l’Hôpital Cochin (Paris). Ses thématiques de recherche actuelles sont centrées sur la clinique de l’adolescent.
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Pour aller plus loin
Le transsexualisme au musée des Antiquités
Dessin de Aubert paru dans le Monde du 3 février 2021 à l’occasion du lancement par le ministère de l’Éducation d’un groupe de travail sur les questions relevant de la transidentité.
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Dans sa contribution à l’ouvrage Personality and conduct disorders, Colette Chiland cherche à comprendre ce qu’est le « transsexualisme », terme considéré aujourd’hui par certains comme trop médical et « pathologisant ». On lui préfère parfois celui de « transidentité ». Selon Colette Chiland, le transsexualisme serait un « trouble mental grave » qui renverrait à une maladie du narcissisme. À ses yeux, les individus entreprennent de changer de sexe par une intervention chirurgicale lorsqu’ils ne parviennent plus à supporter la frustration d’être né dans un sexe qui ne leur convient pas. Selon elle, lucides sur le fait qu’ils ne pourront jamais appartenir pleinement au groupe du sexe convoité même après transformation chirurgicale, ils resteraient obnubilés par leur désir de transition, ce qui les conduirait au délire.
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Malgré des apports importants à son époque et une authentique volonté de soigner ces patients, l’autrice propose une analyse du sujet qui semblera datée à certains lecteurs. La position de l’autrice renvoie en effet à une perspective binaire où le masculin et le féminin sont envisagés comme des catégories biologiques intangibles. Ceux qui pensent que la binarité doit être dépassée ne manqueront pas de réagir.
Décédée en 2016, Colette Chiland était psychiatre, professeure des universités en psychologie clinique, docteure en lettres et sciences humaines et psychanalyste. Ses contributions concernent principalement la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, la psychanalyse et l’identité sexuée.
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Pour aller plus loin
Entendre et prendre en compte la violence de la construction identitaire
Une manifestation de l’Association des transsexuels et transsexuelles du Québec, en août 2011. Photo Hugo-Sébastien Aubert, archives La Presse
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Nos institutions répondent-elles de façon adaptée à la souffrance des patients pris dans des questionnements identitaires ? On peut mieux faire, selon Fanny Poirier et Ouriel Rosenblum.
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Les auteurs observent certes une réelle volonté de mettre en place des protocoles d’accompagnement adaptés pour les femmes trans, hommes trans et personnes non binaires. Mais à leurs yeux, il serait pertinent de considérer le genre, non pas comme caractère immuable, mais fluide. Ce qui voudrait dire que chacun de nous est susceptible de vouloir en changer tout au long de sa vie…
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Pour Fanny Poirier et Ouriel Rosenblum, l’identité fluctue constamment entre le binaire et le non binaire, en fonction des identifications d’un individu qui, elles-mêmes, ne cessent d’évoluer. Tous deux rappellent l’importance de considérer chaque problématique dans son unicité et d’abandonner nos préjugés. L’un d’entre eux consiste, comme ce dossier l’a énoncé en introduction, à affirmer que le questionnement de genre est la conséquence de la puberté. Selon les auteurs, la transidentité est un phénomène plus complexe qui s’explique par bien d’autres raisons que le développement du corps à la puberté.
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Cette approche clinique tend donc à accueillir chaque adolescent dans sa singularité et entreprend de l’accompagner dans un dispositif dynamique, qui laisse l’espace et le temps au dialogue et à tous changements, voire à toute volte-face.
Fanny Poirier est psychologue clinicienne, docteure en psychopathologie et psychanalyse. Elle travaille dans le service de psychiatrie enfants/Adolescents de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris. Ses travaux se centrent autour des questions liées aux énonciations non-binaires.
Ouriel Rosenblum est psychiatre, professeur de psychopathologie à l’Université de Paris. Ses recherches portent notamment sur les nouvelles parentalités et la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent.
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Pour aller plus loin